POURQUOI SI PEU DE FEMMES
DANS LES MÉTIERS DE L'IA ?

TABLE RONDE ANIMÉE PAR LAURE DARCOS
SÉNATRICE DE L'ESSONNE
VICE-PRÉSIDENTE DE LA DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L'ÉGALITÉ ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

Chers collègues, Mesdames et Messieurs, je suis heureuse d'animer notre première table ronde de la matinée consacrée à la place des femmes dans les métiers de l'IA et aux solutions pour les attirer davantage dans ce secteur.

La place des femmes dans les filières et métiers scientifiques est une problématique qui me tient particulièrement à coeur. Je suis sénatrice de l'Essonne. Notre territoire compte un bel écosystème scientifique et technologique, autour du plateau de Saclay. Cependant, la faible présence des femmes dans cet univers constitue un sujet de préoccupation majeure.

Au niveau mondial, selon le Réseau des femmes pour une IA éthique de l'Unesco, seuls 20 % des employés occupant des fonctions techniques dans les entreprises d'apprentissage automatique, 12 % des chercheurs en intelligence artificielle et 6 % des développeurs de logiciels professionnels sont des femmes. En France, 18 % des ingénieurs informatiques sont des femmes.

Nous avons peu de raisons d'espérer une amélioration de ces statistiques lorsque l'on regarde la situation dans l'enseignement supérieur et même dans l'enseignement secondaire et primaire. Seulement 30 % des étudiants dans les formations d'ingénieurs et les sciences fondamentales et appliquées et 20 % des étudiants en DUT informatique sont des femmes. Seulement 15 % des lycéens qui choisissent la spécialité « numérique et sciences informatiques » sont des filles. Et dès le plus jeune âge, les filles sont moins encouragées que leurs camarades garçons dans les disciplines scientifiques, alors qu'elles y réussissent tout aussi bien.

Au sein de la Délégation aux droits des femmes, nous croyons beaucoup au pouvoir des rôles modèles et des réseaux de femmes pour inciter les jeunes filles et les femmes à rejoindre des secteurs considérés à tort comme masculins.

Or, les femmes qui travaillent dans l'IA sont invisibilisées. Le New York Times a publié en décembre dernier un classement des personnalités-clés de l'IA : pas une seule femme n'y figurait. Pourtant, de nombreuses femmes ont joué un rôle pionner dans l'IA, à commencer par la chercheuse Fei Fei, qui a lancé un programme de reconnaissance d'images par machine learning dès 2007 et qui a dirigé la division de l'IA chez Google.

Le manque de diversité et de parité dans le secteur accroît le risque de biais sexistes dans la conception des algorithmes, au détriment des femmes, mais aussi de la performance de l'IA - s'il était besoin d'un argument supplémentaire pour convaincre les concepteurs de ces logiciels. Pour ne prendre qu'un exemple, on sait que les logiciels de reconnaissance faciale reconnaissent davantage les hommes blancs que les femmes noires.

Alors que ces constats sont désormais connus, pourquoi la situation ne s'améliore-t-elle pas ? Pourquoi le nombre de jeunes filles qui rejoignent les filières scientifiques est-il encore si faible ? Pourquoi sont-elles moins incitées à poursuivre des études scientifiques que leurs camarades garçons ?

Tous ces pourquoi nous invitent à rechercher des solutions pour casser les stéréotypes dès le plus jeune âge, pour contrer les biais des professeurs et conseillers d'orientation, pour encourager les jeunes filles et femmes à se lancer dans les métiers scientifiques, pour inciter les établissements d'enseignement, les laboratoires de recherche et les entreprises à recruter davantage de femmes et pour développer le mentorat et la mise en réseau de femmes.

Pour discuter de ces différents sujets et être force de propositions, nous accueillons ce matin :

- Elyes Jouini, professeur des universités en économie et mathématiques, titulaire de la chaire Unesco Femmes et Science à l'Université Paris Dauphine, créée à son initiative ;

- Sarah Cohen-Boulakia, professeure des universités, chercheuse au LISN (Laboratoire interdisciplinaire des sciences du numérique) et directrice adjointe de l'institut DATA-IA de l'Université Paris-Saclay, qui mobilise plus de 1 200 chercheurs et enseignants-chercheurs issus de 46 laboratoires ;

- et Hélène Deckx van Ruys, directrice RSE et copilote du groupe Femmes et IA au Laboratoire de l'égalité, qui a élaboré un Pacte pour une IA plus égalitaire, avec des propositions concrètes pour recruter davantage de femmes dans l'IA.

