C. POUR UNE APPROCHE MULTISCALAIRE
1. L'occupation de l'espace s'appréhende à plusieurs niveaux
a) Les différentes échelles du territoire
Il est possible d'appréhender le territoire de multiples manières. On peut partir de l'échelle la plus fine, celle du quartier, voire des parcelles cadastrales, pour essayer de comprendre l'articulation des fonctions et des activités dans le périmètre proche. Mais on peut aussi analyser l'occupation de l'espace à l'échelle la plus large, par grandes zones, en s'intéressant à la densité de population, à la répartition des habitants et des activités entre pôles régionaux et aux flux de personnes ou de marchandises entre ces espaces. La carte satellite nocturne des points lumineux depuis le ciel s'inscrit dans cette seconde approche et permet de bien distinguer les zones denses, bien éclairées, et celles moins denses, avec très peu de points lumineux.
Mais le local et le global ne sont pas totalement sans lien et réfléchir à la manière dont nous devons organiser l'occupation des sols et l'aménagement du territoire nécessite de faire en permanence l'aller-retour entre les différentes échelles, en se méfiant des effets d'optique.
Les moyennes cachent parfois des disparités qui se manifestent fortement lorsque l'on agrandit la focale : une région dynamique peut ne tenir son dynamisme que de quelques zones, en laissant le reste du territoire à l'écart du mouvement global. À l'inverse, des territoires pauvres ou en déclin peuvent cacher des poches de prospérité. L'échelle que l'on choisit a une forte influence sur nos jugements. La grande diversité de la France oblige à appréhender la question de l'occupation de l'espace en regardant en même temps toutes les échelles territoriales, pour identifier les grandes tendances mais sans passer à côté des spécificités locales dont notre culture centralisatrice a parfois du mal à s'accommoder.
Si l'on veut organiser l'occupation de l'espace, on doit s'intéresser à l'échelon régional, qui constitue un échelon de programmation et de conception des politiques publiques. Mais on doit aussi examiner les conditions concrètes de mise en oeuvre des grandes orientations en allant vers le local, car c'est au plus près du terrain que l'on constate les effets des politiques territoriales.
b) Le rôle déterminant des collectivités territoriales
(1) Plans locaux d'urbanisme (PLU) et Schémas de cohérence territoriale (SCoT)
Organiser l'espace est éminemment une fonction politique, qui relève d'abord et avant tout des pouvoirs locaux. La planification urbaine repose en effet sur les plans locaux d'urbanisme (PLU) prérogative des communes depuis le début des années 1980 ou des EPCI lorsque la compétence leur a été transférée afin d'élaborer des PLU intercommunaux (PLUI). C'est conformément à ces PLU et PLUI que 80 % des permis de construire sont déposés chaque année, car l'essentiel des opérations de construction ne s'inscrit pas dans des opérations d'aménagement d'ensemble. Ces PLU établissent des zones, certaines réservées à l'habitat individuel, d'autres à l'habitat collectif, d'autres aux activités économiques, d'autres encore aux espaces naturels. Ils fixent des normes de hauteur des bâtiments, d'espacement entre eux, obligent à prévoir des stationnements pour les véhicules.
Ces PLU, de plus en plus précis et complets, s'intègrent dans des plans d'ensemble plus larges constitués par les Schémas de cohérence territoriale (SCoT) créés par la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) en 2000, qui constituent un outil de planification stratégique de l'utilisation de l'espace à l'échelle de plusieurs communes, nécessaire compte tenu du morcellement communal important de la France.
L'articulation entre PLU ou PLUI et SCoT est un enjeu de pouvoir : ce dernier peut empêcher ou contraindre des projets locaux, parfois pour de bonnes raisons. Ainsi plutôt que d'implanter des zones d'activités un peu partout le long d'un axe routier, il peut être judicieux de regrouper les implantations sur un seul secteur et d'y faire converger les transports publics. Mais si la commune d'implantation peut en bénéficier en termes de bases fiscales, les autres, privées de possibilité d'accueillir une zone d'activités, même modeste, pourraient rejeter le SCoT. L'occupation de l'espace, à l'échelle locale, doit donc faire l'objet de négociations pour que chacun y retrouve son compte.
