D. UNE INTEROPÉRABILITÉ INDISPENSABLE AVEC LES NORMES AMÉRICAINES
L'Union européenne avait accepté de se soumettre aux acteurs américains en matière comptable, en imposant aux entreprises européennes, pour leurs comptes consolidés, les normes de l'International Financial Reporting Standards (IFRS)35(*) d'origine américaine. La répétition de cette soumission en matière de données environnementales serait « une erreur stratégique »36(*).
Les normes d'information en matière de durabilité de l'International sustainability standards board (ISSB) ont été publiées le 26 juin 2023. La norme IFRS S1, s'appuyant sur les normes comptables internationales, les étend au domaine extra-financier et établit ainsi la grammaire et le lexique de ce nouveau langage, l'ouvrant dans l'espace (l'ensemble des chaînes de valeur des entreprises) et dans le temps (horizon court, moyen et long terme). La norme IFRS S2 présente les informations spécifiques liées au climat et est conçue en application et sur la base de IFRS S1.
Ces normes ISSB sont conçues « pour que ces informations soient fournies en même temps que leurs informations financières (et dans le même rapport). Les normes ont été développées pour être utilisées en conjonction avec les exigences en matière de comptabilité. Elles s'appuient également sur les concepts qui soutiennent les normes de comptabilité de l'IFRS, en vigueur dans plus de 140 pays ». Elles « peuvent être appliquées dans le monde entier, créant ainsi une base de référence véritablement mondiale ».
Si les normes américaines l'emportaient, « on s'en tiendra à quelques indicateurs d'empreinte, indispensables pour évaluer les prélèvements physiques sur l'environnement (carbone émis, eau utilisée, sols pollués, déchets traités, matières recyclées...), pour apprécier l'approche respectueuse du capital humain, ou encore la contribution fiscale et volontaire assumée par l'entreprise », selon Patrick d'Humières président de la Commission nationale de normalisation, développement durable et responsabilité sociétale de l'Afnor37(*).
Une guerre des normes de durabilité aurait pu être engagée, mais le dialogue et la coopération semblent prévaloir. Les deux parties privilégient l'interopérabilité de leurs normes respectives.
Pour sa part, la délégation aux Entreprises du Sénat avait milité, dans son rapport du 27 octobre 202238(*), en faveur de l'harmonisation des standards en promouvant le concept de double matérialité, financière et extra-financière.
« J'ai entendu des voix s'élever pour dire que la matérialité d'impact était naïve et simpliste. Permettez-moi de partager quelques réflexions sur le sujet. Tout le monde est d'accord pour dire que la matérialité est financière. C'est même reconnu par la loi européenne et les standards de reporting de durabilité. Par ailleurs, le niveau de convergence est très élevé, sur le segment matérialité financière pour les questions climatiques, entre les normes de l'EFRAG et celles de l'ISSB. On ne peut que s'en féliciter. Ce n'est pas le fruit du hasard, mais du travail acharné des deux institutions. Enfin, la matérialité d'impact n'est pas plus ou moins simpliste et naïve que la matérialité financière. Ces deux matérialités sont comparables dans la manière dont elles impactent le monde. Les informations qu'elles contiennent ne sont pas suffisantes par elles-mêmes pour avoir un impact. Prenez les actifs d'énergie fossile échoués. À terme, ces réserves perdront toute leur valeur. Ce n'est pas neutre sur le plan financier. Ce fait technique est reconnu par les spécialistes. Or la comptabilité financière valorise ces réserves à la hausse car elle se base sur leur valeur de marché. La matérialité financière, en reporting de durabilité, n'a pas plus d'impact sur les marchés financiers aujourd'hui que la matérialité d'impact ne peut en avoir.