Merci à vous trois pour votre présence ce matin.

INTERVENTION D'ELYES JOUINI
PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS EN ÉCONOMIE ET MATHÉMATIQUES,
TITULAIRE DE LA CHAIRE UNESCO « FEMMES ET SCIENCE »
À L'UNIVERSITÉ PARIS DAUPHINE

Bonjour à toutes et à tous. Je suis ravi d'avoir l'opportunité de m'exprimer devant vous sur un thème qui m'est particulièrement cher, celui des liens entre femmes et intelligence artificielle. Je le replace dans le cadre plus large de mon domaine, celui des femmes et des sciences.

Permettez-moi de commencer mon propos par une anecdote.

Mardi, j'étais à Toulouse, à l'initiative de l'Institut des hautes études de l'éducation et de la formation, au lycée Pierre de Fermat. Devant l'établissement, un groupe d'adolescents discutait. L'un disait qu'il n'y avait pas un seul homme professeur d'espagnol, et le second, pas un seul homme professeur d'anglais. Le dernier a répondu « oui, mais ce sont des métiers de femmes ». C'est dire combien les stéréotypes et les rôles modèles sont extrêmement importants et prégnants. Très jeunes, nos adolescents, nos enfants se font des idées sur les métiers, les filières qui seraient pour les hommes, pour les femmes, pour les personnes issues de milieux défavorisés, pour ceux qui ont les codes, qu'il s'agit ici de briser.

Ce phénomène intervient tellement tôt qu'une étude publiée par notre chaire en janvier dernier, conduite par mon collègue Thomas Breda, met en exergue un décrochage entre les filles et les garçons dès le CP en mathématiques. À l'entrée en CP, ils affichent exactement les mêmes compétences. Au milieu du CE1, un écart se creuse déjà. Il n'est évidemment pas lié à un problème de compétences de la part des filles, mais elles ne se positionnent plus au top de la classe dans cette discipline. Elles se reportent immédiatement sur d'autres disciplines. Il s'agit donc de comprendre les raisons de ce décrochage, qui se poursuit tout au long de la scolarité. Les chercheurs parlent de leaky pipeline, de tuyau percé : on perd les filles au fur et à mesure, comme dans un tuyau d'arrosage qui serait percé un peu partout. Nous devons en comprendre les raisons et identifier des solutions pour agir.

Évidemment, j'ai parlé des rôles modèles. On parle de l'information, du mentorat, mais malheureusement, ils ne suffisent pas. Nous devons aller beaucoup plus loin. La recherche montre que les pays dans lesquels les filles réussissent le moins bien en sciences sont ceux dans lesquels les personnes issues de milieux défavorisés réussissent le moins bien en sciences. La corrélation est très forte. C'est donc une question d'organisation sociale, de prise en compte des inégalités et des différences, et non pas simplement une question d'information et de modèles. Dans le monde globalisé où nous vivons, nous pouvons nous saisir de modèles partout, quel que soit le pays dans lequel ils évoluent. Nous pouvons les voir sur les réseaux sociaux. Il persiste tout de même des différences extrêmement fortes entre les pays.

Par ailleurs, on peut très bien réussir en sciences, mais ne pas poursuivre d'études scientifiques. Les pays dans lesquels les filles le font le moins sont paradoxalement les plus égalitaires, les plus développés, c'est-à-dire notamment notre pays. On parle de paradoxe norvégien, parce que la Norvège s'était attaquée au premier problème, celui de la moindre réussite des filles en sciences. Des programmes ont été mis en place pour renforcer les compétences de ces dernières. Elles ont amélioré leur niveau, mais ne se sont finalement pas orientées davantage vers les études scientifiques, à tel point que l'on a remis en cause ces programmes coûteux, disant qu'il était inutile de dépenser de l'argent public si l'objectif fixé n'était pas atteint. Par ailleurs, ce constat revient à dire que si dans les pays égalitaires, respectueux des droits, les filles ne suivent pas d'études scientifiques, c'est que, probablement, elles n'aiment pas cela, et qu'il ne faut pas les y forcer.