L'occupation de l'espace est réglementée par les pouvoirs locaux à travers leurs pouvoirs en matière d'urbanisme. Mais les collectivités locales ont aussi un rôle déterminant à jouer dans les aménagements publics qui organisent l'occupation de l'espace. La voirie, les parcs publics, les bâtiments publics (écoles, gymnases, bureaux) représentent une part très importante de la surface des villes : ainsi, sur un peu plus de 10 500 hectares de surface, la ville de Paris compte près de 2 800 hectares de rues, et environ 2 000 hectares de parcs publics (essentiellement les bois de Vincennes et Boulogne). D'ailleurs l'espace public est en perpétuelle recomposition : des voies sont parfois fermées, mises à sens unique, agrémentées de pistes cyclables ou de trottoirs plus ou moins large. Les collectivités aménagent aussi en fonction des moyens financiers dont elles disposent et de la volonté politique des élus locaux, et l'état des voiries est très disparate d'une commune à une autre.
La manière dont l'échelon local se saisit de la question de l'occupation de l'espace à travers ses interventions directes sur le patrimoine de la collectivité ou par les règles d'urbanisme a une influence très importante sur la physionomie des villes et l'organisation spatiale des différentes fonctions urbaines : habitat, commerce, logistique, équipements.
(2) L'affirmation d'une planification stratégique régionale
L'échelon local est celui de la mise en oeuvre des politiques d'urbanisme, mais il ne saurait être totalement autonome. La loi a ainsi fait de la région un échelon de programmation de l'utilisation de l'espace à travers toute une série de schémas répondant à divers impératifs sectoriels.
L'objectif assigné par la loi30(*) aux Conseils régionaux est ainsi de « promouvoir le développement économique, social, sanitaire, culturel et scientifique de la région, le soutien à l'accès au logement et à l'amélioration de l'habitat, le soutien à la politique de la ville et à la rénovation urbaine et le soutien aux politiques d'éducation et l'aménagement et l'égalité de ses territoires [...], dans le respect de l'intégrité, de l'autonomie et des attributions des départements et des communes ».
Les Schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET), le Schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF), le Plan d'aménagement et de développement durable de la Corse (PADDUC) et les Schémas d'aménagement régional (SAR) outre-mer constituent les instruments de cette programmation. Les objectifs qu'ils contiennent s'imposent aux documents locaux d'urbanisme mais de manière assez souple : ces derniers doivent seulement être compatibles avec les règles régionales. Une certaine place est donc laissée à la subsidiarité.
La planification régionale a autant d'intérêt dans son aboutissement - la rédaction d'un document-cadre - que dans son processus d'élaboration, qui cherche à faire collaborer une multitude d'acteurs, économiques (chambres de commerce et d'industrie, chambres d'agriculture), institutionnels (collectivités territoriales de rang infra-régional) ou encore de la société civile. En effet, les SRADDET doivent partir d'une vision commune du territoire régional, dresser des perspectives validées par le vote du Conseil régional et fixer un cap tant aux investisseurs privés qu'aux acteurs publics. C'est un véritable travail de prospective qui est demandé aux régions.
La loi impose aux régions de poursuivre à travers les SRADDET des buts d'intérêt général : le désenclavement des territoires ruraux, une politique de l'habitat répondant aux besoins de la population actuelle et future, une gestion économe de l'espace, la gestion des déchets, la préservation de la biodiversité, la lutte contre le changement climatique. Depuis la loi Notre du 7 août 2015, le SRADDET intègre les différents schémas régionaux thématiques qui préexistaient : schéma régional de cohérence écologique (SRCE), schéma régional climat air énergie (SRCAE), schéma régional des infrastructures de transport (SRIT), etc.
L'échelon régional s'est imposé comme celui de la structuration d'un très grand nombre de politiques publiques, dont la mise en oeuvre dans les différentes parties du territoire régional est coordonnée par un document de programmation pluriannuel qui n'a pas qu'une portée indicative, mais s'impose aux documents d'urbanisme locaux.
Ainsi, en matière de transports, le SRADDET prévoit la création des pôles d'échanges multimodaux et doit assurer la cohérence des plans de mobilité existants sur la région. Le SRADDET fixe les objectifs en matière de développement et de localisation des constructions logistiques. Il fixe aussi des objectifs en matière d'habitat et définit les mesures d'accompagnement qui seront nécessaires pour les atteindre. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'un document figé puisqu'il peut être révisé pour intégrer de nouveaux objectifs ou répondre à des enjeux émergents.
2. La maille régionale
a) Les défis à l'échelle régionale
Dans les représentations comme dans les faits, l'échelle régionale est apparue comme la maille pertinente pour répondre à toute une série de défis touchant à l'équilibre des territoires, le développement économique ou encore l'environnement.
