EXAMEN EN DÉLÉGATION
Lors de sa réunion du 31 janvier 2024, la délégation aux Entreprises a autorisé la publication du présent rapport.
M. Olivier Rietmann, président. - Nous sommes réunis aujourd'hui pour examiner le rapport de Christian Klinger et Michel Masset, à qui nous avions confié en novembre dernier une mission « flash » sur la pénurie de foncier économique. Ce sujet est abordé de façon récurrente par les chefs d'entreprise rencontrés sur le terrain, qui nous font part de leur désarroi. En effet, ils sont destinataires d'injonctions contradictoires du Gouvernement et de l'administration, qui d'un côté les incitent à se développer, mais de l'autre laissent se multiplier les contraintes. Il en va ainsi de l'accès au foncier, qui est devenu un obstacle aux projets de développement d'activité économique. Je remercie nos collègues pour l'important travail qu'ils ont mené.
M. Christian Klinger, rapporteur. - Nous sommes très honorés de pouvoir vous présenter aujourd'hui les conclusions de notre rapport.
Entre fin novembre et fin janvier, nous avons conduit plus d'une vingtaine d'auditions, au Sénat et dans le cadre d'un déplacement en Ille-et-Vilaine. Pour ce rapport, nous avons souhaité adopter une approche particulièrement concrète prenant source dans la parole directe des chefs d'entreprise et s'appuyant sur le recensement concret de leurs difficultés. Cette approche se retrouve dans la structure de notre rapport, qui met en valeur les témoignages d'entreprises.
Notre constat est alarmant : aujourd'hui en France, des dizaines d'entreprises renoncent à développer leurs activités, voire quittent leur territoire, faute de terrain pouvant les accueillir. La situation se dégrade.
Les chiffres sont parlants. Les prix du foncier d'activité ont doublé en 10 ans dans certaines régions. 9 intercommunalités sur 10 signalent que leur parc de foncier économique sera déjà saturé en 2030. Les deux tiers d'entre elles ont déjà vu une entreprise abandonner un projet, ou ont dû en refuser, faute de foncier. En Ille-et-Vilaine, une entreprise sur deux a déjà renoncé à développer ses activités car elle ne trouvait pas d'espace pour s'implanter.
Cette réalité ne fait pas encore l'objet d'une prise de conscience des pouvoirs publics, alors qu'elle fait partie des préoccupations principales des chefs d'entreprise, au même titre que le recrutement ou la charge fiscale. L'impact économique de ces abandons et refus de projets n'est pas mesuré. C'est un angle mort, alors que les conséquences sur l'activité, l'emploi et la croissance sont réelles. C'est l'objet du premier axe de nos propositions, qui vise à mieux documenter et mesurer l'impact de la pénurie de foncier économique.
M. Michel Masset, rapporteur. - Nos travaux soulignent que l'enjeu n'est pas simplement celui de la disponibilité du foncier. Il est aussi celui de la simplification de l'accès au foncier - thème familier à notre délégation.
Même lorsqu'il existe des sites, la durée des procédures, leur complexité, la vulnérabilité aux recours abusifs et le manque de moyens de l'administration déconcentrée font que beaucoup d'entreprises abandonnent tout simplement leurs projets. Ainsi, nous avons entendu une entreprise qui, après 7 ans de procédure, a finalement décidé de jeter l'éponge. Elle souhaitait implanter un nouveau site de 500 emplois directs dans son territoire, avec une contribution réelle à la balance commerciale. Nous avons aussi entendu une entreprise qui s'est développée en parallèle sur deux sites anciens pour suivre la croissance de son activité, et qui n'est pas en mesure de réunir son activité sur un même site modernisé. En conséquence, cette entreprise risque de quitter son territoire historique, sur lequel elle est installée depuis plus de 70 ans.
Le temps administratif correspond de moins en moins au temps économique. C'est un problème de fond. La compétition économique internationale n'attend pas que la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) recrute de nouveaux agents ou que les multiples recours d'associations soient purgés. Nous souhaitons vraiment insister sur ce point, car les quelques efforts menés dans le cadre des lois dites « ASAP », « Industrie verte » et autres sont trop sectoriels et fondés sur une logique de dérogation. Ils ne sont pas allés assez loin, et lorsque les textes ont été modifiés, la pratique n'a pas souvent suivi.
Les efforts récents du Gouvernement se sont concentrés sur les gigafactories, les investisseurs étrangers et les secteurs de l'énergie et de l'industrie verte. Ils ne concernent donc pas la grande majorité des très petites entreprises (TPE), petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI). Pourtant, ce sont elles qui forment le tissu économique de notre pays et qui ont un potentiel de croissance. Au lieu de dérogations, il faut simplifier la règle générale et offrir des solutions à tous, grands comme petits. Il y a urgence.
