INTRODUCTION
LES PÉNURIES DE MÉDICAMENTS : UN ENJEU
MAJEUR DE SÉCURITÉ ET DE SOUVERAINETÉ SANITAIRES
Amoxicilline, doliprane, misoprostol... Ces médicaments essentiels étaient tous victimes de pénurie à l'hiver 2022-2023.
Loin d'une situation isolée et ponctuelle, ces pénuries sont désormais un phénomène massif et structurel. Elles ont en effet été multipliées par plus de dix entre 2008 et 2017 et sont devenues hors de contrôle jusqu'à atteindre 3 500 signalements de rupture en 2022 selon l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
Les causes sont multiples et connues. Pourtant, jusqu'ici, aucune mesure n'a pu freiner l'aggravation de ces pénuries. Cette forme de scandale sanitaire, qui peut avoir des conséquences sur l'accès aux soins, est mondiale et interroge sur les stratégies à l'oeuvre.
Depuis 30 ans, les laboratoires pharmaceutiques ont progressivement délocalisé la production des médicaments dans des pays aux moindres exigences sociales et environnementales. Aujourd'hui, 80 % des principes actifs sont produits en Asie - Chine et Inde en particulier.
Si aucune classe thérapeutique n'est épargnée par ce phénomène, les ruptures de stock affectent majoritairement les anti-infectieux, dont les antibiotiques, les médicaments du système nerveux central, les médicaments du système cardiovasculaire, les anticancéreux et les médicaments dérivés du sang. Les médicaments régulièrement exposés à des difficultés d'approvisionnement sont en grande partie des médicaments anciens, peu chers et pourtant indispensables dans la prise en charge des patients.
Lors de la pandémie de la covid-19, les tensions d'approvisionnement ont explosé, révélant la grande fragilité de la chaîne du médicament, de plus en plus fragmentée et internationalisée. L'interruption, quasiment du jour au lendemain, des acheminements internationaux de marchandises, et la forte hausse de la demande liée à la situation sanitaire ont eu pour conséquence des pénuries massives, notamment de curares, de masques et de gants. Les Françaises et les Français ont alors pris conscience de la gravité de la situation, appelant les pouvoirs publics à agir.
En poursuivant de cette manière la maximisation de leurs profits sur les ventes de médicaments, les industriels contreviennent à leur obligation, pourtant inscrite dans le droit européen, d'assurer un approvisionnement approprié et continu des marchés nationaux. Sans surprise, les thérapies innovantes, beaucoup plus onéreuses, ne font pratiquement jamais l'objet de tensions d'approvisionnement.
À la recherche de blockbusters, médicaments dont les ventes assurent une véritable rente de situation pour les laboratoires jusqu'à l'expiration du brevet les protégeant, succède celle de l'innovation thérapeutique, fondée sur la recherche et le développement, externalisée auprès de startups ensuite rachetées à un prix très élevé par les « Big Pharma ». L'accélération de l'innovation, évidemment profitable aux patientes et aux patients, s'accompagne d'une croissance rapide, et qui paraît sans limite, du prix des nouveaux médicaments mis sur le marché. Cette financiarisation de la filière pharmaceutique fragilise désormais l'organisation du système de santé, appelé à prendre en charge ces traitements novateurs de plus en plus coûteux.
Sur le plan structurel, pénuries et innovation thérapeutique contribuent ainsi à questionner la politique du médicament, sa prise en charge à travers l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam). Plus largement, c'est la question du pilotage national de la politique du médicament qui est posée. Et parce que la réponse aux fragilités intrinsèques de la filière est nécessairement globale, la dimension européenne s'impose comme le cadre prioritaire de la réponse sanitaire.
Forte de ces constats, dès l'été 2018, la mission d'information du Sénat, « sur les pénuries de médicaments et de vaccins : renforcer l'éthique de santé publique dans la chaîne du médicament » avait formulé un ensemble de propositions destinées à prévenir les pénuries quelle qu'en soit la cause. La proposition de loi visant à lutter contre les pénuries de médicaments et de vaccins, déposée dans la foulée, devenue caduque, a été reprise en août 2022 ; elle est cosignée par six membres de la commission d'enquête.
Sous-estimées par le gouvernement à l'époque, les propositions formulées par le Sénat en 2018 restent pour la plupart d'actualité. D'autres parlementaires, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, ont déposé des propositions de loi sur la politique du médicament, dont celle de la rapporteure et de son groupe, le 9 décembre 2020, intitulée « Un pôle public du médicament et des dispositifs médicaux », toutefois rejetée.
Mais parce que la pandémie a entraîné une fracture dans l'action publique, en particulier en matière sanitaire, la commission d'enquête estime indispensable une remise en cause profonde des déterminants de la politique du médicament : pilotage, régulation par les prix, organisation de la production, soutien public à la recherche et l'innovation sont à interroger et refonder. La lutte contre les pénuries de médicaments est un enjeu majeur de sécurité et de souveraineté sanitaires.
D'ailleurs, le 20 octobre 2022, la commission des affaires européennes du Sénat a rendu un rapport en faveur d'une Europe du médicament au service des patientes et des patients qui préconisait d'anticiper les pénuries de médicaments en engageant une action résolue à l'échelle de l'Union, par le soutien à la relocalisation de l'industrie pharmaceutique et par le recours à une production publique.
C'est dans ce contexte que le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste a déposé, le 9 décembre 2022, une proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française, constituée le 24 janvier 2023 et dont les travaux ont débuté le 1er février.
La commission d'enquête a conduit plus de cinquante auditions (dont celles de huit ministres ou anciens ministres de la santé ou de l'industrie) et organisé trois déplacements en France - à la pharmacie Delpech, fabricant de préparations magistrales ; à l'usine de fabrication du Doliprane de Lisieux et aux laboratoires Gilbert à Hérouville Saint Clair ; en région Auvergne-Rhône-Alpes (usine EuroAPI à Vertolaye, usine Seqens à Roussillon et Fripharm aux Hospices civils de Lyon). Elle a également échangé avec les représentants des institutions européennes à Bruxelles ainsi qu'au siège de l'agence européenne du médicament (EMA) à Amsterdam.
Tous ces travaux lui ont permis d'affiner l'état des lieux de la situation des pénuries en France, en Europe (notamment aux Pays-Bas et en Suisse) comme dans le monde (en particulier en Égypte et au Brésil) et de formuler trente-six recommandations.
Ces recommandations sont autant de pistes de réflexion qui appellent des actions concrètes plaçant la lutte contre les pénuries de médicaments comme un enjeu majeur de sécurité et de souveraineté sanitaires.