C'est en effet à l'échelle régionale que doivent se réfléchir les relations entre les villes de différente taille qui composent le territoire. C'est aussi à l'échelle régionale que se conçoivent les questions d'équilibre entre ville et campagne, ou encore la gestion des espaces littoraux, la préservation de la nature. C'est enfin à l'échelle régionale que l'on peut concevoir les réseaux de transport ou encore les équipements structurants assurant l'interface avec le monde extérieur : aéroports, ports maritimes, plateformes logistiques.
Le modèle allemand des Länder joue un rôle important dans l'imaginaire français. Dotés de pouvoirs étendus et d'une autonomie forte, les 16 Länder sont un pilier du développement économique des territoires et de la construction et la gestion d'infrastructures publiques. Sans aller jusqu'au modèle fédéral allemand, la France, État unitaire, a cependant voulu donner plus de poids aux régions, échelon intermédiaire entre un État vu comme trop lointain et des collectivités de proximité - commune ou département - de trop petite taille pour disposer de réels moyens d'agir.
La recherche de la taille critique s'est concrétisée par le regroupement des régions opéré par la loi du 16 janvier 2015, faisant passer le nombre des régions métropolitaines de 22 à 13 au 1er janvier 2016, auxquelles s'ajoutent 5 régions outre-mer. Le budget des régions, de l'ordre de 38 milliards d'euros en fonctionnement et en investissement en 2001, peut certes paraître modeste par rapport à la dépense publique totale dans notre pays, qui est de l'ordre de 1 575 milliards d'euros, ainsi que par rapport à la dépense publique locale dont elle ne représente que 15 % (141 milliards d'euros pour le bloc communal et 73 milliards d'euros pour les départements)31(*), mais cela s'explique : elles ne supportent des dépenses opérationnelles du quotidien que dans des domaines précis : subventions aux services de transport, entretien des lycées ou encore financement de la formation professionnelle. En réalité, le rôle des régions est d'expertiser, de concevoir les projets et de soutenir par des aides à l'investissement les initiatives publiques et privées sur leur territoire.
À l'appui de la volonté de donner aux régions une taille critique afin d'orienter le développement régional, trône l'idée que les métropoles régionales peuvent jouer un rôle de locomotive, entraînant leur voisinage immédiat dans leur sillage. Le modèle est souple, puisque certaines régions sont multipolaires - par exemple la région Occitanie avec les pôles attractifs de Toulouse et de Montpellier, ou encore la région Centre-Val-de-Loire, inchangée dans son périmètre avant et après 2016, avec les pôles d'Orléans et de Tours. Il n'en reste pas moins que le pari des grandes régions est le jumeau du pari des métropoles et que l'objectif poursuivi est de susciter un élan dont bénéficierait l'ensemble du territoire régional.
Les défis à l'échelon régional sont immenses. À ce stade, deux d'entre eux doivent faire l'objet d'une analyse approfondie : le sentiment d'abandon du monde rural et le déclin des villes moyennes.
b) Le rural face au risque de délaissement
Dans une France très majoritairement urbaine - les habitants des communes rurales ne représentent plus qu'environ 20 % de nos concitoyens - le monde rural ressent une forme de relégation, voire d'abandon. Dans un sondage de 2018 pour Familles rurales, 51 % des ruraux estiment le monde rural « abandonné » et 57 % des sondés déclarent que leur commune ne bénéficie pas de l'action des pouvoirs publics32(*).
Le déclassement de la France rurale repose sur une longue histoire de déclin de l'agriculture et d'exode rural. Alors que le secteur agricole, employait 4 millions de personnes en 1960, il en occupe moins de 1 million aujourd'hui. Le vieillissement du monde rural ainsi que la stagnation, voire la baisse démographique de nombreux villages, ne peuvent pas non plus être niés. Par ailleurs, à la campagne, les crises économiques peuvent avoir des effets beaucoup plus sévères sur les habitants qui bénéficient de moins d'opportunités de trouver des alternatives que dans les villes où le tissu économique est plus dense et plus varié.
Poser un regard lucide et objectif sur la ruralité conduit cependant à sortir de l'image d'Épinal un peu misérabiliste qui lui colle à la peau. L'habitat très dégradé des années 1960 est peu à peu rénové ou remplacé par des constructions plus confortables. Les exploitations agricoles elles-mêmes se sont fortement modernisées, les agriculteurs investissant massivement dans des équipements et des bâtiments adaptés. Eux-mêmes sont désormais mieux formés et ont modifié leurs modes de production pour aller vers plus d'efficacité. La « ferme France » est globalement performante.
