C. LOIS « URGENTES » ET LOIS D'ORIGINE PARLEMENTAIRE : DE FAIBLES TAUX D'APPLICATION QUI INQUIÈTENT

1. Des lois examinées par procédure accélérée qui tardent pourtant à être applicables

Cette année encore, le nombre de lois adoptées après engagement de la procédure accélérée reste important, s'établissant à 26 sur 44, soit 59 % des lois promulguées au cours de la session 2022-2023. Cette proportion est inférieure à celle observée pour 2021-2022 (70 %), et à celle de 2020-2021 (73 %).

Ce recours à la procédure accélérée, censé demeurer une exception selon la Constitution, persiste à contraindre le Sénat à des délais d'examen excessivement resserrés, qui ne sont pas toujours justifiés par l'urgence des circonstances. Cet usage compromet le travail d'analyse approfondi que garantit en principe le jeu de la navette parlementaire.

La commission des lois note que les 6 textes examinées dans son champ avec procédure accélérée ont été adoptés en 127 jours en moyenne, contre 220 jours lors de la session précédente. Cette durée est proche de la moyenne de 119 jours atteinte durant la session 2020-2021, qui avait été marquée par la multiplication des textes relatifs à l'état d'urgence sanitaire.

Répartition des lois promulguées en 2021-2022 selon la procédure adoptée37(*)

Le recours à la procédure accélérée pourrait se comprendre s'il répondait à une urgence avérée, urgence qui logiquement vaudrait aussi pour la prise des mesures d'application. Or, le taux d'application des lois examinées après engagement de la procédure accélérée est particulièrement faible et s'établit à 50 %. Alors même que l'urgence est invoquée par le Gouvernement pour l'examen de ces textes, la moitié des mesures d'application prévues n'ont ainsi pas été prises au 31 mars 2024. Ce chiffre est en dégradation par rapport à la session précédente, où il s'établissait à 63 %, soit un niveau proche du taux global d'application des lois38(*).

Taux d'application par différents types de lois pour 2022-2023

Cet écart de près de 15 points paraît difficile à justifier. L'engagement de la procédure accélérée pourrait porter à croire que l'entrée en pleine application de la loi discutée est considérée par le Gouvernement comme urgente, justifiant un examen par la représentation nationale dans des conditions dégradées. Or, force est de constater que le Gouvernement ne s'astreint pas à la célérité qu'il impose pourtant au Parlement.

Parmi les 26 lois adoptées après engagement de la procédure accélérée, 8 étaient d'application directe. 18 nécessitaient donc des mesures d'application. Or, seules 5 étaient mises totalement en application contre 13 partiellement voire pas du tout applicables.

L'indicateur du degré de mise en application révèle également l'insatisfaisante application des lois pourtant considérées comme « urgentes ». Seule 1 de ces 18 lois nécessitant des mesures d'application présente un taux d'application supérieur à 90 %. 7 de ces 13 lois, soit près de la moitié, ont un taux d'application inférieur à 50 %.

Degré d'application des lois examinées
après engagement de la procédure accélérée pour 2022-2023

Note de lecture : Au 31 mars 2024, 7 lois examinées après engagement de la procédure accélérée présentaient des taux d'application inférieurs à 50 %.

Le même constat peut également être dressé pour les lois de financement de la sécurité sociale (LFSS). La commission des affaires sociales souligne que le taux d'application de la LFSS pour 2023 était relativement faible au regard de la nature de ce texte, à 58 % (62 mesures prises au 31 mars 2024). Elle rappelle que le taux d'application « normal » pour la LFSS dépassait les 80 %, voire 90 %, avant la crise sanitaire. La nature même de l'exercice, avec un champ du texte très encadré et les conditions très spécifiques dans lesquelles il se déroule, notamment en termes de calendrier, impliquent pourtant une mise en oeuvre rapide.

Le Sénat alerte donc sur ces lois considérées comme urgentes et dont l'application est pourtant de plus en plus tardive.

2. Un taux d'application de plus en plus faible pour les lois d'initiative parlementaire

Le taux d'application des lois issues de propositions de loi est particulièrement faible pour la session 2022-2023, s'établissant à 43 %, contre 56 % pour la session 2021-2022. On note un écart de vingt points entre le taux d'application des lois d'origine parlementaire et le taux d'application globale.

Cette différence de 20 points est d'autant plus notable que l'application de ces lois d'initiative parlementaire nécessite en général un nombre bien plus réduit de mesures réglementaires39(*). Beaucoup d'entre elles ne nécessitent que 2 à 3 décrets d'application.

