INTRODUCTION :
PRÉSENTATION DES PRINCIPALES
NOTIONS UTILISÉES ET DES AXES DE TRAVAIL DE LA COMMISSION
D'ENQUÊTE
I. LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES : DU SOFT POWER AUX MENACES HYBRIDES
La notion d'« influence », que l'on a coutume d'associer à celle de « puissance douce » (soft power) et d'opposer à celle d' « ingérence », fait l'objet de riches travaux académiques et de débats de politique publique.
Cet enjeu sémantique et conceptuel est important, en ce qu'il représente le préalable à la caractérisation adéquate du comportement des acteurs étrangers à l'endroit de la France, de la menace qu'ils représentent, et des réponses de politique publique qu'ils appellent, ce qui constitue l'objet principal de la commission d'enquête.
La commission d'enquête s'est par conséquent montrée vigilante à définir précisément les phénomènes à l'oeuvre, en veillant à employer les termes adéquats. La plupart des auditions conduites ont abordé cet enjeu.
La présente section introductive détaille donc les différents concepts et définitions qui seront mobilisés dans la suite du rapport. L'encadré ci-dessous en fait la synthèse.
Influence, « puissance douce », ingérence... : synthèse des notions
Pour un acteur politique, le fait d'influencer un autre acteur constitue une finalité. L'influence figure parmi les finalités naturelles et admises des relations internationales.
La capacité d'influence repose notamment sur le développement de la puissance douce (soft power) et du pouvoir discursif des acteurs. Celle-ci passe notamment par le déploiement des outils de la diplomatie d'influence et de la diplomatie publique des États, ainsi que leur capacité à mettre en oeuvre une communication stratégique.
Le caractère naturel et admis de la finalité d'influence et le caractère légitime des leviers diplomatiques mobilisés pour l'atteindre ne signifie pas que l'acteur visé ne doive pas s'en préoccuper. L'influence recherchée peut en effet être agressive, malveillante, voire hostile, et appelle des mesures de riposte de nature principalement diplomatique.
Au-delà du champ diplomatique, l'influence comporte également une dimension militaire, et joue un rôle essentiel à chacun des stades du triptyque « compétition - contestation - affrontement » qui structure la doctrine militaire française actuelle.
L'influence malveillante peut également être obtenue par des moyens dissimulés et illégitimes : on parle alors d'ingérence. Contrairement à l'influence, l'ingérence n'est pas une finalité mais un procédé : l'influence, même malveillante, peut passer par des canaux légitimes, sans opération d'ingérence. À l'inverse, certaines opérations d'ingérence, par exemple dans le champ économique et juridique, relèvent de finalités distinctes de l'influence. Les ingérences à finalité d'influence malveillante, qui passent principalement mais non uniquement par des opérations de manipulation de l'information, peuvent, pour le pays qui en est la cible, constituer une menace dite « hybride ». Ces ingérences appellent des mesures de défense et de riposte spécifiques, qui excèdent les champs diplomatique ou militaire et concernent de larges pans de politique publique.
Source : commission d'enquête
A. L'INFLUENCE, QUI CONSTITUE UNE FINALITÉ NATURELLE ET LÉGITIME DANS LES RELATIONS INTERNATIONALES, SUPPOSE DES STRATÉGIES SPÉCIFIQUES
1. L'influence, en ce qu'elle s'oppose à la contrainte, constitue une finalité naturelle et reconnue comme légitime dans les relations internationales
L'influence peut en première approche faire l'objet d'une définition simple, proposée par le professeur Frédéric Charillon lors de son audition par la commission d'enquête : « l'influence consiste pour un acteur A à faire faire par un acteur B ce qu'il n'aurait pas fait autrement, et ce, sans recourir à la contrainte »10(*). C'est par ce dernier aspect qu'elle se distingue de la notion de pouvoir, dont l'exercice inclut la contrainte ou la menace d'y recourir.
