B. QUE FAIRE ? DEUX PROPOSITIONS CONCRÈTES POUR AVANCER
L'Europe aurait tout à gagner à se positionner dans le domaine de l'exploitation et de l'utilisation des ressources spatiales : elle a des atouts à faire valoir, une voix à faire entendre, et des bénéfices à retirer - en bref, elle dispose d'une carte à jouer. Il reste à s'en saisir, et cela ne pourra se faire sans un soutien politique, au niveau européen comme au niveau national.
Une précision s'impose : le présent rapport n'a en aucun cas pour objet de préempter les choix technologiques à venir en matière d'ISRU, la sélection des projets les plus pertinents ou des entreprises les plus capables ne relevant ni de sa compétence technique, ni de son mandat politique. Il n'a pas non plus vocation à déterminer le montant ni a fortiori l'allocation des financements publics correspondants, lesquels relèvent des gouvernements nationaux, de l'Union européenne et de l'ESA. De même, et comme indiqué supra, il ne s'agit pas de préempter les débats sur le contenu ou la portée des différentes normes envisageables.
Ce que ce rapport peut faire, en revanche, c'est contribuer à élever ce sujet technique au rang de priorité politique, et engager le débat sur les solutions juridiques.
À cette fin, il formule deux propositions qui sont à la fois générales et envisageables à court terme :
1) adopter une stratégie européenne des ressources spatiales ;
2) modifier rapidement le cadre juridique national et européen pour autoriser l'exploitation commerciale des ressources spatiales.
1. Adopter une stratégie européenne des ressources spatiales
Pour que sa voix compte dans le programme Artemis et dans le futur de l'exploration spatiale, et pour que ses entreprises puissent se saisir des opportunités de la nouvelle économie cislunaire, l'Europe doit rapidement se doter d'une stratégie explicite et ambitieuse en matière de ressources spatiales.
Cela implique, d'abord, de le dire : le sujet doit être traité au niveau politique et figurer parmi les « priorités » des différentes « stratégies » présentées par l'ESA et l'UE en matière de politique spatiale, au même titre170(*) par exemple que l'accès autonome à l'espace, la recherche scientifique ou le suivi du changement climatique. Il doit aussi trouver sa place dans « l'offre » européenne au titre de sa contribution au programme Artemis, au côté notamment du module de service de la capsule Orion.
Le prochain sommet de l'espace, qui se tiendra à Séville en novembre 2023, pourrait être l'occasion de formuler une telle stratégie. À défaut d'un accord entre tous les pays membres de l'UE ou de l'ESA, rien n'empêche certains États de formuler une stratégie commune.
Cela implique, ensuite, de s'y tenir. Une stratégie maintenue dans la durée et régulièrement confirmée et précisée est une condition nécessaire pour que les chercheurs, les investisseurs, les industriels, les administrations et tous les acteurs de la politique spatiale s'engagent pleinement. C'est l'une des grandes leçons du modèle américain.
Cela implique, enfin, d'y mettre les moyens. Leur chiffrage ne relève pas du présent rapport, mais il est certain que plus l'objectif sera « identifié », plus les financements seront susceptibles d'être « débloqués ». En outre, l'ISRU et la logistique cislunaire sont particulièrement adaptés aux activités commerciales, financées par des acteurs privés qui en espèrent un retour sur investissement plutôt que par le contribuable.
En résumé, l'Europe doit savoir où elle va, le dire, et y aller.
On peut ajouter à cela deux précisions. D'abord, des « moyens » importants ne suffiront pas : il faudra aussi des « outils » intelligents, par exemple sur le modèle des contrats de services utilisés aux États-Unis. L'UE, l'ESA et les États membres n'ont toutefois pas attendu la NASA pour s'interroger sur le sujet, et des évolutions sont en cours.
