TROISIÈME PARTIE :
POUR UNE POLITIQUE PUBLIQUE DE LUTTE CONTRE LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES MALVEILLANTES FONDÉE SUR TROIS PILIERS 

Au terme de ses travaux, et sans remettre en cause les initiatives bienvenues et les progrès importants réalisés par les pouvoirs publics dans les années récentes, lesquels ont été rappelés dans la partie précédente, la commission d'enquête préconise une refonte globale de notre approche collective du phénomène des influences étrangères malveillantes.

Avant toute chose, il nous faut prendre collectivement conscience du fait qu'in fine, l'efficacité des opérations d'influences étrangères malveillantes est seulement celle que la population lui donne. À la différence de pays exposés de longue date aux manipulations de l'information, notamment d'origine russe, la société française paraît, à cet égard, encore trop naïve. Il importe, d'une part, de se donner les moyens de mesurer l'impact réel de ces opérations et, d'autre part, de prendre acte que la lutte contre les influences étrangères est l'affaire de tous, les responsables publics comme les citoyens. Elle ne peut pas rester le seul apanage de l'État : si les dispositifs de protection, de détection et de riposte que celui-ci met en place sont évidemment nécessaires, ils ne sauraient se substituer à l'effort d'édification d'une société véritablement résiliente.

En deuxième lieu, la posture défensive, et partant essentiellement passive, qui a jusqu'ici été la nôtre face aux influences étrangères malveillantes a montré ses limites. Il est désormais nécessaire d'assumer une véritable politique d'influence positive défendant les valeurs et les intérêts français auprès des opinions publiques internationales, et de s'engager ainsi pleinement dans la bataille des narratifs, qui détermine la « bataille des perceptions ». Cela nous impose de nous donner les moyens de produire des narratifs à la fois efficaces et authentiques. Pour une démocratie comme la nôtre, il serait en effet inenvisageable d'utiliser l'arme de la désinformation, comme le font nos compétiteurs.

En troisième et dernier lieu, il appartient dans ce contexte à l'État de prendre ses responsabilités en se dotant d'une stratégie globale et interministérielle de lutte contre les influences étrangères malveillantes, dans le but d'ordonner son action et ainsi mettre un terme à l'empirisme qui a dominé au cours des dernières années. Cette stratégie, qui devra intégrer pleinement les exigences serait structurée « en cercles concentriques », en comprenant un premier volet strictement régalien, un deuxième volet dédié aux politiques sectorielles concourant à la lutte contre les influences étrangères malveillantes, et un dernier volet, transversal et inclusif dédié aux actions en direction de la société civile ainsi qu'à l'intégration de ses initiatives, de façon renforcer notre résilience collective.

Sortir de la naïveté, sortir de la passivité et sortir de l'empirisme : tels sont les trois piliers de la feuille de route préconisée par la commission d'enquête pour réussir la refondation qu'elle appelle de ses voeux.

La section I de la présente partie présente successivement les objectifs poursuivis dans le cadre de ces trois piliers.

Les sections II à IV déclinent ensuite, pour chaque « cercle » précité, les principales mesures opérationnelles pouvant être prises par l'État dans le cadre de sa stratégie de lutte contre les influences étrangères malveillantes.

Refondation de notre approche collective de la lutte contre les influences étrangères malveillantes : une feuille de route reposant sur trois piliers

Source : commission d'enquête

I. LA NÉCESSITÉ DE REFONDER NOTRE APPROCHE COLLECTIVE DU PHÉNOMÈNE

A. PREMIER PILIER : SORTIR DE LA NAÏVETÉ, ET ACTER QUE LA LUTTE CONTRE LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES MALVEILLANTES EST L'AFFAIRE DE TOUS

1. À court terme, la nécessité de mesurer l'impact des opérations d'influence étrangères et de nous donner les moyens d'assurer son suivi dans la durée
a) L'importance de ne pas « crier avant d'avoir mal »

À la fin, l'efficacité des opérations d'influence étrangères malveillantes est celle que les populations qui en sont les cibles leur donnent. D'où l'importance de mesurer le plus finement possible leur impact.