L'influence constitue une finalité naturelle et ancienne dans les relations internationales. Pour autant, elle n'est pas une finalité en soi puisque l'influence n'a d'utilité que si elle est utilisée par un acteur, étatique ou non-étatique, pour atteindre un objectif. Concrètement, celle-ci permet à un acteur, en fonction de ses intérêts, de « faire, faire faire, empêcher de faire et refuser de faire ». Le professeur Charillon fournit à ce titre plusieurs exemples attestant de l'importance stratégique décisive de l'influence pour la France :
- « faire faire » : peut être prise en exemple l'opération d'influence menée par les États-Unis pour obtenir en janvier 2021 la dénonciation, par l'Australie, du contrat d'armement passé avec la France pour la livraison de sous-marins nucléaires d'attaque ;
- « empêcher de faire » : peut être prise en exemple l'opposition réussie de la France à l'examen par le conseil de sécurité des Nations unies d'une résolution approuvant l'intervention de 2003 des États-Unis en Irak ;
- « faire » : peut-être prise en exemple la situation ou un État convainc un État tiers de lui permettre de survoler son territoire pour faciliter une opération militaire ;
- « refuser de faire » : peut être prise en exemple le refus de la France, réitéré à plusieurs reprises au cours de la guerre froide, de voir ses armes nucléaires comptabilisées dans les négociations entre les États-Unis et l'Union soviétique.
En ce qu'elle est exclusive du recours à la force, l'influence légitime est admise par le cadre juridique régissant celles-ci depuis la fin de la seconde guerre mondiale, sous l'égide de la Charte des Nations unies.
Ainsi, comme le souligne l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans un récent rapport11(*), « les entités étrangères, telles que les gouvernements, les organisations politiques ou les entreprises, ont un intérêt légitime à promouvoir et à représenter leurs intérêts dans la société française comme dans d'autres pays ».
L'OCDE relève que ces pratiques ont généralement trois principaux objectifs :
- influencer les processus décisionnels du pays cible, y compris en influençant les responsables publics et l'opinion publique afin que ceux-ci adoptent des positions favorables aux intérêts de l'entité étrangère ;
- influencer l'image d'organisations, d'entreprises ou d'États étrangers au sein du gouvernement, des médias et de la population d'un autre pays ;
- influencer les orientations de politique extérieure du pays, notamment ses positions dans les négociations internationales.
Selon le même rapport, ces pratiques peuvent même « constituer une force positive dans les processus de prise de décision publique et, lorsqu'elle implique des États, constitue un phénomène normal et légitime des relations internationales et de la diplomatie ».
Enfin, comme le présent rapport s'attachera à le montrer (Première partie, I), les politiques d'influence tendent à occuper une place croissante dans les relations internationales au cours des dernières années, pour des raisons liées à la fois aux caractéristiques de l'environnement stratégique issu de la fin de la guerre froide et à l'exploitation des possibilités offertes par le numérique dans le champ de l'information et des perceptions.
2. La recherche d'influence suppose des stratégies spécifiques tendant à développer la « puissance douce » et le « pouvoir discursif » des acteurs
Pour développer sa capacité d'influence, un État peut rechercher à accroître sa « puissance douce » (soft power), selon le concept forgé par le politologue américain Joseph Nye. Celui-ci peut se définir comme « la capacité d'influencer les autres afin d'obtenir [d'eux] les résultats souhaités, par l'attraction et la persuasion, plutôt que la coercition et le paiement »12(*). La recherche de puissance douce exclut ainsi la coercition, comme toute politique d'influence, mais également la rémunération, qui peut constituer un levier d'influence distinct (voir infra). La notion d'attraction est au coeur de la puissance douce qui repose, à titre principal, sur la séduction opérée par le rayonnement d'un modèle culturel et la promotion de certaines valeurs. Il est ici utile de rappeler que le concept de puissance douce a été développé pour décrire la puissance des États-Unis, et le rôle joué à cet égard par la diffusion des valeurs et du « mode de vie » étatsuniens (American way of life), diffusés dans le monde entier, notamment au travers des productions hollywoodiennes et des séries télévisées.