Le renchérissement des prix du foncier économique sera particulièrement pénalisant pour les TPE et les PME, qui ne peuvent faire face à une charge foncière trop élevée. Nous avons entendu, lors de nos auditions, que le prix du foncier d'activité, qui était plutôt un avantage comparatif de la France par rapport à ses voisins, s'était mué en boulet pour nos entreprises. Il y a donc un vrai enjeu d'attractivité et de compétitivité. Nous avons entendu des témoignages de pays voisins : il nous a été dit qu'à contrario, le foncier n'y était pas un élément bloquant.
M. Christian Klinger, rapporteur. - Nous souhaitons aussi souligner l'enjeu majeur de l'accompagnement des entreprises, qui doit être amélioré. C'est le deuxième axe de nos propositions. Les chefs d'entreprise se retrouvent souvent seuls et perdus face à la nébuleuse des différents interlocuteurs : DREAL, intercommunalité, direction régionale des affaires culturelles (DRAC), Réseau de transport d'électricité (RTE), sous-préfets à l'investissement, agence de développement, services régionaux, réseaux consulaires... Il faut travailler à la lisibilité de cet écosystème pour les entreprises. Nous proposons qu'il soit systématiquement identifié, au niveau de l'intercommunalité ou du bassin d'emploi, un interlocuteur dédié qui jouera le rôle de porte d'entrée.
Au niveau national, nous souhaitons que le mandat d'accompagnement de Business France soit élargi aux projets d'implantation en France de l'ensemble des investisseurs, qu'il s'agisse de Tesla ou d'une ETI alsacienne qui cherche à se développer. Dans les services déconcentrés, il faut un engagement de long terme de l'État pour financer des postes. Les entreprises nous ont dit que le manque d'agents était parfois responsable de mois de délais supplémentaires. C'est inadmissible, mais pas surprenant après des années de suppression d'effectifs. Il faut muscler les services d'instruction de la DREAL pour répondre aux demandes d'implantation des entreprises.
En amont, il nous semble qu'il faut encore renforcer le dialogue social et mieux associer les entreprises à la planification de l'urbanisme et de l'aménagement. Les documents de plan local d'urbanisme (PLU), de schéma de cohérence territoriale (SCoT) ou de schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET) sont de plus en plus rigides et contraignants. Les acteurs économiques ne sont parfois même pas consultés avant leur adoption. Il faut y remédier formellement, mais aussi qualitativement. Il n'est pas admissible qu'une entreprise prévoyante qui avait acheté de longue date son terrain d'implantation découvre du jour au lendemain que celui-ci a été nouvellement classé en zone humide ou inconstructible, et qu'il faille ensuite attendre 5 ans pour modifier le document.
Nous avons pris connaissance avec intérêt de nombreuses initiatives innovantes visant à repérer et à inventorier le foncier disponible, puis à mettre cette information à la disposition des collectivités. Nous pensons qu'il faut veiller à ce que les différentes initiatives locales, régionales et nationales soient articulées entre elles et qu'elles aboutissent, in fine, à une meilleure information des entreprises elles-mêmes.
M. Michel Masset, rapporteur. - Un autre axe de nos propositions est de préserver, rénover et repenser le foncier économique. Parmi nos constats figure celui du grignotage du foncier économique par d'autres usages. Face aux enjeux d'acceptabilité et à la pression du logement, les zones d'activité existantes sont progressivement réduites, voire supprimées. Il n'existe pas, pour préserver les emprises économiques, l'équivalent de la société d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER) pour les terres agricoles. Au fur et à mesure que les zones d'activité perdent leur vocation initiale, il n'est pas recréé, en face, de capacités d'accueil équivalentes. Ce sera pourtant nécessaire si l'on veut réindustrialiser le pays et permettre à l'entreprise de demain de sortir de terre.
C'est aussi pour cela que nous pensons que la réhabilitation des friches sera une solution, mais pas la solution unique. Les friches ne sont pas équitablement réparties en France. Leur réemploi reste difficile et coûteux. Elles sont souvent captées pour d'autres usages : ainsi, le Fonds friches n'a servi que 16 % de projets à vocation économique. C'est trop peu, et nous proposons donc de sanctuariser un volet dédié à l'activité économique au sein du Fonds. Il nous paraît aussi que les règles françaises, et parfois européennes, doivent encore évoluer pour rendre les friches plus attractives. Une friche industrielle déjà artificialisée peut être considérée par l'administration comme un habitat naturel, qui exige alors de conduire des études environnementales aussi poussées que sur un site vierge : c'est contre-productif.