Déjà important pour la session précédente, cet écart augmente de nouveau, et retrouve le niveau de différentiel de 20 points enregistré pour la session 2019-2020.

Taux d'application des lois selon leur origine - session 2022-2023

La commission des affaires sociales note tout particulièrement l'inertie du Gouvernement sur les propositions de loi relatives à la santé, dont il a pourtant souvent soutenu la prompte adoption lors de leur examen par le Sénat. Ainsi, s'agissant de la proposition de loi déposée par la députée Fadila Khattabi visant à améliorer l'encadrement des centres de santé40(*), la commission des affaires sociales insiste sur les « pressions pour que le Sénat adopte ce texte conforme afin d'en assurer une promulgation rapide »41(*). Pour autant, aucune des cinq mesures d'application de cette loi n'avait été prise par le Gouvernement au 31 mars dernier.

De même, s'agissant de la proposition de loi portant amélioration de l'accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé, dite « loi Rist 2 »42(*), seules 6 des 20 mesures d'application avaient été prises fin mars, soit un taux d'application de 30 % seulement. À ce sujet, la commission des affaires sociales rappelle que le Gouvernement avait refusé de repousser l'examen de ce texte au Sénat en octobre dernier, en dépit de la tenue concomitante de négociations conventionnelles, du fait de l'urgence des mesures qu'il devait porter. Cette urgence ne s'est pas retrouvée dans la prise des mesures d'application.

Taux d'application des lois pour 2021-2022 et 2022-2023

Ce décalage entre l'application des lois d'origine parlementaire et celle des lois d'initiative gouvernementale ne manque pas d'interroger. M. Marc Guillaume, alors Secrétaire général du Gouvernement, relativisait lors de son audition en 2020 cet écart puisque, une fois « la loi publiée, son parcours parlementaire antérieur ne nous intéresse pas en ce qui concerne les décrets d'application ».

Interrogés à ce sujet l'année dernière, les services du SGG avançaient que les mesures issues d'initiatives parlementaires étant difficiles à anticiper - à la différence des mesures issues du Gouvernement -, leur taux d'application serait nécessairement plus faible. De même, le ministre des relations avec le Parlement indiquait l'année dernière sur ce sujet qu'il fallait « y voir non pas le signe d'une mauvaise volonté de la part du Gouvernement mais principalement la conséquence d'une moindre anticipation des textes d'application des lois »43(*).

Si cet argument peut s'entendre44(*), il n'en demeure pas moins qu'il ne saurait y avoir une application des lois à deux vitesses, en fonction de l'origine des dispositions législatives. La circulaire du 27 décembre 2022 relative à l'application des lois ne fait pas de distinction selon la provenance gouvernementale ou parlementaire des dispositions. Si les dispositions issues de propositions de lois sont en effet plus difficiles à anticiper, il ne pourrait cependant y avoir un tel écart, aujourd'hui de plus de 20 points !

Un motif de satisfaction peut néanmoins être noté. Lors du bilan de la session 2021-2022, le Sénat avait observé que le taux d'application des dispositions issues d'un amendement sénatorial s'élevait à seulement 57 %, soit 10 points de moins que le taux global. Pour la session 2022-2023, ce taux s'établit à 69 %, soit un niveau proche du taux global de 64 %.


* 37 Les lois de finances et de financement de la sécurité sociale (procédure accélérée applicable de droit), au nombre de 4 pour 2021-2022, sont comptabilisés dans les » lois adoptées selon la procédure normale ».

* 38 Pour 2021-2022, le taux global d'application des lois s'établissait à 65 %.

* 39 Pour 2022-2023, les mesures réglementaires à prendre étaient issues à 16 % de propositions de lois (91 sur 574), alors que les lois d'initiative parlementaire représentent 61 % des lois nécessitant des mesures d'application (20 sur 33).

* 40 Devenue la loi n° 2023-378 du 19 mai 2023 visant à améliorer l'encadrement des centres de santé.

* 41 Compte rendu de la communication de M. Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales sur le bilan de l'application des lois, mardi 30 avril 2024.

* 42 Loi n° 2023-379 du 19 mai 2023 portant amélioration de l'accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé.

* 43 Débat sur le bilan de l'application des lois, 31 mai 2023.

* 44 Il ne peut convaincre qu'à moitié puisqu'une proposition de loi comme celle visant à améliorer l'encadrement des centres de santé présente un faible taux d'application, alors qu'elle a été déposée par un membre de la majorité à l'Assemblée nationale, et était donc en principe plus facilement anticipable par le Gouvernement.

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