Pour autant, la capacité d'influence d'un acteur ne se résume pas à sa puissance douce. L'attraction diffuse exercée par un État sur les populations, sans lien direct avec un objectif stratégique précis, ne garantit pas une adhésion de ces populations et encore moins de leurs gouvernements à sa politique. L'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, cité par Frédéric Charillon, a rappelé avec humour cet état de fait : « on peut aimer [l'actrice étatsunienne] Julia Roberts et ne pas aimer [la Secrétaire d'État étatsunienne] Condoleezza Rice »13(*).
Une autre forme de puissance doit ainsi intervenir : le « pouvoir discursif ». Céline Marangé et Maud Quessard, ont défini celui-ci comme « la capacité pour un État à faire valoir son récit et ses vues politiques et à maîtriser les discours le concernant sur la scène internationale »14(*). Cette capacité est d'autant plus cruciale que, dans le contexte stratégique et technologique mentionné supra, les « guerres d'influence », selon l'expression utilisée par le professeur Charillon, prennent de plus en plus la forme de « guerres de l'information », selon l'expression utilisée tant par Céline Marangé et Maud Quessard, co-autrices, que par David Colon, également auditionné par la commission d'enquête, et selon qui « en l'espace de quelques années à peine, la puissance des États en est venue à dépendre comme jamais auparavant de leur capacité à recourir à l'information comme à une arme, à des fins militaires, politiques ou diplomatiques »15(*).
À l'inverse, la capacité de contrainte des autres acteurs, dans les relations internationales, repose sur la « puissance dure » (hard power), qui découle elle-même principalement de la puissance militaire, économique et technologique d'un État.
B. MÊME QUAND ELLE REPOSE SUR DES MOYENS LÉGITIMES, LA RECHERCHE D'INFLUENCE PEUT S'AVÉRER MALVEILLANTE ET APPELER LE CAS ÉCHÉANT DES RÉPONSES DIPLOMATIQUES
Pour accroître sa puissance douce, son pouvoir discursif et, in fine, sa capacité d'influence, les États recourent traditionnellement aux outils traditionnels de la diplomatie d'influence et de la diplomatie publique.
La diplomatie d'influence regroupe un ensemble d'actions concourant au développement du potentiel d'attraction et donc de la puissance douce d'un État. Dans le cas de la France, celle-ci passe notamment par l'action en faveur des droits de l'Homme, l'action culturelle, via les Instituts français notamment, l'aide publique au développement (APD) ou encore le développement de la Francophonie.
La diplomatie publique est celle qui s'adresse aux populations des États dans laquelle elle se déploie. Elle se matérialise, selon la définition qu'en donne Frédéric Charillon, par un ensemble d'actions « consistant à la fois à promouvoir publiquement le contenu de la diplomatie d'État, et à prendre contact directement avec des publics, sans passer par leurs autorités politiques »16(*).
La diplomatie d'influence et la diplomatie publique peuvent passer par des actions diverses déployées dans une multitude de champs. Elles investissent ainsi notamment :
- le champ médiatique, avec notamment le développement de médias internationaux. L'audiovisuel extérieur, reposant sur France Médias Monde, constitue un outil important du dispositif français de diplomatie publique ;
- la vie publique, notamment via le recours à des représentants d'intérêt (lobbying) rémunérés ou le soutien à des laboratoires d'idées (think tanks) ;
- les champs culturel et académique, notamment via le développement de partenariats, de coopérations et d'échanges ;
- les champs associatif et cultuel, via le soutien ou la communication réalisés auprès des associations ou des cultes, en particulier lorsqu'ils impliquent des ressortissants de l'État concernés ou leurs descendants résidant dans un État étranger (diaspora).