Nous proposons aussi de lancer un programme de soutien dédié à la rénovation des zones d'activités économiques, au nombre de 32 000 environ dans le pays. Beaucoup sont aujourd'hui obsolètes car mal raccordées, vieillissantes et peu optimisées. Les collectivités sont souvent laissées seules face à cet enjeu majeur d'aménagement, alors que leurs ressources fiscales s'amenuisent d'année en année. Il faudrait un équivalent du programme « Action Coeur de Ville » pour les zones d'activités périphériques. Nous recommandons aussi d'élargir le programme « Sites clés en main », qui est aujourd'hui concentré sur un petit nombre de grands sites, afin qu'il puisse aussi bénéficier à des PME et des ETI sur de plus petites surfaces. Un volet territorialisé au niveau de la région ou des intercommunalités serait le bienvenu.
M. Christian Klinger, rapporteur. - Notre quatrième axe de propositions vise à limiter le risque juridique. Les activités économiques souffrent d'une crise aigüe d'acceptabilité, souvent fondée sur des préjugés qui ne rendent pas justice aux engagements pris par les entreprises en matière environnementale ou de limitation des nuisances. Nous avons entendu, lors de nos auditions, qu'il est aujourd'hui très rare qu'un projet, quel qu'il soit, ne soit pas attaqué. Cela pose la question de la cohérence de nos grands objectifs nationaux de plein emploi, de réindustrialisation, de transmission des savoir-faire et de transition de l'économie avec la réalité du terrain.
Ce manque d'acceptabilité se conjugue à la complexité administrative, pour aboutir à une situation d'extrême fragilité juridique des projets, qui peuvent être attaqués à toutes les étapes, pour chaque autorisation ou étude, à de multiples échelons de recours. Les retards se comptent en années. Même si le projet est in fine mis hors de cause, l'entreprise a souvent abandonné, ou les investisseurs se sont retirés. C'est pourquoi nous appelons à étudier l'option d'une procédure d'admission préalable des recours pour écarter les recours abusifs, et ce dès la première instance.
Nous souhaitons aussi un meilleur encadrement de l'étude d'impact des projets, qui est souvent réalisée par des bureaux d'études dont la qualité varie. Ainsi, aucun texte ou aucune certification n'encadre les prestations des bureaux d'études en écologie. De plus, le degré d'exigence est laissé à l'appréciation de chaque DREAL ou de chaque préfet. Le Gouvernement s'était notamment engagé à clarifier les choses concernant la durée de validité de l'étude biodiversité, ce qu'il n'a pas fait. Aujourd'hui, les entreprises passent au minimum 1 an à réaliser cette étude, dont la durée de validité est de 3 ans. Parfois, ce délai ne permet même pas d'obtenir toutes les autorisations nécessaires au projet... De manière générale, il faut offrir aux entreprises une visibilité et une sécurité véritables sur la norme qui s'imposera à elles dans quelques années. De nombreux rapports avant le nôtre l'ont dit, sans être suivis d'effets. C'est regrettable.
M. Michel Masset, rapporteur. - Enfin, notre dernier axe de propositions vise à encourager l'évolution vers des modes durables d'aménagement économique. Cela doit d'abord passer par un effort de simplification, afin de permettre plus facilement à de nouveaux modèles bâtimentaires de voir le jour, par exemple en levant certaines règles de hauteur dans les PLU, ou en supprimant des obligations en matière de parking ou d'espaces verts, qui consomment inutilement de l'espace au sein des zones d'activité et limitent la densification.
Surtout, il nous semble qu'il faut impérativement faciliter la mise en place de mécanismes de mutualisation ou de compensation. Nous visons par-là la compensation environnementale, qui est aujourd'hui nécessaire à la majorité des projets. Or il n'existe à ce jour qu'un seul site de compensation collective. Il faut développer l'offre, et veiller à ce que les petites entreprises y aient accès. Il faut également élargir la contrainte de proximité pour la mise en oeuvre de la compensation, afin que les entreprises puissent plus facilement trouver des sites adéquats.
Nous visons aussi les mécanismes de mutualisation au titre du « zéro artificialisation nette » (ZAN). Certaines entreprises nous ont expliqué que des projets pourtant consensuels et validés par les élus avaient été gelés, voire remis en cause, car les communes ne voulaient pas en porter seules l'impact au titre du ZAN. Or, à ce jour, seuls les grands projets verront leur impact mutualisé (ce qui a été permis à l'initiative du Sénat). Il nous semble qu'il faudrait approfondir la réflexion afin de pouvoir plus facilement mutualiser, à l'échelle locale, les plus petits projets.
