D. LE CHAMP ÉCONOMIQUE ET INDUSTRIEL : UN ARSENAL LÉGISLATIF RELATIVEMENT COMPLET, MAIS UNE PRISE EN COMPTE ENCORE INSUFFISANTE DES ENJEUX DE SÉCURITÉ INFORMATIONNELLE
La commission d'enquête s'est également intéressée, au cours de ses travaux, à la thématique de la sécurité économique.
Celle-ci ne recoupe qu'en partie le périmètre de la commission d'enquête dans la mesure où, comme cela a été rappelé en introduction du présent rapport, la sécurité économique, et l'enjeu de protection de nos actifs, technologies et données stratégiques, qui sont des attributs de puissance « dure », ne relève en général pas de la guerre d'influence.
Cependant, les opérations d'influence constituent cependant bien l'un des trois piliers de l'intelligence économique. De telles opérations « visent à convaincre, séduire ou dissuader les organismes décideurs évoluant dans l'environnement direct d'une entreprise »304(*). En particulier, l'atteinte réputationnelle qui pourrait être portée à des entreprises françaises dans le cadre de manipulations de l'information peuvent relever à la fois de la guerre économique et de la guerre d'influence menées, simultanément contre les entreprises concernées pour des raisons économique et contre la France pour des raisons politiques.
1. L'action du Sisse, « bras armé du Gouvernement » en matière de sécurité économique
a) Une mission de veille et d'alerte sur les menaces économiques qui monte en puissance, mais un maillage territorial encore insuffisant
Le bras armé de la politique de sécurité économique du Gouvernement est le Service de l'information et de la sécurité économiques (Sisse), lequel est un service de la Direction générale des entreprises (DGE). Il possède en outre une compétence interministérielle, avec un rôle de coordination de toutes les administrations concourant à cette politique. La mission essentielle de ce service est de protéger les actifs stratégiques de l'économie française, matériels et immatériels, face aux menaces étrangères.
Le Sisse travaille sur la base de trois listes structurantes d'actifs stratégiques, qui correspondent aux entités sur lesquelles il veille. Elles concernent respectivement :
- les d'entreprises stratégiques qui répond, selon le chef du Sisse auditionné par la commission d'enquête, Joffrey Célestin-Urbain, à une « approche large de la sécurité économique », en ce que celle-ci « va bien au-delà du CAC 40 et du SBF 120 et bien au-delà des seules entreprises de la défense et de la sécurité »305(*) ;
- une liste de technologies critiques pour l'économie française, qui représente une vision prospective du potentiel d'innovation que nous voulons protéger ;
- une liste plus récente des laboratoires publics de recherche sensible, élaborée en lien avec le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche.
Le nombre d'entreprises appartenant à ces listes est confidentielle et ne peut être diffusée dans le cadre du présent rapport. En particulier, parce qu'au moins une entreprise n'est pas informée de son inscription.
Son travail consiste à collecter et traiter toute information potentiellement pertinente qui révélerait une menace étrangère sur l'une de ces entreprises, technologies ou laboratoires : son chef décrit ainsi le Sisse comme « une machine à aspirer des informations en provenance des services de l'État, les services de renseignement étant notre source la plus importante, mais aussi de nos propres capacités de veille, qui nous permettent de repérer dans nos bases de données des faisceaux d'indices, des menaces futures, des signaux faibles ».
À cette fin, le Sisse a mis en place en 2020 une plateforme de veille interministérielle en 2020, recensant les menaces économiques étrangères. Celles-ci sont passées de 353 en 2020 à 478 en 2021, 694 en 2022, 968 en 2023. Pour le chef du Sisse, cette augmentation s'explique par deux types de facteurs : une montée brute de la menace étrangère, liée à des raisons structurelles relevant de la géopolitique mondiale, et la montée en puissance du dispositif lui-même.
Les deux principales catégories de menaces identifiées dans ce cadre sont constituées par :
- un risque de prise d'influence par voie capitalistique par un acteur étranger dans près de la moitié des cas en 2023 ;
- un risque de captation de données sensibles ou de propriété intellectuelle dans environ 40% des cas.