Le reporting de durabilité est donc indispensable et il n'y a aucune raison d'opposer la double matérialité de la CSRD et la matérialité financière. Il serait naïf de croire que la seule information sera suffisante. Pour la dimension financière, nous devons réconcilier les horizons de temps. Pour la dimension matérialité d'impact, nous avons besoin de politiques publiques adéquates. La plus grande erreur serait d'opposer l'économie et la durabilité, alors qu'il s'agit du même sujet ».
Thierry Philipponnat, chef économiste à
Finance Watch,
table ronde organisée par la délégation
aux Entreprises le 14 décembre 2023.
La Commission européenne oeuvre ainsi pour favoriser l'interopérabilité des ESRS avec les autres initiatives normatives internationales, notamment avec celles de l'ISSB. Un tableau de correspondance entre les deux premières normes internationales IFRS et les ESRS a été publié le 23 août 2023. Le niveau de convergence est très élevé, sur le segment matérialité financière pour les questions climatiques, entre les normes de l'EFRAG et celles de l'ISSB.
Le 4 septembre 2023, l'EFRAG a également signé un protocole d'interopérabilité avec la Global Reporting Initiative (GRI), fondation indépendante de normalisation volontaire au niveau international.
Entendu le 14 décembre 2023, Patrick de Cambourg, président du Sustainability Reporting Board de l'EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), a estimé que : « pour éviter les rapports multiples, l'Europe s'est efforcée d'intégrer les avancées qui étaient en cours à l'ISSB. Nous avons le sentiment que les entreprises européennes qui prépareront des rapports en application des ESRS incorporeront la quasi-totalité des informations qui seraient requises au plan international. La perspective de l'ISSB est donc intégrée dans la perspective européenne ».
Pour Finance Watch, « le reporting de durabilité est donc indispensable et il n'y a aucune raison d'opposer la double matérialité de la CSRD et la matérialité financière. Il serait naïf de croire que la seule information sera suffisante. Pour la dimension financière, nous devons réconcilier les horizons de temps. Pour la dimension matérialité d'impact, nous avons besoin de politiques publiques adéquates. La plus grande erreur serait d'opposer l'économie et la durabilité, alors qu'il s'agit du même sujet ».
Enfin, pour Emmanuel Faber, président de l'ISSB (International Sustainability Standards Board) : « dans le système comptable actuel, nous ne comptons pas tout ce qui compte, et pas dans les bons horizons. Le projet, en matérialité économique, de l'ISSB consiste à éclairer les informations sur la totalité des chaînes de valeur à court, moyen et long terme. Les actifs échoués apparaîtront car nous demandons, comme le fait la directive CSRD, que les impacts de ces éléments sur les comptes financiers d'aujourd'hui et de demain soient clarifiés. Les intangibles représentent la plus grande partie des bilans des grandes entreprises, notamment cotées, à commencer par les survaleurs des acquisitions, sur lesquelles les entreprises font des paris à très long terme. Les entreprises ne sont donc pas incapables de regarder le long terme ; elles sont incapables d'intégrer les scénarios climat dans un dispositif stratégique qui les amènerait à réviser la valeur des actifs qu'elles ont comptabilisés ».
* 35 Les normes IFRS sont un référentiel comptable, un ensemble de normes (règles) définissant les méthodes de comptabilisation, produit par le Bureau international des normes comptables (International Accounting Standards Board, IASB). Depuis 2005 les IFRS sont applicables aux sociétés cotées sur un marché européen.
* 36 « Se soumettre aux Anglo-Saxons pour les données environnementales des entreprises est une erreur », Alain Grandjean, Jean-Marc Jancovici et Laurent Morel, Le Monde, 30 juin 2022.
* 37 « Il s'agit de savoir si l'entreprise veut contribuer à la stabilisation du monde et éviter ses dérives chaotiques, ou si elle veut continuer à s'abriter derrière les défaillances du marché » Le Monde, 9 septembre 2022.
* 38 Recommandation n°7 du Rapport d'information n° 89 du 27 octobre 2022, « Faire de la RSE une ambition et un atout pour chaque entreprise ».