M. Christian Klinger, rapporteur. - Voici les conclusions de notre rapport. Il nous semble important que nous, élus locaux, sensibles aux difficultés des entreprises, alertions sur cet enjeu économique majeur dans nos territoires comme auprès de nos collègues ou du Gouvernement. Cet enjeu prendra de plus en plus d'importance dans les années à venir. J'espère que nous aurons l'occasion de faire entendre nos propositions dans les textes de simplification annoncés pour le printemps par le Gouvernement.
M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour ce remarquable travail, très pertinent et percutant, qui méritera un suivi attentif. Vous êtes parvenus à dresser un constat très clair et à formuler des propositions utiles, sans pour autant limiter le champ de vos travaux au sujet du ZAN. Ce thème a déjà fait l'objet de nombreux travaux législatifs et de contrôle, au sein des commissions permanentes et des structures temporaires du Sénat. D'ailleurs, un groupe de suivi dédié au ZAN devrait être constitué dès la semaine prochaine, associant les membres de plusieurs commissions.
M. Clément Pernot. - Force est pourtant de constater que la problématique foncière est intimement liée au ZAN. Ces objectifs de ZAN génèrent une raréfaction du foncier pour tous : communes, entreprises, agriculteurs. Il faudra se débrouiller pour faire du développement économique et de l'habitat en dépit de ces contraintes.
Les grands penseurs me font remarquer qu'il y a des logements vides dans le centre-ville. Or ces logements ne sont pas vides sans raison, et ce n'est pas le ZAN qui y apportera des réponses. C'est dire la difficulté à laquelle font face ceux qui sont en charge de l'aménagement du territoire.
Avec la réindustrialisation se pose une nouvelle question. J'ai passé ma vie à accompagner des projets de développement d'entreprises, principalement de PME. Face aux objectifs de ZAN et à la volonté de développement industriel, il sera certainement nécessaire d'inventer de nouveaux outils de gestion du patrimoine foncier, notamment celui mis à disposition des entreprises. Avec la rupture que représente le ZAN, on ne peut pas imaginer un maintien de la situation telle qu'elle a été jusqu'alors.
Nous nous trouvons confrontés à des situations délicates. Qui doit aménager le territoire ? Qui doit décider de la localisation des zones industrielles et des zones économiques ? Cela ne peut pas se réaliser de manière anarchique. Cela doit être dirigé, et c'est à la collectivité de le faire. Si les acteurs économiques privés restent propriétaires de leur foncier, qui arbitrera au moment de la vente ? Je ne veux pas enlever la liberté aux entreprises, mais comment procéder si je n'ai plus, en tant qu'aménageur du territoire, la liberté suffisante pour continuer ?
Vous avez évoqué les cas d'entreprises auxquelles des refus ont été imposés. C'est bien légitime ! Un territoire de 66 communes auquel il ne reste que 10 hectares de foncier industriel consommable jusqu'en 2030 ne va pas donner 5 hectares à une entreprise dont le projet ne se traduira que par 2 embauches.
En matière de foncier industriel, nous aurons besoin de sortir du schéma actuel et d'inventer de nouvelles formes. Prenez ma ville-bourg de 8 000 habitants. Nous avons consommé 40 hectares ces 10 dernières années. Nous étions très fiers de ce dynamisme. Demain, cette ville n'aura plus que 3 hectares pour se développer. Croyez-vous que le maire répondra favorablement à la demande de terrain d'un industriel qui souhaitera étendre son activité ? Non, et il aura raison de refuser.
Prenons garde à ne pas nous inscrire dans une logique où nous réserverions des terres à l'économie. Du fait du phénomène de rareté, c'est aux aménageurs que la décision devra être laissée. Dans le Jura, nous réfléchissons à des solutions de mise en location, de sorte que l'industriel ne soit jamais propriétaire du foncier. L'élu doit pouvoir conserver la main. Ce sont les mentalités qu'il faut faire évoluer si l'on souhaite maintenir en vigueur la loi sur l'artificialisation des terres.
M. Olivier Rietmann, président. - Lorsque nous avons entendu deux experts en économie, la semaine passée, nos deux intervenants ont estimé que le développement économique n'était pas compatible avec un dispositif qui commence par le mot « zéro ». Le président de France Industrie a dit exactement la même chose ce matin lors de son audition au sein de la commission des affaires économiques.
Mon cher collègue Clément Pernot, nous sommes voisins de département. Il est un sujet que vous n'avez pas évoqué : la concurrence entre projets qui peuvent être perçus comme incompatibles par les collectivités concernées. Les clivages relatifs au foncier économique peuvent également être le fait des élus des territoires.