Surtout, le monde rural n'est pas homogène. Il y a une multitude de ruralités et une nouvelle attractivité des villages ruraux qui changent la donne. Le « rural isolé » ne représente pas le monde rural dans son ensemble. En réalité, nombre de territoires ruraux sont connectés aux villes. Ils en forment une sorte de périphérie éloignée. Les habitants des territoires ruraux peuvent y aller quotidiennement pour travailler, étudier, y utiliser les services de santé ou tout simplement aller y faire les courses. Une écrasante majorité de la population active qui réside en milieu rural n'a pas d'activité agricole. S'ajoute le fait que le monde rural accueille désormais aussi d'anciens citadins, qui y trouvent un cadre de vie plus en adéquation avec leurs attentes.
La ruralité s'avère en effet attractive par la proximité avec la nature mais aussi souvent par sa richesse patrimoniale et paysagère. Le tourisme rural, souvent associé à la gastronomie et aux produits de terroir, a ainsi pris son essor et représente aujourd'hui près d'un tiers des nuitées totales.
Ces nouvelles tendances dressent des perspectives positives pour les campagnes françaises en termes démographique et économique, même si toutes ne seront pas logées à la même enseigne. Selon le journaliste Vincent Grimault, le monde rural sous-estime son potentiel33(*).
Le rôle des régions est précisément d'aider les territoires ruraux à exprimer leur potentiel. Le défi est d'abord de maintenir des services à la population, quitte à innover. Les bus France Service ou les services itinérants mis en place par les grandes collectivités contribuent ainsi à faire venir les services publics dans des territoires où il n'existe pas d'accueil physique. Le soutien aux initiatives locales, lorsqu'elles existent, est également précieux, par exemple en matière de mobilités lorsque des associations mettent en place des services de transport solidaire. Plus largement, l'équilibre entre l'urbain et le rural nécessite d'assurer la connexion des villages ruraux au territoire avoisinant, en matière de transports ou encore de numérique, et finalement de lutter contre l'enclavement, qui est le phénomène générateur de la relégation territoriale.
c) Les villes moyennes et les petites villes face au risque de dévitalisation
Après la connexion du rural et de l'urbain, l'autre défi à relever au niveau régional consiste à maintenir ou restaurer la vitalité de l'armature des petites villes et villes moyennes.
Les petites villes sont celles entre 5 000 et 20 000 habitants, tandis que l'on classe comme villes moyennes celles qui ont plus de 20 000 habitants et qui n'appartiennent pas à un pôle métropolitain. Elles ont bénéficié d'un dynamisme démographique fort provenant des campagnes environnantes dans les années 1960. Les villes moyennes représentent environ 35 % de la population et 30 % de l'emploi, ces chiffres ayant peu évolué depuis 50 ans.
Ces villes jouent un rôle pivot dans les systèmes territoriaux en termes d'équipements et de services et accueillent des tribunaux, des antennes d'établissements d'enseignement supérieur ou de grands équipements sportifs et culturels. Elles sont souvent des petites préfectures ou des sous-préfectures. Or, elles subissent les effets de bord de la métropolisation. Trop petites pour accueillir des centres de décision nationaux ou encore des formations universitaires diversifiées, elles sont exposées au risque de dévitalisation.
Les symptômes de cette dévitalisation sont multiples : vieillissement de la population, nombreux commerces fermés - le taux de vacance commerciale dans les villes petites et moyennes serait passé de 8 à 12 % en quelques années - et habitat dégradé dans le centre-ville, où logent des populations précarisées, ceux qui en ont les moyens préférant habiter des pavillons avec jardins en périphérie.
Comme dans le monde rural, les habitants des petites villes et villes moyennes nourrissent le sentiment d'être abandonnés des pouvoirs publics et victimes de décisions politiques nationales « déconnectées » des réalités de terrain. Le mouvement des gilets jaunes de l'hiver 2018-2019 a été particulièrement vivace dans ces territoires fortement impactés par la hausse du prix des carburants, où la dépendance à la voiture reste massive pour tous les déplacements du quotidien.
Pourtant, la crise du Covid-19 de 2020 a montré les atouts des petites villes et des villes moyennes. À taille humaine, bien connectées à la nature environnante, permettant de se loger dans de bien meilleures conditions que dans des appartements exigus et chers des grands centres urbains, elles sont désormais considérées comme bien plus attractives que les grandes métropoles.