Évidemment, la réponse est beaucoup plus compliquée. Les sociologues montrent que, dans les pays les plus égalitaires, on est un peu soumis à l'injonction de l'expression de soi. Il faut s'identifier et se chercher une identité. La plus naturelle à laquelle se raccrocher est l'identité de genre. On a démontré également que c'est dans ces pays les plus égalitaires que les stéréotypes sont les plus forts.

Nous en arrivons à cette question des stéréotypes, absolument essentielle. Nous devons parvenir à changer le regard des filles sur les différentes filières, sur les différents métiers, mais aussi le regard des garçons, de la société dans son ensemble. Trop souvent, quand on parle de stéréotypes, quand on dit que les filles ont moins confiance en elles, qu'elles sont plus réticentes à prendre des risques, on leur fait porter la responsabilité du problème. On dit qu'elles n'ont qu'à devenir un peu plus courageuses, qu'elles doivent regarder celles qui les ont précédées. Ce n'est pas vrai. C'est le regard que la société dans son ensemble porte sur les filles, sur les garçons, sur les métiers, sur les filières et sur les compétences que nous devons faire évoluer.

J'ai tendance à penser que les filles ne sont pas plus réticentes à prendre des risques ou qu'elles n'ont pas moins confiance en elles, mais qu'elles font face à un risque plus élevé. Si une fille s'oriente vers des études scientifiques et qu'elle échoue, on dira « vous voyez bien, ce n'était pas fait pour elle ». Le risque qu'elle porte est beaucoup plus important que celui que va porter un garçon. Nous devons donc changer le regard dans son ensemble.

Pour ce faire, nous avons besoin de témoignages, de mentorat, de rôles modèles, mais nous devons aussi nous fixer des objectifs, des priorités, des moyens en matière d'orientation, d'information, de structure de nos filières de formation et d'éducation. Notre enseignement supérieur est organisé en silo, pour l'essentiel, bien qu'il existe des filières mixtes. S'engager dans des études purement mathématiques ou informatiques peut peut-être plus coïncider avec le point de vue et l'imaginaire d'un garçon et moins avec celui d'une fille, dans le contexte où l'on vit. Nous pouvons probablement agir sur ce point, en fixant des objectifs chiffrés.

Nous parlions plus tôt de l'orientation, des choix des enseignements de spécialités. On peut choisir les mathématiques expertes, l'informatique, etc., au lycée. Il est extrêmement important, là aussi, que toute l'information soit disponible. Les conseillers d'orientation doivent être particulièrement sensibilisés. Les enseignants, les proviseurs et les familles sont en outre des prescripteurs. Dans ce contexte, le partage de l'information est absolument essentiel.

J'identifie tout de même quelques raisons d'espérer. La situation est très variable d'un pays à l'autre. Si, en Corée du Sud, on ne compte que 25 % de femmes dans les filières scientifiques, la Tunisie, que je connais bien, compte 55 % de femmes dans ces mêmes filières. Ainsi, la parité est tout à fait accessible.

Autre élément, le Sénégal est passé en moins de dix ans de 10 % à 29 % de femmes dans les filières scientifiques. Ainsi, rien n'est gravé dans le marbre. Ces situations sont extrêmement évolutives. Certes, il est plus facile de passer de 10 à 30 % que de 30 à 50 % de femmes, mais il est possible de faire changer les choses. Malheureusement, la France n'évolue, pour l'heure, pas nécessairement dans la bonne direction.

Par exemple, on sait que le nombre de doctorantes dans la Tech a baissé de 6 % entre 2013 et 2020, là où leur nombre augmentait de 19 % en Europe. Ainsi, on peut faire bouger les choses, mais encore faut-il les faire bouger dans la bonne direction.

Laure Darcos, vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Merci Monsieur Jouini. Nous verrons si nos collègues ont quelques questions à vous poser à la fin de la table ronde. Je laisse tout de suite la parole à Sarah Cohen-Boulakia.

INTERVENTION DE SARAH COHEN-BOULAKIA
PROFESSEURE DES UNIVERSITÉS, CHERCHEUSE AU LISN (LABORATOIRE INTERDISCIPLINAIRE DES SCIENCES DU NUMÉRIQUE)
DIRECTRICE ADJOINTE DE L'INSTITUT DATA-IA
DE L'UNIVERSITÉ PARIS-SACLAY

Bonjour à toutes et à tous. Merci de me faire l'honneur de vous présenter quelques points autour de l'intelligence artificielle pour toutes à l'Université Paris-Saclay. En bonne enseignante d'intelligence artificielle que je suis, je ne peux pas m'empêcher de démarrer en recadrant le contexte.