Le pouvoir discursif passe également par la capacité d'un État à mettre en oeuvre une communication stratégique, qui peut se définir comme « une communication mise au service des objectifs stratégiques d'un État »17(*). Son efficacité dépend de la capacité de l'État à produire un récit (ou un « narratif ») parvenant à présenter de manière positive, de façon structurée et adaptée au public qu'il cible, les valeurs et les intérêts qu'il défend ainsi que la cohérence de son action internationale au regard de ses valeurs et de ses intérêts. Les grandes plateformes numériques (X, Instagram, Facebook, Youtube...) sont devenus des canaux privilégiés de la communication stratégique des États.
L'ensemble de ces leviers peuvent être mis au service d'une influence que l'on peut qualifier de « positive », qui vise à défendre ses intérêts sans chercher à nuire ou à affaiblir un autre État.
Cela étant, ces mêmes outils peuvent être mis au service d'une posture agressive sur la scène internationale. Le cas de l'évolution de la diplomatie chinoise, présenté infra (Première partie, III), en constitue une illustration.
À cet égard, il convient de relever qu'une opération d'influence malveillante menée contre un pays donné peut aussi bien cibler directement l'opinion publique de ce pays, mais également avoir pour objet de porter atteinte à ses intérêts à l'étranger en ciblant les opinions publiques de pays tiers. L'exemple de campagnes de désinformation menées contre la France en Afrique, par la Russie notamment, en est l'illustration (voir Première partie, IV).
Cependant, dès lors que les outils mobilisés appartiennent au champ des outils traditionnels de la diplomatie d'influence et de la diplomatie publique et sont utilisés de façon transparente, sans recourir à l'ingérence (voir infra), la riposte, le cas échéant, ne peut qu'être de nature diplomatique.
C. L'INFLUENCE COMPORTE ÉGALEMENT UNE DIMENSION MILITAIRE, EN CE QUE TOUT CONFLIT SE DOUBLE D'UNE « BATAILLE DES PERCEPTIONS »
Au-delà du champ diplomatique, l'influence intervient également dans le champ militaire.
Comme le précisent les éléments publics de doctrine du ministère des armées en matière de lutte informatique d'influence (L2I), « la guerre de l'information est partie intégrante de toute stratégie militaire : sans capacité à convaincre et à contrer l'influence adverse, tout engagement militaire est voué à l'échec. »18(*)
L'influence intervient à chacun des stades du triptyque « compétition - contestation - affrontement » qui structure la stratégie militaire française19(*). Celle-ci, en effet, pose avec force l'objectif de « gagner la guerre avant la guerre », et confère à ce titre un rôle décisif à la « bataille des perceptions » 20(*).
Comme l'a rappelé devant la commission d'enquête le général Pascal Ianni, directeur du pôle « anticipation stratégique et orientations » (ASO) à l'état-major des armées, sous le seuil de l'engagement armé, « l'arme informationnelle (...) attribuable ou non, assumable ou non, est l'expression même de la compétition, de la contestation et de l'affrontement » 21(*).
Dans le cadre d'un conflit armé, la lutte d'influence se déploie essentiellement dans la couche informationnelle du cyberespace, notamment sur les grandes plateformes numériques. Elle se matérialise notamment par la communication stratégique militaire (ComStrat) ciblant l'opinion publique locale d'un théâtre d'opération ou l'opinion publique internationale, ainsi que par la conduite d'opérations psychologiques (dites « PsyOps »), qui peuvent être définies comme des opérations menées « pour influencer les opinions, les émotions, les motivations et les comportements des troupes ennemies ou des civils, de sorte à perturber les prises de décision de l'adversaire »22(*).
