LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
Réunions plénières de la délégation
Mardi 11 octobre 2022 |
Conseil territorial de Saint-Barthélemy
Xavier LÉDÉE, président
Jeudi 13 octobre 2022 |
Conseil régional de La Réunion
Huguette BELLO, présidente
Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna
Munipoese MULI'AKA'AKA, président
Mardi 18 octobre 2022 |
Collectivité de Saint-Martin
Louis MUSSINGTON, président
Conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon
Bernard BRIAND, président
Jeudi 20 octobre 2022 |
Gouvernement de la Polynésie française
Édouard FRITCH, président
Assemblée de la Polynésie française
Gaston TONG SANG, président
Conseil départemental de La Réunion
Cyrille MELCHIOR, président
Mardi 25 octobre 2022 |
Collectivité territoriale de Guyane
Gabriel SERVILLE, président
Jeudi 27 octobre 2022 |
Conseil départemental de Mayotte
Ben Issa OUSSÉNI, président
Lundi 7 novembre 2022 |
Conseil départemental de la Guadeloupe
Guy LOSBAR, président
Vendredi 18 novembre 2022 |
Collectivité territoriale de Martinique
Serge LETCHIMY, président du conseil exécutif
Jeudi 1er décembre 2022 |
Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna
Munipoese MULI'AKA'AKA, président
Commission du développement, des affaires économiques et du tourisme
Paino VANAI, président
Association des chambres de commerce et d'industrie d'outre-mer (ACCIOM)
Pierrick ROBERT, président et président de la CCI de La Réunion, Pierre DUPUY, directeur général, Nadine HAFIDOU, vice-présidente et secrétaire du Bureau de la CCI de Mayotte
Chambre de commerce et d'industrie (CCI) de Nouvelle-Calédonie
David GUYENNE, président
CCIMA de Wallis-et-Futuna
Otilone TOKOTUU, président, Denis EHRSAM, directeur général
Commission « Aménagement du territoire et numérique » et de la commission « Transport »
Joëlle PRÉVOT-MADERE, présidente
CCI de Martinique
Philippe JOCK, président
CCI des îles de Guadeloupe
Patrick VIAL-COLLET, président
Chambre consulaire interprofessionnelle de Saint-Martin (CCISM)
Julien BATAILLE, directeur général
CCI de Guyane
Philippe CAMBRIL, directeur général
Conseil régional de la Guadeloupe
Ary CHALUS, président
COMPTES RENDUS DES TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION
· Mardi 11 octobre 2022 Audition de M. Xavier Lédée, président de la collectivité de Saint-Barthélemy 101
· Jeudi 13 octobre 2022 Audition de Mme Huguette Bello, présidente du conseil régional de La Réunion 117
· Jeudi 13 octobre 2022 Audition de M. Munipoese Muli'aka'aka, président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna 131
· Mardi 18 octobre 2022 Audition de M. Alex Richards, conseiller spécial de M. Louis Mussington, président du conseil territorial de Saint-Martin 137
· Mardi 18 octobre 2022 Audition de M. Bernard Briand, président du conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon 149
· Jeudi 20 octobre 2022 Audition de M. Édouard Fritch, président de la Polynésie française et M. Gaston Tong Sang, président de l'Assemblée de la Polynésie française 157
· Jeudi 20 octobre 2022 Audition de M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion 173
· Mardi 25 octobre 2022 Audition de M. Gabriel Serville, président de la collectivité territoriale de Guyane 185
· Jeudi 27 octobre 2022 Audition de M. Ben Issa Ousseni, président du conseil départemental de Mayotte 195
· Lundi 7 novembre 2022 Audition de M. Guy Losbar, président du conseil départemental de la Guadeloupe 205
· Vendredi 18 novembre 2022 Audition de M. Serge Letchimy, président de la collectivité territoriale de Martinique 215
· Jeudi 1er décembre 2022 Audition de M. Ary Chalus, président du conseil régional de la Guadeloupe 235
· Jeudi 1er décembre 2022 Audition de M. Munipoese Muli'aka'aka, président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna 245
· Jeudi 1er décembre 2022 Audition de représentants des bassins de l'océan Indien et de l'océan Pacifique de l'Association des chambres de commerce et d'industrie d'outre-mer (ACCIOM) 253
· Jeudi 1er décembre 2022 Audition de représentants du bassin de l'océan Atlantique de l'Association des chambres de commerce et d'industrie d'outre-mer (ACCIOM) 269
Mardi 11 octobre 2022
Audition de M. Xavier
Lédée,
président de la collectivité de
Saint-Barthélemy
M. Stéphane Artano, président. - La Délégation sénatoriale aux outre-mer engage aujourd'hui un cycle d'auditions sur les perspectives d'évolution institutionnelle outre-mer dont l'objectif est double :
- d'une part, faire un tour d'horizon des souhaits d'évolutions dans les territoires ultramarins, souhaits qui se sont notamment exprimés dans l'Appel de Fort-de-France du 17 mai 2022 ;
- d'autre part, mûrir la réflexion sur une éventuelle révision des dispositions constitutionnelles relatives aux outre-mer, à l'occasion de l'élaboration du prochain cadre institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.
Pour cette réflexion, nous bénéficions du travail précurseur du président Michel Magras, qui a élaboré en 2020 un rapport remarqué sur la différenciation territoriale outre-mer.
Nous avons également recueilli l'éclairage des éminents juristes de l'AJDOM lors d'un échange organisé le 29 juin dernier, et dont les actes ont été publiés par notre délégation.
Pour notre première audition, nous accueillons en visioconférence, Xavier Lédée, président de la collectivité territoriale de Saint-Barthélemy.
Monsieur le président, nous vous remercions chaleureusement de votre disponibilité. Je vais vous céder la parole pour un exposé liminaire, sachant qu'un questionnaire vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition.
Avec ma co-rapporteur, Micheline Jacques, nous vous interrogerons ensuite : en premier lieu, sur votre appréciation de l'évolution institutionnelle de Saint-Barthélemy depuis 2007, c'est-à-dire depuis le choix du statut de collectivité régie par l'article 74 ; et, en second lieu, sur votre approche des perspectives d'évolution du cadre constitutionnel pour les outre-mer.
Je ne doute pas que mes collègues auront également de nombreuses questions à vous poser.
M. Xavier Lédée, président du conseil territorial de Saint-Barthélemy. - Merci beaucoup d'avoir organisé cette audition.
Saint-Barthélemy fait partie des territoires ultramarins où l'évolution a été la plus importante, avec la réussite que l'on connait. En toute modestie, nous avons donc conscience du fait que le modèle de Saint-Barthélemy est appelé à servir d'exemple dans le cadre des réflexions menées sur la possible révision des articles 73 et 74 de la Constitution.
Cette évolution n'a pu être engagée qu'avec une population adhérant à un projet clair, net et précis, notamment autour de la gestion des finances qui est la première compétence transférée par la loi organique.
Nous avons aujourd'hui bien avancé. Cependant, nous demeurons confrontés à des difficultés, avec des compétences non transférées qui mériteraient a minima d'être partagées, des compétences transférées mais non suivies d'effets administrativement et ne faisant pas suffisamment l'objet d'un accompagnement par l'État, ainsi qu'une absence de prise en compte de certaines spécificités du territoire dans le cadre d'évolutions impulsées par l'État.
L'autonomie apparait ainsi indispensable. Cependant, elle appelle un travail d'adaptation aux spécificités de chaque territoire.
Aujourd'hui, l'action déconcentrée de l'État à Saint-Barthélemy, avec souvent un trajet par la Guadeloupe et les Îles du Nord ne garantit pas une action adaptée. La maîtrise des enjeux propres à Saint-Barthélemy n'est ainsi pas meilleure que celle que pourrait avoir un ministère à Paris. Incidemment, le terme d'Îles du Nord n'a plus de sens depuis que Saint-Martin et Saint-Barthélemy ont été détachés de la Guadeloupe.
Enfin, il convient de souligner que de telles évolutions nécessitent du temps. Les transferts de compétences doivent pouvoir être imaginés et préparés en amont. Ils doivent également être progressifs et échelonnés, pour que les adaptations nécessaires puissent être envisagées, le cas échéant au travers de processus plus simples.
M. Stéphane Artano, président. - Merci pour ces propos introductifs. Si vous souhaitez nous adresser des éléments complémentaires, nous sommes preneurs d'une contribution écrite. La collectivité de Saint-Barthélemy nous avait ainsi proposé une contribution écrite en 2020.
Pour débuter cette audition, pourriez-vous dresser un bilan général des compétences qui vous ont été transférées par la loi et que vous avez pu exercer ?
M. Xavier Lédée. - En vertu de l'article LO.6214-3 du code général des collectivités territoriales nous sommes désormais appelés à fixer les règles s'appliquant aux matières suivantes : impôts, droits et taxes (dans les conditions prévues à l'article LO.6214-4) ; urbanisme, construction, habitation et logement ; circulation routière, transports routiers ; dessertes maritimes ; voirie ; droit domanial et des biens de la collectivité ; environnement (y compris pour la protection des espaces boisés) ; accès au travail des étrangers ; énergie ; tourisme ; création et organisation des services des établissements publics de la collectivité ; location de véhicules terrestres à moteur.
Le domaine dans lequel nous avons le plus avancé est aujourd'hui celui des impôts, droits et taxes - tous les transferts de compétences à la collectivité devant s'appuyer sur un financement et une maîtrise de la dépense.
Nous disposons aujourd'hui d'un code des contributions relativement abouti. Toutefois, certaines modalités du recouvrement et du contrôle des différentes taxes du territoire demandent encore à être précisées et à être mises en oeuvre.
Vis-à-vis de la contribution forfaitaire annuelle des entreprises, par exemple, nous avons encore un stock de près de 4 millions d'euros de titres à émettre sur les quatre dernières années, avec des majorations associées.
Les finances de la collectivité sont saines, avec un budget excédentaire. Notre territoire est connu et reconnu pour cela. Cependant, ces finances reposent aujourd'hui sur une forte croissance, avec des recettes provenant notamment des droits de quai et de la plus-value immobilière. Si nous sommes amenés à contenir ce développement, du fait de la taille contrainte du territoire, nos recettes sont appelées à s'amenuiser. Il nous faut donc nous projeter dès à présent vers d'autres ressources potentielles. Dans cette optique, le contrôle et le recouvrement des taxes existantes sont très importants.
Autour des enjeux fiscaux, nous avons également un travail à mener avec l'État, pour des échanges de fichiers et d'informations.
Nous émettons par exemple des attestations de résidence fiscale. Cependant, nous n'échangeons pas nécessairement avec l'État sur ce point. Nos pétitionnaires signent un document attestant de la justesse des éléments qu'ils ont communiqués. Une convention fiscale avec l'État pourrait permettre de stabiliser et de fiabiliser notre compétence. Cependant, à ce jour, cette convention n'a pas encore été signée. J'ai sollicité le ministre des outre-mer à ce sujet. L'enjeu est de veiller à ce que notre statut et notre système ne soient pas dévoyés par certains.
En parallèle, nous avons aussi un travail d'explication à fournir, car notre territoire est souvent perçu comme un paradis fiscal, ce qu'il n'est pas.
Chacun doit prendre ses responsabilités, y compris l'État, en signant la convention fiscale proposée - la signature de cette convention étant prévue par la loi.
En matière d'urbanisme, il nous faudra procéder à des ajustements de notre code au fur et à mesure. Néanmoins, j'ai tendance à penser que nous sommes aujourd'hui mieux protégés, de par la vision que nous avons de notre territoire et de ses spécificités. Ceci met en évidence l'intérêt de disposer, en la matière, d'une compétence au plus près du territoire. Du reste, pour compléter notre code de l'habitation et de la construction, il nous faudrait pouvoir bénéficier d'un accompagnement de l'État - ce travail d'adaptation s'inscrivant dans le temps long.
Nous avons par ailleurs récupéré une compétence en matière d'incendie et de secours. Nous avons désormais un service territorial indépendant du Service départemental d'incendie et de secours (SDIS) de la Guadeloupe. Cependant, les règles de fonctionnement établies pour ce type de services ne répondent pas nécessairement aux besoins de notre territoire, à la population beaucoup plus réduite. Il nous faudra donc, là encore, procéder à des ajustements.
La direction des ressources humaines de la collectivité aurait par ailleurs besoin d'être accompagnée pour assurer la gestion des personnels de notre service territorial d'incendie et de secours. Les agents de la collectivité ont été contraints de se former eux-mêmes.
La compétence en matière de circulation qui nous a été transférée ne répond pas un réel besoin de la collectivité. Bien que nous ne souhaitions pas nous en séparer, force est de constater que son exercice soulève des difficultés n'ayant pas nécessairement été anticipées. Nous disposons d'un permis de conduire local et d'un code de la route reprenant le code de la route national. Néanmoins, il peut être difficile de passer l'examen du code de la route à Saint-Barthélemy et l'examen de conduite dans l'Hexagone. Nos permis locaux ne sont pas non plus toujours reconnus en métropole. Il s'avère par ailleurs complexe de récupérer un permis après une suspension prononcée en métropole. On constate également des abus, avec des conducteurs circulant à Saint-Barthélemy, bien que leur permis ait été suspendu dans l'Hexagone.
