AVANT-PROPOS DES RAPPORTEURS

La Nouvelle Calédonie présente de fortes singularités. Terre hospitalière, depuis longtemps ouverte à d'intenses courants d'échanges dans l'immense bassin de vie océanien, elle a accueilli depuis des millénaires de multiples apports de population dont témoignent aujourd'hui encore la multitude des langues et la variété des types humains qui donnent sa physionomie au peuple « premier » néo-calédonien, le peuple kanak. Ce peuple est profondément attaché à une culture imprégnée d'une spiritualité qui lui a permis de s'ouvrir naturellement à l'évangélisation chrétienne tout en demeurant fidèle à son propre héritage, dans lequel les valeurs d'humilité, de respect humain, d'échange et de partage sont fondamentales. La terre nourricière, avant d'être source de richesses et de vie, s'y inscrit comme le vecteur d'un lien vivant avec les générations précédentes, qui lui confère un caractère sacré.

L'observation de la coutume par l'étranger lui permet de se présenter et de demander à être accueilli sur la terre de ceux qui l'ont reçue en partage depuis des temps éloignés et y maintiennent vivante la tradition de leurs ancêtres. La coutume permet ainsi de se connaître et de se reconnaître l'un l'autre. L'individualisme et le matérialisme, alors qu'ils comptent parmi les ressorts du dynamisme économique, demeurent aujourd'hui encore des notions largement étrangères voire contraires aux valeurs mélanésiennes.

Combinée au fait colonial, la méconnaissance et l'incompréhension de cette culture a été et demeure à l'origine d'un « traumatisme durable pour la population d'origine et (...) d'atteinte[s] à la dignité du peuple kanak »2(*) qui n'ont longtemps pas été reconnus. Malgré les efforts déployés de part et d'autre pour se connaître, se comprendre et se respecter, des malentendus, jamais anodins, se répètent dans une grande variété de situations. Ils sont susceptibles de dégénérer en affrontements violents lorsqu'ils acquièrent une dimension collective ou par l'effet de leur accumulation.

Si les appréciations divergent quant au nombre de Kanaks résidant en Nouvelle-Calédonie avant la prise de possession française, cette population a été décimée par les épidémies, relayées par une spectaculaire décroissance de la natalité et elle ne comptait plus que 20 000 personnes au début du XXe siècle. La population kanak atteint aujourd'hui un effectif de plus de 110 000 personnes et s'élargit à une importante population métisse dont la tradition reconnaît l'appartenance au peuple kanak par filiation même incomplète. 11 % de la population calédonienne déclare ne pas se rattacher à une seule communauté tandis que 7,5 %, soit 20 000 personnes, se déclarent Calédoniens sans renseigner de communauté d'appartenance lors du dernier recensement3(*), ce qui donne la mesure approximative d'un métissage dont l'ampleur signifie le dépassement des clivages communautaires dans la vie de la société et constitue une promesse de réconciliation politique et un appel silencieux à la concorde civile. La communauté européenne est sensiblement moins nombreuse que la communauté kanak. Il faut aussi tenir compte de fortes communautés wallisienne, futunienne, ni-vanuataise, tahitienne, vietnamienne, japonaise, indonésienne et même chinoise.

Dans cette mosaïque humaine et culturelle, le dépassement des logiques communautaires est une nécessité absolue pour que la Nouvelle-Calédonie puisse vivre dans la paix et la stabilité en s'identifiant à un destin commun. C'est la condition même du développement économique et social néo-calédonien, le préalable à remplir avant de pouvoir espérer relever les défis de l'avenir.

Le refus des antagonismes s'exprime nettement au sein de la société calédonienne. Il se manifeste en particulier dans le monde du travail, au sein duquel ne semble pas se faire jour d'oppositions de nature ethnique exploitées par les forces syndicales. L'absence de préjugés ethniques est également apparue aux rapporteurs comme très nette parmi la jeunesse, favorisée par le brassage scolaire et périscolaire.

Il n'en reste pas moins vrai que des aspirations décolonisatrices continuent à être défendues fermement et avec constance, comme en témoignent les récents scrutins d'autodétermination et les résultats aux dernières élections provinciales comme législatives. Ces aspirations ne sont pas à la veille de disparaître du seul fait que l'accord de Nouméa auraient désormais épuisé tous leurs effets. Elles recouvrent l'exigence essentielle d'une émancipation culturelle à laquelle continue de s'ajouter, tout en étant distincte, la demande d'un accès de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté, sans exclure de l'organiser sur un modèle novateur qui n'impliquerait pas de rupture avec la République.

