INTRODUCTION
Mesdames, messieurs,
À la fin du mois de mars 2023, plusieurs médias mettent en cause l'utilisation des crédits du fonds Marianne1(*). Ce fonds, dont la création a été annoncée le 20 avril 2021 par Marlène Schiappa, alors ministre déléguée chargée de la citoyenneté auprès du ministre de l'intérieur, sur le plateau d'une chaîne de télévision d'information continue, est destiné à défendre les valeurs de la République sur internet.
Au regard de la gravité de ces accusations portant sur l'emploi de fonds publics mobilisés pour répondre aux processus de radicalisation pouvant conduire à des attaques directes contre nos concitoyens, le Président de la commission des finances, Claude Raynal, saisit le vendredi 14 avril le ministre de l'intérieur et la secrétaire d'État chargée de la citoyenneté, en application des dispositions de l'article 57 de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001, d'une demande de communication de documents concernant les attributions du Fonds Marianne en mai 2021.
Les éléments qui lui sont transmis en réponse ne lui permettent néanmoins pas de répondre aux interrogations soulevées sur les critères de sélection des associations soutenues par le fonds Marianne, sur leurs réalisations et sur le contrôle de l'exécution des projets.
À son initiative, la commission des finances décide donc, le 3 mai 2023, à l'unanimité, de constituer en son sein une mission d'information sur la création du fonds Marianne, la sélection des projets subventionnés, le contrôle de leur exécution, et les résultats obtenus au regard des objectifs du fonds et de désigner le rapporteur général de la commission, M. Jean-François Husson, rapporteur de cette mission d'information.
Le 10 mai 2023, en application de l'article 22 ter du règlement du Sénat et de l'article 5 ter de l'ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, le Sénat décide de conférer à la commission des finances les prérogatives de commission d'enquête pour une durée de trois mois, pour mener sa mission d'information.
Si les montants en jeu restent modestes puisque le fonds Marianne ne dispose que d'une enveloppe totale de 2,5 millions d'euros en 2021, la mise en oeuvre de cette politique publique apparaît particulièrement symbolique et sensible, non seulement en ce qu'elle interroge sur l'attribution et le contrôle des subventions versées à des associations appelées à compléter l'action de l'État, mais surtout en ce qu'elle est censée constituer une réponse aux menaces et attaques terroristes subies par la France, en particulier l'assassinat d'un professeur d'histoire-géographie de Conflans-Sainte-Honorine le 16 octobre 2020, après avoir donné un cours sur la laïcité et la liberté d'expression. En effet, cet acte terroriste mettait en lumière le rôle désormais essentiel des réseaux sociaux dans les processus de radicalisation favorisant des passages à l'acte, pouvant justifier ainsi une réponse nouvelle dans la politique de prévention et de répression menée par l'État.
La commission d'enquête a mené ses travaux en parallèle des investigations de l'inspection générale de l'administration (IGA), saisie par la secrétaire d'État chargée de la citoyenneté le 29 mars 2023, qui a publié un premier rapport relatif à la subvention versée en 2021 à l'USEPPM dans le cadre du fonds Marianne le 6 juin 2023. Le rapport relatif à l'ensemble des bénéficiaires de l'appel à projets, qui a fait l'objet d'une saisine complémentaire de la ministre du 12 avril 2023, doit être remis incessamment.
Compte tenu de l'existence d'une information judiciaire en lien avec le fonds Marianne, la commission d'enquête s'est attachée à ne pas interférer avec la procédure judiciaire, dans le respect de la séparation des pouvoirs. Le rapport présenté ici ne fera ainsi aucune référence à des infractions pénales, ce qui relèverait de la compétence exclusive de l'autorité judiciaire, laissant à la justice le soin de poursuivre ses investigations, suite aux plaintes déposées.
Enfin, à aucun moment ce travail n'aura pour objet de remettre en cause le bien-fondé de la défense de la laïcité et de la lutte contre les discours attaquant la République et ses principes fondamentaux de liberté, d'égalité et de fraternité. Comme cela a été indiqué dès le début des travaux de la mission d'information son objet est bien au contraire de faire la lumière sur la manière dont le fonds Marianne a été conçu, porté et mis en oeuvre, pour en tirer tous les enseignements permettant de développer, à l'avenir, une politique ambitieuse et efficace de défense des valeurs de la République.
