C. DES TERRES PLUS ACCESSIBLES ET DES PERSPECTIVES D'AVENIR
1. Lutter contre l'enclavement
a) La desserte problématique des terres agricoles
Les pistes agricoles jouent un rôle déterminant dans l'aménagement du foncier agricole. Elles permettent en effet de relier les zones agricoles éloignées aux centres urbains, d'assurer l'accès aux services publics et de faciliter le transport des produits agricoles vers les marchés. Les autres réseaux les accompagnent (eau, irrigation, électricité, internet). Derrière la question des pistes agricoles, c'est celle de la viabilisation des exploitations agricoles qui est posée.
Cependant, il est fréquent que les pistes agricoles en outre-mer soient en mauvais état, voire impraticables. La géologie particulière parfois, mais surtout les précipitations, usent prématurément les voies d'accès, en particulier lorsqu'elles sont très sollicitées par le passage d'engins lourds. Ainsi, leur entretien doit devenir une priorité pour désenclaver les zones agricoles et rendre les terres plus accessibles à leurs exploitants.
Lorsqu'elles existent les pistes agricoles posent aussi le problème de leur entretien. Qui est compétent ? Voies privées ou voies publiques ? La prise en charge soulève un problème juridique.
Les pistes agricoles peuvent être considérées comme des chemins ruraux, c'est-à-dire des chemins appartenant aux communes, affectés à l'usage du public. Le maire est responsable de la police et de la préservation des chemins ruraux (article L.161-5 du code rural et de la pêche maritime). Or, les communes concernées sont souvent financièrement démunies.
De plus, s'il apparaît que les pistes agricoles font partie du domaine privé de la commune, cette dernière n'est pas légalement tenue de les entretenir. En effet, l'entretien des chemins ruraux n'est pas prévu dans la liste des dépenses communales obligatoires énumérées à l'article L.2321-2 du code général des collectivités territoriales.
Il importe donc de déterminer le statut juridique des pistes agricoles pour identifier celui qui doit en assumer l'entretien. Des crédits FEADER pourraient être alors mobilisés pour aider au financement.
Proposition n° 20 : Flécher des crédits FEADER sur l'entretien des pistes agricoles et, en Guyane, obtenir la remise à niveau des anciennes pistes forestières avant leur transfert aux communes.
b) Le devenir des anciennes pistes forestières : le cas de la Guyane
En Guyane, la question des pistes agricoles se confond avec celle des pistes forestières. Cette question y est particulièrement sensible, car elle participe au mal-être agricole85(*). Les témoignages de notre collègue Marie-Laure Phinéra-Horth, sénatrice de Guyane, l'ont mis en lumière.
Mme Nathalie Barbe, directrice des relations institutionnelles, de l'outre-mer et de la Corse auprès de l'Office national des forêts (ONF), a exposé les raisons juridiques et économiques de cette situation.
En Guyane, le réseau routier est très limité et restreint à la zone littorale. L'infrastructure d'accès aux 8 millions d'hectares de surfaces (dont 6 millions d'hectares gérés par l'ONF) repose quasi exclusivement sur les pistes forestières. Or, celles-ci n'existent que pour gérer et exploiter la forêt. Ces pistes sont tracées pour désigner les bois exploités dans la forêt primaire, puis les abattre et les extraire.
L'investissement, c'est-à-dire la création des pistes, a été financé entièrement par les fonds FEADER jusqu'au 1er janvier 2023. Ces ressources ont permis d'équilibrer économiquement le modèle d'exploitation des forêts guyanaises.
Toutefois, ces deux dernières années en particulier des conditions météorologiques très difficiles ont prévalu. Compte tenu de la topographie et de la conception de ces pistes, des travaux d'entretien très importants sont indispensables. Or, ces travaux ne font pas l'objet de subventions. L'ONF doit donc assurer ce financement. Il faut parvenir à équilibrer le modèle entre, d'une part, l'entretien nécessaire pour des kilomètres de pistes et, d'autre part, la ressource en bois qui sera extraite de ces massifs.