Ensuite, si la « stratégie » formulée se résume à des termes vagues et à des ambitions creuses, elle n'aura servi à rien. Laissons ici la parole au groupe « Objectif Lune » de l'ANRT171(*) :
« Au titre des considérations stratégiques, il est intéressant de comparer les documents de stratégie européens et ceux adoptés par la NASA. « Outre-Atlantique, ces documents (ex : NASA Technology Roadmaps, Technology Taxonomy, Strategic Technology Intergation Framework, etc.), généralement de plusieurs centaines de pages, décrivent précisément les briques technologiques à développer et peuvent directement servir de guides pour les appels d'offres visant des développements technologiques complexes (ex : le réacteur 1-10 kW KRUSTY). « À l'inverse, les documents stratégiques européens (ex : Terrae Novae 2030+, ESA Strategy for Science on the Moon, etc.) sont beaucoup plus courts, s'en tiennent aux objectifs programmatiques et évoquent très peu les développements technologiques nécessaires. Or ce sont ces documents stratégiques qui permettent de dégager précisément les domaines dans lesquels acteurs spatiaux et non-spatiaux pourraient collaborer. Plus encore, ces mêmes documents sont la garantie d'une élaboration cohérente et stratégique d'une politique d'appel d'offres ambitieuse. » |
2. Modifier rapidement le cadre juridique national et européen pour autoriser l'exploitation commerciale des ressources spatiales
La seconde proposition du présent rapport consiste à adapter le plus vite possible le droit national et européen afin de permettre l'exploitation commerciale des ressources spatiales, comme l'ont fait les États-Unis ou, à leur échelle, le Luxembourg, les Émirats arabes unis et le Japon.
L'exploitation des ressources spatiales aura de toute façon lieu, et du reste, au-delà des querelles doctrinales, des positions de principe et des blessures d'ego national, les raisons qui justifieraient de ne pas autoriser leur exploitation commerciale n'ont rien d'évident. Au contraire, il est difficile d'imaginer comment les investissements nécessaires, à la fois considérables, de long terme et très risqués, pourraient être suscités en l'absence de modèles économiquement viables.
En attendant d'avancer sur les modalités encadrant l'exploitation des ressources spatiales, il est urgent de confirmer sa possibilité.
Il faut idéalement pour cela négocier un accord plurilatéral, voire à terme multilatéral, mais en attendant, c'est au niveau européen qu'il est le plus pertinent d'agir - ou, à défaut, au niveau national.
a) Une législation de l'UE sur les ressources spatiales
Les bénéfices pour l'économie, l'emploi et l'autonomie stratégique seront plus importants si les pays européens se dotent d'un cadre unifié.
Le 10 mars 2023, la Commission européenne a annoncé qu'elle « envisagera de proposer une législation spatiale de l'UE ». Si l'annonce a été faite à l'occasion de la présentation de la stratégie de l'UE pour la sécurité et la défense172(*), les enjeux stratégiques et économiques sont intimement liés, et la communication comprend un important volet consacré au New Space.
La Commission européenne indique que « certains États-membres ont mis en place des règles nationales pour réglementer les opérations spatiales, y compris les aspects liés à la sécurité. En l'absence d'un cadre commun, ces règles peuvent différer. Cette divergence pourrait affecter la compétitivité spatiale de l'UE et la sécurité de l'UE ». La mission d'information sur l'espace de l'Assemblée nationale173(*) va dans le même sens, en estimant que la loi française de 2008 sur les opérations spatiales (LOS) (cf. infra), « extrêmement précise et ambitieuse, (...) est un outil de régulation et de respect de l'environnement très important. Mais les exigences demandées par la loi française grèvent la compétitivité des seules entreprises françaises qui y sont soumises et rendent plus difficile la concurrence avec les entreprises étrangères ». La mission recommande par conséquent de « transposer la LOS en directive européenne puis défendre le droit européen dans les instances internationales » (recommandation n° 16).
Le même raisonnement s'appliquerait à un texte sur l'exploitation des ressources spatiales.
Le sujet ne fait toutefois pas partie des priorités de la Commission, qui se concentre sur les enjeux réglementaires liés aux constellations de télécommunications et de navigation et aux services en orbite basse. C'est tout à fait justifié, mais rien n'interdit d'ajouter une disposition de principe sur les ressources spatiales, qui serait à ce stade suffisante.
Enfin, si l'échelon européen est le plus pertinent, il présente aussi quelques spécificités qu'il faut avoir à l'esprit.