L'État accompagne les acteurs locaux pour lutter contre la dévitalisation des petites villes et des villes moyennes à travers deux programmes portés par l'ANCT : Action coeur de ville (ACV)34(*), lancé en 2018, qui a sélectionné environ 230 communes lauréates devant bénéficier sur 5 ans de 5 milliards d'euros de crédits supplémentaires et Petites villes de demain (PVD)35(*) lancé en 2021, qui concerne un peu plus de 1 600 communes de moins de 20 000 habitants. Ces programmes visent à aider à l'implantation de commerces de centre-ville, à mobiliser les moyens de l'Agence nationale d'amélioration de l'habitat (ANAH) pour réhabiliter les immeubles d'habitation, à favoriser la maîtrise foncière publique d'ilots dégradés pour les requalifier, ou encore à reconquérir des friches industrielles ou commerciales.
L'enjeu est en effet d'innover pour permettre aux petites villes et aux villes moyennes de répondre aux attentes des habitants et des acteurs économiques du territoire, quand bien même elles ne bénéficient pas de l'effet de taille des métropoles, en mobilisant toute une palette d'outils et en s'appuyant sur une ingénierie territoriale renforcée36(*).
Il serait cependant erroné de considérer que les petites villes et les villes moyennes sont toutes confrontées aux mêmes problématiques de dévitalisation, ou du moins à la même intensité de difficultés. Ainsi, deux notes d'analyse de France Stratégie publiées début 202237(*) et portant sur un panel de 202 villes moyennes dressent un panorama contrasté de leurs trajectoires. En se fondant sur trois indicateurs (démographie, emploi et prix de l'immobilier), les travaux de France Stratégie identifient quatre catégories de villes moyennes :
• 42 % sont classées comme villes dynamiques : littoral atlantique, pourtour méditerranéen, vallée du Rhône, zone frontalière avec la Suisse ;
• 27 % d'entre elles suivent une trajectoire démographique, économique et d'attractivité comparable aux tendances nationales : elles sont disséminées un peu partout sur le territoire (Quimper, Saint-Brieuc, Belfort, Reims, Le-Puy-en-Velay, Moulins) ;
• 16 % sont des villes « en retrait », essentiellement dans le Centre et le quart Nord-Est ;
• enfin, 14 % sont considérées comme des villes atypiques aux profils contrastés. Elles se situent en Normandie, au Nord et dans l'Est.
La crise sanitaire a plutôt amplifié les tendances préexistantes. L'étude de France Stratégie montre aussi que les couronnes des villes moyennes sont souvent bien plus dynamiques que leurs pôles urbains, ce qui les distingue de beaucoup de métropoles.
La dévitalisation n'est donc pas une fatalité et il n'y a pas une seule recette pour dynamiser les petites villes et les villes moyennes. Chaque territoire doit avoir sa stratégie propre. Il n'en reste pas moins que l'équilibre du territoire nécessite de mobiliser des soutiens, notamment en matière de financements et d'ingénierie, pour leur assurer une bonne connexion aux métropoles et ne pas donner le sentiment d'un abandon ou d'un dépérissement.
Source : France Stratégie
3. La maille locale : l'échelle de mise en oeuvre des politiques d'urbanisme
a) Échelle de la ville, échelle du vécu
Les grands enjeux d'aménagement et d'équilibre du territoire s'appréhendent certes dans les relations des bassins de vie entre eux, mais la ville au quotidien est « à hauteur d'homme ». C'est d'ailleurs à cette échelle très locale que les déséquilibres et les ratés de l'aménagement urbain apparaissent de manière la plus criante.
L'organisation urbaine au sein des villes répond à la fois à une logique fonctionnelle et à une logique politique ou de prestige. C'est d'ailleurs cette dernière dimension qui a souvent produit les plus beaux bâtiments et les monuments classés. La géographie des catégories sociales s'inscrit ainsi dans la plus ou moins forte proximité avec les lieux de pouvoir. Mais la logique fonctionnelle n'est pas absente et ce sont précisément des considérations pratiques qui conduisent la ville, très tôt dans l'histoire urbaine, à voir apparaître des quartiers spécialisés. Les activités polluantes sont repoussées dans les faubourgs. Les artisans et les marchands se concentrent au même endroit, par métier.
L'organisation de la ville répond ainsi à l'impératif de faciliter la vie quotidienne de ses habitants. Poussée à l'extrême, cette logique a suscité le désir d'architectes et d'urbanistes de créer des « cités idéales ». Chaque époque a décliné le mythe de la Tour de Babel, de l'antique Milet bâtie par Hippodamos aux villes nouvelles du 20e siècle inspirées par la Charte d'Athènes. Les travaux de Pienza en Toscane par le pape Pie II au 15e siècle, le familistère de Guise dans l'Aisne, inspiré du phalanstère de Charles Fourier ou encore la Cité radieuse du Corbusier à Marseille constituent autant de tentatives d'assurer une répartition harmonieuse des différentes fonctions : habitation, commerce, éducation, loisirs.
