C. MIEUX ANTICIPER ET CARTOGRAPHIER LES RISQUES DE RUPTURE
1. Garantir la crédibilité et l'exactitude des plans de gestion de pénuries
a) L'inégalité des PGP constatée par la commission d'enquête
· Créés par la loi « santé » de 2016 et généralisés à l'ensemble des MITM par la LFSS pour 2020, les PGP ont pour objectif « de prévenir et de pallier toute rupture de stock »227(*). Ils constituent le principal dispositif destiné à contraindre les industriels à renforcer leur analyse a priori des risques d'approvisionnement associés à un médicament.
Établis par les exploitants et sous leur responsabilité, ceux-ci doivent tenir compte des risques relatifs au cycle de fabrication et de distribution de la spécialité concernée, prévoir la constitution de stocks de sécurité ainsi que des mesures de nature à maîtriser les effets de tensions d'approvisionnement : substitutions thérapeutiques possibles, autres sites de fabrication des principes actifs ou du produit fini susceptibles d'être mobilisés228(*).
Comme on l'a vu précédemment, des lignes directrices, publiées par l'ANSM en juillet 2021, détaillent les informations attendues et précisent que « le degré d'effort, de formalisation et de documentation de chaque PGP devra être proportionné au niveau de risque considéré et tenir compte notamment de la part de marché que représente la spécialité »229(*).
· L'inégale qualité des PGP transmis par les entreprises a été soulignée par l'ANSM dans ses réponses aux questions de la commission d'enquête. En matière d'évaluation des risques, le PGP du Sabril commercialisé par Sanofi, examiné en première partie de ce rapport, constitue, hélas, un exemple éclairant.
Afin de s'assurer de leur qualité pour les médicaments les plus indispensables à la prise en charge des patientes et des patients, la commission d'enquête a procédé à un contrôle sur pièce de plusieurs dizaines de PGP portant sur des spécialités figurant sur la liste des médicaments essentiels établie par les sociétés savantes.
Les plans de gestion des pénuries : du meilleur au pire
1. Méthode
Pour procéder à son contrôle, la commission d'enquête a examiné les PGP relatifs à quatre substances actives figurant sur la liste des médicaments essentiels publiée le 13 juin 2023 par le Gouvernement, appartenant à trois aires thérapeutiques et signalés en rupture.
- un antibiotique ;
- un antiépileptique ;
- deux corticoïdes à usage systémique non associés.
Sur la base de cet échantillon, qui comprend 23 présentations (dont les princeps), la commission d'enquête s'est attachée à vérifier, pour l'ensemble des éléments attendus en application des lignes directrices publiées par l'ANSM :
- la présence de l'information ;
- le degré d'effort, de formalisation et de documentation de cette information.
2. Les résultats obtenus
- les informations contenues dans les PGP sont très variables ; un laboratoire ne fait même pas mention du nom de la spécialité et fournit en annexe une liste en petits caractères des informations relatives à tous les produits qu'il met sur le marché, à charge pour le lecteur d'aller rechercher celles concernant la spécialité considérée. Par ailleurs, les PGP ne sont pas toujours intégralement rédigés en français, y compris par des industriels nationaux ;
- l'appréciation de l'impact sur la patiente ou le patient d'un risque de rupture n'est pas la même pour toutes les formes d'un même princeps, sans compter que tous les laboratoires n'apprécient pas ces risques de la même manière, distinguant, ou pas, la mise en jeu du pronostic vital, selon qu'elle est à court ou à moyen terme d'une part, la perte de chance importante pour la patiente ou le patient au regard du potentiel évolutif de la maladie. Par exemple, deux producteurs du générique d'une même spécialité considèrent, pour l'un qu'il n'existe aucun risque vital, aussi bien à court qu'à long terme, là où son concurrent estime qu'il existe dans les deux cas ;
- l'évaluation des risques liés à la fabrication des médicaments est très inégale, notamment s'agissant de la production des substances actives (API). En revanche, dès lors qu'elles sont le plus souvent réalisées directement en France, les dernières étapes sont généralement détaillées mais le risque est moindre qu'au début de la chaîne de fabrication. L'origine géographique du ou des producteurs d'API est déterminante pour l'évaluation du risque, selon qu'ils se situent en Europe ou en Asie. Néanmoins, un laboratoire peut considérer ne pas être en risque dès lors que le producteur se situe en France alors que l'existence d'un producteur unique constitue un risque en soi ;
- le nombre des producteurs d'API est au plus égal à deux, sauf pour le générique d'un même médicament produit par trois laboratoires différents (trois producteurs situés dans l'Union européenne) ;