Le Sisse a indiqué au rapporteur qu'il restait par ailleurs vigilant à l'émergence de nouvelles formes de menaces, en lien notamment avec l'intensification de l'utilisation de l'arme normative et usages stratégiques du droit (lawfare), l'activisme ou les ruptures volontaires d'approvisionnement.
Pour mener à bien ces missions, le Sisse emploie au total 58 ETP, dont :
- 34 agents en administration centrale, organisés autour d'une chaîne de veille et de traitement des menaces économiques ;
- 24 agents en réseau déconcentré : les délégués à l'information stratégique et à la sécurité économiques (Disse) placés sous l'autorité conjointe du Préfet de région et du directeur de la Direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets) au sein de laquelle ils sont positionnés, ont plusieurs missions, notamment, de conseiller les entreprises face aux risques de sécurité économique, et d'effectuer une veille stratégique, se traduisant par des remontées d'informations de terrain à la demande du Sisse ou à son initiative sur les menaces étrangères et les vulnérabilités des entreprises stratégiques dans leur ressort régional.
Lors de son audition, le chef du Sisse a néanmoins fait état d'une certaine insuffisance de moyens de ce réseau déconcentré : « concernant l'identification des Disse par les entreprises, nous nous sommes, faute de ressources adaptées à un changement d'échelle, arrêtés à mi-chemin. Avec seulement vingt délégués en région, il est impossible de sillonner le terrain ».
b) Un arsenal législatif jugé complet
Face aux menaces pour la sécurité économique, plusieurs instruments interministériels peuvent être mobilisés, qui vont de l'action informelle à la mise en jeu de la « loi de blocage » du 26 juillet 1968306(*) pour protéger les entreprises françaises d'une application extraterritoriale d'un droit étranger ou encore le recours, mentionné supra, au dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (voir encadré).
Les instruments interministériels concourant à la sécurité économique
Cinq catégories d'instruments sont répertoriées par le Service de l'information et de la sécurité économiques (Sisse) :
1° Les actions informelles : la mise en place d'un dispositif opérationnel de sécurité économique permet d'orienter les capteurs et d'anticiper les menaces pesant sur les actifs stratégiques pour l'économie française. Ainsi, les services de l'État peuvent tenter d'éluder ou atténuer la menace avant qu'elle ne se matérialise et nécessite une remédiation formelle, financière ou juridique, qui implique des contraintes d'exécution. Aussi, une partie importante de l'activité de remédiation pilotée par le Sisse relève d'actions informelles, en lien avec les entreprises visées, voire leurs actionnaires. L'interministériel mène notamment des actions de sensibilisation (en particulier des services de renseignement ou des services déconcentrés), des propositions d'accompagnement, des échanges avec les entreprises, etc.
2° Le contrôle des investissements étrangers en France (IEF), dont le pilotage est assuré par la Direction générale du Trésor, dans le cadre du comité interministériel des investissements étrangers en France (CIIEF). Les évolutions successives du dispositif IEF en 2020 et 2023 ont permis le renforcement de la protection des entreprises stratégiques face aux menaces économiques étrangères. En outre, un dispositif interministériel de suivi des conditions imposées aux investisseurs au titre du contrôle des IEF est désormais déployé sous la coordination du Sisse et de ses délégués en région (Disse). La mise en place de ce dispositif de suivi garantit la crédibilité du mécanisme de contrôle des IEF. Il s'inscrit dans un objectif général de contrôler une centaine de lettres par an, en mobilisant l'ensemble des ministères compétents.
3° La loi du 26 juillet 1968 dite « loi de blocage », qui constitue l'un des principaux outils français de protection des entreprises face à l'application extraterritoriale de normes étrangères. Son article 1er interdit la communication à toute autorité publique étrangère d'informations touchant nos intérêts économiques essentiels. Son article 1er bis interdit toute transmission d'information susceptible de servir de preuve dans le cadre d'une procédure administrative ou judiciaire, indépendamment de la sensibilité de l'information. La loi de 1968 a été redynamisée par décret le 18 février 2022307(*), avec la création d'un guichet unique d'accompagnement des entreprises, assuré par le Sisse, qui émet désormais des avis de conformité. Le guichet est rapidement monté en charge (98 saisines en deux ans contre moins de 10 par an avant 2020).