Le ministère souligne le caractère critique de la lutte d'influence dans ce contexte : « l'extension du combat de l'information vers le cyberespace est un générateur d'instabilité dans l'environnement des opérations militaires. Elle fait peser au quotidien des risques sur les forces armées et peut compromettre leurs chances de succès ». Ainsi, « la conquête, puis la maîtrise de la supériorité dans le champ informationnel, sont devenues des conditions de la supériorité opérationnelle »23(*).
D. L'INFLUENCE PEUT ENFIN ÊTRE RECHERCHÉE PAR LE MOYEN DISSIMULÉ DE L'INGÉRENCE, QUI APPELLE DE MULTIPLES RÉPONSES DE POLITIQUE PUBLIQUE
L'influence malveillante peut également être obtenue par des moyens dissimulés et illégitimes : on parle alors d'ingérence.
Les opérations d'ingérence sont définies par l'OCDE24(*) comme des « actions intentionnelles d'acteurs étatiques ou non-étatiques conduites dans l'intérêt d'un gouvernement étranger », étant précisé que « ces actions sont secrètes, non-transparentes ou de nature manipulatrice et visent à impacter négativement les structures ou les processus du système politique, l'économie, la société ou l'espace informationnel ». Sont donc exclues du champ de cette définition « les opérations cinétiques, telles que les attaques de sabotage, les assassinats ciblés et les actions terroristes, ainsi que les opérations militaires manifestes ou secrètes ».
L'OCDE indique également que cette définition des actions d'ingérence est par essence d'inspiration démocratique, en ce qu'elle insiste sur « l'impact négatif sur le pays cible et son fonctionnement d'État souverain démocratique ». Elle se distingue ainsi de la conception que s'en font les régimes autoritaires, qui tendent à considérer toute action étrangère sur son territoire comme une ingérence, indépendamment de son caractère malveillant ou non. L'OCDE prend l'exemple de « la loi relative aux agents étrangers en Russie [qui] vise principalement les organisations, notamment celles de la société civile, qui reçoivent un financement de l'étranger, ce qui suffit à les caractériser comme agents de l'étranger, avec des conséquences civiles et pénales pour ces organisations et leurs personnels ».
Contrairement à l'influence, l'ingérence n'est pas une finalité mais un procédé : l'influence, même malveillante, peut passer par des canaux légitimes, sans opération d'ingérence. À l'inverse, certaines opérations d'ingérence, par exemple dans le champ économique et juridique, relèvent de finalités distinctes de l'influence.
Les ingérences à finalité d'influence malveillante sont principalement de nature informationnelle. Il s'agit d'opérations de manipulation de l'information et de déstabilisation des opinions publiques.
Pour les caractériser, les institutions de l'Union européenne se réfèrent à la notion de Foreign interference and manipulation of information (FIMI). Le Service européen pour l'action extérieure (SEAE), qui a élaboré cette définition en 2021, présente ces actions comme un ensemble de comportements, majoritairement non illégaux, qui menacent ou ont le potentiel d'affecter négativement les valeurs et le processus politiques. Ces activités à dessein de manipulation sont conduites de manière coordonnée et intentionnelle par des acteurs étatiques ou non étatiques, dont des proxies.
Le droit français permet également de caractériser les opérations de manipulation de l'information dans le domaine numérique comme des « ingérences numériques étrangères » (INE)25(*). Celles-ci sont ainsi définies comme des « opérations impliquant, de manière directe ou indirecte, un État étranger ou une entité non étatique étrangère, et visant à la diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée, par le biais d'un service de communication au public en ligne, d'allégations ou imputations de faits manifestement inexactes ou trompeuses de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ».
Ces deux définitions permettent d'identifier trois caractéristiques principales des opérations de manipulation de l'information en ligne, réalisées par des entités étrangères, étatiques ou non :
- une diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée ;
- un contenu reposant sur des informations fausses ou trompeuses ;
- une atteinte aux intérêts de l'État visé.