M. Christian Klinger, rapporteur. - Le ZAN ne fait qu'exacerber la pénurie de foncier. Alors que nous n'en sommes qu'au début de la mise en oeuvre des objectifs de réduction de l'artificialisation, 93 % des intercommunalités estiment que leur parc d'activités sera saturé en 2030 ; 9 % ne sont déjà plus en mesure de libérer des sites d'une surface inférieure à 10 hectares ; et 64 % des entreprises craignent que le manque de foncier ne les conduise à renoncer à des projets dans les prochaines années.
Il y a aussi des enjeux fiscaux : avec des revenus réduits par la suppression progressive de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et la réduction de la cotisation foncière des entreprises (CFE) et de la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB), quel est encore l'intérêt pour une commune d'accueillir une usine, avec les aspects négatifs perçus par les habitants, par exemple la circulation de camions ? Tout cela entraînera probablement des réflexions nouvelles, par exemple tendant à partager les ressources financières tirées de l'attractivité d'une zone économique.
Effectivement, certaines collectivités ne vendent déjà plus leur foncier économique. Elles ont recours à des baux emphytéotiques pour rester maîtres du jeu dans le développement économique de leur territoire.
M. Michel Masset, rapporteur. - Vous soulevez aussi l'enjeu d'interconnexion, ou à l'inverse les divergences de vision, entre les territoires. Comment construire avec une vision plus large ? La réponse passe par la capacité à agir ensemble avec les collectivités voisines, qu'il s'agisse d'intercommunalités, de départements ou de régions. Nous devons avoir une vision beaucoup plus large de l'économie, qui inclut les enjeux de mobilité et d'habitat. Sans dépasser la compétence propre à un chacun, ce sera plus difficile. Il s'agit d'écrire ensemble un projet de territoire.
Les collectivités doivent-elles intervenir pour faire du portage immobilier, garder une main sur l'activité et maîtriser ce que sera l'économie de demain ? Déjà aujourd'hui, les entreprises ne sont pas toujours propriétaires : certaines passent par des sociétés civiles immobilières (SCI). Il y a là une réflexion à mener.
Les deux intervenants de grande qualité entendus la semaine dernière lors de l'audition plénière de notre délégation prouvent que l'on ne peut pas parler d'économie sans s'interroger sur les modes de consommation et de production d'aujourd'hui et de demain.
M. Gilbert Favreau. - Le problème qui se pose à nous ne concerne pas que le foncier utilisé pour l'implantation d'entreprises : c'est aussi un problème pour les infrastructures. Il y a, dans mon département, un hôpital neuf qu'il fallait relier à une route. Le département a décidé de construire une voie routière de 5 km. Les exigences de la DREAL et de la direction départementale des territoires (DDT) étaient telles que le prix a triplé par rapport aux prévisions initiales. Les directions ont notamment exigé du département qu'il construise une route suffisamment large, avec de part et d'autre des aménagements destinés à la protection de l'environnement.
Sur ces 5 km de voie, il a donc fallu mettre en oeuvre de chaque côté de la route des « crapauds-ducs », des viaducs à crapauds, pour permettre aux animaux de passer d'un côté à l'autre ; mais aussi des trous d'eau pour préserver certaines espèces aquatiques ; des fourrés pour protéger les serpents ; et des aménagements spécifiques pour les insectes. Nous marchons sur la tête. Malheureusement, les services déconcentrés sont complètement imprégnés d'une philosophie qui n'est pas compatible avec le fonctionnement ordinaire de l'économie.
M. Patrick Chauvet. - Ce qui arrive avec le ZAN créera de vraies difficultés, mais le coup était déjà parti avant. La loi dite « NOTRe » a obligé les intercommunalités de moins de 15 000 habitants à se réunir. Ces nouvelles intercommunalités doivent gérer la rareté, et composer avec trois stratégies de développement économique historique des intercommunalités préexistantes. On va donc diviser les élus au sein des territoires.
J'ai vécu, dans mon département, une sélection des activités économiques. Les activités qui consomment du foncier sans apporter de plus-value, notamment en termes d'emplois, resteront à la rue. Or jusqu'à maintenant, les grandes agglomérations captaient les entreprises qui consommaient peu d'espace et qui apportaient beaucoup d'emplois. Les zones logistiques à l'inverse étaient installées en milieu rural, ainsi que les entreprises du bâtiment. C'est désormais un enjeu d'aménagement du territoire, car nous risquons d'aboutir à des territoires qui n'auront que de grands hangars et de grands bâtiments, sans emplois générés.
M. Christian Klinger, rapporteur. - Personne ne veut de boîtes vides volumineuses qui génèrent peu d'emplois. Pourtant, il faut bien des plates-formes logistiques, puisque dès qu'il existe une activité de production, il faut trouver un emplacement pour stocker le produit final avant sa distribution. Personne ne veut voir ces plateformes, on préfère les voir chez le voisin.
