B. LES HABITATIONS AGRICOLES : OUI, MAIS...
1. Un souhait légitime, mais exposé à des dérives
a) Pouvoir vivre sur son exploitation, pas seulement en vivre
De nombreux acteurs du foncier agricole ont exprimé la demande de permettre aux agriculteurs de vivre sur leur exploitation. En effet, si cette pratique est courante dans l'Hexagone, où les corps de ferme sont ancrés dans le paysage agricole, elle demeure rare en outre-mer.
Historiquement, les exploitations agricoles, notamment aux Antilles, sont marquées par leur héritage colonial. Les terres étant souvent exploitées par de grandes entreprises ou des structures foncières lointaines qui ont, de fait limité l'accès des agriculteurs à la propriété. Ainsi, cette dynamique a eu un impact durable sur la structure foncière de ces régions, rendant difficile l'établissement de fermes familiales et le droit de vivre sur place.
En outre, la loi est parfois un frein à l'installation des agriculteurs sur leur exploitation. Par exemple, M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, souligne que l'application de la loi Littoral à Mayotte a contribué à séparer les maisons d'habitations et les exploitations agricoles.
Dans ce cadre, il importe de permettre l'installation des agriculteurs sur leur exploitation, d'abord pour des raisons pratiques. En effet, en vivant sur place, les agriculteurs sont en mesure de répondre rapidement aux besoins de leur exploitation, qu'il s'agisse d'intervenir en cas de problème technique sur les cultures ou de veiller sur le bétail. La proximité directe avec l'exploitation favorise ainsi une meilleure gestion et une réactivité accrue face aux défis quotidiens.
Être en mesure de résider sur place permet aussi aux exploitants de mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Réduire les déplacements des exploitants est d'autant plus important que les pistes agricoles en outre-mer sont souvent en mauvais état, voire impraticables en période de fortes pluies.
Surtout, face à l'augmentation de la délinquance, et notamment des vols de la production et du matériel sur les exploitations agricoles, les agriculteurs s'inquiètent aussi pour la sécurité de leurs biens. Le fléau des chiens errants est aussi présent chaque jour. Les cheptels sont régulièrement attaqués et blessés. Comme le souligne M. Soumaila Moeva, président du Syndicat des Jeunes Agriculteurs de Mayotte, il est désormais nécessaire que « l'implantation du logement principal sur l'exploitation soit facilitée, ce qui limiterait les vols, ainsi que la mise en place de villages agricoles. En effet, les parcelles louées aux agriculteurs sont souvent dépourvues d'infrastructures ».
Au bilan, l'interdiction stricte de nouvelles habitations sur le foncier agricole apparaît contre-productive. Comme le souligne, la chambre d'agriculture de La Réunion81(*) : « Aujourd'hui, le choix se porte sur la solution de facilité, à savoir le refus - à quelques exceptions près - de toute habitation sur le foncier agricole. Or, nous constatons tous les jours des arrêts d'exploitations dus aux problèmes causés par l'éloignement des habitations (vols répétés, attaques de chiens, difficultés de suivi technique...). Par ailleurs, certaines communes comme Le Tampon concilient un territoire très mité et une forte production maraîchère. De fait, l'interdiction totale génère des constructions illégales, que les maires dénoncent difficilement compte tenu des tensions en matière de logement ». Le fait accompli prévaut souvent.
b) Fléau ou nécessité, une question très controversée
Tout d'abord, la construction peut présenter un risque de développement d'activités parallèles. Elles pourraient dans certains cas conduire à délaisser la production agricole au bénéfice d'activité touristique par exemple. L'effet serait alors contraire aux attentes.
La deuxième difficulté peut se présenter au moment de la cession. Le propriétaire peut souhaiter conserver son habitation, au risque de générer des conflits de voisinage. A contrario, il peut désirer céder l'ensemble et rendre ainsi les coûts d'installation prohibitifs pour un jeune.
2. Une évolution envisageable qui doit être fortement encadrée
a) Pour des autorisations au cas par cas
Être agriculteur ne donne pas forcément le droit de construire en zone agricole. Les terres agricoles sont, en effet, inconstructibles par principe. Des exceptions existent néanmoins, elles tiennent essentiellement à leur nécessité pour poursuivre l'exploitation agricole.
Concrètement, sont autorisées les constructions et installations nécessaires à l'exploitation agricole. Peuvent également être autorisées les extensions, les changements de destination, et dans les PLU, les annexes aux bâtiments d'habitation (articles L.151-11, R.151-23, L.161-4, R.161-4, L.111-4 du code de l'urbanisme). En outre, les constructions nécessaires au stockage et à l'entretien de matériel agricole par les coopératives d'utilisation de matériel agricole (CUMA) sont autorisées en zone A des PLU.
Les PLU peuvent néanmoins être plus stricts et interdire toute construction dans certains secteurs.
Le caractère nécessaire à l'exploitation s'apprécie au cas par cas, à partir des éléments du dossier transmis par le pétitionnaire. Une jurisprudence a été développée par les juridictions administratives. La CDPENAF rend un avis sur les conditions d'implantation, d'emprise et de hauteur des extensions et annexes aux habitations et sur les changements de destination.