- la concentration de la production d'API sur un petit nombre de sites est flagrante, notamment s'agissant du recours à des fournisseurs asiatiques : Certains industriels ont recours à deux producteurs, tous les deux situés en Asie (deux producteurs indiens ou un indien et un chinois, voire un seul situé à Singapour) ;
- les alternatives thérapeutiques sont parfois précisément listées, parfois présentées en termes très généraux : « le choix du traitement [de substitution] repose sur différents critères, dont le syndrome, l'âge, le genre, l'étiologie, les comorbidités, les effets indésirables et la tolérance. Ce choix est fait en concertation avec l'équipe médicale qui prend en charge le patient » ;
- les méthodes de suivi de l'évolution de la demande sont rarement présentées : un producteur explique mener « une revue mensuelle des prévisions de ventes pour les spécialités en écart entre ventes réelles et prévisions de ventes... pour anticiper d'éventuelles tensions de marché et réajuster le plan d'approvisionnement sur les mois suivants » ; tel autre - français - indique : « Sales are Weekly monotoring by Supply chain departement + Weekly shortage meeting to analyse risk of shortage regarding week sales ? to keep 4 months of Safety Stock230(*) » ;
- les obligations de constitution de stock sont quasiment toujours les mêmes pour une même spécialité mais parfois présentées de manières différentes (deux mois pour quarante jours ouvrés), à l'exception d'un laboratoire qui évalue l'obligation à 25 jours ouvrés ;
- la présentation de la « mitigation » des risques de rupture est exceptionnelle : un laboratoire déclare effectuer « une surveillance hebdomadaire des niveaux de stock... assurée par le Département Approvisionnements. Lorsque le stock disponible devient inférieur au stock de sécurité alors une analyse de risque est réalisée en collaboration avec le fournisseur afin d'évaluer les risques de rupture ou de tension d'approvisionnement et d'identifier les actions préventives à déclencher » ;
- seul un laboratoire analyse en détail les fragilités de la chaîne de production, y compris s'agissant de la fabrication d'excipients et des mesures correctrices susceptibles d'être mises en oeuvre (par exemple : délai de quatre à cinq mois pour augmenter la production si des embauches s'avéraient nécessaires), d'autres se contentant d'observations d'ordre général ;
- le même flou accompagne souvent la présentation des mesures de gestion envisagées en cas de risque de rupture de stock ou de rupture. Il en est de même s'agissant des actions de communication à prévoir en cas de tension d'approvisionnement.
*
Au total, beaucoup des plans de gestion de pénuries analysés sont d'une qualité nettement insuffisante et devraient être complétés d'urgence s'agissant de spécialités récemment et parfois encore en rupture. Il incombe aux laboratoires de fournir des informations précises et exhaustives sur les risques inhérents à la production des médicaments qu'ils mettent sur le marché.
Pour une seule des quatre spécialités analysées, les ruptures de stock résultent de difficultés différentes selon les laboratoires (deux problèmes de conditionnement, un retard de production et un retard de fabrication lié à un souci d'approvisionnement en matière première).
Pour les trois autres, la cause de la pénurie est unique : augmentation de la demande mondiale et remise en marche difficile des usines au sortir de la pandémie ; arrêt de production d'en excipient dans les deux autres. Dans ces deux situations de fragilité de l'ensemble d'une chaîne de production, tous les laboratoires sont touchés et les limites de plans de gestion des pénuries apparaissent : les stocks de sécurité finissent par s'amenuiser ; la mise en oeuvre de sources alternatives de production (back up) se révèle inopérante et les importations ne sont d'aucun secours.
Source : Commission d'enquête
b) Assurer un contrôle effectif et hiérarchisé des PGP
Au regard de l'enjeu d'anticipation et d'évaluation des risques associé à leur production et compte tenu de la qualité inégale voire insuffisante des PGP relatifs à des médicaments essentiels transmis, il est urgent de renforcer les contrôles réalisés par l'ANSM sur les documents et, par conséquent, de lui en donner les moyens humains et matériels.
· Dans la mesure où la production d'un PGP est exigée des entreprises, depuis la LFSS pour 2020, pour l'ensemble des 6 000 MITM commercialisés, un contrôle exhaustif et précis de leur contenu par l'ANSM apparaît mission quasi impossible231(*).
En revanche, l'ANSM a indiqué à la commission d'enquête avoir réalisé « un premier niveau de contrôle » en vérifiant l'existence d'un PGP pour chaque MITM. Par ailleurs, des contrôles par échantillonnage sont réalisés au cours des inspections régulièrement organisées, sur les sites des laboratoires, par l'Agence232(*).
