B. UNE LPM DE CONTINUATION PLUTÔT QUE DE TRANSFORMATION CAPACITAIRE

1. La poursuite du modèle complet...

Les sujets capacitaires ne sont qu'effleurés par la RNS, y compris lorsqu'il s'agit de tirer les enseignements de la possibilité d'un conflit de haute intensité, qui avait pourtant été envisagée par le ministère des armées dès avant le déclenchement de la guerre en Ukraine.

La LPM 19-25 comportait quelques lignes directrices : l' « Ambition 2030 », ou encore la volonté d'agir « à hauteur d'homme ». En comparaison, le texte aujourd'hui proposé par le gouvernement est plus terne : malgré des budgets en forte hausse, le projet reporte une partie de l' « Ambition 2030 » à 2035, c'est-à-dire à un horizon relativement lointain. La LPM rééchelonne l'effort pour le rendre financièrement soutenable. La précédente LPM a probablement été trop optimiste.

Le modèle complet d'armée est reconduit. Ce modèle est fondamentalement centré :

Ø sur la dissuasion nucléaire : c'est la clef de voûte de notre système de défense. Un effort majeur est donc réalisé, à juste titre, pour en renouveler les deux composantes.

Ø sur des forces « expéditionnaires » : depuis la fin de la guerre froide, nos forces armées sont formatées d'une part, pour protéger le territoire national (postures permanentes, Sentinelle etc.) et, d'autre part, pour pouvoir se projeter rapidement à l'étranger dans des opérations en situation de supériorité aérienne.

Ce modèle est fondé sur un renouvellement qualitatif des équipements, plutôt que sur l'acquisition de masse supplémentaire, et sur la poursuite du développement d'un large spectre de technologies parmi les plus avancées.

Comme le résume un éditorial récent de l'IFRI, à propos de la LPM, « le projet de loi pérennise essentiellement un format hérité de l'après-guerre froide visant à conserver des capacités sur tout le spectre, au prix d'un échantillonnage des moyens conventionnels qui n'est soutenable qu'en temps de paix. »1(*).

2. ... s'accompagne d'une réflexion sur l'économie de défense

Le projet de LPM s'accompagne d'un chantier de modernisation de l'économie de défense, dite démarche d'« économie de guerre ». Ce slogan est en décalage avec la réalité de l'effort sur le plan capacitaire. Mais la démarche recouvre néanmoins un effort bienvenu de simplification et d'accélération des procédures d'acquisition et des processus de production.

Les termes d' « économie de guerre » ne recouvrent pas ici, comme on l'entend habituellement, une réallocation des ressources et une réorganisation des capacités de production pour contribuer à un effort militaire.

Il s'agit plutôt de simplifier les procédures, de raccourcir et d'optimiser les cycles de production, pour pouvoir produire plus, et plus vite, si cela devenait nécessaire. Ce chantier, lancé par le Président de la République en juin 2022 à Eurosatory, permet de faire un bilan de la réactivité de l'appareil productif afin d'anticiper une éventuelle montée en puissance future.

Il s'agit moins d'entrer dans une économie de guerre que de sortir des « routines » du temps de paix, dans lesquelles la question des délais est parfois secondaire.

La concertation entre État et industriels vise à déterminer les gains d'efficience possibles pour chaque acteur dans son périmètre. Deux grands objectifs sont poursuivis :

Ø Du côté de l'État : une réduction de 20 % des exigences documentaires des programmes d'armement est recherchée, ainsi qu'une simplification de l'expression des besoins. Il s'agit de trouver la juste performance nécessaire au regard du coût des programmes en analysant précisément la valeur du besoin.

Ø Du côté des industriels : l'accent doit être mis sur l'optimisation des cycles de production dans l'hypothèse où un engagement majeur imposerait une accélération. Cela passe, pour les grands maîtres d'oeuvre, par une revue approfondie des entreprises de leur supply chain et de leurs sources d'approvisionnement.

Le chantier de l' « économie de guerre »

Approvisionnement

* Élaboration de plans d'action sous-traitant par sous-traitant

* Constitution de stocks de matières premières ou de pièces détachées, notamment celles soumises à un long délai d'approvisionnement

* Relocalisations pour faciliter l'approvisionnement

Normes

* Réflexion à partir du dispositif américain de « priorisation » : capacité, en cas de besoin, de prioriser les commandes défense par rapport aux commandes civiles

Financement

* Encouragement à la constitution/la consolidation de fonds spécialisés dans la souveraineté : encourager la constitution d'ETI de défense

* Travail en cours avec Bercy sur l'épargne des particuliers

Deux points de blocage majeurs, régulièrement pointés par les rapporteurs, affectent la résilience de la base industrielle et technologique de défense.

Pour y remédier, une mobilisation interministérielle est nécessaire et, au-delà, une prise de conscience, par l'ensemble de la société, de la nécessité de soutenir les activités de souveraineté.

Ø D'une part, la question récurrente du financement : malgré la guerre en Ukraine, l'industrie de défense reste confrontée au durcissement des conditions d'accès au financement des banques et fonds d'investissement. Or le soutien des acteurs financiers privés est indispensable pour passer à l'échelle de l' « économie de guerre », ce qui implique une vigilance particulière vis-à-vis des initiatives réglementaires européennes en matière environnemental, social et de gouvernance (ESG) et de taxonomie. Cela passe d'abord par une mobilisation des acteurs financiers, indispensable à la montée en puissance du tissu industriel. La mobilisation de l'épargne des particuliers est souhaitable, non seulement pour lever des financements, mais aussi pour contribuer à faire évoluer l'image de l'industrie de défense dans l'opinion, ce qui est fondamentalement la question majeure à traiter. Le constat est simple : nos démocraties, nos valeurs et nos modes de vie seraient tôt ou tard remis en cause si nous ne disposions pas de moyens souverains pour les défendre.

Ø D'autre part, la question cruciale des compétences : c'est, fondamentalement, la même question sociétale que la précédente. Patrice Caine, PDG de Thalès, indiquait récemment dans une interview qu' « il faudrait deux fois plus d'ingénieurs en France ». Le même constat pourrait être fait, s'agissant des techniciens et ouvriers spécialisés. Bien que les métiers de l'industrie aient beaucoup évolué, leur image subit toujours l'influence de stéréotypes anciens : pénibilité, risques supposés pour la santé, emplois considérés comme mal rémunérés, déclin du secteur au profit des services... A ces stéréotypes vient s'ajouter, pour l'industrie de défense, la défiance précédemment évoquée vis-à-vis du secteur. Cette image ne rend pas justice au dynamisme de cette industrie, profondément transformée par l'innovation, la robotisation, et offrant aujourd'hui des perspectives de rémunération et des carrières attrayantes. Un travail de fond doit être effectué pour promouvoir l'attractivité des métiers de l'industrie de défense, notamment en direction des jeunes et des femmes.


* 1 Élie Tenenbaum, « Armées françaises : les limites de la stratégie de club », Éditoriaux de l'Ifri, Ifri, 26 mai 2023.

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