I. LE FONDS MARIANNE : UNE RÉPONSE AUX MENACES CONTRE LA RÉPUBLIQUE, PENSÉE COMME UNE OPÉRATION DE COMMUNICATION
A. UNE ACTION SUR LES RÉSEAUX POUR CONTRE-CARRER LE DÉPLOIEMENT D'UN DISCOURS SÉPARATISTE ET VIOLENT
1. Une réponse d'abord institutionnelle
a) À la suite des attentats de l'automne 2020, des mesures ont été mises en oeuvre pour lutter contre la radicalisation et les discours séparatistes en ligne
La création du fonds Marianne s'inscrit dans un contexte plus large de lutte contre le séparatisme et la radicalisation en ligne.
À l'automne 2020, la France a connu une série d'attentats djihadistes. Le 25 septembre, rue Nicolas-Appert, devant l'ancien siège de Charlie Hebdo, une attaque à l'arme blanche a fait deux blessés. Le 16 octobre, un professeur d'histoire-géographie a été assassiné à la sortie d'un lycée de Conflans-Sainte-Honorine. Le 29 octobre, une attaque au couteau à la basilique Notre-Dame de Nice a conduit au décès de trois personnes.
Le constat a alors été dressé du rôle des communications en ligne dans la préparation de ces attentats, en particulier pour celui de Conflans-Sainte-Honorine : le professeur d'histoire-géographie a été pris pour cible par le terroriste après avoir fait l'objet d'accusations diffamatoires sur les réseaux sociaux.
Après la tenue d'un Conseil de défense à la fin du mois d'octobre, plusieurs mesures ont été annoncées pour répondre à ce contexte.
La plateforme « Pharos », qui vise à traiter les signalements des contenus et comportements illicites sur internet, a été renforcée : les effectifs ont été portés de 30 à 54 policiers et gendarmes, et le dispositif fonctionne désormais de manière continue (24h/24h ; 7 jours sur 7).
En janvier 2021, un pôle national contre la haine en ligne a été créé au sein du parquet de Paris. Il doit permettre de disposer d'une réponse adaptée face au développement de ce type de délits sur les réseaux sociaux.
Des dispositions visant à lutter contre les dérives en ligne ont été en outre inscrites dans la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Son article 36 dispose notamment « le fait de révéler, de diffuser ou de transmettre, par quelque moyen que ce soit, des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d'une personne permettant de l'identifier ou de la localiser aux fins de l'exposer ou d'exposer les membres de sa famille à un risque direct d'atteinte à la personne ou aux biens que l'auteur ne pouvait ignorer est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ». Plus généralement, les obligations des plateformes qui hébergent des contenus sur internet ont été renforcées.
b) La création de l'unité de contre-discours républicain au sein du SG-CIPDR s'inscrit dans une stratégie nouvelle de « riposte » face aux discours séparatistes
Les mesures gouvernementales ne se sont cependant pas arrêtées à la mise en place de nouvelles règles et à l'amélioration des outils de contrôle et de signalement. L'enjeu était également pour l'État de jouer un rôle actif sur les réseaux en portant un « contre-discours républicain ». Ce « contre-discours » se distingue du message institutionnel classique par le fait qu'il vise à répondre directement aux personnes qui tiennent un discours séparatiste et d'incitation à la haine. Cette tâche a été confiée au Secrétariat général du Conseil interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR).
La ministre déléguée à la citoyenneté a ainsi annoncé en octobre 2020 la création au sein du CIPDR de « l'unité de contre-discours républicain (UCDR) », dont le pilotage a été confié au Secrétaire général du CIPDR, le préfet Christian Gravel. Son objectif est « d'organiser la riposte » face aux discours séparatistes en ligne. L'UCDR a compté une quinzaine d'agents en avril 2021, puis une vingtaine en octobre 2021.
Présentation de l'unité de contre-discours républicain
En complémentarité avec le travail effectué par le Pôle Lutte contre l'islamisme et prévention de la radicalisation, une Unité de contre-discours républicain (UCDR) a été créée à la suite de l'attentat de Conflans-Sainte-Honorine en octobre 2020. Fruit d'une volonté politique forte au plus haut niveau, cette unité est chargée d'investir les réseaux sociaux afin de contrecarrer les logiques militantes séparatistes et de valoriser le modèle de société républicain, en mobilisant les acteurs de la société civile.