Vis-à-vis de l'accès au travail des étrangers, il nous reste beaucoup à faire. Nous ne sommes pas dans la situation de Mayotte ou d'autres îles. Néanmoins, notre territoire est à la fois extrêmement petit et extrêmement attractif. Il nous faudrait donc pouvoir en cadrer mieux l'accès. Dans les années 80, nous disposions d'une fiche d'accès au territoire, permettant de vérifier la capacité des nouveaux entrants à le quitter ou à y disposer de ressources suffisantes. Il nous faut désormais réfléchir à l'exercice de cette compétence.
En matière d'énergie, nous travaillons avec EDF, en concertation avec l'État, s'agissant notamment de rédiger notre programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Nous avons toutefois du retard sur ce sujet, appelant lui aussi un travail en commun.
Globalement, la situation est ainsi plutôt bonne à Saint-Barthélemy, avec des compétences prises en main. Néanmoins, les exemples que j'ai cités montrent les difficultés auxquelles nous sommes encore confrontés, du fait parfois d'un accompagnement insuffisant.
M. Stéphane Artano, président. - Estimez-vous que certaines compétences aujourd'hui exercées par l'État sur votre territoire pourraient être mieux exercées par la collectivité ?
M. Xavier Lédée. - Les missions exercées par l'État à Saint-Barthélemy ne le sont pas nécessairement bien aujourd'hui, du fait d'une organisation au niveau de la Guadeloupe et des Îles du Nord.
Notre rectorat, par exemple, est celui de la Guadeloupe. Nous disposons d'un vice-recteur pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Cependant, nos territoires sont très différents. Cette organisation complexe fait qu'au final nos chefs d'établissements rencontrent des difficultés.
Dans le domaine de la santé, l'hôpital de Saint-Barthélemy est le seul bâtiment de l'île sur lequel aucun investissement n'a été fait depuis le cyclone Irma en 2017. Ce bâtiment est encore partiellement détruit, ce qui est incompréhensible pour la population. Nous continuons de travailler avec le Département sur la dimension foncière - le transfert du foncier de l'hôpital ayant été prévu et conventionné dès 2008. Cependant, l'État a aussi une mission à accomplir.
Nous ne souhaitons pas nécessairement récupérer ces compétences. Néanmoins, a minima, il nous faudrait pouvoir les partager, avec un système décisionnaire plus proche de notre territoire. Avec le mille-feuille actuel, les processus sont encore trop longs et la collectivité n'y est pas suffisamment partie prenante.
M. Stéphane Artano, président. - Le dispositif prévu pour solliciter des habilitations à adapter les normes dans les domaines de compétence de l'État est-il aujourd'hui fonctionnel ? L'avez-vous déjà actionné ?
M. Xavier Lédée. - Depuis le début de la mandature, nous ne l'avons pas activé. De mémoire, ce processus demeure long et complexe. À travers une réécriture de l'article 74, l'idée serait de pouvoir acter le transfert de principe, intégral ou partiel, d'un ensemble de compétences, pour permettre ensuite à la collectivité, selon un calendrier concerté avec l'État, d'activer ces compétences en étant accompagné par ce dernier.
M. Stéphane Artano, président. - Le dispositif de consultation préalable des collectivités sur les projets de loi ou de décret vous semble-t-il fonctionnel pour adapter la législation aux territoires ? Les délais associés permettent-ils la consultation des élus et le travail en amont des dossiers ?
M. Xavier Lédée. - Le Conseil exécutif de Saint-Barthélemy se réunit chaque semaine. Nous parvenons donc globalement à répondre aux saisines. Cela étant, lorsque de nombreux dossiers doivent être traités conjointement, avec des délais contraints, les services de la collectivité peuvent être mis en difficulté. Nous souhaiterions aussi un meilleur retour sur la prise en compte ou non des propositions ou avis défavorables émis par la collectivité.
Il nous faudra également veiller, en liaison avec nos parlementaires, à ce que nos territoires ne soient pas oubliés dans l'examen de certains textes, comme cela a été le cas lors de la mise en place du procès-verbal électronique.
M. Stéphane Artano, président. - L'organisation des institutions et les règles de fonctionnement actuelles de la collectivité vous paraissent-elles satisfaisantes ? Avez-vous observé des points de blocage ? Le cas échéant, avez-vous la possibilité de saisir le juge administratif pour l'interprétation de la loi organique ou cette prérogative relève-t-elle uniquement du Préfet, comme c'est le cas à Saint-Pierre-et-Miquelon ?
M. Xavier Lédée. - Il me faudra vérifier ce point. Il serait effectivement judicieux que le Président ou un certain nombre d'élus du Conseil exécutif puissent saisir le tribunal administratif pour clarifier certains points et éviter les situations de blocage - la Préfecture étant ensuite appelée à contrôler la légalité de l'ensemble des actes de la collectivité.
M. Stéphane Artano, président. - Comment jugez-vous l'accompagnement de l'État dans l'exercice des compétences qui vous ont été transférées ? Ces transferts se sont-ils bien déroulés ? Un bilan conjoint de ces transferts a-t-il été établi ?
Par ailleurs, la déconcentration de l'État permet-elle suffisamment d'adapter les règles applicables au territoire ?
M. Xavier Lédée. - Il apparait nécessaire que les services de l'État puissent aussi être adaptés aux compétences transférées, pour veiller à ce que les spécificités des territoires soient bien comprises, que les logiciels soient bien adaptés, etc. Nous avons pu constater des manques à ce niveau. Lorsque nous saisissons les services de l'État, ceux-ci répondent dans la mesure de leurs moyens. Néanmoins, nous avons pu être confrontés à des difficultés techniques.
La déconcentration quant à elle, dès lors qu'elle s'appuie sur un circuit passant par la Guadeloupe et les Îles du Nord, n'est guère fonctionnelle. Lorsqu'un enseignant fait une demande de mutation, par exemple, il doit le faire au niveau de l'académie de Guadeloupe. Cependant, les différents territoires couverts par l'académie ne correspondent pas nécessairement au même projet de vie.
L'enjeu serait de rompre avec l'idée selon laquelle la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Martin et Saint-Barthélemy constituent un ensemble homogène. Nos territoires sont géographiquement proches et nous avons des liens forts, de par notre histoire administrative et nos échanges réguliers. Nous pouvons nous appuyer les uns sur les autres pour aborder certaines problématiques, y compris pour envisager des transferts de compétences. Néanmoins, nous conservons des spécificités fortes. À cet égard, la déconcentration partielle opérée ne modifie guère la maîtrise des problématiques locales.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quel est votre avis sur une éventuelle fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur-mesure et à la fin de la dichotomie historique DOM-COM ?
M. Xavier Lédée. - Cette question nécessiterait d'être retournée au Sénat, qui a la maîtrise technique de ces articles. L'idée serait néanmoins d'avoir des compétences et des statuts spécifiques à chaque territoire.
La distinction très administrative faite entre l'identité législative et la spécialité législative semble aujourd'hui obsolète à Saint-Barthélemy. Nous avons des compétences, des règlementations et des sanctions à mettre en place, tout en dépendant aussi de l'État.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Ce travail est effectivement celui du législateur. Nous auditionnons néanmoins les exécutifs des collectivités pour connaitre leur positionnement et bénéficier d'un retour sur leur expérience. Chaque collectivité dispose aujourd'hui de spécificités législatives particulières, à travers l'article 73 ou à travers l'article 74. La proposition du rapport Magras était de fusionner ces deux articles, pour permettre l'adoption d'un statut à la carte pour chaque territoire, régi par une loi organique.
M. Xavier Lédée. - Dès lors que certaines compétences n'ont pas vocation à être transférées, du moins pleinement, il existera toujours une dichotomie. Il conviendrait donc de pouvoir formaliser ce modèle hybride, en donnant aux collectivités une capacité à agir au fur et à mesure, sans repasser chaque fois par un processus administratif ou législatif complexe. Tel pourrait être le sens d'une refonte de l'article 74.
Mme Micheline Jacques, co- rapporteur. - Si l'article 74 devait être réécrit, quelles dispositions souhaiteriez-vous modifier ? Lesquelles sont un point de blocage pour les évolutions statutaires que vous souhaiteriez ?
M. Xavier Lédée. - Nous sommes aujourd'hui limités en matière de sanctions pénales, avec des plafonds ne permettant pas nécessairement de prendre en compte la situation financière des populations du territoire. Pour un touriste louant une villa à plusieurs dizaines de milliers d'euros la semaine, par exemple, le montant de l'amende prévue pour les nuisances sonores, à hauteur de 35 ou 75 euros, n'est guère dissuasif. En matière d'environnement, les plafonds fixés pour les amendes ne sont pas non plus suffisamment dissuasifs. Il nous faudrait pouvoir disposer d'une plus grande marge de manoeuvre en la matière.
Mme Micheline Jacques, co- rapporteur. - Quel sens donnez-vous à la notion d'autonomie, notamment en ce qui concerne la relation avec l'État ?
M. Xavier Lédée. - La meilleure manière d'organiser l'autonomie me semble être de laisser chacun faire ce qu'il peut faire et ce qu'il fait bien. À Saint-Barthélemy, nous avons ainsi vocation à récupérer les compétences que la collectivité peut exercer efficacement. En parallèle, nous conservons aussi un attachement profond à la Nation.
Un transfert des compétences sociales à notre collectivité, par exemple, ne saurait traduire une volonté de celle-ci de se dissocier de l'État et de ne plus contribuer à l'effort de solidarité nationale.
Cependant, nous pourrions sans doute exercer mieux certaines compétences, dans le cadre d'une autonomie s'appuyant sur un travail partenarial avec l'État.
L'État a ainsi des missions que nous n'avons pas vocation à récupérer, mais vis-à-vis desquelles nous devons être partenaires. L'enjeu est donc de rompre avec une opposition entre l'État et les collectivités, pour mettre en place une relation partenariale.
J'insisterais également sur le fait que l'autonomie n'est pas l'indépendance. Lorsque nous demandons davantage d'autonomie, nous ne demandons pas l'indépendance.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - L'article 74 de la Constitution permet aux collectivités dotées de l'autonomie d'adopter des mesures justifiées par les nécessités locales, en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier. Souhaiteriez-vous pouvoir intervenir dans d'autres domaines ?
M. Xavier Lédée. - Notre territoire est caractérisé par une superficie restreinte et une forte attractivité. Or, après le passage du cyclone Luis en 1995 et de l'ouragan Irma en 2017, la reconstruction a généré à chaque fois un afflux de travailleurs, se traduisant par des difficultés de logement, des situations d'insalubrité, etc. De même, les flux de personnels pour répondre aux besoins des établissements hôteliers du territoire nécessiteraient de pouvoir être mieux encadrés. Nous souhaiterions donc disposer d'une meilleure maîtrise de l'accès au territoire pour la main d'oeuvre étrangère, dans le cadre de la libre circulation au sein du territoire français et de l'Union européenne.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Dotée de l'autonomie, la collectivité de Saint-Barthélemy peut participer à l'édiction de dispositions pénales sur son territoire. L'article 74 prévoit également qu'elle puisse participer, sous le contrôle de l'État, à l'exercice des compétences que celui-ci conserve, dans le respect des garanties accordées sur l'ensemble du territoire national pour l'exercice des libertés publiques. Quelle analyse faites-vous de ce dispositif ?
M. Xavier Lédée. - Comme je l'ai déjà souligné, ce dispositif ne peut fonctionner avec autant de niveaux pour prendre des décisions et les mettre en application. Plusieurs délibérations prises au cours des précédentes mandatures n'ont ainsi pas été suivies d'effets. Il nous faudrait donc rapprocher le système décisionnel de la collectivité, pour pouvoir adapter autant que possible les dispositions applicables au niveau local, dans le respect des libertés fondamentales.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La population de Saint-Barthélemy adhère-t-elle au statut de collectivité d'outre-mer ? Des souhaits d'évolution s'expriment-ils dans le débat public ? Qu'en est-il des socio-professionnels ? Une possible révision constitutionnelle suscite-t-elle des inquiétudes ou des espoirs ?
M. Xavier Lédée. - Des souhaits d'évolution s'expriment effectivement, de la part des socio-professionnels notamment. Nous sommes aujourd'hui en capacité de porter un regard sur les évolutions opérées depuis 2007. Certaines choses fonctionnent ; d'autres ne fonctionnent pas suffisamment bien et nécessiteraient d'autres évolutions.