M. Michel Masset, rapporteur. - La question fondamentale est la suivante : on nous a fait part d'une pénurie de foncier, de situations extrêmement complexes, mais si l'on résout ces problèmes, créerons-nous réellement davantage d'activité ? La réponse unanime que l'on nous a fait est que oui, nous pourrions créer davantage d'activité dans le pays si nous apportons les réponses nécessaires.
M. Clément Pernot. - La vérité d'un jour n'est jamais celle du lendemain.
En 2008, une communauté de communes du Jura avait décidé de créer une zone pour accueillir les entreprises sources de nuisances. Nous avons eu toutes les difficultés du monde à le faire, car nous étions éloignés de l'urbanisation. Il nous a fallu 1 ans. Nous avons affecté 20 hectares à cette zone industrielle, pour une petite dizaine d'emplois. C'est peu, mais nous avions besoin de ces activités économiques.
À présent, je dis « stop » à tous les projets. Nous « renaturons » actuellement 10 hectares afin de pouvoir en construire autant à proximité de la ville-bourg. C'est un monde de fous. Toutes ces manoeuvres coûtent extrêmement chères. Nos administrés ne comprennent pas, et la puissance publique n'en sort pas grandie.
Mme Pauline Martin. - Nous connaissons bien la logistique dans le Loiret, situé au coeur du réseau routier. Elle est productrice d'emplois dans nos territoires ruraux, dès lors que les zones d'activité sont bien positionnées. Nous vivons très bien avec ces activités, à la plus grande satisfaction de nos habitants.
Concernant les services de l'État et leur capacité à empêcher les entreprises de se développer, la situation s'est complexifiée depuis une quinzaine d'années. Je mesure mal notre capacité à faire bouger les lignes. Entreprises comme collectivités souhaitent que nous empêchions les DREAL et DDT de leur mettre des bâtons dans les roues. Les cabinets d'études auxquels nous faisons appel craignent tellement de se faire « retoquer » par les services de l'État qu'ils ajoutent des exigences et des contraintes : on ne s'en sort pas. Il faut que nous soyons proactifs en la matière.
Mme Anne-Marie Nédélec. - Le ZAN est à l'origine de nos problèmes. En créant la rareté, on provoque la spéculation et on casse les dynamiques vertueuses. Tout le monde est sur la défensive. Le ZAN est au centre du sujet, or, nous ne sommes pas très offensifs en la matière.
Je fais partie d'une agglomération de 63 communes. Si nous affectons à chaque commune une enveloppe d'artificialisation minimale d'un hectare, comme le prévoit désormais la loi, il n'y a plus assez pour répondre au reste des besoins.
Par ailleurs, je déplore la logique du « quoi qu'il en coûte » à tous les étages. Les services déconcentrés ne prennent pas en compte le coût de revient des projets. Multiplier par trois le coût d'une route pour sauver un crapaud ou une couleuvre, c'est délirant, d'autant plus que les collectivités n'en ont pas les moyens. Est-ce bien raisonnable ?
L'argument phare que l'on nous oppose concernant les logements et les industries est celui du potentiel des friches et des reconversions. Or, les terrains ou les logements vacants ne se situent pas forcément à côté des besoins. Cela dépend beaucoup des activités. On peut répondre à certaines situations par des bâtiments en hauteur, mais on ne peut pas empiler des presses de 8 000 tonnes les unes sur les autres. Ces contradictions, les gens de terrain les connaissent par coeur, mais elles échappent à ceux qui font la loi. Ce n'est pas supportable.
Mme Sylvie Valente Le Hir. - Je souscris à l'ensemble des points que les rapporteurs ont soulevé dans le rapport. Il est vraiment handicapant de devoir choisir entre le foncier économique et le foncier habitable sur nos territoires. Il faudrait que nous prenions l'habitude de travailler avec les entreprises lorsque nous élaborons les PLU et PLUI (plans locaux d'urbanisme intercommunaux).
Le poids et la prolifération des normes sont perçus comme de véritables obstacles pour les porteurs de projets qui souhaitent s'installer. Les entreprises partent plutôt que d'attendre de pouvoir réaliser les études « quatre saisons ». Nous devons travailler sur les délais, beaucoup trop pénalisants pour nous tous.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Je voudrais témoigner de la possibilité d'avoir des territoires qui s'accordent sur la dynamique du développement économique. Je viens d'une commune située à côté de Reims, dont la communauté urbaine regroupe 143 communes. Il s'agit de la plus grosse communauté urbaine au niveau national. Ce territoire très diversifié a des enjeux très variés. Il n'est pas évident de promouvoir le développement économique à un endroit plutôt qu'à un autre. Chaque territoire a envie de dynamisme. Le consensus est donc difficile à trouver.