4° Les leviers financiers, avec la mobilisation de certains fonds publics, en lien avec Bpifrance, et notamment la proche d'investissement French Tech Souveraineté (FTS).
5° Le dispositif de protection du potentiel scientifique et technologique de la Nation (PPST), qui vise à lutter contre la captation scientifique et technologique en empêchant de façon ciblée des individus/entités d'accéder aux savoirs et savoir-faire sensibles à la fois à des fins de contre-prolifération, de contre-terrorisme, mais aussi de sécurité économique. La PPST, dans sa forme actuelle, repose sur deux piliers principaux : (i) la création de zones protégées baptisées zones à régime restrictif (ZRR) au sein des établissements et (ii) le contrôle des coopérations internationales.
Source : réponses du Sisse au questionnaire du rapporteur
La décision de mobiliser l'un de ces instruments est, le cas échéant, prise dans le cadre du Comité de liaison en matière de sécurité économique (Colise), qui est présidé par le SGDSN et dont le secrétariat est assuré par le Commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique (CISSE). Il comprend, en outre, le Coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) ainsi que les représentants des ministres chargés de l'économie et des finances, de l'intérieur, des affaires étrangères, de la transition écologique, des armées, du travail de la éanté, de l'enseignement eupérieur et de la recherche, et de l'agriculture.
Cet éventail de réponses est jugé complet par le chef du Sisse, qui a déclaré, dans son audition, ne pas voir « d'angle mort majeur », considérant par ailleurs que « la voie réglementaire permet de pallier les manques », comme l'a illustré la redynamisation de la « loi de blocage » de 1968 par le décret du 18 février 2022 (voir encadré). Dans ses réponses au questionnaire du rapporteur, le Sisse indique explicitement, à court terme, il « n'identifie pas de besoin d'évolution législative ou réglementaire majeur. Le dispositif interministériel de sécurité économique piloté par le Sisse est monté en puissance depuis sa refonte en 2019 et arrive en régime de croisière ».
À ce titre, on peut citer les rapports du sénateur Philippe Bonnecarrère du 4 octobre 2018 sur l'extraterritorialité des sanctions américaines308(*) et du 6 avril 2018 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites309(*).
2. Les opérations d'influence étrangères : un « angle mort » de la politique de sécurité économique
La commission d'enquête tient cependant à souligner que l'approche actuelle retenue de la politique de sécurité économique laisse vacante la question des opérations d'influence étrangères qui pourraient cibler l'économie française dans un but politique.
Deux cas méritent à cet égard d'être considérés.
En premier lieu, il convient d'envisager le cas où des investissements réalisés dans un but politique d'influence et de « puissance douce » seraient réalisés, mais pourraient potentiellement préparer le terrain à une politique d'influence plus agressive, voire à des opérations d'ingérences économiques.
À cet égard, le chef du Sisse a été interrogé, tant par la présente commission d'enquête que lors de son audition par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux ingérences étrangères.
Devant cette dernière, il a ainsi pu déclarer qu'a priori, ce type d'opérations sans lien avec la sécurité économique stricto sensu en ce qu'elles ne portent pas sur des actifs stratégiques, méritent bien une certaine vigilance :
« Vous m'avez interrogé en particulier sur les stratégies de quatre États : la Chine, le Qatar, les Émirats arabes unis et l'Inde. Si la Chine est évidemment assez représentée dans les menaces que nous percevons, les trois autres pays le sont beaucoup moins. Les États qui nous intéressent sont ceux qui mènent une véritable stratégie de puissance et dont les investissements tendent à se concentrer assez systématiquement sur les filières stratégiques de notre pays. Les sujets immobiliers nous paraissent un peu moins stratégiques - il faut bien faire des choix ! Le Qatar et les Émirats arabes unis mènent une stratégie un peu différente : ils exercent un soft power, investissent dans le sport, mais nous n'avons pas repéré d'activité dans les secteurs stratégiques qui nous intéressent. Il en va de même pour l'Inde, qui ne représente pas pour nous une menace très significative en matière de sécurité économique. Mais le décollage économique de ce pays, notamment dans les filières très technologiques, est encore largement devant nous ; il n'est donc pas impossible que la situation vienne à changer.