La conduite de telles opérations témoignerait d'une « puissance tranchante » (sharp power) des États qui les maîtrisent, selon la notion popularisée en 2017 par deux chercheurs américains26(*), et définie par le professeur Colon comme « la politique manipulatrice des régimes autoritaires qui pénètrent et perforent les environnements politiques et informationnels des États démocratiques dans le but d'influencer et de saper leur pouvoir politique »27(*). Par construction, la menace représentée par les manipulations de l'information revêt ainsi une dimension critique dans un contexte électoral.
Les travaux de l'OCDE mettent en avant plusieurs autres formes d'ingérence à finalité d'influence, telles que :
- la capture des élites politiques et économiques, notamment par le levier de la corruption ;
- le financement de la vie politique ;
- une utilisation détournée de la diplomatie d'influence, qui peut être caractérisée notamment par l'utilisation abusive de la coopération universitaire, culturelle, des organisations de la société civile et des laboratoires d'idées ou encore par une action de contrôle et de surveillance, voire de répression transnationale, des diasporas.
Du point de vue de la défense et de la sécurité nationale, de telles opérations d'ingérence se rattachent à la catégorie des « stratégies hybrides », définies par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) comme « le recours par un acteur étatique ou non à une combinaison intégrée et volontairement ambigüe de modes d'actions militaires et non militaires, directs et indirects, légaux ou illégaux, difficilement attribuables. Jouant avec les seuils estimés de riposte et de conflit armé, cette combinaison est conçue pour contraindre et affaiblir l''adversaire, voire créer chez lui un effet de sidération ».
Les domaines concernés par les stratégies hybrides
Le Cadre conceptuel sur les menaces hybrides28(*), élaboré en 2021 sous l'égide de la commission européenne et de l'Otan, identifie treize domaines dans lesquels des stratégies hybrides sont susceptibles de se déployer : les infrastructures, le cyber, l'espace, l'économie, le domaine militaire, la culture, le social, l'administration publique, le droit, l'espionnage, la diplomatie, le domaine politique et l'information.
Sur cette base, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale a identifié précisément cinq domaines d'action prioritaires pour la France :
- le cyber et la protection contre les cyberattaques ;
- le champ informationnel et la lutte contre les manipulations de l'information ;
- l'utilisation de l'arme normative (lawfare), en particulier dans le cadre de stratégies d'affaiblissement des normes internationales et du recours croissant à des dispositifs juridiques extraterritoriaux ;
- la sécurité économique, qui vise la promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation, constitués notamment des actifs matériels et immatériels stratégiques pour l'économie française, ainsi que la défense de la souveraineté numérique ;
- le champ opérationnel militaire.
Source : commission d'enquête
Le champ de la définition des stratégies hybrides, qui englobe le recours à la puissance « dure » avec une finalité de contrainte, excède donc le champ de l'influence.
Toutefois, à l'instar de l'absence de frontière exacte entre influence et ingérence, la notion d'influence malveillante se situant dans un intervalle mouvant, au moins trois domaines ont donné lieu à un questionnement plus particulier : l'utilisation de l'arme normative (lawfare), la sécurité économique et la cybersécurité.
À titre d'exemple, l'utilisation de l'arme normative (lawfare) mobilise des ressources de puissance « dure » - la capacité d'un État à imposer ses dispositifs juridiques en découlant - et poursuit une finalité de contrainte, même s'il ne s'agit que d'une contrainte juridique, généralement recherchée dans le domaine économique. Elle ne relève pas stricto sensu d'une stratégie d'influence.
La sécurité économique, et l'enjeu de protection de nos actifs, technologies et données stratégiques, qui sont des attributs de puissance « dure », ne relèvent en général pas de la guerre d'influence. Les opérations d'influence constituent cependant bien l'un des trois piliers de l'intelligence économique29(*). De telles opérations « visent à convaincre, séduire ou dissuader les organismes décideurs évoluant dans l'environnement direct d'une entreprise » 30(*). En particulier, l'atteinte réputationnelle qui pourrait être portée à des entreprises françaises dans le cadre de manipulations de l'information peut relever à la fois de la guerre économique et de la guerre d'influence menées, simultanément contre les entreprises concernées pour des raisons économiques et contre la France pour des raisons politiques.