Prenant l'exemple du massif de Balata, qui est l'un des plus anciens, Mme Nathalie Barbe explique que lorsque l'exploitation (« la vidange ») de ce massif sera achevée, la piste forestière sera fermée au sens de l'ONF, à moins que la collectivité et l'État décident de donner un autre statut à ces pistes qui ne seront plus de facto et de jure des pistes forestières.
Cette fermeture, et donc l'arrêt de l'entretien, ont des conséquences économiques et sociales très lourdes. Au fil du temps, beaucoup de jeunes agriculteurs se sont installés le long de ces pistes qui sont les seules voies d'entrée vers l'intérieur du territoire. Ils ont pu fonder des familles. Ce sont elles aussi qui permettent d'ouvrir des sites d'orpaillage légal.
M. Arnaud Martrenchar a indiqué que des discussions étaient en cours entre les maires et l'État. Les maires seraient prêts à prendre en charge l'entretien des pistes, à la condition que l'État fasse au préalable une remise à niveau complète. Il faut également trancher entre le statut privé ou public de certaines pistes. Le nombre de foyers desservis est pris en compte. Des arbitrages devraient intervenir prochainement.
Le rapport d'Olivier Damaisin paru en mars 202386(*) propose qu'une aide spécifique et pérenne soit apportée aux différentes collectivités propriétaires des voies d'accès afin de permettre la réalisation d'ouvrages résistants sur la durée aux aléas environnementaux.
2. Rendre les métiers de l'agriculture plus attractifs
a) Une crise de vocations
Lors des auditions menées par la délégation, il a été constaté un manque d'attrait des jeunes pour les métiers de l'agriculture. Malgré les ressources naturelles abondantes et le potentiel agricole qui caractérisent les outre-mer, les jeunes se tournent de moins en moins vers ce secteur considéré comme peu rémunérateur et physiquement pénible.
Lors du déplacement en Martinique, le président de la Safer M. Louis-Félix Glorianne, et M. Robert Catherine, son directeur, ont souligné le problème de la main-d'oeuvre. Sociologiquement l'agriculture n'est pas valorisée et a même une connotation négative (métiers réputés pénibles, faibles rémunération), d'où le recours à la main-d'oeuvre étrangère. Par ailleurs, pour s'installer il est parfois difficile d'accéder à une formation réservée parfois aux seuls chômeurs. Il n'y a qu'entre cinq et dix installations par an, ce qui est largement insuffisant.
Les difficultés d'accès comme le manque de foncier exploitable, la lenteur du processus d'attribution des terres ou la méconnaissance des aides existantes expliquent aussi ce désintérêt croissant. Comme l'explique M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, « les jeunes agriculteurs ont du mal à trouver du foncier. Ou n'ont pas accès aux terres agricoles. 94 % des porteurs de projet, soit environ 200 personnes, se sont adressées au point accueil installation (PAI) et cherchent du foncier agricole. Ils mettent entre 3 et 5 ans pour trouver des terres, certains abandonnent. »
Cette crise de vocation qui est notamment observée au niveau des effectifs de l'enseignement agricole est d'autant plus paradoxale que le chômage touche près de la moitié des jeunes actifs (15-24 ans) en outre-mer, contre 17,3 % au niveau national. Cette situation a des conséquences problématiques notamment le recours croissant à la main d'oeuvre étrangère. Ainsi, comme le souligne la sénatrice Victoire Jasmin87(*) « au regard des taux de chômage importants sur nos territoires, il importe de permettre aux jeunes de revenir travailler la terre. La situation est d'autant plus regrettable que la culture de la canne recourt actuellement à une main d'oeuvre étrangère illégale. Ce modèle ne doit pas perdurer. Les réponses à apporter sont l'inclusion, mais aussi l'accompagnement ».