L'ANSM doit impérativement poursuivre ces contrôles et s'attacher, en priorité, à vérifier la qualité des PGP produits pour les médicaments à plus fort risque de rupture. De ce point de vue, les spécialités identifiées par l'Agence comme nécessitant des stocks de sécurité renforcés pourraient être prioritairement visés233(*).
· Surtout, l'ANSM, à la suite de la publication par le Gouvernement d'une liste de médicaments essentiels identifiés par les sociétés savantes, doit réaliser des campagnes de contrôle régulières de l'ensemble des spécialités visées destinées à s'assurer, pour chacune d'entre elles, de la qualité de l'évaluation des risques et des mesures préventives ou de gestion proposées par les entreprises.
Interrogée lors de sa seconde audition, la directrice générale de l'ANSM a reconnu l'importance de cet enjeu : « Il y a un sujet de priorisation, comme vous l'avez indiqué. Sur les 450 médicaments essentiels, il faut avoir des attentes plus importantes [...] en matière de vérification des PGP. [...] Cette liste de médicaments essentiels va permettre de prioriser les contrôles et de porter une attention toute particulière à ces spécialités. »234(*)
En cas de manquement, ces vérifications devront faire l'objet de sanctions financières véritablement dissuasives, l'ANSM ayant récemment rapproché le montant de base prévu dans ses lignes directrices (20 % du chiffre d'affaires réalisé lors du dernier exercice clos pour le produit ou le groupe de produits concernés) du montant maximum inscrit à l'article L. 5471-1 du code de la santé publique (30 %)235(*).
Recommandation n° 6 : Assurer un contrôle effectif de la crédibilité et de l'exhaustivité des plans de gestion des pénuries, en priorisant les médicaments essentiels ou à fort risque de rupture. Sanctionner systématiquement les industriels en cas de non-respect des lignes directrices établies.
2. Cartographier les sources d'approvisionnement et les risques de rupture
a) Les moyens de cartographie à la disposition de l'ANSM
Si les PGP contiennent des informations relatives au circuit de production et de distribution susceptibles de permettre à l'ANSM d'apprécier les risques de rupture associés236(*), leur format237(*) n'en fait pas un outil efficace de cartographie des chaînes d'approvisionnement à grande échelle.
· Pour répondre à ce besoin, l'ANSM utilise, depuis quelques années, les états des lieux (EDL) que les établissements pharmaceutiques sont tenus de lui transmettre annuellement en application du code de la santé publique238(*). Le contenu des états des lieux est fixé par une décision du directeur général de l'ANSM, la dernière datant de décembre 2019239(*).
En application de cette décision, les EDL transmis annuellement par les entreprises pharmaceutiques doivent notamment comprendre :
- des informations générales sur les activités de fabrication, d'importation, d'exportation et d'exploitation de l'entreprise avec, à chaque fois, les médicaments concernés ;
- pour chacun des médicaments exploités dans l'année, le nombre de sites de fabrication de la substance active, de sites de fabrication du produit fini et de sites de conditionnement ;
- la localisation de chacun de ces sites, distinguant ceux situés au sein de l'Union européenne de ceux qui ne le sont pas.
Afin de permettre les retraitements, l'ANSM exige depuis 2021 la transmission, dans un format « tableur » normé, des informations relatives au nombre et à la situation géographique des sites de fabrication et de conditionnement des médicaments240(*). Ce format de transmission devrait lui permettre d'agréger les données déclarées par les entreprises pour réaliser, de manière automatisée, une première analyse des spécialités présentant a priori les chaînes de fabrication les plus fragiles.
Les limites des informations transmises par les établissements pharmaceutiques dans leurs EDL
Les informations contenues dans les EDL ne couvrent pas l'ensemble des enjeux relatifs aux chaînes de fabrication et de distribution des médicaments.
La fiche dite « B » des EDL annuels, qui doit être remplie par les établissements exploitant des médicaments, ne couvre que les étapes de fabrication du principe actif, du produit fini et de conditionnement précitées. La production et la disponibilité des matières premières, ainsi que celles des éventuels intermédiaires chimiques utilisés dans la fabrication de principes actifs, ne sont pas couvertes. Les intrants, la logistique et le transport des produits fabriqués ne le sont pas davantage.
Par ailleurs, les quantités respectivement fabriquées sur chacun des sites mentionnés ne sont pas précisées.
Enfin, les EDL n'ont pas pour objet d'être le support d'une analyse qualitative des risques attachés à la chaîne de production et de distribution dont l'industriel aurait connaissance.
Source : Commission d'enquête
b) Renforcer l'analyse en amont des risques de rupture sur les médicaments essentiels ou présentant les plus grandes fragilités
· Par l'enrichissement des informations exigées des industriels et la définition de formats de transmission exploitables, l'ANSM s'est progressivement dotée des outils lui permettant de repérer les fragilités attachées aux chaînes de fabrication de certains médicaments et de cartographier, plus efficacement, les risques d'approvisionnement.