Mais la quête de l'organisation urbaine idéale se heurte à la complexité de la réalité, à la topographie des lieux, que l'on ne peut pas toujours rectifier (cours d'eau, collines), ou encore au poids de l'histoire qui imprègne nos villes, sauf à construire à partir de rien. La morphologie urbaine est en effet dépendante du passé. Les tracés des grandes artères de circulation, les emplacements de sites remarquables, notamment religieux, s'imposent aux générations successives d'aménageurs, qui ne peuvent faire table rase que dans des situations exceptionnelles : travaux d'Hausmann à Paris sous Napoléon III ou reconstruction de villes rasées par les bombardements après la Seconde Guerre mondiale (Dunkerque, Saint-Nazaire, Le Havre).
La responsabilité de l'organisation spatiale des villes relève du pouvoir municipal, à travers la mise en oeuvre des pouvoirs d'urbanisme, mais aussi par le levier de la gestion des espaces publics : routes et trottoirs, parcs et jardins publics, mobilier urbain, ou encore à travers la stratégie d'implantation des équipements publics : écoles, gymnases, médiathèques, centres sociaux ... Or, l'une des difficultés de l'exercice résulte du fait que les limites « physiques » des villes ne recoupent pas souvent les limites administratives. Avec l'étalement urbain, une ville déborde presque toujours sur les communes avoisinantes, ce qui plaide en faveur d'un regroupement des compétences d'aménagement urbain au sein des intercommunalités.
Réfléchir à l'utilisation idéale de l'espace dans nos villes doit prendre en compte les attentes des habitants, en partant d'un existant qui a chamboulé le visage des ensembles urbains en plusieurs décennies. La démocratisation de la voiture et la culture automobile ont favorisé un étalement des villes et un éloignement des différentes fonctions, et rend nécessaire la construction de parkings. Le « fait automobile » continue à influencer la manière dont on aménage les villes et on ne peut pas totalement l'ignorer, même quand on cherche à réduire la place de la voiture. Un autre phénomène marquant a été la construction, souvent rapide, de grands ensembles destinés à faire face à la forte croissance démographique des années 1950 et au rapatriement des Français d'Afrique du Nord dans les années 1960. L'intégration à la ville de ces quartiers qualifiés de « populaires » n'est pas un mince défi. Enfin, non sans lien avec les deux premiers phénomènes cités, nos villes ont vu leurs centralités commerciales se déplacer vers la périphérie. Le besoin d'espace pour construire des grandes surfaces et y installer des parkings suffisamment grands pour attirer de nombreux clients s'est traduit par la multiplication des zones commerciales en entrée/sortie de ville.
À l'échelle locale, les maires et présidents d'EPCI sont ainsi confrontés à une série de défis : rénover l'habitat urbain dégradé, réaménager les friches industrielles et commerciales ou encore reconquérir les entrées de ville. Ils peuvent y être aidés par les Conseils d'architecture, d'urbanisme et d'environnement (CAUE), présents dans chaque département, qui exercent une mission de service public de conseil auprès des maîtres d'ouvrages publics38(*), comme l'indiquait lors de son audition M. Hubert Courseaux, vice-président de la Fédération nationale des CAUE.
Enfin, la ville ne peut pas être pensée sans analyser les ressources dont elle a besoin pour fonctionner, notamment les matériaux et l'énergie, qui se trouvent souvent hors de la ville. Comme le notait la professeure Sabine Barles lors de son audition, répondre à l'enjeu environnemental au sein des villes passe par la compréhension du métabolisme urbain et la recherche d'économies de ressources, notamment par le recyclage et la réutilisation, et l'organisation des liens de la ville avec son environnement direct, voire lointain.
b) Les quartiers dégradés
Les besoins importants de logements durant les Trente Glorieuses ont conduit l'État à mener une politique de construction massive de logements bon marché sous la forme de grands ensembles (Plan Courant). Ces cités HLM, avec tours ou barres massives, ont fleuri à la place des champs en lisière des agglomérations (La Villeneuve à Grenoble, Les Minguettes à Venissieux, la Muraille de Chine à Clermont-Ferrand, la Cité des 4 000 à La Courneuve ou encore les Lochères à Sarcelles). Entre 1946 et 1975, on est passé d'un peu moins de 500 000 logements sociaux à plus de 3 millions.