Ma commune dispose d'un gros pôle agro-industriel, implanté depuis longtemps. Les produits des uns sont les matières premières des autres, dans un cercle très vertueux. Sans avoir été encadrées, les entreprises se sont développées en fonction des opportunités. Cette activité agro-industrielle génère de nombreux emplois sur le territoire. Aujourd'hui, les industries ont besoin de se développer pour pérenniser leurs activités.
Nous souhaitons créer une zone d'aménagement concerté (ZAC). Elle ne pourra voir le jour que lorsque les trois communes concernées seront d'accord sur leur PLU. Dans un contexte où les gens sont las du trafic routier, il faudra créer une route supplémentaire. Le tout sera consommateur de foncier. Il faut de la pédagogie associée au développement économique. J'entends des habitants de communes voisines dire qu'ils ne souhaitent pas que la ZAC se développe, car cela engendrera du trafic de camions supplémentaire chez eux, donc une dévaluation de leur terrain. Ces personnes oublient que, si leur terrain vaut quelque chose, si la zone est attractive pour l'emploi et les commerces, c'est bien parce qu'il existe de l'activité et du dynamisme.
Je ne néglige pas les nuisances de certaines activités, mais les réflexions doivent être mises en commun. Face aux enjeux en matière de biodiversité et d'économie circulaire, nous essayons de rattraper en 20 ans ce qui ne s'est pas fait en 60 ans. Cela bouscule forcément les codes. Nous devons accompagner ces développements sur le plan politique et méthodologique, en pensant à notre environnement et nos populations.
M. Olivier Rietmann, président. - Je ne peux qu'appuyer votre propos. Nous ne faisons pas du développement économique sur nos territoires ruraux sans raison. Simplement, du développement économique naît le développement des services publics, en matière médicale, d'éducation... Tout tient au développement économique. Encore faut-il bien l'accompagner.
M. Damien Michallet. - J'ai été maire d'une petite commune qui a connu un développement économique fort. Nous comptons sur l'une des zones logistiques les plus grandes de France, avec 8 000 à 10 000 emplois et des milliers de camions en transit chaque jour. Nous le vivons plutôt bien, car la filière s'est organisée. Nous avions encore le potentiel foncier pour un développement de 300 hectares, que nous ne ferons finalement sans doute pas.
Je voudrais partager avec vous l'aberration qui résulte de l'application de certaines normes. Il a été imposé à tous les industriels, au cours des 40 dernières années, d'intégrer une forme de compensation en espaces verts. Chaque industriel doit disposer d'une surface d'espaces verts, souvent d'ailleurs complètement étanche, équivalente à celle de son hangar. Nous avons créé de nouveaux écosystèmes, mais à l'échelle d'un parking de zone d'activité... Ce mitage absolument aberrant. Le terrain est condamné et ne peut plus avoir de vocation industrielle. Il est question de centaines d'hectares ainsi immobilisés.
Par ailleurs, la loi sur l'eau impose des règles spécifiques en matière de bassins d'infiltration. Dans l'un des projets dont j'ai connaissance, quelqu'un a décidé un jour qu'il fallait prévoir, à un endroit précis, un bassin de 3 hectares sur 2,50 mètres, sans qu'aucune étude n'ait été faite sur les flux de la nappe souterraine ni les besoins en eau.
Cela démontre que les normes, si elles sont nécessaires, doivent être amendées face à la réalité. Davantage que les élus, c'est le préfet qui doit avoir la main sur ses services déconcentrés. Lorsque nous lui avons demandé de prendre position sur cette aberration relative aux bassins d'infiltration, que nous avons d'ailleurs refusé de construire, la décision ne lui appartenait pas. Il est complètement fou que ni les élus, ni l'État n'aient la main sur l'accompagnement économique.
M. Daniel Laurent. - Nous sommes tous concernés par les difficultés d'accès au foncier économique. La réutilisation des friches industrielles reste très difficile.
Les quinze propositions des rapporteurs déboucheront-elles sur une proposition de loi, ou attendons-nous l'évolution des règles relatives au ZAN ?
M. Michel Bonnus. - Dans une commune du Var, qui accueille Cadarache, centre de recherche et de développement du commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), il n'y a plus aucun médecin, ce qui engendre le désarroi des habitants. Il y a ici un vrai décalage.
M. Olivier Rietmann, président. - Cela démontre que l'installation d'une entreprise ou d'une activité n'est pas à prendre à la légère et doit être pesée prudemment. Cadarache accueille notamment le projet ITER, de fusion nucléaire, à portée internationale et avec plusieurs milliards d'euros d'investissements à la clé.