Cependant, ces dérogations sont rares dans les territoires ultramarins, notamment à cause de l'avis conforme de la CDPENAF. En effet, la CDPENAF aurait tendance à être trop rigide et à refuser la délivrance d'autorisation. Ainsi, les exploitants, peu enclins à solliciter la CDPENAF, préfèreraient construire directement leur habitation de façon illégale.
Les acteurs du foncier agricole en outre-mer sont très partagés. Par exemple, au sujet de la mise en place d'autorisation de construction ponctuelle d'habitation sur les propriétés agricoles, M. Ariste Lauret, directeur général délégué de la Safer Réunion, a affirmé : « Nous n'y sommes pas hostiles en cas de nécessité, dès lors que l'exploitation ne pourra être morcelée par la suite et qu'elle sera bien vendue dans son intégralité à un agriculteur ». Ainsi, il apparaît nécessaire de réfléchir à l'assouplissement de la doctrine qui prévaut aujourd'hui au sein des CDPENAF.
Néanmoins, la prudence est de mise en matière d'habitation sur des terres agricoles. M. Philippe Schmit, expert82(*), met en garde contre « la fausse bonne idée et le risque de dérapage très important sur cette idée d'encourager la création ».
Elle doit donc être parfaitement encadrée et limitée afin d'éviter le mitage.
Outre la vérification du caractère nécessaire de la construction d'une habitation pour l'exercice de l'activité agricole (caractère qui pourrait être présumé acquis sauf motivation spéciale, et non pas réservé à l'élevage de bovins ou à des cultures particulièrement fragiles), les critères et conditions pour autoriser la construction du logement principal de l'exploitant pourraient être, notamment :
- le statut d'exploitant agricole actif, en démontrant une production régulière et significative et l'exercice, à titre principal de l'activité agricole. Le simple statut d'exploitant agricole ne suffirait pas ;
- le rattachement obligatoire du logement à une exploitation agricole d'une surface suffisante pour justifier une résidence sur site ;
- l'obligation de bâtir l'habitation à proximité des bâtiments d'exploitation (moins de 50 mètres par exemple) ;
- l'interdiction de céder le logement séparément de l'exploitation ou d'allotir la parcelle en séparant le logement.
Plusieurs de ces critères sont déjà ceux normalement appliqués par les juridictions pour apprécier le caractère nécessaire. L'application de ces critères par les CDPENAF devrait suffire à débloquer les demandes réellement justifiées. Les engagements à ne pas céder le logement séparément ou les interdictions d'allotir apporteraient des garanties complémentaires.83(*)
À terme, l'objectif est bien de voir émerger des corps de ferme modernes et durables en outre-mer pour une agriculture attractive et performante.
Enfin, une réflexion plus prospective pourrait conduire à utiliser des outils juridiques novateurs qui restent à créer. Par analogie avec l'obligation réelle environnementale (ORE) récemment créée par la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (article L.132-3 du code de l'environnement), M. Philippe Schmit a évoqué la création d'une « obligation réelle agricole » (ORA)84(*). Comme pour les ORE, l'exploitant agricole consentirait à grever son bien agricole d'une « obligation réelle agricole » qui l'engagerait pour une très longue durée (jusqu'à 99 ans) à maintenir le caractère agricole de sa propriété, en ce compris le bâtiment d'habitation.
Proposition n° 19 : Accorder des dérogations de manière limitée et très contrôlée afin de permettre la construction d'une habitation sur l'exploitation agricole pour les exploitants ayant des revenus agricoles significatifs et s'engageant à maintenir une activité agricole pérenne.
b) b) Un contrôle effectif et sanctionné
En cas d'abus avérés, tels que l'utilisation de ces terres à des fins résidentielles non liées à l'agriculture ou la spéculation foncière, la puissance publique doit être habilitée à intervenir plus rapidement pour détruire les constructions illégales.
* 81 Table ronde La Réunion, le 1er juin 2023.
* 82 Audition d'Interco' Outre-mer, le 25 mai 2023.
* 83 M. Stéphane Le Rudulier, sénateur des Bouches-du-Rhône, a déposé le 30 mai 2023 une proposition de loi visant à instaurer un cadre légal de construction d'habitation en zone agricole pour les chefs d'exploitation (proposition de loi n° 654 (2022-2023)). Ce texte répond à des problématiques analogues d'attractivité des exploitations agricoles dans certaines régions. Ainsi, l'article 1er pose une nouvelle exception au principe de constructibilité limitée aux seules zones urbanisées. Cette exception vise à autoriser la construction d'un bâtiment à usage d'habitation dans le périmètre d'une exploitation agricole encore en activité, dans le but de loger le chef de l'exploitation, ainsi que sa famille. L'idée étant que toute exploitation agricole puisse être concernée, et non, seulement, certaines en fonction d'un critère de nécessité de présence en lien avec le type d'activité. La proposition pose aussi des garde-fous pour éviter un détournement de la procédure. Cette proposition de loi pourrait inspirer des dispositions adaptées au contexte spécifique des outre-mer.
* 84 Voir aussi I. A. du présent rapport.