La compétence spatiale de l'Union européenne Tout d'abord, c'est bien au niveau de l'Union européenne que la question du cadre juridique a vocation à être traitée, l'ESA, organisation internationale distincte, n'ayant pas de compétence normative. L'UE elle-même ne dispose pas de compétence propre en matière spatiale, mais d'une compétence partagée avec les États-membres depuis le traité de Lisbonne de 2007, base juridique du programme spatial de l'Union européenne174(*). Celui-ci permet le financement de plusieurs programmes, le cas échéant en partenariat avec l'ESA (Copernicus, Galileo, Iris², etc.), mais il ne constitue pas un cadre réglementaire commun entre les États-membres. L'UE peut aussi intervenir sur le fondement d'autres compétences que la politique spatiale, par exemple le marché intérieur, la concurrence, la protection de l'environnement ou, comme en l'espèce, la politique de sécurité et de défense. Enfin, la mise en place d'un cadre juridique européen devra tenir compte du fait que ce sont bien les États qui demeurent ultimement responsables des dommages causés par les activités spatiales aux termes des traités internationaux, de même que ce sont eux qui signent - ou non - les accords Artemis, sur une base bilatérale avec les États-Unis. Aucune de ces spécificités ne fait obstacle à ce que l'UE se dote d'un cadre juridique favorable à l'essor d'une économie des ressources spatiales, et plus généralement d'une économie orbitale et cislunaire innovante et diversifiée, les États-membres conservant les compétences les mieux exercées à leur niveau. |
b) Une révision de la loi française sur les opérations spatiales (LOS)
Pour faire émerger une priorité politique à l'échelle européenne, rien de tel qu'une initiative nationale : même si l'objectif à terme est celui d'une législation de l'UE complétée par accord international, agir au niveau de la loi française a du sens, ne serait-ce que pour envoyer un signal.
En outre, le risque d'une hétérogénéité réglementaire entre pays européens est ici limité, puisqu'il ne s'agirait dans un premier temps que d'une disposition principielle et d'une procédure d'agrément, sur le modèle de la loi luxembourgeoise par exemple.
Il suffirait de modifier un texte existant : en effet, en matière de droit des activités spatiales commerciales, la France fait figure de modèle depuis l'adoption de la loi relative aux opérations spatiales (LOS) en 2008, entrée progressivement en vigueur entre 2010 et 2020.
La loi n° 2008-518 du 3 juin 2008
relative
aux opérations spatiales (LOS)
Adoptée en 2008 après une dizaine d'années de travaux préparatoires, la LOS vise à traduire en droit national les obligations qui découlent des engagements internationaux de la France, alors que les années 1990-2000 avaient été marquées par une première phase de libéralisation des activités spatiales dans le domaine des télécommunications.
L'article VI du traité de l'espace de 1967 institue en effet une responsabilité des États pour les activités menées dans l'espace extra-atmosphérique, non seulement par des organismes gouvernementaux mais aussi par des entités non gouvernementales, donc des acteurs privés, par exception aux règles habituelles du droit international.
La loi définit la notion d'opérateur spatial, et encadre les opérations spatiales par l'institution d'un régime d'autorisation préalable, soumis à des conditions et susceptible de faire l'objet de sanctions pénales en cas de manquement des opérateurs à leurs obligations. Elle établit aussi la tenue par le CNES du registre national d'immatriculation des objets spatiaux, et lui confie une mission de police de l'exploitation des installations du centre spatial guyanais (CSG).
Seule révision intervenue au niveau législatif à ce jour, l'ordonnance du 23 février 2022175(*) vise à adapter la LOS à la militarisation croissante de l'espace, en élargissant son périmètre aux activités d'exploitation de données d'origine spatiale et en associant le ministère des Armées à la procédure d'autorisation.
Face aux évolutions majeures qu'a connu le secteur spatial au cours des quinze dernières années (nouveaux acteurs, nouveaux services orbitaux, vols suborbitaux, constellations, lanceurs réutilisables, débris spatiaux, etc.), le Gouvernement a entrepris une révision de la LOS, des décrets associés et de la réglementation technique (RT).