Les perspectives de révision de la Constitution suscitent quant à elles des inquiétudes, car nous avons un statut particulier. Les acquis correspondants ne sauraient donc être remis en question. Nous entendons poursuivre notre travail, pour que ces acquis bénéficient à ceux qui le méritent et ne soient pas dévoyés, et que le statut de notre territoire soit encore davantage adapté à ses spécificités. À cet égard, la révision constitutionnelle envisagée suscite également des espoirs.
M. Stéphane Artano, président. - Lors d'un repas à l'Élysée, le ministre délégué chargé des outre-mer a insisté sur l'importance de la création de valeur au sein des territoires. Le statut actuel de Saint-Barthélemy permet-il cette création de valeur ? Le cas échéant, nécessiterait-il néanmoins d'être adapté à la marge ?
M. Xavier Lédée. - Nous créons bien de la valeur sur le territoire. Des adaptations pourraient néanmoins être envisagées, au regard de la taille de nos structures.
Du reste, nous conservons une difficulté dans la création de valeur à travers la formation. Un jeune de Saint-Barthélemy peut par exemple partir se former à l'extérieur pour devenir enseignant. Cependant, s'il n'est pas ensuite nommé à Saint-Barthélemy, il perd sa résidence fiscale. Cette difficulté créée par le statut de Saint-Barthélemy pourrait être réglée par le biais d'une convention fiscale, sans nécessiter une révision constitutionnelle.
Dans certains métiers spécifiques, des blocages dans l'accès à la formation nous amènent ainsi à recourir à de la main d'oeuvre extérieure, ce qui amplifie les problématiques de logement.
Mme Nassimah Dindar. - La perspective d'une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution suscite beaucoup d'interrogations et d'appréhensions. Même pour nous, parlementaires, les choses ne sont pas nécessairement claires. L'article 73 peut permettre des adaptations. L'article 74, quant à lui, donne davantage d'autonomie.
À cet égard, je rejoins la définition que vous avez donnée de l'autonomie. J'ai également entendu votre demande d'un partenariat avec les services de l'État dans l'exercice de certaines compétences - partenariat qui pourrait être établi au travers de règlements.
Pour ce qui est de la création de valeur, l'article 74 a-t-il selon vous créé une différence entre la création de valeur individuelle (pour le citoyen) et la création de valeur collective (pour la République dans son ensemble) ?
M. Xavier Lédée. - Mathématiquement, à Saint-Barthélemy, avec une économie internationalisée, la somme des valeurs créées par les individus est supérieure à la valeur créée par le territoire. D'où l'importance pour la collectivité de bénéficier d'un socle financier solide et d'envisager les adaptations de son modèle de développement. Nous avons là un équilibre à trouver, pour veiller à ce que la richesse créée sur le territoire bénéficie à tous sur le territoire, ce qui n'est pas totalement le cas aujourd'hui.
Nous avons par exemple une importante communauté portugaise à Saint-Barthélemy. Or, il est certain que la richesse créée sur le territoire et exportée vers le Portugal par cette communauté n'est pas compensée par une richesse créée au Portugal et importée à Saint-Barthélemy.
Pour ce qui est de la relation partenariale à instaurer dans le cadre de l'autonomie, je prendrai un exemple. Nous avions récemment une visite des services de l'État non présents à Saint-Barthélemy. Le représentant de la douane nous a indiqué qu'il ne venait pas à Saint-Barthélemy pour des raisons de coûts. Ceci est d'autant plus inacceptable que la collectivité s'efforce de créer les conditions nécessaires à l'exercice des missions de l'État sur son territoire, en mettant à disposition des logements, des véhicules, des possibilités de restauration, etc.
Mme Nassimah Dindar. - Le partenariat avec les services de l'État, s'agissant notamment des grands services régaliens, nécessiterait ainsi d'être réajusté.
M. Xavier Lédée. - En effet. En parallèle, les compétences déjà transférées nécessiteraient de l'être pleinement au niveau administratif.
M. Stéphane Artano, président. - Une piste pourrait être de garantir ce partenariat au niveau constitutionnel, en en déclinant ensuite les modalités dans la loi organique.
Au sujet des normes, le rapport Magras formulait déjà la recommandation suivante : « L'efficience passe par une meilleure adéquation aux réalités, par une contextualisation des mesures et donc par une nécessaire différenciation territoriale. Autrement dit, il s'agit de faire en sorte qu'aucune orientation uniforme ne s'impose à l'ensemble des outre-mer. Partout, l'État doit accompagner les collectivités territoriales pour nourrir leur capacité propre d'expertise et leur garantir une véritable autonomie, qu'elles peuvent mettre au service de leur développement endogène. C'est la clé pour réussir une planification stratégique et opérationnelle efficace. »
Mme Nassimah Dindar. - Merci de nous avoir éclairés ce jour sur les termes à redéfinir : autonomie, partenariat et régalien. Il manque aujourd'hui du lien et une dimension règlementaire dans la relation entre l'État et les collectivités autonomes.
M. Xavier Lédée. - Il conviendrait de faire confiance aux territoires. Dès lors que l'autonomie repose sur un projet sociétal et économique clair, qui suscite l'adhésion de la population, elle peut fonctionner. Tel est le cas à Saint-Barthélemy. N'opposons donc pas l'État et les collectivités. Mobilisons les sachants au niveau des territoires. Tenons compte de la spécificité des territoires, sans les considérer comme un ensemble homogène. Et donnons-nous le temps de mettre en oeuvre progressivement les évolutions, dans le cadre d'un projet global, avec des procédures simples pour procéder aux adaptations nécessaires.
Pour accompagner ce processus, il pourrait également être utile de prévoir des points d'étape plus réguliers, plutôt que de fixer des échéances pouvant conduire à un retrait des compétences non encore exercées. Dans ce cadre, un accompagnement dans la durée pourrait être mis en oeuvre.
Saint-Barthélemy pourrait par ailleurs servir d'exemple aux autres territoires. Nous discutons aujourd'hui beaucoup avec Saint-Martin, ne disposant pas d'une compétence en matière d'environnement et n'exerçant pas une gestion en propre de son aéroport. Nous avons également été sollicités par le Département de la Guadeloupe, qui affiche une forte volonté d'évolution institutionnelle.
En retour, nous pourrions également apprendre de certains territoires, parmi lesquels Saint-Pierre-et-Miquelon (dont le statut est proche du nôtre), autour de sujets tels que la gestion d'une marque de territoire.
Le cas échéant, la Délégation sénatoriale aux outre-mer pourrait favoriser ces échanges entre les territoires, pour que les écueils ou difficultés rencontrés par certains puissent être évités aux autres.
Mme Lana Tetuanui. - Il serait utile que nous puissions échanger autour de ces sujets avec les présidents de l'ensemble des collectivités.
En Polynésie française, nous bénéficions d'une autonomie pleine. Toutes les compétences nous ont été transférées, à l'exception des compétences régaliennes. Dans ce cadre, il nous faut trouver une articulation entre l'État, la collectivité territoriale et les communes du territoire. En matière de sécurité, par exemple, nous nous appuyons ainsi sur la police nationale, la gendarmerie et les polices municipales.
Ne pourrions-nous pas tous nous aligner ainsi sur l'article 74 de la Constitution, pour exercer toutes les compétences à l'exception des compétences régaliennes ?
En Polynésie française, nous sommes satisfaits de ce statut, dont certains éléments pourraient simplement être mis à jour.
M. Xavier Lédée. - Un alignement de toutes les collectivités sur l'article 74 ne me choquerait pas. L'enjeu serait toutefois de veiller à ce que les spécificités de chacun des territoires puissent être prises en compte. Nous pourrions avoir un article unique laissant cette souplesse d'adaptation aux territoires. Dans ce cadre, l'État pourrait conserver l'exercice de ses compétences régaliennes, dans une relation de proximité avec les territoires.
M. Victorin Lurel. - Les évolutions envisagées agitent les opinions en Guadeloupe. À cet endroit, il conviendrait de ne pas reproduire les erreurs faites en 2003. Il y a là un enjeu de confiance et de capacité à convaincre les opinions.
En 2003, j'étais favorable à l'autonomie de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin et défavorable à la constitution d'une assemblée unique. Les Guadeloupéens ont rejeté cette assemblée unique à 73 %. Aujourd'hui, je serais toujours opposé à une telle proposition.
En revanche, si nous posons la question comme l'a fait le président Lédée - en définissant l'autonomie comme une dynamique s'inscrivant dans un dialogue permanent avec l'État et comme une pratique consistant à confier la compétence au mieux placé pour agir (en cohérence avec le principe de subsidiarité prévu par les textes européens et la constitution française) -, peut-être pourrons nous convaincre les opinions.
À cet égard, l'expérience de Saint-Barthélemy apparait réussie. En assumant les compétences qu'elle peut mieux exercer que l'État et en procédant aux adaptations nécessaires à l'usage, la collectivité de Saint-Barthélemy est aujourd'hui l'une des seules à remettre de l'argent à l'État. La collectivité de Saint-Barthélemy demande même désormais à exercer la compétence en matière de sécurité sociale.
Nous pourrions nous inspirer de cette expérience et la mettre en avant pour distiller de la confiance aux populations des territoires.
En Guadeloupe, je ne parle pas aujourd'hui d'évolution statutaire, car la population ne comprend pas ce discours. Je parle d'une révision constitutionnelle, de nature à ouvrir le champ des possibles, en donnant aux populations et à leurs représentants la capacité de choisir.
Tel est aujourd'hui l'esprit de l'article 74, qui permet une autonomie à la carte. Le statut de Saint-Martin n'est pas aujourd'hui celui de Saint-Barthélemy, ni celui de la Polynésie française.
Si nous arrivons à expliquer que rien ne saurait contraindre au changement et que l'autonomie ne saurait être l'antichambre de l'indépendance, mais que des évolutions pourraient être choisies, nous pourrons convaincre les populations.
Du reste, il me semble que les collectivités ont bien la capacité de saisir le tribunal administratif pour une interprétation des statuts.
M. Stéphane Artano, président. - En effet, cette prérogative relève uniquement du préfet pour les textes autres que le statut.
M. Victorin Lurel. - La collectivité reste un justiciable. Elle doit donc avoir la possibilité de saisir le tribunal administratif ou le Conseil d'État. Vis-à-vis de la loi organique, le Conseil constitutionnel pourrait également être intéressé. Cette égalité devant la justice est un élément essentiel pour faire adapter les normes.
Cela étant, à Saint-Barthélemy, qui exerce la compétence en matière de police administrative ? Les dispositions pénales prises par la collectivité ont-elles toujours vocation à être exécutées par le préfet ?
En Guadeloupe, l'Agence des 50 pas géométriques n'a pas la possibilité de se doter d'agents assermentés. Lorsqu'une maison construite indument fait l'objet d'une décision de justice, il appartient donc au préfet d'autoriser le recours à la force publique pour procéder à la démolition. La collectivité est elle-même en incapacité de le faire. Or le Préfet met régulièrement en avant des risques de troubles de l'ordre public.
À cet égard, la proposition du rapport de Michel Magras en 2020 était de transférer aux collectivités le droit pénal spécial. Cette proposition peut faire peur. Néanmoins, une telle disposition pourrait permettre de répondre à un certain nombre de problématiques, notamment celle du plafonnement des sanctions évoquées par le président Lédée.
Par ailleurs, vis-à-vis des normes, quelles habilitations ont été demandées par la collectivité de Saint-Barthélemy ? Avez-vous par exemple adopté une règlementation thermique pour les constructions ? En Guadeloupe, nous avons obtenu une telle habilitation, sans pour autant bénéficier d'un transfert des ressources correspondantes. L'autonomie peut ainsi avoir un coût.
L'attractivité de la collectivité de Saint-Barthélemy lui confère aujourd'hui des ressources, ce qui pourrait justifier l'obtention de nouveaux pouvoirs en matière fiscale. En Guadeloupe, la population craint davantage que l'autonomie aboutisse à une diminution des dotations de l'État, alors même qu'au sein de la République, l'égalité a vocation à transcender les statuts.
Si demain, à Saint-Barthélemy ou à Saint-Pierre-et-Miquelon, l'autonomie commence à coûter trop cher à la collectivité, les populations risquent de contester le statut, en arguant que la solidarité nationale ne joue plus son rôle. Il nous faut tenir compte de cela.
Pour répondre à cet enjeu, je défends en Guadeloupe l'idée d'une révision constitutionnelle n'obligeant pas au changement mais permettant d'envisager, dans le débat, des évolutions. Dans le contexte institutionnel actuel, où le débat parlementaire est appelé à jouer son rôle en l'absence de majorité présidentielle, j'invite les élus guadeloupéens à saisir cette opportunité.
Du reste, je félicite le président Lédée pour la continuité qu'il a su imprimer et la confiance qui règne à Saint-Barthélemy.
M. Xavier Lédée. - Le transfert de la compétence en matière de sécurité sociale n'est pas nécessairement le plus sensible à Saint-Barthélemy, car l'exercice de cette compétence s'accompagne de recettes. La sécurité sociale est excédentaire à Saint-Barthélemy ; il nous faut trouver la bonne formule, pour que chacun y trouve son compte. Saint-Barthélemy n'entend pas contester sa contribution à la solidarité nationale.