Notre système de détection étant totalement adaptable, si nous repérons une tendance ou identifions un pays qui commence à se manifester régulièrement dans nos écosystèmes stratégiques, nous pourrons réorienter nos capteurs et inciter la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) à le surveiller de près »310(*).
Certes, suivi de ce type d'opérations de puissance douce au niveau national par le Sisse ne paraît pas totalement en ligne avec le format actuel de ce service, comme l'a indiqué le chef du Sisse devant la commission d'enquête : « Le calibrage de notre dispositif est essentiel : nous sommes aujourd'hui capables de suivre les acteurs inscrits sur nos listes ; l'approche ne serait pas du tout la même si ce nombre croissait substantiellement » 311(*).
La commission d'enquête préconisera toutefois de faire évoluer en ce sens les missions du Sisse, en prévoyant la mobilisation des « capteurs » locaux que sont les Disse pour mieux détecter ce type d'opérations, sans nécessairement se référer à une liste nationale comme dans le cadre du régime des actifs stratégiques (voir Troisième partie, II).
Deuxièmement, il convient de prendre en compte le cas où des opérations d'intelligence économique prenant la forme d'atteinte réputationnelle contre des entreprises françaises s'inscriraient dans un objectif politique visant à nuire à l'image de la France.
Comme l'a indiqué le chef du Sisse lors de son audition, l'influence stricto sensu n'entre aujourd'hui pas dans le périmètre des menaces suivies par son service, tout en considérant que la question mérite bien d'être soulevée : « le paysage de la menace économique étrangère comprend à la fois des ingérences caractérisées - et parfois des opérations illégales et clandestines - et des opérations nettement plus « habituelles » en économie de marché : lobbying, influence. Faut-il qualifier de menace pour la sécurité économique française les actions de lobbying des grandes plateformes du numérique à Bruxelles ? On aurait tendance à dire oui, mais, lorsque des entreprises françaises font de même, on penche plutôt pour dire qu'un tel lobbying relève du jeu légitime »312(*).
Pour autant, le chef du Sisse a indiqué lors de la commission d'enquête être « favorable à l'élargissement du périmètre d'action du Sisse, afin de lui permettre notamment d'agir davantage en matière d'intelligence économique », dont l'influence constitue un pilier.
En tout état de cause, le travail de veille sur des campagnes numériques qui cibleraient des entreprises présentes sur le territoire national à la seule fin de nuire à l'image de la France, en ce qu'elles portent atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, ne relèveraient pas du Sisse mais plutôt de Viginum. La prise en compte accrue de ces enjeux devrait conduire à confier à Viginum la mission de mener sur le terrain des actions de sensibilisation et de formation des entreprises françaises à ces enjeux. La commission d'enquête formulera une recommandation en ce sens (voir Troisième partie, IV).
* 304 Rapport d'information n° 872 (2022-2023) fait par Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne au nom de la commission des affaires économiques du Sénat sur l'intelligence économique, déposé le 12 juillet 2023.
* 305 Audition du 9 avril 2024.
* 306 Loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères.
* 307 Décret n° 2022-207 du 18 février 2022 relatif à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères
* 308 Rapport d'information n° 17 (2018-2019) fait par Philippe Bonnecarrère au nom de la commission des affaires européennes du Sénat sur l'extraterritorialité des sanctions américaines, déposé le 4 octobre 2018.
* 309 Rapport d'information n° 406 (2017-2018) fait par Philippe Bonnecarrère au nom de la commission des affaires européennes du Sénat portant observations sur la proposition de loi transposant la directive du Parlement européen et du Conseil sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites, déposé le 6 avril 2018.
* 310 Rapport n° 1311 (seizième législature) fait par Constance Le Grip au nom de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères - États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées - visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des dirigeants ou des partis politiques français, déposé le 1er juin 2023, Tome II.