N° 110
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024
Enregistré à la Présidence du Sénat le 15 novembre 2023
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur les modalités d'investigation recourant aux données de connexion dans le cadre des enquêtes pénales,
Par Mme Agnès CANAYER et M. Philippe BONNECARRÈRE,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. François-Noël Buffet, président ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Philippe Bonnecarrère, Thani Mohamed Soilihi, Mme Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Mme Nathalie Delattre, vice-présidents ; Mmes Agnès Canayer, Muriel Jourda, M. André Reichardt, Mme Isabelle Florennes, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Philippe Bas, Mme Nadine Bellurot, MM. Olivier Bitz, François Bonhomme, Hussein Bourgi, Ian Brossat, Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Jacqueline Eustache-Brinio, Françoise Gatel, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, Hervé Marseille, Michel Masset, Mmes Marie Mercier, Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mme Olivia Richard, M. Pierre-Alain Roiron, Mmes Elsa Schalck, Patricia Schillinger, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.
L'ESSENTIEL
Présentes dans 85 % des enquêtes pénales, les données de connexion (ou métadonnées) sont les traces techniques laissées par un terminal (appareil portable, objet connecté, ordinateur...) sur un réseau lors de sa connexion à celui-ci. Capables de révéler les déplacements d'une personne, ses interactions numériques ou téléphoniques avec des tiers ou encore la liste des sites internet qu'elle a visités, elles jouent un rôle majeur, à charge comme à décharge, dans les investigations sur les affaires criminelles les plus lourdes - des disparitions de la jeune Lina et du petit Émile à l'été 2023 à l'enquête ayant permis l'identification des membres du commando terroriste responsable des attentats du 13 novembre 2015. Mais elles ont aussi une place centrale dans l'élucidation de faits plus « banals », qui relèvent de la « délinquance du quotidien » : c'est ainsi par les données de connexion que les enquêteurs peuvent identifier d'éventuels receleurs après un vol de portable. Enfin, à l'heure où le développement du numérique va de pair avec une croissance exponentielle de la cyber-délinquance, les données de connexion sont, pour toutes les infractions commises en ligne (cyber-harcèlement, arnaques sur internet, pédopornographie...), les seules preuves disponibles.
Outil précieux pour les services de police et de gendarmerie et pour les magistrats qui dirigent les enquêtes, les données de connexion ont toutefois vu leur vaste utilisation remise en cause par des arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne qui, depuis près de dix ans, sont venus progressivement prohiber la conservation généralisée de ces données à des fins pénales, limiter leur utilisation par les enquêteurs aux infractions relevant de la criminalité dite « grave » et imposer avant tout accès à ces données un contrôle préalable par une autorité indépendante ou par une juridiction - interdisant de facto que ce contrôle soit placé sous la seule autorité du parquet. Alors que le législateur est déjà intervenu par deux fois, avec la loi n° 2021-998 du 30 juillet 2021 relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement en ce qui concerne la conservation des métadonnées puis, en matière d'accès, avec la loi n° 2022-299 du 2 mars 2022 visant à combattre le harcèlement scolaire, notre droit national n'apparaît toujours pas pleinement conforme à la jurisprudence de la Cour.
Dans ce contexte, la commission des lois a créé en son sein, en février 2023, une mission d'information sur l'usage des données de connexion dans l'enquête pénale en chargeant Agnès Canayer, Philippe Bonnecarrère et, jusqu'en octobre 2023, Jean-Yves Leconte, des fonctions de rapporteurs.
À l'issue de ses travaux, après trois déplacements et 21 auditions ayant permis d'entendre 56 personnes, elle formule 16 recommandations pour :
- assumer en Europe une position forte, en faisant du sujet des données de connexion une priorité pour la France ;
- faire évoluer notre droit national pour mieux encadrer la procédure d'accès aux métadonnées tout en adoptant, en matière de conservation, une approche pragmatique ;
- éviter que la nouvelle procédure de contrôle des accès aux données de connexion, légitime dans son principe et incontournable pour garantir le respect du droit européen, ne se traduise par un « choc procédural » pour les acteurs de l'enquête.
I. LES DONNÉES DE CONNEXION, PIERRE ANGULAIRE DE L'ENQUÊTE PÉNALE
A. LES MÉTADONNÉES, DES DONNÉES SENSIBLES AUX USAGES MULTIPLES
Les données de connexion sont de trois types : les données d'identification (identité civile liée à un numéro de téléphone, à une adresse IP, à un numéro d'abonné, à un numéro de carte SIM...), qui sont les moins sensibles car elles ne relèvent rien de la vie privée des personnes concernées ; les données de trafic (liste des contacts téléphoniques, des SMS et courriels reçus et envoyés, ce qui couvre notamment les factures détaillées ou « fadettes ») ; les données de localisation, qui permettent de connaître plus ou moins précisément l'emplacement de l'utilisateur en identifiant l'antenne-relais à laquelle son appareil s'est connecté. Les métadonnées recouvrent donc l'intégralité des données techniques liées aux communications, à l'exception notable de celles relatives au contenu des échanges : elles ne permettent de connaître ni le texte des messages (courriels, SMS...) envoyés ou reçus, ni la nature des propos tenus lors de conversations téléphoniques.
Présentant de nombreux usages pour les enquêteurs (identification des protagonistes d'une infraction ; mise au jour de lignes occultes ; identification des personnes présentes sur le lieu de commission d'une infraction...), les données de connexion sont aujourd'hui une preuve « reine » et constituent à la fois un point de départ pour les investigations et une exigence des magistrats du siège comme gage de crédibilité de l'accusation. En 2022, ce sont ainsi près de 3 millions de données qui ont fait l'objet d'une réquisition ; attestant du rôle central des données de connexion dans les enquêtes pénales, ce nombre est par ailleurs en hausse tendancielle de 10 % par an.