De manière générale, pour réussir l'autonomie, la compétence doit ainsi aller avec le financement. Il doit y avoir une cohérence entre celui qui l'exerce et celui qui la finance.
M. Stéphane Artano, président. - Je partage le sentiment exprimé par Victorin Lurel. Quoi qu'on en dise, cette révision constitutionnelle a avant tout vocation à ouvrir le champ des possibles. Il nous faudra ensuite la décliner, dans le respect des identités propres et des réalités locales. Il s'agit de la voie de la sagesse et le Sénat continuera à porter ce message, dans le prolongement du rapport de Michel Magras.
Le Sénat demeurera également au côté des collectivités pour les accompagner dans les évolutions possibles. À cet égard, il devrait être possible d'ouvrir le champ des possibles pour les collectivités outre-mer, sans la conditionner à la création de valeur comme le ministre a pu le dire. Nous y veillerons.
M. Victorin Lurel. - Je ne sens pas encore aujourd'hui au niveau du Gouvernement la volonté politique exprimée à l'Élysée par le Président de la République. Au-delà des propos du ministre sur la création de valeur, il a été fait état d'une volonté d'attendre le mois de mars 2023 pour poursuivre les travaux de révision. Il conviendrait d'engager la démarche, dans un cadre clair. Pour le moment, ce n'est pas clair. Je tiendrai ce discours au ministre en charge des outre-mer.
M. Stéphane Artano, président. - Je pense que nous serons plusieurs à tenir ce discours. Nous avons tous entendu la parole du Président de la République devant l'ensemble des parlementaires ultramarins. Il a été annoncé la création de groupes de travail pilotés par le Gouvernement, qui donnent l'impression de temporiser. Quoi qu'il en soit, le Sénat poursuivra ses travaux, dans le cadre de son groupe de travail sur la décentralisation notamment.
Je propose à présent de clore cette audition.
Mme Micheline Jacques, co- rapporteur. - Nous remercions le président Lédée, ainsi que l'ensemble des sénateurs ayant participé à cette audition, dont j'espère qu'elle permettra d'ouvrir et d'éclairer les débats à venir.
M. Stéphane Artano, président. - Merci à tous.
Jeudi 13 octobre 2022
Audition de Mme Huguette
Bello,
présidente du conseil régional de La Réunion
M. Stéphane Artano, président. - La Délégation sénatoriale aux outre-mer a engagé mardi dernier un cycle d'auditions sur les perspectives d'évolution institutionnelle outre-mer. Je vous rappelle que notre objectif est double : d'une part, faire un tour d'horizon des souhaits d'évolution dans les territoires ultramarins, souhaits qui se sont notamment exprimés dans l'Appel de Fort-de-France le 17 mai dernier ; d'autre part, mûrir la réflexion sur une éventuelle révision des dispositions constitutionnelles relatives aux outre-mer, à l'occasion de l'élaboration du prochain cadre institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.
Pour cette réflexion, nous bénéficions du rapport précurseur du président Michel Magras, publié en 2020 : Différenciation territoriale outre-mer, quel cadre pour le sur-mesure ?
Nous avons également l'éclairage des juristes de l'Association des juristes en droit des outre-mer (AJDOM), que nous avons rencontrés le 29 juin dernier.
Pour notre deuxième audition, nous accueillons ce matin, en visioconférence, une des signataires de l'Appel de Fort-de-France, Mme Huguette Bello, présidente du conseil régional de La Réunion.
Madame la présidente, nous vous remercions chaleureusement de votre disponibilité. Je vais vous céder la parole pour un exposé liminaire d'une dizaine de minutes, sachant qu'un questionnaire vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition.
Nous souhaitons bien entendu vous entendre sur la fameuse disposition du cinquième alinéa de l'article 73 de la Constitution, dit « amendement Virapoullé ».
Mme Huguette Bello, présidente du conseil régional de La Réunion. - Je vous remercie de prendre le temps de considérer la position de la région Réunion sur ce sujet d'importance qu'est l'avenir institutionnel des outre-mer. Nous sommes la région ultramarine la plus importante sur le plan démographique, puisque nous comptons presque 870 000 habitants. Les difficultés sont intenses, sachant que 40 % de notre population vit en dessous du seuil de pauvreté.
Vous nous avez fait parvenir un certain nombre de questions ; nous tâcherons d'y répondre avec sincérité.
Ce bilan est celui de soixante-seize ans de départementalisation, depuis la loi du 19 mars 1946 et des 40 ans de la régionalisation issue des lois de décentralisation. C'est un bilan extrêmement riche, globalement positif, marqué par des progrès évidents dans de nombreux domaines, tels que la santé, l'éducation, la formation, l'élévation du niveau de vie, les infrastructures, les acquis sociaux ; mais un bilan caractérisé aussi par un « mal-développement » se traduisant par un chômage structurel , la persistance d'inégalités criantes, et une part importante de la population vivant sous le seuil national de pauvreté, et l'absence de perspectives pour une grande partie de la jeunesse pourtant formée et diplômée.
Le sentiment d'insatisfaction se lit lors des élections par l'importance de l'abstention et des votes contestataires. Si l'on considère les résultats de la dernière élection présidentielle, il est manifeste que les populations ne se reconnaissent plus dans les décisions prises à l'échelon national. À cet égard, il paraît primordial de rendre effectives les dispositions de la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, dite « loi 3DS ». Il s'agit d'impliquer plus fortement les citoyens dans l'action publique, et de donner la latitude nécessaire aux collectivités sur l'ensemble de leurs domaines de compétence. Il y va de l'efficacité de l'action publique.
Les exemples de décalage entre les aspirations et les besoins du territoire d'une part, et les limites des politiques menées, d'autre part, sont manifestes. Ce phénomène est récurrent dans de nombreux secteurs, à l'instar des normes de construction inadaptées au bâti tropical. La loi Littoral du 3 janvier 1986 s'applique aux 19 communes de l'île ayant une frange littorale, y compris les parties situées dans Les Hauts. Cela suscite de nombreuses difficultés au risque même de remettre en cause les actions favorables à un aménagement équilibré et respectueux de l'environnement comme à Mafate.
De plus, l'application de l'article 42 de la loi Élan du 23 novembre 2018 impose d'identifier des formes d'habitats existants dans les schémas de cohérence territoriale (Scot) et les plans locaux d'urbanisme (PLU). Or si ces espaces sont classés en zone urbaine, la demande de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Deal) pourrait engendrer des problèmes de compatibilité entre ces documents, ainsi qu'avec les schémas d'aménagement régional si ces zones urbaines n'y sont identifiées. La loi a prévu des dérogations pour la Corse (PADDUC), mais pas pour nos régions (SAR).
L'application de l'objectif « zéro artificialisation nette » fixé par la loi Climat et résilience du 22 août 2021 sera délicate sur un terrain insulaire très contraint et à forte croissance démographique. Nous sommes également classés au patrimoine mondial, nous avons un parc national et nous devons préserver les espaces agricoles, l'avis conforme de la commission départementale de la préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) étant par ailleurs requis. Les plans de prévention des risques (PPR) gèlent aussi de nombreuses possibilités. Il est donc très compliqué de compenser les besoins d'extension.
Autre exemple, dans le domaine de la coopération régionale et de l'action internationale, où l'État ou l'Union européenne concluent des accords de coopération avec des pays de notre environnement des accords sans que nous y soyons associés. Nos capacités juridiques d'agir dans ce domaine ne sont pas à la hauteur de l'ambition que nous portons : une véritable politique de co-développement régional.
Une autre illustration, dans les conditions actuelles, l'impossibilité pour la région de porter une grande politique maritime. La Réunion est le navire amiral de la France dans l'océan Indien. Pourtant, l'État exerce une compétence exclusive sur les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et dans le domaine de la pêche, l'ensemble des compétences reviennent à l'Union européenne, sans que la région ne soit associée.
Souhaiterions-nous exercer des compétences normatives ? À l'inverse, voulons-nous en restituer à l'État ?
Dans tous les domaines cités, il serait souhaitable que la région puisse disposer de compétences normatives.
Je pourrais citer d'autres exemples : s'agissant de l'économie, nous devrions pouvoir agir en matière de régulation pour éviter les situations de position dominante ou de monopole caractéristiques d' « économies de comptoir » Pour l'énergie, La Réunion ne dispose pas du diagnostic de performance énergétique, comme en France continentale (norme nationale) ou encore comme en Martinique et en Guadeloupe (norme locale validée par habilitation).
Nous avons aussi été désignés pour déployer le service d'accompagnement à la rénovation énergétique, repris sous la marque France Rénov'. Une méthodologie adaptée au contexte local a été élaborée, afin de réaliser les diagnostics énergétiques des logements. La région Réunion devrait avoir la possibilité de valider un diagnostic de performance énergétique (DPE) spécifique pour le territoire, comme l'appelle de ses voeux la Fédération réunionnaise du bâtiment et des travaux publics (FRBTP). Il serait nécessaire d'y inclure l'installation de panneaux en photovoltaïques en autoconsommation. Dans le même ordre d'idées, on pourrait envisager de modifier la réglementation thermique, acoustique et aération (RTAA-DOM) pour les constructions neuves avec l'installation obligatoire de panneaux photovoltaïques en autoconsommation.
A contrario, l'État doit assumer pleinement ses compétences pour la continuité territoriale, afin de garantir l'égalité de traitement entre les territoires, comme cela a été réalisé en Corse et à Saint-Pierre-et-Miquelon. Cette intervention est d'autant plus légitime que la région Réunion est la région la plus éloignée de la France hexagonale.
Quelle appréciation portons-nous sur la prise en compte des spécificités ou des souhaits des outre-mer lors de l'élaboration des lois et décrets ?
Il existe un vrai décalage entre la proclamation au plus haut niveau de l'État du « réflexe outre-mer » et la réalité législative. Deux textes récents ont fait l'impasse sur nos territoires : la loi du 16 août 2022 portant sur des mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat et le projet de loi relatif à l'accélération de la production d'énergies renouvelables. L'archipel France est encore une vue de l'esprit pour les services centraux !
La révision constitutionnelle de 2003 ne semble pas encore aller de soi, et ce n'est qu'au prix d'une énergie démesurée que l'on peut parfois rectifier le tir - par voie d'amendements. L'adaptation des normes nationales par la voie des ordonnances est de moins en moins acceptable et acceptée. Il faut une véritable prise de conscience sur le fait qu'une absence de réflexion normative en amont entraîne de lourdes conséquences au détriment de nos territoires. Pour y remédier, il faut associer systématiquement le ministère des outre-mer et les exécutifs locaux à l'élaboration des normes. Il convient d'appliquer automatiquement l'article 73 de la Constitution en rendant obligatoire la justification de l'absence d'adaptation.
Pour conclure sur ce point, les lois d'orientation ou de programmation relatives aux outre-mer doivent prendre en compte notre véritable diversité. La refondation que nous réclamons requiert de conjuguer au pluriel la fabrique de la loi pour les outre-mer.
Je tiens à préciser que c'est précisément cette logique plurielle qui sous-tend l'Appel de Fort-de-France. La refondation que nous appelons de nos voeux n'implique pas, comme par le passé, une réponse unique mais doit au contraire se traduire dans les multiples expressions élaborées par chacun des territoires.
Un passage au principe de spécialité législative serait-il souhaitable ?
La Réunion dispose d'un statut d'identité législative « renforcée » qui est spécifique. Le cinquième alinéa de l'article 73 écarte en effet la possibilité pour La Réunion de légiférer sur habilitation du Parlement. Il pourrait être intéressant d'expérimenter le principe de spécialité législative, dans un certain nombre de domaines comme par exemple pour la politique énergétique, le logement ou en matière de lutte contre l'illettrisme, à partir du moment où cette expérimentation est encadrée par une habilitation.
Quelle appréciation porter sur les mécanismes qui permettraient de solliciter des habilitations à adopter les normes dans les domaines de compétence de l'État ?
Le cinquième alinéa de l'article 73, qui occupe le champ politique réunionnais depuis quinze ans, est devenu l'objet de fantasmes et l'instrument d'arrière-pensées électorales. Ouvrir à La Réunion la faculté de pouvoir dicter des normes comme cela est reconnu à la Guyane, à la Martinique et à la Guadeloupe relève d'une approche pragmatique, parfaitement dans l'esprit du principe de différenciation étendu désormais au niveau national. À mon avis, le sujet doit se concentrer plutôt sur les moyens de rendre plus opérationnel le dispositif. La puissance que l'on prête à ce dispositif dépasse, et de loin, sa véritable portée et a totalement laissé de côté ses imperfections qui ne sont pourtant pas minces.
La lourdeur de la procédure et le coût élevé de l'ingénierie sont bien connus. Autre difficulté de taille : contrairement à un transfert de compétence, l'habilitation ne s'accompagne pas de ressources financières nécessaires à sa mise en oeuvre. Le projet de réforme constitutionnelle de 2018 avait prévu des améliorations à cet égard.