L'intelligence artificielle n'est pas née il y a un an, avec un certain logiciel dont on parle de plus en plus, cette IA générative qui remplit nos médias aujourd'hui. Elle ne saurait d'ailleurs s'y limiter. Elle est présente dans nos vies depuis longtemps, de façon plus ou moins consciente. Elle est présente dans nos téléphones intelligents, pour nous aider à nous déplacer d'un point à un autre. Elle est présente sur les réseaux sociaux pour nous faire un certain nombre de recommandations. Elle est présente jusque dans notre téléviseur pour nous conseiller le meilleur film à regarder ce soir.

J'ai intégré des photos de chats dans mon diaporama, parce que cet élément ne sera jamais polémique. Si aujourd'hui, quand vous tapez le mot chaton dans votre moteur de recherche préféré, vous trouvez autant d'images de chatons, c'est d'abord parce qu'un certain nombre de personnes ont annoté des images. Cela ne vient pas tout seul. Rien ne permet à une IA de fonctionner sans humain. Si elle apprend vite et bien, un humain, un expert se cache au départ derrière une intelligence artificielle.

La dernière image de la diapositive présentée montre que l'intelligence artificielle va nous aider, nous guider, donner des conseils. En aucun cas elle ne remplacera les experts.

Comme beaucoup de régions en France, l'Université Paris-Saclay n'a pas attendu l'année dernière pour construire un grand institut d'intelligence artificielle. L'institut Data-IA existe depuis de très nombreuses années. Nous comptons plus d'un millier de chercheurs et 58 laboratoires. Nous avons noué des relations fortes avec un grand réseau d'entreprises. Je suis directrice formation de cet institut, qui propose 530 modules d'enseignement qui concernent l'intelligence artificielle, répartis dans 64 parcours de master ou de licence.

Vous le savez probablement, l'Université Paris-Saclay est plutôt bien positionnée dans les classements internationaux, ce qui représente un coût, en raison d'une structure assez complexe, d'où l'ensemble des logos de partenaires qui apparaissent à l'écran. C'est la rançon de la gloire.

Dans ce contexte, nous disposions en 2022 de toutes les informations nécessaires pour répondre à un appel à manifestation d'intérêt sur Compétences et métiers d'avenir en intelligence artificielle. Avec Frédéric Pascal, nous avons proposé le projet SaclAI School, qui a été désigné lauréat. Nous avons ainsi remporté 11,5 millions d'euros pour massifier et diversifier les enseignements de l'intelligence artificielle dans notre université.

On parle ici de tout niveau, tout domaine, depuis l'acculturation, y compris des personnels de l'université, de toutes et tous dans cette assemblée, pour ceux d'entre vous qui ne sont pas experts en IA, pour légiférer, pour réguler. Il est particulièrement important de comprendre les concepts sous-jacents à l'IA. Nous visons tous les milieux et tous les âges.

L'université Paris-Saclay rassemble 48 000 étudiants. Sur une année donnée, la répartition de ses effectifs correspond globalement aux pourcentages nationaux. Sur des filières un petit peu techniques, en BUT/DUT, nous accueillons 12 % de filles. La licence d'informatique ou nos doubles diplômes dans lesquels nous mixons des mathématiques difficiles et de l'informatique difficile en attirent 20 à 30 %. La bonne nouvelle, c'est que les filles réussissent plutôt mieux, en moyenne, que les garçons. En proportion, elles sont donc un peu plus nombreuses lorsque l'on passe dans des filières à Bac + 5. Elles commencent à dépasser les 20 %. À CentraleSupélec, la spécialité intelligence artificielle en attire environ 20 %, par exemple.

J'aimerais insister sur le fait que l'intelligence artificielle ne doit être laissée ni aux élites, ni aux mathématiciens et aux informaticiens. Il est urgent qu'elle s'ouvre. L'interdisciplinarité ne doit pas rester un voeu pieux. Nous le voyons dans les chiffres.