L'un des écueils auquel nous risquerions d'être confrontés serait de surestimer leur impact.

Comme le rappelle Laurent Cordonier, directeur de recherche à la fondation Descartes auditionné par la commission d'enquête : « être exposé à une désinformation ou à un contenu de propagande et d'influence, ne signifie pas nécessairement adhérer ou croire à cette désinformation : l'exposition n'équivaut pas à l'adhésion ou à la croyance »338(*).

Pour mémoire, celui-ci indique à ce titre trois facteurs de sensibilité individuelle à la désinformation (voir Première partie, III, E) :

-  le « style de pensée », qui peut être plus intuitif ou plus analytique, le premier étant davantage sensible à la désinformation ;

- le manque de connaissances de qualité sur le sujet concerné par la désinformation ;

- le niveau de défiance à l'égard des sources d'informations fiables et des institutions.

Or, en la matière, « crier avant d'avoir mal » pourrait avoir des conséquences délétères. Le simple fait que nous puissions croire en l'efficacité des opérations d'ingérences informationnelles et en leur capacité effective à altérer les processus électoraux suffirait à atteindre les objectifs de nos compétiteurs, puisque cela reviendrait à reconnaitre l'extrême faiblesse de notre modèle démocratique. Pire, si, pour lutter contre une menace surévaluée, nous étions conduits à mettre en place des dispositifs de protection ou de riposte portant une atteinte disproportionnée aux libertés ou contraires aux valeurs démocratiques, nous achèverions de leur donner la victoire.

À cet égard, Julien Nocetti, chercheur au Centre d'analyse, de prévision et de stratégie auditionné par la commission d'enquête soulignait bien que : « Les discours alarmistes peuvent susciter une forme d'anxiété au sein de la population. Cependant, le bruit médiatique autour de ces sujets est l'un des objectifs des acteurs propageant des manipulations d'information. On risque d'offrir une chambre d'écho aux manoeuvres hostiles, souvent russes, voire de favoriser une forme de soutien vis-à-vis de la restriction de la liberté d'expression en ligne et, à plus long terme, de contribuer au désenchantement vis-à-vis de la démocratie »339(*).

b) Soutenir la recherche académique pour mesurer le phénomène le plus finement possible

Pour Paul Charon, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire auditionné par la commission d'enquête, « sur les problématiques d'ingérences, d'influence, de manipulations de l'information, l'un des points aveugles de la recherche concerne l'efficacité des opérations. À quel moment une opération est-elle efficace ? En quoi ? À quel degré ? Pourquoi certaines le sont-elles et d'autres non ? Nous manquons de capacités à évaluer l'efficacité réelle des opérations. C'est évidemment l'un des axes à améliorer dans les années à venir »340(*).

Une autre spécialiste, le professeur Divina Frau-Meigs, pointe clairement un « déficit de connaissances » en la matière341(*), et souligne les tendances contradictoires qui traversent le champ académique dans ce domaine.

Cette dernière commence en effet par relever que les recherches portant sur la France, qui se sont concentrées sur les opérations de désinformation menées dans le contexte de la campagne électorale de 2017 concluaient à « la faible présence d'infox pendant la campagne » qui « tendent à être cantonnées à leur communauté », de sorte que leur audience serait « très restreinte » 342(*).

Dans le même temps, elle alerte sur le fait que, selon elle, « la plupart des recherches minimisent l'effet direct de la désinformation, et mettent en avant la difficulté à établir une jauge de l'influence car l'exposition ne vaut pas l'engagement ou la conviction », mais que « il n'existe pas encore une masse critique de travaux pour pouvoir se prononcer sur les effets diffus et à long terme ». Elle poursuit : « la recherche sur les effets de la violence à la télévision montre que les cas d'intimidation directe sont peu nombreux, quoique spectaculaires », mais le sentiment de peur et d'insécurité augmente. De même, pour la désinformation, où le changement de comportement lors d'un scrutin (abstention ou adhésion populiste) semble moins à redouter que le soupçon généralisé et l'érosion de la confiance dans les institutions démocratiques »343(*).