Aux termes du second alinéa de l'article 73 de la Constitution, le conseil régional de La Réunion dispose d'une faculté d'adaptation des lois et des règlements dans les matières relevant de ses compétences. Toutefois, aucune initiative n'a été prise en ce sens. C'est la raison pour laquelle nous pensons que les marges de manoeuvre offertes par cet article n'ont pas été épuisées. Nous sommes favorables à l'optimisation de toutes les facultés offertes par l'article 73.
Jusqu'à présent, aucune collectivité de La Réunion n'a eu recours à l'expérimentation prévue au quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution. Ce dispositif de droit commun est très peu utilisé en raison de des conditions de sortie au bout de cinq ans ; généralisation ou abandon. La suppression par la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, dite loi 3DS, de cette alternative (« généralisation de l'expérimentation ou abandon ») renforcera peut-être l'attractivité de l'expérimentation. Il faut néanmoins noter que le Conseil d'État avait déjà admis dans un arrêt récent de 2019 que pour les outre-mer, les expérimentations pouvaient être pérennisées. Nous envisageons d'y recourir afin de lutter contre l'illettrisme, qui se maintient à un niveau élevé dans notre île.
À propos du bon fonctionnement des institutions réunionnaises, je crois que l'organisation des institutions dans une région monodépartementale exige une concertation permanente entre tous les acteurs. La qualité du dialogue est essentielle ; entre les collectivités entre elles, et entre elles et l'État. À cet égard, la conférence territoriale de l'action publique (CTAP) est un bon outil. Elle sera d'ailleurs réunie le 2 décembre prochain.
Vous m'interrogez également sur la pertinence de créer une collectivité unique. La région monodépartementale a suscité des interrogations et des critiques. Mais force est de constater qu'à l'épreuve des faits, La Réunion est parvenue à une répartition cohérente des compétences, allant parfois au-delà de ce qui était prévu par les textes, grâce à un exercice volontaire d'harmonisation des compétences. La loi NOTRe du 7 août 2015 a également contribué à une clarification nécessaire des compétences respectives de chaque collectivité. Certes, des marges de progrès existent, mais la dynamique actuelle ne passe pas nécessairement par une modification de l'architecture institutionnelle. En janvier 2028, la compétence agricole sera transférée au conseil régional, la région assumera ainsi une responsabilité globale dans le domaine économique.
Parallèlement, la situation sociale hors norme de La Réunion est une réalité qui doit être prise en compte et qui confère au niveau départemental toute sa légitimité.
Lors de chaque transfert de compétence se pose la question des moyens et de leur dynamisme. Les routes nationales ont été transférées au conseil régional en 2008. Or, au moment du transfert, certaines d'entre elles ne répondaient pas du tout aux normes de sécurité. Il s'agit de la route du littoral, de la route du cap la Houssaye et de la route de Cilaos (RN5). Cela représente un coût financier très lourd pour notre collectivité. En outre, des problèmes persistent. L'État estime ainsi qu'il conserve un droit de regard sur la gestion des routes nationales : ce fut le cas au moment de l'ouverture de la nouvelle portion de la route du littoral.
La déconcentration est le problème de l'État. Il me paraît utile que les préfets puissent adapter leurs décisions aux réalités locales, comme lors de la crise sanitaire.
Il va de soi que le statut à la carte prôné au plus haut niveau de l'État par Jacques Chirac en 2000 dans son discours au Palais des Congrès de Madiana en Martinique est appelé à connaître de nouveaux développements. Depuis la révision constitutionnelle de 2003, il n'existe plus de distinction binaire entre les articles 73 et 74 de la Constitution : il y aurait donc une certaine logique que le droit coïncide avec la réalité. Toutefois, il faut être prudent sur cette question et examiner au préalable toutes les conséquences d'une telle évolution, notamment au niveau européen. Ce travail doit sortir du cénacle des spécialistes pour s'élargir à tous les citoyens. Faisons preuve de pédagogie afin d'écarter les postures démagogiques.
Pour ma part, je considère qui si fusion de ces articles devait avoir lieu, elle devrait garantir l'identité institutionnelle propre de chaque collectivité, et, pour La Réunion, son statut de département et de région.
Préciser le sens des notions de différenciation et de responsabilisation clarifierait les termes du débat.
La différenciation désigne la faculté de mettre en oeuvre des politiques publiques adaptées à la diversité des territoires. Elle recouvre la possibilité pour une ou plusieurs collectivités d'exercer des compétences dont ne disposent pas toutes les collectivités de même catégorie. La responsabilisation désigne la faculté pour une collectivité d'adopter des normes à son territoire.
La notion d'autonomie recouvre quant à elle la possibilité pour une collectivité d'adopter des normes sans habilitation. L'habilitation marque la frontière entre ces notions.
Nous souhaitons que le cinquième alinéa de l'article 73 de la Constitution soit supprimé, étant entendu que des améliorations doivent être apportées à la procédure actuellement prévue par cet article. Assurer l'avenir d'un territoire et d'une société exige de passer par la différenciation. L'uniformité des règles présente plus de risques que d'avantages. Ce n'est d'ailleurs plus l'apanage des outre-mer : le droit commun se transforme peu à peu en un droit différencié. Cette réalité rejoint les propos du général de Gaulle qui déclarait en 1968 que « l'effort multiséculaire de centralisation, qui fut longtemps nécessaire pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui étaient successivement rattachées, ne s'impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de la puissance économique de demain ».
Outre les possibilités que celle-ci ouvrirait, la suppression du cinquième alinéa de l'article 73 de la Constitution présenterait également une portée symbolique : elle signifierait que les Réunionnais ont confiance en eux-mêmes, que nous croyons à notre capacité collective d'agir pour les intérêts propres de La Réunion et des Réunionnais.
C'est finalement donner plus de force à notre statut de département et de région.
Je pense que la population aspire à une plus grande efficacité de l'action publique. Tous les acteurs reconnaissent qu'une nouvelle étape de notre développement est nécessaire pour faire face aux nouveaux défis. L'autonomie énergétique, la transition écologique, la sécurité alimentaire, l'insertion dans notre environnement géo-économique sont des objectifs partagés. Nous devons discuter de notre projet de développement : ceux qui veulent polémiquer sur les questions institutionnelles font diversion. La région Réunion vient d'engager la révision du schéma régional de développement économique, d'innovation et d'internationalisation (SRDEII) en vue de définir ce que nous intitulons « La Nouvelle Économie ». Il s'agir de bâtir La Réunion de 2030. Ce sont les exigences du développement qui appelleront les moyens juridiques et financiers nécessaires à l'adoption d'une approche pragmatique, et non l'inverse.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie pour ces réponses précises et exhaustives.
Le conseil régional doit-il disposer de compétences diplomatiques décentralisées ? L'État n'y est pas très favorable.
Mme Huguette Bello. - La diplomatie est une compétence régalienne de l'État. Toutefois, l'environnement géoéconomique mérite que l'on s'interroge sur cette question. La Réunion est en Afrique d'un point de vue géographique, mais notre histoire est française.
Nous avons créé des relations profondes avec nos voisins, notamment Madagascar, ou encore le Mozambique et l'Afrique du Sud. Plutôt que d'importer des produits en provenance du Brésil, privilégions les relations avec les pays de notre zone géographique. Notre zone économique exclusive (ZEE) couvre une surface de 2,2 millions de kilomètres carrés. Toutes les grandes puissances sont présentes dans l'océan Indien.
La question d'accorder des compétences diplomatiques aux collectivités comme la nôtre mérite d'être posée. Dans le domaine de la coopération régionale et internationale, des accords sont conclus sans nous. Nos capacités juridiques en la matière ne sont pas à la hauteur de nos ambitions. Nous souhaitons construire une politique de co-développement régionale.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Les statuts européens des outre-mer ayant été déconnectés de leur statut national, avez-vous identifié un risque ? Un territoire peut combiner des statuts très divers, par exemple Saint-Martin est à la fois une collectivité d'outre-mer et une région ultrapériphérique.
Mme Huguette Bello. - La Réunion est une région ultrapériphérique (RUP), comme la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique ou Mayotte. Si nous devions envisager la fusion de ces deux articles 73 et 74, il faudrait le faire avec la plus grande prudence.
Mme Nassimah Dindar. - La présidente de région a répondu de manière très exhaustive, je l'en remercie. Elle a été très claire sur la pédagogie dont il faut faire preuve, pour ne pas faire peur aux citoyens, tout comme sur sa volonté de préserver les deux collectivités.
Dans l'Hexagone, on parle d'un grand choc de décentralisation. Un tel choc serait-il possible pour La Réunion ? La conférence territoriale va-t-elle en ce sens ? Sur les normes en matière d'habitat ou sur l'autonomie énergétique, les outre-mer ne sont pas pris en compte, alors que nous pourrions développer le solaire, énergie la moins chère, ou l'éolien en mer. Nous sommes à côté de la plaque en matière d'énergies renouvelables dans le grand débat national.
Mme Huguette Bello. - Cette décentralisation est inscrite dans notre projet de développement. Nous rejoignons ainsi les aspirations des régions de l'Hexagone. Ce qui nous importe, c'est notre projet de développement : nous avons tant à faire en matière énergétique. La conférence territoriale nous aidera à mieux échanger, même si les discussions se passent déjà bien entre la région et le département.
La région reprendra en 2028 la compétence économique du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader), en bonne intelligence avec le département.
Mme Nassimah Dindar. - Le budget des outre-mer s'élève à 2 milliards d'euros. Or, sur l'ensemble du budget, les outre-mer toucheraient en tout 21 milliards d'euros. L'important ne serait-il pas de se concerter sur ces 21 milliards, avec les présidents de toutes les collectivités ? Nous souhaitons une vraie lisibilité. Nous n'avons aucune perspective claire sur les questions essentielles que sont le logement, les normes, l'économie, l'éducation ou la santé. Ce manque de cohérence représente une vraie négligence à l'égard des parlementaires et des élus des outre-mer.
Mme Huguette Bello. - Je partage cet excellent constat.
Mme Viviane Malet. - La conférence des territoires se réunira le 2 décembre prochain, je m'en réjouis. Avant d'aborder tout débat institutionnel, les deux collectivités, associées aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) et aux communes, doivent harmoniser leurs compétences pour proposer des actions essentielles répondant aux ambitions de nos territoires. Quelle sera la trame de cette conférence territoriale ?
Mme Huguette Bello. - Nous construirons l'ordre du jour tous ensemble. Deux points seront assurément abordés : le schéma régional de développement économique, d'innovation et d'internationalisation (SRDEII) et la gestion des déchets.
M. Stéphane Artano, président. - Pour information, à la suite du dîner qui s'est tenu à l'Élysée le 7 septembre dernier, des courriers vont être adressés aux exécutifs des différents territoires. Le Gouvernement souhaite travailler sur neuf chantiers : le retard indéniable des investissements, les questions environnementales, les aides au développement économique dans les territoires, l'ensemble des politiques de l'État passées au crible de leur efficacité et de la création de valeur, l'inadaptation des normes, l'insertion des territoires dans leur environnement régional, la culture et la mémoire, la fiscalité et, après ces huit thèmes, les institutions, si cela est nécessaire.
Ces thèmes rejoindront probablement ceux de la conférence territoriale.
Mme Huguette Bello. - Il manque un dixième point, celui de l'énergie ; à moins qu'il ne soit inclus dans le second point sur les questions environnementales.
M. Stéphane Artano, président. - Voilà qui est probable.
Mme Victoire Jasmin. - En 2028, vous envisagez que la région assume la compétence agricole. Se pose cependant le problème des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), c'est-à-dire du transfert du foncier et des dotations accordées à ces sociétés d'aménagement foncier pour qu'elles puissent jouer pleinement leur rôle.
La question de la souveraineté alimentaire est essentielle. Elle est liée au foncier disponible et à la question du chômage, qui pourrait être résorbé si les jeunes pouvaient travailler la terre.
J'en viens aux transports. Les inquiétudes sur l'offre assurantielle sont vives, et les transporteurs craignent des complications importantes. Les mesures sur le climat et en faveur des véhicules propres mettent en difficulté les transporteurs pour candidater à des marchés publics.
Nous devons lever les freins à notre développement. Que prévoyez-vous en ce sens ?
Enfin, se pose la question de l'avis conforme des commissions de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF). Avez-vous prévu des actions pour changer les choses ?
Mme Huguette Bello. - Il est naturel que la région, en accord avec le département, gère le Feader. La souveraineté alimentaire nous tient particulièrement à coeur. La Réunion produit 70 % des fruits et légumes dont elle a besoin, ce qui est remarquable. La production locale représente 60 % du chiffre d'affaires de l'agroalimentaire des outre-mer. Pour atteindre l'autonomie alimentaire, selon l'Association pour le développement industriel de La Réunion (Adir), il nous manque 1 000 hectares. Nous avons les terres, mais il faudrait défricher.