Je retiens deux choses de nos échanges. Tout d'abord, le fait que la complexité de la norme et l'incertitude sur le degré d'exigence attendu poussent les services déconcentrés et les bureaux d'études à la surenchère. Ensuite, s'il est logique qu'il y ait des normes, le véritable problème est l'absence de sens à ces obligations.
Ainsi, dans mon département, une entreprise qui a construit un site de 5 hectares avait dû réaliser des fouilles archéologiques sur la totalité des 8 hectares de l'emprise, pour se préparer à une future extension. L'an dernier, cette société a annoncé sa volonté d'extension sur les 3 hectares ayant déjà fait l'objet de fouilles archéologiques, mais en débordant d'environ 20 ares supplémentaires. Il lui a été demandé de faire des fouilles non seulement sur ces 20 nouveaux ares, mais aussi sur les 3 hectares précédemment fouillés, au motif qu'il s'agit d'un nouveau projet et que 10 ans se sont écoulés depuis les dernières procédures. Cela lui coûtera près de160 000 euros.
En réponse à notre collègue Daniel Laurent qui s'interrogeait sur les suites de ce rapport, je vous précise qu'un certain nombre de lois seront bientôt présentées par le Gouvernement et examinées par notre assemblée sur des sujets connexes, et notamment la simplification des projets. Nous ne manquerons pas, par le biais de nos rapporteurs, de déposer des amendements traduisant leurs recommandations, plutôt que de présenter une proposition de loi dédiée qui devrait effectuer une navette complète. Cela permettra de réagir plus rapidement. Ces amendements vous seront alors envoyés pour cosignature.
M. Michel Masset, rapporteur. - Nous vous avons présenté notre constat, avec son lot d'interrogations et d'inquiétudes. Le manque de visibilité se traduit parfois, localement, par des tensions entre acteurs économiques et élus.
J'ai travaillé pendant longtemps dans un grand groupe régional. J'avais pour mission de gérer des points de vente. La vision de l'activité était alors complètement différente, puisque les collectivités territoriales venaient alors nous chercher pour nous demander de nous implanter. Aujourd'hui, la sélectivité des collectivités est plus forte : Quelle est votre activité ? Y aura-t-il des nuisances ? Combien génèrerez-vous d'emplois ?
L'économie répond toujours à un marché : elle nécessite de la flexibilité et de la réactivité. Tout cela est lié à notre mode de consommation mondialisé, et à une activité législative au niveau européen qui n'est pas sans créer de problèmes pour les producteurs, comme nous le rappelle aujourd'hui le monde agricole.
Que nous manque-t-il ? Certainement un rapprochement entre le public et le privé. Il faut mieux associer les acteurs économiques aux documents d'urbanisme, de manière à anticiper les choses. Le rapprochement de ces deux mondes permettrait de parfaire les projets de territoire, avec la flexibilité nécessaire.
On ne peut pas non plus tolérer que les prestations des bureaux d'études ou que les appréciations des préfectures soient aussi variables d'un territoire à un autre. Ce sont ensuite les élus qui doivent expliquer que l'on nous invite à ne pas entreprendre. Ce n'est évidemment pas notre rôle : notre rôle consiste à accompagner les acteurs économiques, dans le respect de l'environnement.
Je pense aussi qu'il faut rapprocher davantage les lieux d'habitation et de travail, en les reliant par des mobilités plus douces et par des formes bâtimentaires adaptées. Mais c'est là une réflexion plus profonde, qui dépasse le champ de nos travaux relatifs au foncier économique.
M. Christian Klinger, rapporteur. - Plusieurs travaux avant nous ont suggéré que les sous-préfets s'emparent davantage de leur rôle en soutien au développement économique, et soient réellement les chefs d'orchestre de l'administration. Cela pourrait mettre de l'huile dans les rouages.
Les choix opérés par la France traduisent souvent une forme de surtransposition, par exemple en matière de compensation environnementale. Les normes françaises sont souvent maximalistes, là où nos voisins sont minimalistes. Le politique doit reprendre la main.
Nous n'allons pas déposer de proposition de loi dédiée. Le député Charles Rodwell, que nous avons rencontré, travaille également sur le sujet. Il a rendu un rapport au Gouvernement. Nous profiterons des différents textes de loi qui se présenteront à nous pour porter des amendements traduisant nos recommandations.
M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour votre travail. Nous allons maintenant porter votre rapport aux voix. Le titre choisi par les rapporteurs est « Difficultés d'accès au foncier économique : l'entreprise à terre ? ».
À l'unanimité, le rapport est adopté et sa publication est autorisée.