De même, les cyberattaques ciblant les réseaux informatiques et les systèmes d'informations, en ce qu'elles font appel à des moyens technologiques, ne relèvent pas directement de l'influence. Du point de vue du ministère des armées, la lutte contre les cyberattaques fait d'ailleurs l'objet d'une doctrine distincte de celle de la L2I, mentionnée supra : la politique de lutte informatique défensive (LID)31(*). Les cyberattaques peuvent cependant être mobilisées en tant que pièce d'une opération d'ingérence informationnelle plus large, par exemple :
- dans le cadre d'une opération de « piratage et fuite de données » (hack and leak), en intégrant aux fuites réelles des éléments de désinformation destinés à déstabiliser l'opinion publique, telle que la campagne des « Macron Leaks » menée en France durant les élections présidentielles de 2017 (voir Première partie, IV) ;
- dans le cadre d'une opération de manipulation de l'information tendant à diffuser de façon massive des contenus relatifs à une cyberattaque particulière dans le but d'afficher la prétendue faiblesse de l'État, ou de l'entreprise, qui en a été la cible.
Il résulte de tout ce qui précède que la lutte contre les influences étrangères malveillantes, en particulier lorsqu'elles prennent la forme d'ingérences appelle des mesures de défense et de riposte spécifiques, qui excèdent les champs diplomatique ou militaire pour embrasser des pans plus larges de politiques publiques, que le présent rapport s'attachera à examiner : régulation des plateformes numériques et des médias, régulation de la vie politique et économique, politique pénale, enseignement supérieur et recherche, financement des associations et des cultes, éducation nationale...
Pour conduire l'ensemble de ces politiques, une démocratie comme la France est placée face à l'exigence de rester fidèle à ses valeurs, sans quoi l'objectif visé par les opérations d'influence de ses compétiteurs, qui est précisément de les saper, serait en réalité atteint. La guerre d'influence à l'oeuvre, qui sera détaillée dans le présent rapport, est en effet un conflit essentiellement asymétrique, dans le cadre duquel des États autoritaires s'ingèrent dans les espaces informationnels ouverts d'États démocratiques pour y manipuler l'information, tout en contrôlant fermement leur propre espace informationnel.
Principales opérations d'influence
étrangères et distinction avec les
opérations
coercitives
Source : commission d'enquête
II. UN ANGLE DE TRAVAIL DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE AXÉ SUR LES POLITIQUES PUBLIQUES FACE AUX INFLUENCES MALVEILLANTES
Le travail de définition préalable de la notion d'influence a constitué la première étape des travaux de la commission afin de resserrer les investigations de la commission d'enquête autour de l'évaluation des politiques publiques, à travers une cartographie des menaces et une typologie des modes d'actions. Il s'agissait de proposer une stratégie globale de lutte contre les influences étrangères malveillantes, dans une approche prospective incluant le développement de technologies nouvelles ou de rupture (algorithmes, intelligence artificielle, informatique en nuage, souveraineté numérique, etc.).
A. UNE ACTUALISATION DES MENACES PESANT SUR LA FRANCE EN 2024
La proposition de résolution n° 242 (2023-2024) présentée par M. Rachid Temal et les membres du groupe Socialiste, écologiste et républicain (SER) retient la notion d'influence en ce qu'elle reflète l'évolution d'une guerre de l'information dont les effets ont pu être documentés en Afrique contre les intérêts français et en Europe orientale, à partir de la Russie, contre plus généralement le modèle démocratique dit « occidental ».