Dans un premier temps, ces constructions neuves ont apporté un gain en confort et en espace aux familles qui se logeaient auparavant dans des appartements exigus, vétustes, mal isolés et mal chauffés du centre des grandes villes, quand ce n'était pas dans des cabanes de la zone non aedificandi autour de Paris ou dans des bidonvilles de proche banlieue. Mais assez rapidement, la mauvaise isolation des logements et les insuffisances de leur raccordement aux réseaux de transport collectif ont conduit les populations de cadres et de classes moyennes qui y logeaient initialement à les quitter. En 1973, la politique des grands ensembles est stoppée par la circulaire Guichard. Le modèle des grands ensembles est jugé bien moins attractif que la banlieue pavillonnaire, prisée des cadres et classes moyennes à la fois pour le cadre de vie et pour la possibilité d'accéder à la propriété.
Des populations aux revenus plus faibles et moins bien insérées socialement se concentrent dans les grands ensembles, qui se dégradent objectivement parce que mal entretenus, mais aussi subjectivement en étant associés à tous les maux de la société : racisme, pauvreté, insécurité. Les 751 ZUS labellisées en 1996 dans 200 agglomérations regroupaient alors environ 10 % de la population française, avec un taux de pauvreté beaucoup plus élevé que la moyenne nationale et un taux de chômage bien supérieur.
Pour produire des logements sociaux supplémentaires, dont la population a besoin, mais en évitant la concentration au même endroit de populations précarisées, la stratégie suivie à partir de la loi SRU consiste à obliger les communes urbaines à partir de 3 500 habitants à disposer d'au moins 20 % de logements sociaux, ce taux étant porté à 25 % en 2013 par la loi Duflot. La dissémination du logement social dans le tissu urbain est cependant assez lente.
L'autre volet de la réponse au problème des quartiers dégradés a consisté, à partir de la loi Borloo de 2003, à faire de la rénovation urbaine massive entraînant la destruction d'immeubles et la construction de nouveaux bâtiments, ou la réhabilitation d'immeubles existants. Présenté fin 2022 par l'ANRU, le bilan 2004-2021 du programme national de rénovation urbaine (PNRU) fait état de 48,4 milliards d'euros d'investissements (dont 11,2 milliards de subventions de l'ANRU) pour 164 000 logements démolis et 142 000 reconstruits, et 408 500 logements réhabilités39(*).
Si ces opérations ont souvent radicalement changé le visage des quartiers concernés, elles n'ont cependant pas changé beaucoup leur sociologie. Le rééquilibrage interne des agglomérations ne s'opère pas vraiment. Sans doute faut-il plus de temps encore. L'embellissement des coeurs de ville porté par toutes les municipalités, quelle que soit leur tendance politique, contraste souvent avec les efforts plus modestes réalisés en faveur de « quartiers ». En outre, la ségrégation spatiale liée à la carte scolaire continue à jouer en défaveur des établissements qui en accueillent les enfants. Ces établissements enregistrent systématiquement les plus faibles indices de position sociale (IPS)40(*) et les plus faibles résultats aux évaluations de début de sixième, au brevet des collèges ou au baccalauréat.
La rénovation du bâti n'est qu'une partie de la réponse aux quartiers dégradés des zones urbaines. L'amélioration des transports collectifs constitue un autre levier. Il explique pourquoi le nouveau réseau de métro du Grand Paris Express (GPE) desservira des quartiers qui étaient dépourvus d'une telle offre de transports collectifs.
Mieux connecter les quartiers, y apporter des activités, y maintenir des services publics, rénover le bâti en essayant d'apporter de la mixité sociale : tous ces leviers sont activés en même temps pour répondre au défi de la lutte contre la « ghettoïsation » dans les grands centres urbains, avec des résultats mitigés mais certainement meilleurs que si rien n'était fait.
c) Les entrées de ville saccagées : des franges urbaines à reconquérir
Les faubourgs des villes ont historiquement eu une vocation avant tout résidentielle. Les marchandises étaient amenées dans la ville depuis l'extérieur et les fonctions commerciales réunies sur des places centrales (la halle de marché). Le modèle de la grande distribution a changé la donne. Devenu automobiliste, le citadin se déplace pour faire ses courses. En région parisienne, le premier supermarché avec parking ouvre à Rueil-Malmaison en 1958, puis le premier hypermarché à Sainte-Geneviève-des-Bois en 1963. Dans le Nord, Auchan ouvre son premier magasin à Roubaix dans le quartier des « Hauts-Champs » le 6 juillet 1961.