Les États généraux de la mobilité auront lieu l'année prochaine. La Réunion compte 450 000 voitures et 28 000 immatriculations par an. Le transport en commun doit devenir populaire et attractif, mais ce n'est pas facile, car les personnes restent attachées à la voiture individuelle. Les transports sont gratuits pour les étudiants et les demandeurs d'emploi, et à l'avenir pour les travailleurs pauvres. Notre territoire est étroit, la question est d'importance.
La CDPENAF est emblématique des nécessaires adaptations à mettre en oeuvre. Nous travaillons actuellement sur le schéma d'aménagement régional. Le territoire est occupé à 42 % par un parc national et des forêts, et 38 000 hectares sont consacrés à l'agriculture. La situation n'est pas simple. Il faut associer les citoyens aux discussions, en évitant toute démagogie.
Mme Vivette Lopez. - Je souhaite vous saluer, madame, et vous remercier pour les jours passés ensemble en mer en juillet dernier avec des jeunes de La Réunion et de Mayotte dans le cadre de l'opération l'École bleu outre-mer dans l'océan Indien. Je vous remercie aussi pour l'ensemble de votre présentation.
Mme Huguette Bello. - Madame, quel moment magnifique ! La France oublie parfois la richesse que représente son domaine maritime. Elle est la première puissance maritime d'Europe et la deuxième du monde. Les outre-mer font aussi la richesse de la France ; il faut que la France nous écoute plus, et nous écoute mieux.
M. Victorin Lurel. - Nous avons un problème de méthode.
La lettre envoyée par le Gouvernement propose donc une revue générale des politiques publiques. Cette revue aura lieu sur la loi Élan, sur la loi Littoral, sur une potentielle forme d'autonomie pour la politique maritime, sur la rénovation énergétique, sur la réglementation thermique ou encore sur les questions agricoles.
L'État et un grand nombre d'élus pensent qu'il faut avant tout améliorer les politiques publiques, dans le cadre institutionnel existant, avant d'envisager une révision constitutionnelle. Quel est l'état d'esprit des élus et de l'opinion à La Réunion ? Dans quelle direction souhaitent-ils aller ?
En 2003, une consultation préalable a eu lieu pour recueillir l'assentiment de la population. Le « non » à l'assemblée unique fut massif en Guadeloupe - on m'a alors traité de conservateur. Mais je persiste. Aujourd'hui, la Martinique et la Guyane n'en veulent plus ! Il faut donc évoluer. Soit, dans le cadre du droit commun - on améliore l'existant grâce à la revue générale des politiques publiques - soit l'on change de régime législatif.
Une autre voie possible est de modifier la Constitution, mais il faut savoir si les élus sont prêts à se pencher sur la question. Mme Bello dit que l'on peut faire mieux dans le cadre existant. L'essentiel est la délégation des compétences au département et à la région, mais dans un cadre assoupli, élargissant le champ des possibles. Demander leur avis à la population et aux élus, c'est la meilleure façon d'enterrer le dossier. Il faut avant tout trouver un consensus entre élus, sans pour autant éloigner les populations. Ensuite, nous pourrons modifier la Constitution.
Si un département veut rester tel quel, c'est son choix ; mais le périmètre constitutionnel sera élargi et assoupli, offrant plus de choix et de libertés, pour définir son propre régime législatif.
J'ai dit au président François Hollande que l'égalité transcendait les statuts. Je me méfie de la conception française de l'autonomie, qui consiste à dire que si l'on veut plus d'autonomie, il faut payer. Restons prudents, Mme Bello a raison. Toutefois, je dis aux élus qu'il ne faut pas avoir peur d'une révision constitutionnelle. Une fois la révision des politiques publiques effectuée, il faudra se préparer à convaincre nos populations que ce changement, respectueux de la subsidiarité, sera bénéfique.
Le Gouvernement et la majorité sénatoriale nous ont déjà « fait le coup ». Une proposition de loi portée par Mathieu Darnaud, dans son article 6, visait à améliorer la rédaction des articles 73 et 74 de la Constitution. C'était déjà une avancée par rapport à l'existant. Le problème reste l'interprétation restrictive qu'a le Conseil constitutionnel de l'adaptation. Par exemple, quand François Mitterrand a voulu supprimer les cantons en 1982, on lui a dit non ; il a ensuite fallu modifier la Constitution. Le Gouvernement est très frileux, et il compte sur nos divisions. Résultat : au Sénat, ce fameux article 6 a été retiré en séance.
Nous devons modifier les articles 73 et 74. Ensuite, les collectivités seront libres de choisir, et donc de ne pas modifier leur statut si elles le souhaitent. De plus, une consultation préalable des populations aura lieu, et nous arrêterons de prendre des décisions à l'aveugle. Si l'on conditionne une révision constitutionnelle à une révision générale des politiques publiques et à un consensus préalable entre élus, on nous refera « le même coup » et l'on nous demandera de nous entendre au préalable entre nous. Le Gouvernement profitera de nos positions divergentes pour retirer le texte.
Je me bats pour une révision constitutionnelle. Je veux aller plus loin dans la notion d'adaptation. Je veux plus de responsabilités et une augmentation des dotations aux outre-mer, compte tenu du long retard qui est le nôtre, depuis toujours. Ce combat demande un minimum d'unité. Si l'on se déchire sur la révision constitutionnelle en laissant des démagogues faire croire que ce serait l'antichambre de l'indépendance, on ne réussira rien et le Gouvernement nous renverra à nos divisions et à nos peurs.
Madame Bello, quel est l'état du débat public et de l'opinion à La Réunion ?
Je souhaite que l'on ouvre le champ des possibles. Ensuite, nous aurons dix ou quinze ans de combats à mener pour convaincre nos opinions de changer la donne, tout en respectant le principe de subsidiarité. J'appelle à la confiance : les élus doivent travailler ensemble, et ne braquons pas nos opinions. Le président Emmanuel Macron n'a pas la majorité parlementaire à lui tout seul. Il nous faut nous mettre d'accord a minima, pour sortir d'une interprétation restrictive de l'adaptation par le Conseil constitutionnel. Saisissons cette chance unique.
Mme Nassimah Dindar. - Pour faire écho à la brillante intervention de mon collègue, je souhaiterais faire une proposition, sous réserve d'obtenir l'accord de l'ensemble de mes collègues. Avant que ce rapport très important ne soit publié, ne pourrait-on réunir les deux délégations aux outre-mer - de l'Assemblée nationale et du Sénat ? Nous pourrions ainsi aboutir à une proposition commune et éviter que des positions clivantes ne soient utilisées contre nos populations.
M. Stéphane Artano, président. - Cela fait partie des sujets que j'évoquerai la semaine prochaine avec le président de la délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale. Madame la présidente Huguette Bello, je vous laisse la parole afin que vous répondiez à Victorin Lurel.
Mme Huguette Bello. - Ces échanges sont très utiles pour nous tous, afin de donner plus de force à la région. Tout débat serein sur les institutions est impossible à La Réunion eu égard aux préoccupations électoralistes. Notre horizon va bien plus loin, jusqu'en 2030 ou 2040. J'ajoute que ce sont aussi les exigences du développement qui appelleront d'éventuels moyens juridiques et financiers. Dans une approche pragmatique, et non dogmatique, le principe de subsidiarité doit prévaloir.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie chaleureusement, madame la présidente, au nom de l'ensemble de la délégation, pour la qualité de nos échanges. Nous attendons les supports que vous voudrez bien nous faire parvenir.
Jeudi 13 octobre 2022
Audition de
M. Munipoese Muli'aka'aka,
président de l'Assemblée
territoriale de Wallis-et-Futuna
M. Stéphane Artano, président. - Mes chers collègues, la Délégation sénatoriale aux outre-mer a engagé mardi dernier un cycle d'auditions consacré aux perspectives d'évolution institutionnelle des territoires ultramarins. Son double objectif est de recenser les souhaits desdits territoires et de nourrir la réflexion concernant la révision des dispositions constitutionnelles relatives aux outre-mer.
Certains territoires se sont déjà exprimés le 17 mai 2022 à travers l'Appel de Fort-de-France. Le rapport de 2020 de mon prédécesseur Michel Magras : « La différenciation territoriale outre-mer, quel cadre pour le sur-mesure ? » viendra nourrir la réflexion, ainsi que les travaux d'élaboration du prochain cadre institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Nous avons également eu une réunion le 29 juin dernier avec l'Association des juristes en droit des outre-mer (AJDOM).
Pour cette troisième audition, nous accueillons en présentiel - et tenons à le remercier pour sa réactivité et sa disponibilité - le président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna, monsieur Munipoese Muli'aka'aka.
Monsieur le président, votre territoire a un statut très atypique et nous sommes heureux de vous donner la possibilité de vous exprimer sur le sujet. Je vous cède la parole pour un propos liminaire et vos réflexions sur les questions que nous vous avons adressées. Vous pourrez faire parvenir vos réponses écrites à la délégation ultérieurement. Micheline Jacques, co-rapporteur, et moi-même, en tiendrons compte dans le rapport que nous présenterons au Groupe de travail sur la décentralisation, groupe créé par le président Gérard Larcher, afin de répondre au besoin d'équilibre entre le pouvoir central et les collectivités locales.
Notre collègue Mikaele Kulimoetoke, sénateur de Wallis-et-Futuna, a demandé la parole pour un propos introductif.
M. Mikaele Kulimoetoke. - Merci, Monsieur le président de nous accorder cette entretien et pour votre attention et votre bienveillance. J'espère que la séance sera constructive. Je sais que la délégation est à notre écoute pour évoquer librement nos souhaits. Rien ne remplace l'authenticité des discussions en présentiel.
M. Munipoese Muli'aka'aka. - Monsieur le président et messieurs les sénateurs, je vous présente mes salutations respectueuses et chaleureuses, ainsi qu'à vos collaborateurs et collaboratrices.
Nous sommes principalement venus à Paris pour présenter nos dossiers au ministre en charge des outre-mer. À l'écoute de votre introduction, nous constatons que vous souhaitez entrer dans le détail, sur la base du questionnaire qui nous a été remis. Nous réaffirmons notre volonté d'y répondre, mais avons besoin de davantage de temps pour le faire.
Nous avons souhaité vous rencontrer aujourd'hui en prévision de la visioconférence qui avait été programmée fin octobre. En réalité, nous sommes surtout venus vous écouter.
M. Stéphane Artano, président. - Soyez assuré que vous pourrez prendre le temps nécessaire pour répondre au questionnaire. Notre but est de savoir comment vous vivez le statut actuel de votre collectivité. En êtes-vous content ou souhaitez-vous évoluer ? Votre retour nous sera utile pour savoir si le Sénat doit accompagner le mouvement d'évolution, pour lequel certains territoires ont déjà marqué leur intérêt. L'évolution constitutionnelle de la Nouvelle-Calédonie annoncée par le président de la République pourrait être l'occasion d'une révision du cadre constitutionnel des outre-mer dans leur ensemble.
Nous sommes intéressés par votre ressenti : souhaitez-vous faire amender la loi de 1961 ou bien le statut qu'elle définit pour Wallis-et-Futuna vous convient-il ? Nous aimerions savoir si vous souhaitez acquérir ou récupérer des compétences, et si vous êtes satisfaits de la relation instaurée avec l'État.
M. Munipoese Muli'aka'aka. - Nous sommes intéressés par une évolution statutaire, mais nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer pour l'instant. Notre organisation coutumière, reconnue par la loi de 1961, est au centre de nos préoccupations actuellement. Nous devons organiser une consultation de toute la population ; nous ne pouvons donc pas vous donner une réponse ferme à ce sujet.
M. Stéphane Artano, président. - Monsieur le président, vous pouvez nous répondre en toute confiance. Nous souhaitons avant tout écouter et comprendre la situation et notamment savoir s'il existe ou non un sujet institutionnel sur votre territoire. Est-ce un sujet d'actualité, sans présumer des orientations possibles ? Nous n'avons pas d'idées préconçues et si des territoires veulent le statu quo, nous n'y voyons aucune objection. Nous vous accorderons à tous le temps de réfléchir et de vous concerter localement.
Je reformule : êtes-vous satisfait de la relation avec l'État ? Nous sommes les représentants des collectivités au Sénat et en cette qualité, nous nous intéressons à votre territoire pour mieux le connaître et le comprendre.
La part de la coutume est aussi un aspect que nous aimerions mieux cerner, car elle est importante dans l'organisation de Wallis-et-Futuna et c'est un des points les plus originaux. Notre rôle est de recenser et de comprendre, nous ne souhaitons pas imposer une quelconque vision. Nous voulons continuer à défendre les intérêts des outre-mer et souhaitons que le président du Sénat, Gérard Larcher, puisse appuyer au niveau national vos souhaits éventuels quand le temps sera venu.