À l'Université Paris-Saclay, nous avons monté un certain nombre de licences en double diplôme, qui sont particulièrement sélectives et difficiles. Les étudiants concernés sont particulièrement dotés à la fois en informatique et en sciences de la vie, par exemple. Les chiffres sont clairs. Les effectifs sont beaucoup plus équilibrés, tant à Bac + 3 qu'à Bac + 5, où l'on tend vers une parité.

Une formation mêlant l'informatique et la gestion des entreprises accueille 40 % de filles. C'est plus que d'autres formations proposant de l'informatique. À mes yeux, l'interdisciplinarité est clé pour intégrer plus de filles en sciences.

Deuxième élément, puisque vous parliez de briser les codes, il nous faut donner les codes. Je rejoins complètement ce qui a déjà été dit ce matin. Ce sont les jeunes filles qui ne sont pas nées dans des milieux favorisés qui ont le plus de mal à se retrouver dans ces différentes filières, très sélectives, informatiques, mathématiques. Nous avons mis en place des bourses d'excellence qui poussent la mixité et favorisent particulièrement la parité et l'excellence.

Quelles qu'en soient leurs raisons, les filles posent un certain nombre de questions. Elles sont fondamentalement inquiètes et l'expriment. Nous avons donc cherché à les rassurer, elles, mais aussi les garçons, sur le fait que les mathématiques et l'informatique ne devaient pas faire peur. La mise en place d'un tutorat par les pairs, d'étudiantes vers les étudiantes, joue un rôle clé dans le fait de dédramatiser, de démystifier cette difficulté.

Enfin, il faut agir tôt. On a parlé du CP, c'est exactement le genre de profil exposé sur la diapositive projetée. Les jeunes filles que vous voyez, avec leurs couettes, sont à la fête de la science, en train d'apprendre comment fonctionne un algorithme de deep learning grâce à des petits robots. Sur la photo suivante figure un groupe, cette fois en licence Sciences de la Terre et Physique. Nous avons été surpris depuis plusieurs années de voir à quel point des jeunes filles qui n'étaient absolument pas parties pour faire de l'intelligence artificielle se sont révélées avoir des profils particulièrement intéressants dans ce domaine. On a pu les remettre à niveau, et elles suivent aujourd'hui des cursus en intelligence artificielle. Dans les petits clichés que l'on voit apparaître, Les Simpson nous présentent ce que les adolescents appellent des geeks ou des nerds, quel que soit le cliché sous-jacent. Je leur préfère les décodeuses du numérique du CNRS qui font l'objet d'une bande dessinée, que je vous invite à regarder. Elles ont des petits visages tout aussi sympathiques, et elles sont à mettre entre toutes les mains.

À tous les niveaux, dans tous les domaines, c'est l'interdisciplinarité qui est clé pour ouvrir les sciences aux différents milieux et à tous les âges.

Laure Darcos, vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Merci beaucoup, Madame Cohen-Boulakia. En regardant les images, je me souviens en effet de La main à la pâte créée par Georges Charpak. On n'a jamais fait mieux, je pense, pour inciter nos élèves, très jeunes, à s'intéresser à la science.

Madame Hélène Deckx Van Ruys, copilote du groupe Femmes et IA au Laboratoire de l'égalité, à vous la parole.

INTERVENTION D'HÉLÈNE VAN RUYS
DIRECTRICE RSE ET COPILOTE DU GROUPE FEMMES ET IA
AU LABORATOIRE DE L'ÉGALITÉ

Bonjour à toutes et à tous. Merci pour cette invitation. Je passe en dernier, tout ce que je voulais dire l'a quasiment déjà été, mais la répétition entraîne l'assimilation.

Je suis copilote du Groupe de travail Les Femmes et l'intelligence artificielle au Laboratoire de l'égalité. Je peux vous annoncer avec fierté que nous avons lancé mardi soir le Guide des bonnes pratiques pour une IA plus égalitaire entre les femmes et les hommes.