Ce sujet, partiellement défriché par des chercheurs mais aussi des travaux parlementaires (voir infra), a fait l'objet de plusieurs auditions afin d'actualiser les constats au contexte très particulier des menaces pesant sur la France en 2024 :
- le retrait récent du Sahel ;
- l'aide fournie par la France à l'Ukraine ;
- la position de la France quant à la guerre Israël-Hamas et le programme nucléaire iranien ;
- les tensions croissantes en Indopacifique (mer rouge, Taïwan) qui ouvrent le champ à des influences étrangères remettant en cause la légitimité de la France dans certains territoires ultramarins ;
- les élections européennes ;
- enfin, l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de Paris ;
Considérant que les influences étrangères concourent à l'émergence des guerres dites « hybrides » qui demeurent sous le seuil de la conflictualité conventionnelle - médias, manipulation de l'information, cyberespace et dès à présent l'usage croissant de l'intelligence artificielle - la commission a consacré une large part de ses auditions et tables rondes à la présentation par des chercheurs d'études scientifiques et prospectives sur les menaces et les moyens d'y répondre.
* 10 Frédéric Charillon, Guerres d'influence. Les États à la conquête des esprits, Odile Jacob, janvier 2022, p. 22.
* 11 ODCE, « Renforcer la transparence et l'intégrité des activités d'influence étrangère en France », 22 avril 2023.
* 12 J. S. Nye Jr., « Soft Power and public diplomacy revisited” in J. Melissen, J. Wang (dir.), Debating Public Diplomacy. Now and Next, Brill Nijhoff, 2019, cité par F. Charillon, op. cit., p. 33.
* 13 Frédéric Charillon, op. cit., p. 37.
* 14 Céline Marangé et Maud Quessard (dir.), Les guerres de l'information à l'ère numérique, Presses universitaires de France, janvier 2021, p. 13.
* 15 David Colon, La guerre de l'information. Les États à la conquête de nos esprits, Taillandier, septembre 2023, p. 11.
* 16 Frédéric Charillon, « Chapitre IV. Les politiques d'influence », Maurice Vaïsse éd., Diplomatie française. Outils et acteurs depuis 1980, Odile Jacob, 2018, pp. 381-394.
* 17 David Colon, op. cit., p. 455.
* 18 Ministère des armées, Éléments publics de doctrine militaire de lutte informatique d'influence (L2I), octobre 2021.
* 19 Vision stratégique du chef d'état-major des armées, octobre 2021.
* 20 Revue nationale stratégique 2022.
* 22 David Colon, op. cit., p. 455.
* 23 Ministère des armées, Éléments publics de doctrine militaire de lutte informatique d'influence (L2I), octobre 2021.
* 24 ODCE, « Renforcer la transparence et l'intégrité des activités d'influence étrangère en France », 22 avril 2024.
* 25 Article R. 1132-3 du code de la défense.
* 26 C. Walker, J. Ludwig, « The Meaning of sharp power : How authoritarian States project influence », Foreign Affairs, 16 novembre 2017.
* 27 David Colon, op. cit., p. 455.
* 28 Centre commun de recherche (JRC) de la commission européenne, et Centre d'excellence d'Helsinki en matière de lutte contre les menaces hybrides (Hybrid COE), The Landscape of Hybrid Threats : A Conceptual Model (public version), 2021.
* 29L'intelligence économique peut se définir comme « l'ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l'information utile aux acteurs économiques. Ces diverses actions sont menées légalement avec toutes les garanties de protection nécessaires à la préservation du patrimoine de l'entreprise, dans les meilleures conditions de qualité, de délais et de coût » (source : Rapport du Groupe « Intelligence économique et stratégie des entreprises » du Commissariat général au Plan présidé par Henri Martre, février 1994).
* 30 Rapport d'information n° 872 (2022-2023) fait par Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne au nom de la commission des affaires économiques du Sénat sur l'intelligence économique, déposé le 12 juillet 2023.
* 31 Ministère des armées, Politique ministérielle de lutte informatique défensive.