C'est pourquoi, ce déséquilibre entre les opportunités d'emploi offertes par le secteur agricole et le taux de chômage élevé chez les jeunes en outre-mer constitue un enjeu crucial à résoudre.
b) Agriculteur : un métier d'avenir
Afin de rendre les métiers de l'agriculture plus attrayants outre-mer, il conviendrait de mettre en place des actions de proximité et de long terme en renforçant notamment l'accompagnement des jeunes agriculteurs. En effet, de nombreux intervenants ont déploré l'absence de suivi sur la durée des jeunes agriculteurs.
Cet accompagnement devrait être plus global c'est-à-dire soutenir les jeunes agriculteurs à la fois sur le plan financier et matériel. D'un point de vue financier, la création d'un revenu complémentaire pour soutenir les agriculteurs en début d'activité permettrait une installation plus sereine. M. Albert Siong, président de la chambre d'agriculture de Guyane, explique à ce titre : « les jeunes agriculteurs doivent souvent gagner de l'argent au préalable pour ensuite travailler pleinement sur leurs exploitations. Nous cherchons donc à mettre en place, avec la DAAF, un revenu leur permettant d'exploiter directement leurs parcelles »88(*).
Dans le contexte actuel, Mme Ruidice Ravier, vice-présidente de l'Association martiniquaise de fruits et légumes (AMAFEL) et fondatrice de la SICA 2M (Maraîchers de Martinique), a évoqué l'utilité d'un « ballon d'oxygène » pour les petits exploitants du secteur maraîcher destiné à les aider à payer le renchérissement des semences et des intrants, sous forme d'une aide forfaitaire.
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M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, a réuni le 25 mai dernier le 1er comité de pilotage stratégique du plan de souveraineté en fruits et légumes.
Ce plan doit notamment s'appuyer sur les moyens du programme d'investissement France 2030 qui prévoit de mobiliser 200 millions d'euros en faveur de la filière fruits et légumes, dont au moins 100 millions d'euros pour le guichet « équipements pour la troisième révolution agricole ». Il prévoit aussi une enveloppe renforcée dédiée à la recherche, au développement et l'innovation.
Au même moment, les consultations se poursuivent sur le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles. Après une phase de concertation sur les territoires, y compris outre-mer -- même si certaines chambres d'agriculture ultramarines ont le sentiment de ne pas être assez associées --, le projet de loi est attendu pour l'automne. Un volet installation-transmission devrait y figurer.
Dans cette séquence importante, la déclinaison outre-mer de ces initiatives sera décisive, afin d'adapter toujours plus les politiques nationales aux réalités ultramarines. L'enjeu particulier du développement du foncier agricole et de sa transmission sera incontournable si l'on veut répondre aux défis de la souveraineté alimentaire dans les outre-mer.
Mais cette adaptation aux outre-mer ne doit pas perdre de vue leur hétérogénéité. Les économies agricoles des outre-mer suivent en effet des trajectoires très variées. Les Antilles ont à relever de multiples défis : foncier, revenu, emploi. La Guyane connaît une dynamique positive avec une surface agricole utile qui augmente et une productivité qui s'améliore. Quant à La Réunion et Mayotte, selon l'ODEADOM, en dépit d'une baisse des surfaces, la productivité croît fortement.
Enfin, un des principaux défis sera sans doute de parvenir à faire travailler ensemble tous les acteurs de l'agriculture et du foncier sur chaque territoire ultramarin. La multitude d'acteurs et de guichets peine encore à faire émerger une vision partagée et une action tendue vers l'objectif de souveraineté alimentaire et de développement économique par l'agriculture.
* 85 « La prévention du mal-être et accompagnement des agriculteurs et des salariés agricoles en Guyane », rapport de M. Olivier Damaisin, référent Guyane auprès du Coordinateur national interministériel du Plan de prévention du mal être en agriculture, le 15 mars 2023.
* 86 « La prévention du mal-être et accompagnement des agriculteurs et des salariés agricoles en Guyane », rapport de M. Olivier Damaisin, référent Guyane auprès du Coordinateur national interministériel du Plan de prévention du mal-être en agriculture, le 15 mars 2023.
* 87 Audition de la FNSafer, le 2 mars 2023.
* 88 Table ronde Guyane, le 13 avril 2023.