Je donne la parole à Micheline Jacques, sénatrice de Saint-Barthélemy et co-rapporteur de notre étude sur les évolutions institutionnelles outre-mer.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Merci, monsieur le président, mes chers collègues.
Nous venons tous de territoires ultramarins et sommes attachés à nos coutumes et nos modes de vie. Je me suis déjà documentée au sujet de l'organisation de votre territoire, mais pouvez-vous nous l'expliquer plus en détail ? Quelles sont les relations entre l'organisation coutumière, l'État et le Conseil ? Quel est leur lien et quelles sont leurs responsabilités ?
M. Munipoese Muli'aka'aka. - Merci, madame la sénatrice. L'organisation de notre territoire est partagée entre quatre institutions : l'État, les chefs coutumiers, la religion et les élus.
Nous entretenons de bonnes relations avec l'État. Actuellement, son représentant remplit deux fonctions. Il représente à la fois le pouvoir exécutif et l'État, en sa qualité d'administrateur supérieur. Nous aimerions que la partie exécutive du territoire nous revienne. Comme indiqué auparavant, les quatre institutions doivent travailler sur ce sujet, afin de trouver un consensus et pouvoir se prononcer sur la question de l'évolution statutaire, dont l'orientation reste à définir.
M. Mikaele Kulimoetoke. - Monsieur le président, mes chers collègues, je souhaite exprimer ma frustration, déjà évoquée lors de l'audition du ministre en charge des outre-mer, Jean-François Carenco, la semaine dernière.
Nous sommes la seule collectivité française d'outre-mer où le pouvoir exécutif est entre les mains du représentant de l'État, alors que la décentralisation a été amorcée depuis 1982 et que la révision constitutionnelle créant les collectivités d'outre-mer a été adoptée en 2003. Nous devons décider aujourd'hui de notre avenir institutionnel. Comme expliqué par le président Muli'aka'aka, le préfet a tous les pouvoirs aux îles Wallis-et-Futuna, malgré la concertation avec les chefferies coutumières, prévue par la loi de 1961.
L'Assemblée territoriale doit trouver un consensus et proposer des alternatives à cette situation où le pouvoir est concentré par une seule instance. Cette situation perdure, malgré le mécontentement de la population, puisque personne ne s'engage à faire avancer les choses. Tout le monde réclame une évolution, mais la situation stagne et s'enlise dans l'inaction. Notre rencontre, ce jour, est l'occasion de nous exprimer avec sincérité et de condenser l'essentiel de nos avis, afin de faciliter la décision finale.
En revanche, soumettre la question par referendum ne me paraît pas indispensable, dès lors que les choix auront été faits collectivement et qu'ils auront été expliqués à la population. Un référendum ferait perdre beaucoup de temps. Je ne souhaite pas que mes propos soient mal perçus. Mais je pense que les instances de direction et de gestion du territoire doivent prendre l'initiative et trancher, tout en s'assurant que la décision est comprise par la population.
Par la suite, il faudra entamer des discussions avec l'État français et concrétiser les résultats des négociations par des accords écrits, définissant le nouveau statut. Nous sommes la seule collectivité qui n'arrive pas à dépasser cette anomalie qui est la concentration des pouvoirs aux mains d'une seule autorité et nous sommes aussi la seule communauté avec des chefferies coutumières. Évoluer devient impératif.
Le Gouvernement est ouvert à la discussion et la délégation sénatoriale est à notre écoute, ainsi que de celles des autres territoires ultramarins, pour recueillir nos attentes. C'est une double opportunité que nous devons saisir sans attendre.
M. Stéphane Artano, président. - En effet, l'organisation particulière de Wallis-et-Futuna nécessite de trouver un équilibre, ce dont nous avons parfaitement conscience. Nous menons notre travail en interrogeant différents territoires ultramarins. Vous avez dû recevoir, monsieur le président, le courrier signé par le ministre de l'intérieur et des outre-mer et le ministre délégué, expliquant la méthode qu'utilisera le Gouvernement pour mener des consultations avec chaque exécutif ultramarin. L'ensemble des thématiques soumises par les territoires sera analysé pour faire ressortir les points de blocage. Cette analyse débouchera sur des suggestions d'évolution adaptées aux problématiques locales. Cela peut se traduire par des amendements aux lois en vigueur, pas forcément celles régissant le statut des territoires mais celles qui concernent l'environnement ou l'énergie, par exemple. Si cela est jugé nécessaire, les articles 73 et 74 de la Constitution pourront également être modifiés.
Je vous rappelle que les réformes constitutionnelles en France interviennent tous les quinze ans environ, le processus est très long. Opter pour une évolution de statut devra être une décision mûrement réfléchie. Chaque territoire sera libre de s'exprimer, indifféremment du choix opéré.
Monsieur le président, vous avez dit être en phase de réflexion, j'en déduis qu'une évolution est envisageable. Votre rencontre du 7 septembre dernier avec monsieur le ministre Jean-François Carenco semble le suggérer. Votre sénateur Mikaele Kulimoetoke, était également présent à l'Élysée pour la rencontre avec le président de la République et la Première ministre, afin de parler de cette réflexion.
Je tiens à vous rassurer : les délais ne sont pas serrés. Le groupe de travail présidé par le président du Sénat doit conclure au mois de mars 2023. Nous avons donc suffisamment de temps pour collecter des informations complémentaires. Le Gouvernement lancera les concertations avec les collectivités par l'intermédiaire du préfet du territoire.
M. Mikaele Kulimoetoke. - Monsieur le président de l'Assemblée territoriale, mes chers collègues, élus de Wallis-et-Futuna,
Je pense que le moment est opportun pour profiter de l'élan gouvernemental et accélérer notre réflexion. Nous devons décider si nous souhaitons une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution. L'assouplissement du cadre constitutionnel nous permettra de réfléchir à tous les acquis ou prérogatives que nous pourrons réclamer, pour assumer à l'avenir la gestion de notre territoire.
M. Munipoese Muli'aka'aka. - Merci, monsieur le président et monsieur le sénateur.
Je comprends vos propos, monsieur le sénateur, mais comme indiqué auparavant, nous ne sommes pas en mesure de nous positionner ni de nous prononcer sur l'évolution statutaire de notre territoire. Nous avons besoin de temps pour traiter ce dossier. Nous souhaitons que les quatre composantes de notre territoire puissent se concerter pour prendre une décision.
M. Stéphane Artano, président. - En ma qualité d'ancien président de la collectivité de Saint-Pierre-et-Miquelon, je tiens à vous rassurer au sujet de la fusion des articles 73 et 74 de la Constitution. Cette rédaction ne met pas en danger votre territoire, ne vous enlève pas d'acquis et ouvre des possibilités d'évolution de votre statut. Aujourd'hui, vous avez une autonomie administrative sur certains champs de compétences. Le ministre délégué chargé des outre-mer a été très prudent et a affirmé que l'évolution du statut ne se fera que si elle est nécessaire, et seulement si elle apporte aux territoires concernés de la valeur ajoutée en termes de développement économique et de cohésion sociale.
Nous ne réclamons pas des collectivités une feuille de route traçant leur évolution statutaire. Nous souhaitons pour l'instant obtenir leur ressenti. Nous voulons comprendre si la fusion des deux articles constitutionnels ouvre des perspectives aux territoires ultramarins et nous souhaitons leur laisser le choix de leur avenir.
Je vous remercie pour la franchise de vos propos. Nous avons bien compris que, à l'instar des autres territoires, vous avez besoin de temps pour vous prononcer et pour consulter localement. S'agissant d'un processus très long, le Gouvernement ne se prononcera sur une éventuelle révision que fin 2023, au moment où il faudra statuer sur la Nouvelle-Calédonie. Les décisions concernant les autres territoires seront prises ultérieurement, en fonction de leurs choix respectifs.
Nous avons constaté que, entre 2020 et 2022, les positions de plusieurs collectivités ont pu évoluer par rapport aux opinions exprimées en 2020. Il serait intéressant de comprendre pourquoi, puisque notre rôle est de vous accompagner en cas d'évolution.
Je vous remercie de vous être rendus disponibles à notre sollicitation de dernière minute. Il était important de vous rencontrer en personne pour ce premier contact. Nous sommes preneurs de tout commentaire concernant les questions qui vous ont été transmises et qui serviront à guider nos réflexions.
Mardi 18 octobre 2022
Audition de M. Alex
Richards,
conseiller spécial de M. Louis Mussington,
président du conseil territorial de Saint-Martin
M. Stéphane Artano, président. - Chers collègues, nous poursuivons cet après-midi notre cycle d'auditions sur les perspectives d'évolution institutionnelle outre-mer avec la collectivité de Saint-Martin. Son président Louis Mussington, étant actuellement retenu par la visite de M. Jean-François Carenco, ministre délégué chargé des outre-mer, il est représenté par M. Alex Richards, son conseiller spécial.
Nous vous remercions vivement, Monsieur le conseiller, de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.
Il s'agit de notre quatrième audition, après Saint-Barthélemy, La Réunion, et Wallis-et-Futuna.
Lors d'une audition en juin 2020, le président Daniel Gibbs avait regretté l'insatisfaisante délimitation de la répartition des compétences entre l'État et la collectivité : le transfert de la compétence en matière d'urbanisme par exemple, sans celui des compétences environnementales, a posé d'importantes difficultés dans la rédaction du plan de prévention des risques naturels (PPRN). Où en êtes-vous à Saint-Martin dans vos réflexions ?
Je vais vous céder la parole pour votre exposé liminaire. Avec Micheline Jacques, co-rapporteur, nous vous interrogerons ensuite - au travers d'un questionnaire comme fil conducteur - et je ne doute pas que mes collègues auront également de nombreuses questions à vous poser. De plus, les personnes auditionnées sont invitées à nous adresser les supports écrits qu'ils jugeraient utiles à nos réflexions. Nous sommes pour l'heure sur un échange verbal, qui peut être complété ultérieurement de façon plus formelle.
Je vous laisse la parole.
M. Alex Richards, conseiller spécial du président du conseil territorial de Saint-Martin. - Merci, Monsieur le président de la délégation sénatoriale aux outre-mer.
Je tiens à excuser l'absence de M. Louis Mussington qui est en effet retenu par la visite du ministre délégué chargé des outre-mer.
M. Daniel Gibbs, président de la collectivité de Saint-Martin lors de la précédente mandature, avait en effet regretté les lacunes dans l'exercice de la compétence en matière d'urbanisme, du fait notamment que le transfert de cette compétence n'était pas accompagné de celui de la compétence en matière d'environnement. Ces sujets ont été réglés depuis, notamment avec l'adoption du plan de prévention des risques naturels (PPRN). Il est vrai que lors du mandat de Daniel Gibbs, cette compétence a fait défaut au moment du passage du cyclone Irma en 2017 qui a fait apparaître de nouvelles problématiques, telle celle de la submersion marine qui avait concerné toutes les zones côtières du territoire. En effet, le cyclone a soufflé depuis l'ouest et le nord-ouest, contrairement aux épisodes climatiques précédents qui soufflaient généralement de l'est.
Le changement institutionnel opéré en 2007 - qui a conduit à la création de la collectivité d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution - a répondu aux attentes de la population. Jusque-là, Saint-Martin était une commune de la Guadeloupe, très excentrée, étant située à 350 kilomètres au nord de cette île ; la commune avait alors le sentiment d'être abandonnée et laissée pour compte. À ce titre, Saint-Martin demandait depuis 1945 une prise en compte de ses spécificités, comme en témoigne une délibération du conseil municipal d'alors. Cette île est en effet entourée dans sa sous-région géographique de territoires anglophones. D'ailleurs, sa population est à 95 % anglophone et les Saint-Martinois de souche sont d'origine anglo-saxonne.
L'évolution statutaire a répondu au souhait de se voir accorder un statut nouveau différent des communes de France, avec une claire distinction par rapport à la Guadeloupe. Toutefois, au bout de quinze ans, l'engouement n'est plus aussi fort. Les nouvelles compétences acquises en 2007 requerraient en effet de trouver les bonnes personnes pour les assumer ainsi que les expertises nécessaires. Cependant, la collectivité fait le constat que le transfert des compétences ne s'est pas accompagné d'un transfert de moyens, alors même que la commune de Saint-Martin avait pris la peine d'évaluer le coût de ces transferts - notamment celui des compétences du département et de la région -avec le département et la région de Guadeloupe. Force est de constater que cela n'a pas été pris en considération. Par conséquent, la toute nouvelle collectivité de Saint-Martin a dû assumer seule une très lourde charge avec les seuls moyens dont elle disposait en propre. Les dix premières années d'exercice ont été particulièrement difficiles. Ce manque de moyens a obligé les Saint-Martinois à inventer des solutions adaptées aux besoins spécifiques du territoire, avec le peu de moyens dont ils disposaient. Un tel constat est toujours aussi prégnant aujourd'hui.
M. Stéphane Artano, président. - Sur un tel constat, pensez-vous que la collectivité souhaiterait voir certaines compétences revenir à l'État ?