Pour illustrer cette problématique, un agent public de Viginum auditionné par le rapporteur a utilisé la métaphore de la mer s'échouant sur la falaise : si quelques vagues de désinformation sont peu susceptibles de produire des effets massifs, à terme, leurs multiplications et leurs banalisations finissent inexorablement par éroder la roche. Encore faut-il mesurer sous quelles conditions et selon quelle temporalité ce phénomène se produit en pratique.

Pour ces raisons, la commission d'enquête considère que le soutien à la recherche académique sur l'impact, la perception et la réception des opérations de manipulation de l'information sur l'individu et la société doit être érigé en priorité par le ministère chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche.

Pour appréhender le phénomène sous toutes ses dimensions, cet effort devra nécessairement être conduit de façon transdisciplinaire, et associer des experts en sociologie, science politique, relations internationales, sciences cognitives, psychologie, technologies de l'information et de la communication, etc.

Une telle initiative pourrait prendre la forme d'appels à projets susceptibles d'être lancés et financés sans délai par l'Agence nationale de la recherche (ANR).

De tels appels à projets pourraient être relancés de façon régulière, afin que nos connaissances sur cette matière en évolution constante du fait des évolutions technologiques puissent être dûment mises à jour.

Recommandation n° 1 :  Engager sans délai des recherches académiques transdisciplinaires sur la perception et la réception des opérations de manipulation de l'information sur l'individu et la société, et veiller à l'actualisation régulière de nos connaissances en la matière.

2. À plus long terme, bâtir une société résiliente où chacun se considère acteur de sa protection et de celle des autres

Pour la commission d'enquête, le premier et principal objectif que nous devons collectivement nous fixer est celui d'assurer, à long terme, la résilience de notre Nation face aux opérations d'influence étrangères.

Le ministre Jean-Noël Barrot, lors de son audition, a proposé une analogie entre les ingérences numériques étrangères et un « virus », fonctionnant « par contaminations successives des citoyens entre eux ». S'il est important de les détecter et les traiter, le plus crucial est bien de « développer l'immunité »344(*).

Plusieurs leviers de politique publique peuvent être mobilisés à cette fin à court et moyen termes :

- premièrement, une amélioration de la qualité de l'environnement informationnel est indispensable, et doit conduire à se fixer comme objectif la promotion de contenus fiables, en particulier sur les plateformes numériques ;

- deuxièmement, une sensibilisation et une formation de l'ensemble des composantes de la population à la problématique des influences étrangères est nécessaire. Comme l'a expliqué le journaliste Thomas Huchon lors de son audition : « avoir conscience qu'il existe de potentielles manipulations constitue en effet une première manière de se protéger. Une communication publique doit faire état de ces potentiels dangers, comme on pourrait parler des dangers d'une substance illicite ou de comportements routiers inappropriés, afin de conduire à une position claire sur l'éducation aux médias, à l'information et au décryptage de l'information, laquelle devrait devenir de l'ordre du savoir fondamental enseigné à l'école dès le plus jeune âge »345(*) ;

Des chantiers de long terme et de portée plus large, excédant pour partie le champ de la commission d'enquête, doivent également être considérés à l'aune de leur effet bénéfique sur la résilience de la société.

En premier lieu, le développement de l'esprit critique des citoyens joue un rôle majeur.