Interrogée à ce sujet, la DGS a souligné que « l'exploitation d'un fichier totalement original agrégeant les “états des lieux”, couvrant les étapes de fabrication du principe actif, production et conditionnement, est le pivot de la méthodologie pour établir une cartographie des vulnérabilités d'approvisionnement, des ressources industrielles existantes ou manquantes et des risques afférents ainsi que des filières »241(*). Cette méthodologie est mise en oeuvre, en coopération avec la DGE, dans l'identification des médicaments stratégiques sur les plans industriel et sanitaire (MSIS) devant concentrer les efforts de relocalisation ou de sécurisation des chaînes de production.
Au-delà de l'établissement de cette liste, les données agrégées issues des états des lieux annuels devront permettre à l'ANSM de réaliser un travail de veille sur les fragilités des chaînes industrielles.
· À cet égard, l'ANSM doit approfondir cette analyse pour l'ensemble des médicaments essentiels identifiés par les sociétés savantes et pour ceux des MITM qui présentent les plus forts risques de rupture.
Dans ce périmètre, l'agence se doit d'utiliser l'ensemble des moyens permettant de compléter les données des EDL et fiabiliser, en amont des ruptures, l'appréciation des risques d'approvisionnement :
- les PGP établis par les exploitants qui doivent, en principe, comporter des éléments d'évaluation des risques appréciés par l'exploitant lui-même et devraient, sinon, être enrichis ;
- des investigations supplémentaires permettant d'établir la répartition, pour une même étape, de la production entre les différents sites mentionnés et les risques attachés aux étapes non couvertes par les EDL (matières premières, intrants, logistique et transport).
Recommandation n° 7 : Développer les efforts de « cartographie » des sources d'approvisionnement des principes actifs et des intrants, en y associant une évaluation des risques d'approvisionnement induits.
* 227 Article L. 5121-31 du code de la santé publique.
* 228 Article R. 5124-49-5 du code de la santé publique.
* 229 Décision du 21 juillet 2021 de la directrice générale de l'ANSM fixant les lignes directrices pour l'élaboration des plans de gestion des pénuries en application de l'article R. 5124-49-5 du code de la santé publique.
* 230 Les ventes font l'objet d'un suivi hebdomadaire par le service de suivi des approvisionnements et une réunion d'analyse de risque de rupture est organisée chaque semaine, de sorte de maintenir le stock de sécurité de quatre mois.
* 231 Ce point est développé dans la Troisième partie du rapport, au C du chapitre II.
* 232 Réponses de l'ANSM aux questions transmises par la commission d'enquête.
* 233 En application du décret n° 2021-349 du 30 mars 2021 relatif au stock de sécurité destiné au marché national, le directeur général de l'ANSM peut augmenter le seuil de stock de sécurité de certains MITM lorsque la spécialité a fait l'objet de risques de ruptures ou de ruptures de stock réguliers dans les deux années civiles précédentes.
* 234 Audition de Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le 15 février 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230213/ce_penurie_medicaments.html#toc2
* 235 Cette question du renforcement des capacités de contrôle et de sanction de l'ANSM est développée dans la troisième partie du rapport, II, C, 2.
* 236 En application des lignes directrices précitées, ceux-ci doivent notamment lister : les sites actifs de fabrication de la substance active, de fabrication et de conditionnement du produit fini, ainsi que les sites de contrôle, de libération et de distribution du médicament.
* 237 Le plus souvent, les PGP sont produits en PDF.
* 238 En application de l'article R. 5124-46 du code de la santé publique, les établissements pharmaceutiques sont tenus d'adresser chaque année, au moyen d'un portail dédié, au directeur général de l'ANSM un état de leur établissement dont la forme et le contenu sont fixés, sur décision du directeur général de l'Agence.
* 239 Décision du 27 décembre 2019 modifiant la décision du 11 janvier 2017 prise en application de l'article R. 4124-46 du code de la santé publique et modifiant le contenu de l'état des établissements pharmaceutiques visés aux 1° à 15° de l'article R. 5124-2 du même code.
* 240 CGE et Igas, Les vulnérabilités d'approvisionnement en produits de santé, p. 115 : « Ce fichier, constitué à la demande de la Mission, a pu être agrégé grâce à la communication des EDL sous un format et une présentation uniformisée sous Excel, pour la première fois en 2021, ce qui constitue un progrès notable par rapport à la situation antérieure (tableaux communiqués sous des formats divers, Excel, Word, pdf... non agrégeables). »
* 241 Réponses de la DGS au questionnaire transmis par la commission d'enquête.