Elle s'appuie pour cela sur :
- l'analyse des dynamiques séparatistes actives sur Internet et les réseaux sociaux, grâce à un travail de suivi et d'analyse ;
- la production de divers types de contenus adaptés aux différents réseaux sociaux, visant à déconstruire les discours séparatistes, ainsi que des témoignages en soutien ou en défense de la République, de ses valeurs et de son modèle de cohésion ;
- la diffusion et la promotion d'un contre-discours républicain, en riposte aux campagnes de désinformation ou de dénigrement menées par les milieux et influenceurs séparatistes.
En parallèle, l'UCDR conçoit, réalise, produit et diffuse des contenus positifs et pédagogiques sur les réseaux sociaux, sous la nouvelle identité « République », déployée sur les principales plateformes à la rentrée 2021 (TikTok, Instagram, Twitter et Facebook). Portés par un discours fédérateur et inclusif, ces contenus, prioritairement destinés aux jeunes de 13 à 25 ans, visent à :
- comprendre ce qu'est la République, son histoire, son héritage pour mieux...
• adhérer à ses valeurs et ses principes et...
• agir afin de susciter et valoriser les actions républicaines.
Source : brochure sur le site du SG-CIPDR
Dans la conception du contre-discours républicain portée par l'UCDR, il ne suffit pas seulement de promouvoir les valeurs de la République, mais d'organiser une « riposte » par rapport aux personnes et aux organisations qui les menaceraient. Dans cette représentation du contre-discours, il serait essentiel d'aller répondre directement aux comptes qui promeuvent le séparatisme ou qui incitent à la haine en ligne. Il s'agit d'une logique davantage offensive et agonistique que les politiques traditionnelles de promotion des valeurs républicaines.
2. En complément de la communication institutionnelle, une démarche de recours à des porteurs associatifs
a) Un recours à des associations dans une volonté d'associer la société civile à la défense des valeurs républicaines et à la lutte contre les discours séparatistes
Sébastien Jallet, ancien directeur de cabinet de la ministre déléguée à la citoyenneté, a décrit la création de l'UCDR en ces termes : « cette démarche s'inspire pour partie de ce que les Britanniques ont mis en place depuis 2007 en créant le Research Information and Communications Unit (RICU), une unité constituée au sein du Home Office pour établir un contre-discours institutionnel, porté par une structure d'État, et un contre-discours sociétal, porté par des acteurs associatifs. »2(*). Il a ensuite souligné que l'UCDR avait pour charge de porter le premier axe : le contre-discours institutionnel.
Le fonds Marianne s'inscrit en revanche dans le deuxième axe : le « contre-discours sociétal ». Il ne s'agit pas seulement de faire passer le contre-discours par un canal institutionnel, marqué du sceau de l'État, mais également qu'il se déploie au niveau de la société civile. Un appel à projets a donc été mis en oeuvre et a abouti à la sélection de 17 associations, bénéficiant d'une enveloppe totale de 2,017 millions d'euros.
L'idée de développer une politique de « contre-discours sociétal » était en germe dès l'automne 2020, comme l'indique Sébastien Jallet. Elle a notamment été mise en oeuvre par le fonds Marianne, sous la forme d'un appel à projets à destination des associations.
Avant le fonds Marianne, l'administration travaillait déjà avec des associations dans la lutte contre la radicalisation. Certaines de ces associations étaient d'ailleurs subventionnées depuis plusieurs années par le Fonds interministériel de prévention de la délinquance et la radicalisation (FIPDR). Il s'agissait toutefois surtout d'associations qui menaient des actions de « terrain », davantage que des associations qui portaient des discours en ligne.
Plusieurs personnes interrogées par la mission d'information ont souligné l'importance du rôle de ces structures dans la lutte contre le séparatisme et la promotion des valeurs républicaines. Elles sont en effet capables de mener des actions au plus près des personnes concernées, et surtout, elles ne sont pas considérées comme les représentantes de l'État, dont la parole peut être d'emblée mise en doute.