Considérant que « la LOS doit accompagner les initiatives issues du New Space en leur donnant un cadre réglementaire lisible et stable, nécessaire à la pérennité de leurs activités176(*) », il a organisé une consultation des acteurs du secteur entre janvier et mars 2023, sous l'égide du ministère de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, en concertation avec le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, le ministère des Armées et le CNES. Celle-ci devrait aboutir prochainement à de premières mesures législatives.
Toutefois, d'après les informations dont disposent les rapporteurs, la question de l'exploitation des ressources spatiales ne figure pas à ce jour parmi les modifications envisagées. Le sujet manque de soutien politique, car il n'est pas « identifié » : il est donc utile que le Parlement s'en saisisse. On ne peut qu'approuver la recommandation n° 9 du rapport de l'Assemblée nationale, qui appelle à « organiser un débat au Parlement sur le ou les textes qui remplaceront la loi relative aux opérations spatiales (LOS) ».
Une première solution, intermédiaire, consisterait à modifier la loi afin d'autoriser les activités spatiales commerciales dans leur ensemble, sauf exceptions limitativement énumérées, et d'en encadrer les modalités.
Cette solution permettrait déjà aux industriels français de participer dans un cadre sécurisé à différents volets du programme Artemis, avec des rovers, des modules d'habitation, des systèmes de télécommunication ou encore de production d'énergie, tout en évitant de trancher frontalement la question de l'extraction et de l'utilisation des ressources naturelles. Plus largement, elle permettrait aux entreprises françaises de prendre leur part au développement actuel de l'économie orbitale et cislunaire177(*), en proposant des services de transport et de logistique, de fabrication en microgravité, de production d'énergie solaire en orbite, etc. Une telle évolution est de toute façon nécessaire, le sujet particulier de l'exploitation des ressources n'étant que l'un des aspects du développement de nouveaux services commerciaux dans l'espace.
Il reste que cette solution intermédiaire, si elle a l'avantage de ne pas traiter frontalement la question des ressources elles-mêmes, a aussi pour effet de priver nos entreprises d'un aspect essentiel de la chaîne de valeur de l'économie lunaire, l'ISRU, et a fortiori de la possibilité de proposer des modèles intégrés, synonymes à terme d'autonomie stratégique.
C'est pourquoi le présent rapport propose d'aller plus loin en autorisant dès maintenant et expressément l'exploitation commerciale des ressources spatiales.
Certes, une telle modification irait au-delà de la position actuelle de la France au niveau international, qui appelle à une solution au niveau des Nations Unies. Il n'y aurait toutefois aucun obstacle juridique à procéder ainsi178(*), d'autant que cette position pourrait évoluer, et qu'elle est de toute façon fragile depuis la signature des accords Artemis par la France.
* 160 L'ESA publie un rapport annuel sur l'état de l'environnement spatial : https://www.esa.int/Space_in_Member_States/France/Point_de_situation_sur_les_debris_spatiaux
* 161 La collision entre les satellites Iridium-33 et Kosmos-2251 en 2009 a créé plus de 1 400 débris de plus de 10 cm, et bien davantage de débris d'une taille inférieure.
* 162 Les tirs antimissiles auraient, collectivement, produit plus de 10 000 débris de plus de 10 cm.
* 163 Ce « syndrome de Kessler », du nom du physicien de la NASA qui l'a théorisé en 1978, a été popularisé par le film Gravity d'Alfonso Cuarón en 2013.
* 164 « Space Debris Mitigation Guidelines », COPUOS, 2007 : www.unoosa.org/oosa/en/ourwork/topics/space-debris/index.html
* 165 « Guidelines for the Long-Term Sustainability of Space Activities », COPUOS, 2019 : www.unoosa.org/oosa/en/ourwork/topics/long-term-sustainability-of-outer-space-activities.html
* 166 A défaut d'un accord contraignant, de telles lignes directrices seraient, en matière d'exploitation des ressources spatiales, une avancée bienvenue.
* 167 Il est aujourd'hui fréquent que les anciens satellites, bien que « non conformes » aux lignes directrices internationales, tentent des manoeuvres de désorbitation à l'issue de leur mission, avec le carburant restant. Toutefois, un tiers seulement aboutissent.
* 168 Dans le cadre du programme ADRIOS (Active Debris Removal - In Orbit Servicing), lancé au conseil ministériel Space19+ de novembre 2019.