Nous avons également lancé le Pacte pour une IA plus égalitaire en 2020, mais je voudrais juste revenir sur le Laboratoire de l'égalité quelques instants. Le groupe de travail Les Femmes et l'intelligence artificielle existe depuis 2017. Le Laboratoire de l'égalité promeut avant tout l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et s'est emparé du sujet de l'IA avant 2017. Pourquoi ? Parce que nous avons constaté que celle-ci générait des inégalités de genre, les diffusait, les amplifiait et les reproduisait. Nous avons mené un certain nombre de travaux, à commencer par le Pacte pour une IA plus égalitaire. Nous travaillons avec de nombreuses associations telles que le Cercle d'intérêts ou Arborus. Nous ne sommes pas en compétition, mais travaillons en collaboration pour mutualiser nos savoirs et nos savoir-faire. Nous avons également lancé le livre L'intelligence artificielle, pas sans elles !, d'Aude Bernheim et Flora Vincent, préfacé par Cédric Villani. Nous avons organisé l'année dernière le mois de l'IA égalitaire. Il a constitué un vrai détonateur. Tous les mardis midi du mois de juin, nous organisions avec les cinq parties prenantes - associations, entreprises, recherche, médias, écoles - des webinaires sur l'intelligence artificielle et recueillions leurs connaissances selon leur propre angle de vue. Nous avons collecté tant d'informations que nous nous sommes dit que nous devions aller plus loin, « cruncher la data ». Nous avons lancé une grande enquête sur l'IA, avec trois parties prenantes, les écoles, les entreprises et la recherche. Nous avons reçu un prix de la Fondation des femmes sur l'économie financière des femmes, remis par Isabelle Rome.

Mardi, nous lancions officiellement ce guide. Qu'est ce qui est important quand on parle d'IA et quand on parle des femmes ? Nous sommes tous d'accord, dans cette salle, pour dire qu'il nous manque des femmes, mais pourquoi ? Vous avez parlé de responsabilité au tout début de cette session. À nos yeux, elle est tripartite, partagée entre les parents, l'éducation et les entreprises.

Nous ne reviendrons pas sur les chiffres qui ont déjà été cités. Nous savons que moins de 27 % de filles sortent des écoles d'ingénieurs, qu'il manque 100 000 femmes ingénieurs aujourd'hui en France. En tant que pays civilisé et très avancé, nous nous demandons pourquoi nous avons perdu cinquante ans, parce que la bascule a eu lieu en 1984, et s'est aggravée lors de la réforme du bac. Lors de l'élaboration de notre guide, nous avons interviewé des écoles d'ingénieurs. Nous savons qu'elles accueillent très peu d'étudiantes. Celles qui y étudient sont mises en avant lors des salons de l'étudiant ou de l'orientation. Les filles ne viennent jamais seules, elles sont souvent accompagnées de leurs parents. Quand elles s'avancent vers un stand d'école d'ingénieurs, la plupart du temps, ce sont les parents qui leur disent : « Non, ce n'est pas la peine, n'y va pas, ce n'est pas pour toi, ce n'est pas un bon milieu, ce n'est pas un bon environnement, tu vas souffrir. » J'y vois donc une responsabilité des parents.

Ensuite, que se passe-t-il au niveau de l'orientation ? Elle arrive bien trop tard pour les filles. En seconde, c'est trop tard, elles ont déjà décidé. Il faut donc en parler bien avant. Si l'on veut discuter d'orientation dès le collège, dès l'école primaire, il faut démystifier, dégenrer les métiers de l'IA, de l'informatique, du numérique et donner envie aux filles de s'engager dans ces filières. Comment faire ?

J'aimerais saluer l'École 42, et notamment Sophie Vigier qui a oeuvré pour mettre en place dès le primaire, en CM1ou CM2, des cours de code, de sensibilisation à l'informatique, au numérique, etc. Cette proposition a été actée et est en place, je crois, pour la deuxième année consécutive. Le problème qui s'est posé lorsqu'on a décidé que les petits Français devaient apprendre l'anglais en maternelle ou primaire se pose à nouveau : qui enseigne ces cours ? Ce sont les instituteurs et les institutrices qui ne sont pas formés pour le faire. On veut apprendre aux enfants, les sensibiliser au coding et à l'informatique, mais on manque de ressources. C'est aussi la responsabilité des professeurs.

Nous sommes confrontés à une méconnaissance « métier », à des problèmes d'orientation, de stéréotypes. Comment expliquer aux enfants qu'il n'existe pas de métiers réservés à un genre, et que les filles peuvent être pilotes, astronautes, tout ce qu'elles veulent ? Dans ce cadre, je salue le travail d'associations formidables comme le Women & Girls in Tech, Digital Ladies, Girls who code, qui sensibilisent les filles et les garçons de façon très concrète en leur montrant les usages du numérique et des technologies.