Les zones commerciales en dehors des villes se sont multipliées, avec toutes sortes de magasins, pas seulement des grandes surfaces alimentaires : habillement, ameublement et décoration, bricolage, restauration rapide et même désormais des activités récréatives (dancing, bowling, karting). Ces zones jouxtent parfois de grands entrepôts logistiques qui assurent le stockage des marchandises.
Malheureusement, ces périphéries urbaines ne font l'objet d'aucun effort architectural. Les constructions y sont rudimentaires, à base de structures en acier et de revêtements en tôle, sous forme de pavés posés au milieu de grands parkings à ciel ouvert. Elles donnent l'impression d'un délaissement paysager et environnemental. Les seuls éléments décoratifs sont les enseignes des commerces et les publicités et panneaux indicateurs le long des routes d'accès. La morphologie de ces entrées de ville est parfois anarchique, en bande le long des grands axes routiers, les commerçants recherchant un « effet-vitrine ».
Le législateur avait imposé aux communes en 1995 (amendement Dupont) une bande inconstructible large autour des routes à grand gabarit, à laquelle il n'était possible de déroger qu'à la condition de mener une réflexion préalable sur la qualité urbaine, paysagère et architecturale dans les documents d'urbanisme. Mais ce dispositif intervenait vraisemblablement un peu trop tard, après l'aménagement des grandes zones commerciales des années 1980 à 2000. L'insuffisance du dispositif législatif imposant une requalification des entrées de ville avait conduit le Sénat à adopter en 2009 une proposition de loi41(*) demandant que les entrées de ville fassent l'objet d'un traitement dans tous les documents d'urbanisme : SCoT mais aussi PLU. Mais le Sénat n'était pas allé jusqu'à imposer une mixité de ces zones, en réservant une part à des bâtiments culturels, universitaires, sportifs ou associatifs ou encore en imposant une proportion d'espaces verts. La proposition de loi n'a d'ailleurs jamais été au-delà de sa première lecture au Sénat.
Le sujet des entrées de ville commence cependant à être traité à travers plusieurs instruments. D'abord, les élus peuvent adopter un règlement local de publicité (RLP) pour lutter contre l'anarchie des panneaux publicitaires. Ensuite, le modèle des centres commerciaux des périphéries urbaines commence à s'essouffler, en partie sous l'effet du commerce électronique. Plutôt que de parler de déclin, les représentants du Conseil national des centres commerciaux (CNCC), lors de leur audition, ont insisté sur les efforts de renouvellement effectués par les gestionnaires des centres, pour moderniser les bâtiments, améliorer les accès autres que routiers, mais aussi pour diversifier l'offre, en misant largement sur les loisirs ou le sport. En tout état de cause, la nouvelle donne commerciale incite à faire des zones d'activités des lieux de vie davantage connectés à la ville et plus soignés, et pas seulement des lieux fonctionnels d'achat et de livraison de marchandise.
Il reste cependant à trouver un modèle économique pour introduire de la mixité dans les zones périphériques aujourd'hui dédiées à la logistique et au commerce. La loi Climat et Résilience ayant quasiment réduit à néant la possibilité de créer de nouvelles surfaces, le foncier commercial risque de devenir de plus en plus cher, rendant difficile la transformation des entrées de ville en y créant du logement ou encore des équipements publics.
* 30 Article L. 4221-1 du code général des collectivités territoriales.
* 31 https://regions-france.org/wp-content/uploads/2020/10/RDF-Chiffres-Cles-2022-220901.pdf
* 32 https://www.famillesrurales.org/etude-FamillesRurales-IFOP-Territoires-ruraux
* 33 https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2020/11/23/le-monde-rural-sous-estime-son-potentiel-et-ses-reussites_6060815_4497916.html
* 34 https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/action-coeur-de-ville-42
* 35 https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/petites-villes-de-demain-45
* 36 Sur les outils mobilisables, voir le dossier en ligne du Cerema :
https://www.cerema.fr/fr/actualites/villes-petites-moyennes-revitalisation-resilience
* 37 https://www.strategie.gouv.fr/publications/villes-moyennes-atouts-nouvelles-politiques-damenagement-territoire
* 38 https://www.fncaue.com/?page=home
* 39 https://www.anru.fr/actualites/un-premier-bilan-devoile-pour-le-programme-national-de-renovation-urbaine
* 40 L'IPS est un outil plus fin que les catégories socio-professionnelles (CSP) des parents pour caractériser l'origine sociale des élèves et leur environnement économique, social et culturel. Il est utilisé par l'Éducation nationale depuis 2016 et rendu public depuis 2022.