L'aspiration à un État unitaire indépendant ne peut sans doute pas trouver de source directe dans la tradition des sociétés mélanésiennes précoloniales, mais elle n'en est pas moins forte. Elle s'autorise d'un droit à l'autodétermination reconnu par la Charte des Nations unies, qui trouve aussi un fondement de principe et une protection dans la Constitution française. Ce droit ne peut être remis en cause. Il s'est déjà exercé à trois reprises au cours des années récentes, conformément aux lois constitutionnelles et organiques prises pour l'application de l'accord de Nouméa.

Aujourd'hui, la tentation existe parmi la population d'origine européenne de renvoyer au passé l'exercice de ce droit pour ouvrir la voie au développement calédonien dans un cadre rénové, stable et durable.

Il faut cependant être conscient qu'un accord sur le statut et les institutions de la Nouvelle-Calédonie pourra difficilement être trouvé sans imaginer pour l'avenir de nouvelles modalités d'exercice de ce droit. Mais comment éviter alors d'ouvrir une nouvelle période d'incertitudes, préjudiciable à tous, quel que soit l'avenir souhaité par les uns et les autres pour la Nouvelle-Calédonie ? Le dilemme ne trouvera pas de solution toute faite.

La voie est à l'évidence étroite. Elle ne pourra s'élargir que si la volonté de vivre ensemble et la recherche sincère des modalités de ce vivre ensemble l'emportent sur les considérations juridiques et sur la tentation du passage en force. Il est juste bien sûr de tenir compte des résultats démocratiquement acquis des consultations sur l'accession à la pleine souveraineté. Ils se sont déroulés dans des conditions dont la régularité juridique n'est pas contestée. L'État, qui n'a pas pris position lors des campagnes référendaires, doit cependant rester attentif à la nécessité de ne pas déséquilibrer le dialogue avec les deux autres parties. Il n'y aura pas de solution durable pour la Nouvelle Calédonie hors d'un cadre négocié et accepté par chaque partie. Une démarche unilatérale ne constituerait pas une méthode appropriée. Elle conduirait inévitablement à l'exacerbation des tensions. Ses conclusions risqueraient d'ailleurs de ne pas réunir les majorités nécessaires au sein de l'Assemblée Nationale et du Sénat puis du Congrès du Parlement français.

Après avoir recommandé au Gouvernement une méthode pour renouer les fils du dialogue par l'adoption d'un premier rapport d'étape, les rapporteurs ont poursuivi, par leurs travaux, l'objectif d'apporter des solutions permettant à la Nouvelle-Calédonie de construire pacifiquement et sereinement son avenir institutionnel et ses relations avec l'Hexagone.

À l'issue de travaux complémentaires, le présent rapport final s'attache, d'une part, à dresser le bilan de l'accord de Nouméa et ses enseignements pour l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, et, d'autre part à fixer les conditions d'une négociation ambitieuse au bénéfice de l'ensemble des Calédoniens, laissant ainsi un large espace aux prochaines négociations entre acteurs calédoniens.

S'inscrivant dans la continuité de la mission d'accompagnateur des négociations que s'est donnée le Sénat, invitant les acteurs à prendre toutes leurs responsabilités dans l'émergence d'un consensus à travers ce processus, les rapporteurs n'ont pas voulu préempter les débats entre les acteurs indépendantistes et non-indépendantistes et l'État. Ils ont seulement souhaité préciser sous quelles conditions ces débats pourraient déboucher sur un accord entre les trois parties.

Les rapporteurs rappellent, toutefois, l'importance du maintien des élections provinciales en 2024 et n'envisagent un report de celles-ci que s'il était la conséquence nécessaire d'un accord spécifique préalable avalisé par le Parlement.

Ils exposent, enfin, les conditions qui pourraient permettre la validation par le Parlement d'un accord global, qui devra être équilibré et ne saurait donc être obtenu à n'importe quel prix pour aucune des trois parties au dossier calédonien.


* 2 Préambule de l'accord de Nouméa, signé le 5 mai 1998.

* 3 Sources : Insee-Isee, recensements de la population, 2019.