Démystifier le secteur permet de montrer aux filles qu'elles peuvent contribuer à l'intelligence artificielle, présente dans notre vie de tous les jours. Pour ce faire, il nous faut les embarquer dans les filières scientifiques de manière à construire un vivier. On a évoqué plus tôt le phénomène du tuyau percé. En effet, au bout de huit à dix ans, 50 % des femmes quittent le métier. Quelles en sont les raisons ? Nous y reviendrons à l'occasion d'une prochaine table ronde, mais elles ne sont pas bien accueillies. Elles sont confrontées à un environnement problématique dans les écoles, d'abord.

Lors de notre soirée de lancement du guide des bonnes pratiques, Aline Aubertin, femme ingénieure et directrice de l'ISEP (École d'ingénieurs du numérique), était présente à nos côtés. Quand elle a pris la direction de cette école, elle a commencé par mettre en place des actions très simples. On n'est pas du tout dans le film The Hidden Figures, mais presque. Les toilettes des filles étaient à l'autre bout du bâtiment. Il n'y avait en outre qu'une seule cabine. Excusez-moi d'évoquer ce type de détail, qui compte. Nous devons accueillir les filles dans les écoles d'ingénieurs, leur montrer qu'elles ont de la valeur, qu'on les attend.

Je citais le film The Hidden Figures. Je pense que tout le monde connaît les figures de l'ombre : Margaret Hamilton, Dorothy Vaughan, Catherine Johnson, etc. Il est d'utilité publique de les montrer pour donner envie aux filles de rejoindre le secteur. Nous avons des représentations, nous avons toutes nos Simone. Montrons aussi des rôles modèles qui soient accessibles.

Au quotidien, un rôle modèle peut être une ou un professeur, une ou un chef d'entreprise. Je pense aussi à Élisabeth Moreno, parce qu'elle est très charismatique, qu'elle connaît l'entreprise de la Tech. Nous avons besoin de représentation. Si on demande à n'importe qui de citer un rôle modèle dans la Tech, il pensera à Steve Jobs ou à Mark Zuckerberg. Si on lui demande de citer un rôle modèle au féminin, il risque d'être plus embêté. Nous devons donc absolument susciter ces représentativités et l'existence de rôles modèles qui donnent envie.

Avant de conclure, j'aimerais préciser que le numérique est un secteur en grande croissance, puisqu'il croît de plus de 5 % par an, contre 2,5 % pour un secteur plus classique. Il représente une manne de métiers dans lesquels il faut s'investir, dont il faut s'emparer.

Enfin, avec le Laboratoire de l'égalité, et notamment avec notre guide pour une IA égalitaire, nous essayons de changer le paradigme, la vision. Arrêtons de penser que le numérique et l'intelligence artificielle sont négatifs. Bien entendu, certains emplois sont détruits, mais d'autres sont créés. Aujourd'hui, on dit que deux tiers des enfants actuellement en maternelle exerceront un métier qui n'existe pas encore. On dit aussi que les femmes seront les plus touchées par l'automatisation des tâches. Elles seront 11,8 % à en subir les impacts, selon un rapport de McKinsey. C'est vrai, mais il nous faut aussi embrasser cette transformation. Arrêtons de stigmatiser l'IA, de dire que tout est négatif. Nous vivons dans un environnement suffisamment négatif, essayons de changer de paradigme et de penser que ces évolutions sont une marque de progrès. Dans l'automobile, dans le médical, l'IA est une source de progrès. Elle ne remplacera jamais l'humain.

Enfin, on manque de filles dans le domaine de l'intelligence artificielle. Nous devons les encourager à suivre des cursus scientifiques, mais aussi créatifs, de marketing... Il est vrai que statistiquement, on envoie les filles où elles sont surreprésentées, dans la communication, les ressources humaines, le soin. Ces secteurs sont moins rémunérateurs. Elles sont sous-représentées dans la Tech, mais y sont mieux payées. Ce constat signifie que la Tech constitue nécessairement un levier d'émancipation sociale et financière. La réduction des inégalités n'est pas qu'un simple combat de femmes. Elle concerne aussi les hommes, parce qu'ils sont nos alliés. C'est un sujet sociétal dont tout le monde doit s'emparer.

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