Pour Laurent Cordonier, celui-ci comporte deux principaux volets :

« D'une part, il s'agit de prendre conscience de notre état de dépendance épistémique totale : nos propres sens et nos propres expériences étant limitées, nous connaissons le monde essentiellement par le biais du témoignage d'autrui. Si je sais aujourd'hui qu'il y a une guerre en Ukraine, c'est parce que des journalistes sur le terrain me l'ont rapporté. Quand on fait la liste de ce que l'on sait par soi-même, on réalise qu'elle est limitée et qu'on est donc presque toujours dépendant du témoignage d'autrui. Dans ces conditions, le facteur de la connaissance est celui de la confiance et, par ricochet, on peut comprendre que le nerf de la guerre, au niveau individuel, est d'être capable d'attribuer à bon escient sa confiance sur des bases rationnelles plutôt que sur des bases potentiellement émotionnelles, ou d'habitude, etc. »

La seconde composante de l'esprit critique « réside dans la compréhension du fonctionnement de notre esprit. Nous sommes tous influencés par des biais cognitifs (...), c'est-à-dire des raccourcis qui nous permettent souvent de gagner du temps pour nous faire une opinion sur un sujet ou comprendre une situation, mais qui, dans un certain nombre de cas, nous mènent à commettre des erreurs systématiques. Je ne prendrai qu'un seul exemple, celui du biais de confirmation : on a tous tendance à favoriser les informations qui vont dans le sens de ce que l'on sait déjà. Une fois que l'on en prend conscience, quand on fait une recherche Google, il devient quasiment impossible de se demander : “ne suis-je pas juste en train d'essayer de confirmer ce que j'ai envie de croire et ce que je sais déjà ?”, et donc là, au niveau individuel, on se place dans une attitude qui nous permet potentiellement de ne pas être piégés par notre propre système cognitif346(*)»

En deuxième lieu, tout ce qui concourt à retisser un lien de confiance entre les médias, les institutions et la population participe à l'amélioration de la résilience de cette dernière face aux opérations d'influence étrangère.

Enfin, de façon plus structurelle encore, il est essentiel de garder à l'esprit que les opérations d'influences étrangères malveillantes selon une logique de « puissance tranchante » (voir Introduction), instrumentalisent, notamment grâce à de fausses informations, des fractures de notre société qui, elles, sont belles et bien réelles (voir Première partie, III). Ainsi, de même, tout ce qui concourt à améliorer la cohésion nationale, à réduire les inégalités sociales et environnementales ainsi qu'à apaiser les tensions identitaires, renforce d'autant notre résilience.

In fine, le modèle de société vers lequel nous devons nous efforcer de tendre est celui d'une société dans laquelle chacun se considère comme acteur de sa protection et de celle des autres. Dans cette perspective, chacun s'astreindrait à une certaine discipline dans son rapport à l'information, en s'efforçant de vérifier les informations qu'il reçoit, en particulier avant de prendre la décision de les partager ou de les diffuser.

Des sociétés exposées de longue date aux ingérences informationnelles, telles que celles des pays baltes et nordiques, ciblés par la Russie ou encore de Taïwan, ciblé par la Chine, constituent un modèle en la matière. À Taïwan, une initiative telle que le programme public « Humor against rumor » (« L'humour contre les rumeurs ») mis en place durant la crise de la Covid-19 et visant à répondre avec humour aux opérations de désinformation circulant au sujet du virus témoigne d'une certaine maturité de la population sur ces questions, dont nous ne pouvons que nous inspirer. Le déplacement effectué par la délégation de la commission d'enquête en Finlande et en Estonie inspire également les recommandations contenues dans la section IV de la présente partie, relatives à la résilience de la société.


* 338 Audition du 7 mars 2024.

* 339 Audition du 4 juin 2024.

* 340 Audition du 6 juin 2024.

* 341 Divina Frau-Meigs, « Les enjeux de la réception : comment mesurer l'influence de la désinformation » in Céline Marangé et Maud Quessard (dir.), Les guerres de l'information à l'ère numérique, Presses universitaires de France, janvier 2021, p. 325.

* 342 Divina Frau-Meigs, op. cit., p. 326-327.

* 343 Divina Frau-Meigs, op. cit., p. 342-343.

* 344 Audition du 29 mai 2024.

* 345 Audition du 9 avril 2024.

* 346 Audition du 7 mars 2024.

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