Ce dernier point a été soulevé à de nombreuses reprises au cours des auditions. Christian Gravel a ainsi déclaré : « l'État fait appel au secteur associatif parce que la parole publique est inaudible auprès des personnes les plus vulnérables aux processus de radicalisation. Conséquence d'une crise durable de l'autorité, ce discrédit est aujourd'hui aggravé par le déploiement exponentiel des thèses complotistes sur internet. »3(*). Toutefois, les associations avec lesquelles travaillait traditionnellement le SG-CIPDR menaient surtout des actions de terrain, et non pas des actions sur internet.
b) L'équation délicate du recours à des associations pour des actions de contre-discours en ligne
Le fonds Marianne avait ainsi pour objectif de faire émerger des associations capables de porter un « contre-discours républicain » en ligne. Christian Gravel a ainsi déclaré devant la commission d'enquête : « si la mobilisation du secteur associatif constitue un levier essentiel pour déployer sur internet un discours républicain crédible, rares sont les associations qui sont à la fois en mesure d'agir contre le séparatisme et de maîtriser les techniques de la communication digitale »4(*). La nouveauté du fonds Marianne est précisément qu'il était censé faire appel à des associations spécialisées sur la communication en ligne.
Cependant, la nature des actions que devaient mener les associations a toujours été ambiguë, et la mise en oeuvre du fonds Marianne n'a pas permis de la clarifier.
Les associations elles-mêmes ont en effet souvent une réticence à mener des actions de contre-discours « en riposte », craignant justement d'aller sur un terrain politique dont elles ne souhaitent pas s'approcher. Un témoignage devant la mission a ainsi rapporté que plusieurs associations ne souhaitaient pas être associées au « contre-discours républicain », qui peut être sujet à des polémiques.
Des associations ont également déclaré qu'elles voyaient davantage leur action sous le prisme de l'éducation populaire. Xavier Desmaison, président de Civic Fab, a ainsi déclaré devant la commission d'enquête : « nous construisons nos interventions à partir de documents, de films, d'éléments historiques et de références. Puis, quand c'est possible, nous demandons à ces jeunes publics de produire quelque chose, que ce soit un travail écrit, une chanson ou un tableau, mais surtout des vidéos numériques, ce qui leur permet de décoder la façon dont les contenus sont produits et dont ils peuvent être travaillés »5(*). De même, Abdenour Bidar, président de Fraternité générale a déclaré devant la commission d'enquête : « l'action éducative constitue la quatrième dimension de notre travail. Il y a quelques années, nous avons créé une mallette pédagogique, qui est en voie d'amélioration permanente et dans laquelle nous proposons un "kit de débat fraternel", rédigé dans un langage extrêmement simple »6(*).
Une autre difficulté tient au cadrage de l'action des associations, en définissant à la fois le degré de contrôle exercé par l'administration et, inversement, le degré d'autonomie laissé aux acteurs associatifs. Plusieurs associations ont déclaré devant la commission d'enquête ne pas être des « sous-traitants » du SG-CIPDR.
Cette formule met l'accent sur un fait important, qui est que si l'État passe par des associations pour mener une politique, il est nécessaire que celles-ci disposent d'une certaine autonomie pour atteindre les objectifs qui leur sont fixés. Julien Marion, directeur de cabinet de la secrétaire d'État chargée de la citoyenneté, a même repris cette expression : « je m'associe à la réaction des acteurs associatifs que vous venez de citer. En effet, il ne serait pas juste de les considérer comme "les prestataires du ministère de l'intérieur" »7(*). Dans le même temps, cette formule ne doit pas conduire à exclure toute forme de contrôle de l'État, lequel s'avère indispensable dès lors que les associations sont subventionnées par de l'argent public.
En tout état de cause, le recours à des porteurs associatifs pour des actions de défense des valeurs républicaines et de lutte contre le séparatisme suppose la définition d'objectifs et d'un cadre de contrôle précis, ainsi qu'une détermination claire des responsabilités entre les associations, l'administration et le politique.
Au-delà de la question spécifique, et polémique, de la stratégie de « contre-discours », les associations restent incontestablement des acteurs majeurs de la lutte contre le séparatisme et la promotion des valeurs républicaines. Elles peuvent accomplir des actions de terrain, au plus près des personnes, ce que ne peut pas faire le ministère de l'intérieur.
* 1 Article dans l'hebdomadaire Marianne le 29 mars 2023 suivi le lendemain par un épisode de l'émission de France Télévisions « L'oeil du 20 heures ».
* 2 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 7 juin 2023.
* 3 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 16 mai 2023.
* 4 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 16 mai 2023.
* 5 Compte rendu des auditions du 30 mai 2023.
* 6 Compte rendu des auditions du 30 mai 2023.
* 7 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 7 juin 2023.