M. Alex Richards. - Non, telle n'est pas la demande de Saint-Martin. Il n'est pas question aujourd'hui de faire marche arrière et de demander à l'État de reprendre certaines compétences transférées en 2007. Cependant, nous demandons à l'État de nous donner les moyens de les exercer. Entre-temps, la collectivité s'est entourée des expertises requises, notamment par le biais de recrutements et par celui de la formation de jeunes Saint-Martinois. Toutefois, les moyens financiers manquent cruellement pour assurer une gestion nettement meilleure.
Par ailleurs, la collectivité territoriale ne souhaite pas exercer des compétences dans de nouveaux domaines. Elle souhaite dans un premier temps avoir les moyens d'exercer pleinement les compétences d'ores et déjà transférées.
De même, la collectivité ne souhaite pas récupérer de compétences normatives supplémentaires. Elle est satisfaite d'avoir la possibilité de s'exprimer sur l'ensemble des projets de décrets, dans le cadre d'une consultation systématique qui lui permet de demander d'éventuels amendements aux textes. Néanmoins, des marges de progrès importantes demeurent. Ainsi, le Code général des collectivités territoriales (CGCT) est aujourd'hui appliqué en faisant référence au cas de la commune, du département ou de la région, mais sans pouvoir prendre en compte la spécificité de Saint-Martin qui exerce ces trois niveaux de compétences.
M. Stéphane Artano, président. - Je tiens à préciser tout de même que toutes les collectivités sont bel et bien intégrées au CGCT, qui reprend l'ensemble des lois organiques relatives à chacune d'entre elles.
Quoi qu'il en soit, vous mettez en lumière le sujet très intéressant de l'adaptation des normes aux spécificités du territoire. À ce sujet, vous avez souligné l'absence d'effort depuis quinze ans pour tenir compte des réalités de Saint-Martin. La collectivité a-t-elle formulé des demandes d'habilitation comme le CGCT l'autorise ? Ou les demandes d'avis, auxquelles la collectivité a répondu, n'ont-elles pas été suivies d'effet de la part des différents gouvernements ?
M. Alex Richards. - Il est vrai que quelques demandes d'avis n'ont pas été suivies d'effet. D'autres ont fait l'objet d'une réponse nous précisant qu'elles traduisent des prétentions qui outrepassent notre statut actuel. Elles ne répondaient pas au principe de l'identité législative. Toutefois, il reste problématique de ne pas disposer de textes répondant à la particularité de Saint-Martin.
M. Stéphane Artano, président. - La collectivité ressent-elle le besoin de faire clarifier des points du CGCT ?
M. Alex Richards. - Oui. Il conviendrait de clarifier certains points de la loi organique, afin de disposer de dispositions sur mesure.
Par ailleurs, la collectivité territoriale ne souhaite pas restituer des compétences à l'État et compte au contraire toutes les conserver. Néanmoins, dans certains cas, un transfert progressif aurait été judicieux. En effet, un transfert brutal requiert d'assumer du jour au lendemain la totalité de la compétence alors que la collectivité ne dispose ni des moyens financiers ni de la technicité nécessaire. En pareil cas, un transfert plus progressif aurait été bienvenu. Pour autant, il est hors de question de restituer certaines compétences à l'État.
La collectivité de Saint-Martin ne souhaite pas non plus un passage au principe de spécialité législative. Nous l'avons fait savoir dès le démarrage du projet. En effet, nous rencontrons d'ores et déjà suffisamment de difficultés dans le cadre du principe d'identité législative sans vouloir récupérer en plus une compétence quelconque, qui excéderait les moyens dont nous disposons. La réponse est identique, même si le sujet est circonscrit à certaines matières. À ce sujet, l'article LO.6351-12 du CGCT prévoit que « le conseil territorial peut adresser au ministre chargé de l'outre-mer, par l'intermédiaire du représentant de l'État, des propositions de modification des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur (...) » Cette disposition est d'ores et déjà appliquée et a été rappelée par le président Louis Mussington au ministre chargé des outre-mer. En effet, la collectivité de Saint-Martin réfléchit actuellement à un certain nombre de demandes, sans pour autant passer au régime de la spécialité législative.
M. Stéphane Artano, président. - Comment ces demandes ont-elles été accueillies ? En effet, le Gouvernement est enclin à accompagner un tel mouvement. À ce sujet, le ministre a fixé un planning pour des groupes de travail et le président Louis Mussington a dû être destinataire d'un courrier cosigné par Gérald Darmanin et Jean-François Carenco, précisant que des évolutions des statuts seront possibles si elles sont nécessaires à la réussite des politiques publiques et des réformes souhaitées. Savez-vous si tel a été le discours tenu à votre endroit ?
M. Alex Richards. - En effet, telle a été la réponse du ministre lors de ses échanges avec le président de la collectivité territoriale.
Par ailleurs, nous avons fait usage des mécanismes permettant de solliciter des habilitations à adapter les normes en matière fiscale. Ils se sont avérés fonctionnels. Toutefois, la difficulté demeure sur la mise en oeuvre des dispositions en raison du manque de moyens alloués. Aujourd'hui, la collectivité a signé des conventions avec les services fiscaux de l'État; par conséquent, il leur revient d'exercer le pouvoir de collecte et de contrôle sur le territoire de Saint-Martin. Néanmoins, cet exercice coûte extrêmement cher. La collectivité aurait souhaité assumer seule une telle mission; malheureusement, elle ne dispose pas des moyens nécessaires. Suppléer à l'État en la matière s'avère extrêmement coûteux.
Par conséquent, la collectivité est favorable à la possibilité de demander des habilitations pour adapter les normes. Il conviendrait toutefois de disposer des moyens adéquats requis par ces adaptations. Depuis quelques années, les Saint-Martinois font preuve d'un civisme remarquable qui rend la perception de l'impôt très efficace. Cependant, cette collecte n'est pas suffisante pour permettre à la collectivité d'exercer la totalité du contrôle fiscal, en plus de la gestion du territoire.
La collectivité territoriale a à nouveau exprimé au ministre son regret du manque de moyens qui accompagnent les transferts de compétence.
Saint-Martin est dotée d'une certaine autonomie qu'elle peut exprimer au travers des compétences dont elle dispose, des adaptations obtenues et des habilitations qu'elle a demandées. Pour l'heure, elle se satisfait de sa situation et ne considère pas comme urgente de profondes évolutions en la matière, même si le souhait pourra être exprimé à l'avenir.
M. Stéphane Artano, président. - Quel est le point de vue de la collectivité sur l'organisation des institutions ?
M. Alex Richards. - Nous ne nous en plaignons pas. Toutefois, le régime parlementaire français repose sur le principe de séparation des pouvoirs. Or force est de constater que ce principe n'est pas respecté à Saint-Martin. En effet, le président de la collectivité territoriale préside à la fois le conseil exécutif - équivalent du conseil des ministres - et le conseil territorial - équivalent du Parlement. Nous comptons demander l'aménagement de cette situation qui n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes du fait de la centralisation des pouvoirs sur une seule personne. La personnalité de l'actuel président permet un exercice modéré du pouvoir ; pour autant, la réelle distinction des deux pouvoirs est nécessaire.
Par ailleurs, nous n'avons pas relevé de points de blocage au niveau institutionnel. En revanche, les dysfonctionnements peuvent se faire jour du fait de la non-séparation des pouvoirs exécutif et législatif, alors que chacun dispose de compétences clairement définies et réparties.
La question de la prise en compte de la partition de l'île entre la France et les Pays-Bas par la loi organique, voire par la Constitution, est très importante. Elle fait appel à deux réalités : d'une part, Saint-Martin est une collectivité française qui partage le même sol qu'une entité étrangère, qui est très différente d'un point de vue institutionnel et administratif. Pour autant, il s'agit d'un seul territoire et d'une seule population. Par conséquent, la dichotomie entre les deux pays n'est pas vécue au quotidien. En effet, les problématiques sont les mêmes de part et d'autre de la frontière qui constitue d'ailleurs une ligne de démarcation virtuelle. Les problématiques sont les mêmes sur l'ensemble du territoire de l'île. Même si la dichotomie entre les deux pays doit être gérée d'une manière technique au sein de l'administration territoriale, les habitants de l'île ne font pas de distinction au quotidien entre les parties nord et sud du territoire.
En outre, la réalité du territoire peut être illustrée par le dicton local : « quand le cyclone souffle, il ne s'arrête pas à la frontière ». Par conséquent, la réalité des deux parties de l'île est la même et un événement survenu dans l'une impactera très rapidement l'autre. De plus, les deux parties de l'île vivent d'une seule et même industrie, celle du tourisme. La promotion de cette destination s'attache à l'ensemble du territoire et son accès est rendu possible par la seule partie hollandaise. En effet, l'accès par la partie française nécessite un transit par la Guadeloupe.
De même, les questions de protection de l'environnement ne peuvent pas être traitées en se limitant aux frontières. Tel est également le cas du développement économique ou du réseau routier. Les problématiques communes sont nombreuses du fait des interactions incessantes entre les deux parties.
Le statut européen est tel que la partie française est une région ultrapériphérique (RUP) et la partie hollandaise, un pays et territoire d'outre-mer (PTOM). Saint-Martin est par conséquent le seul cas de coexistence sur un territoire de deux régimes européens différents sans démarcation ni contrôle précis. Comment améliorer une telle situation ? Il serait judicieux de s'intéresser à la possibilité offerte par le droit européen de créer un groupement européen de coopération transfrontalière (GECT), qui réunirait des représentants de la partie française et des représentants de la partie hollandaise pour gérer les problématiques communes à l'ensemble du territoire. À ce sujet, une demande sera prochainement formalisée pour que la France accompagne Saint-Martin dans une telle démarche auprès de Bruxelles afin d'en étudier la faisabilité.
Nous avons bénéficié d'un programme relativement exceptionnel, le programme opérationnel de coopération territoriale (POCTE), accompagné d'une enveloppe de 10 millions d'euros afin de régler les problématiques communes aux deux territoires. Néanmoins, un tel outil s'est avéré peu pertinent tant pour la France que pour les Pays-Bas, alors qu'il était très intéressant pour les deux parties du territoire, car il permettait de coopérer au quotidien sur les problématiques communes, de disposer de financements fléchés sur de telles problématiques sans trop entamer les budgets respectifs et d'apporter la preuve concrète d'une possibilité de gestion commune du territoire. Ce programme opérationnel n'a pas fonctionné correctement et est devenu désormais un sous-programme du programme INTERREG géré par la région de la Guadeloupe, qui n'a pas porté ses fruits pour Saint-Martin. C'est pourquoi nous maintenons que la meilleure solution serait la mise en place d'un GECT, qui offre des possibilités plus larges que celles du POCTE, car son pouvoir de décision est plus étendu et permettrait d'appliquer des solutions sur les deux parties de l'île de manière équivalente.
M. Stéphane Artano, président. - Ce questionnement est très intéressant au regard de la situation frontalière de votre territoire que j'ai pu personnellement constater lorsque j'étais président de l'association des pays et territoires d'outre-mer, l'OCTA.
Par ailleurs, comment percevez-vous le rôle de l'État ?
M. Alex Richards. - Nous ne nous en plaignons pas. Toutefois, je formulerais un léger reproche de manière générale, même s'il est vrai que nous ne pouvons rêver meilleure symbiose que celle des relations entre l'actuel préfet et le président de la collectivité, qui permet un accompagnement très satisfaisant. Nous avons le sentiment que, sur les douze dernières années, l'État a davantage joué son rôle de contrôleur que celui d'accompagnateur au quotidien. Certes, le contrôle est nécessaire, notamment pour la conformité des actes ; cependant, l'accompagnement de l'État est primordial dans l'exercice des compétences de la collectivité territoriale, surtout quand ces compétences sont nouvelles et que nous ne disposons pas des moyens financiers nécessaires. Quoi qu'il en soit, la situation actuelle relève de l'idéal.
En outre, un accompagnement supplémentaire est nécessaire, en termes de moyens au regard des compétences transférées par l'État français. En effet, la situation est rendue très complexe du fait d'un budget très contraint qui oblige la collectivité à négliger certaines politiques publiques.
S'agissant de la déconcentration, il me semble que l'État serait plus à même de répondre à une telle question. En tout état de cause, ce qui nous intéresse dans nos relations avec l'État est un réel accompagnement technique. À ce titre, nous bénéficions quasiment toutes les semaines de réunions de coordination et de concertation qui permettent de recueillir les avis et conseils de l'État et parfois des moyens supplémentaires. Nous souhaiterions voir de tels dispositifs mis en place de manière exemplaire.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - S'agissant des relations entre les deux parties de l'île, comment pensez-vous qu'il soit possible d'harmoniser ou de rapprocher les différentes législations ? Je prendrais pour exemple la collecte de l'impôt sur le revenu des résidents de la partie hollandaise, ou la question des soins prodigués en partie française à ces mêmes résidents, ou enfin le règlement de la question de la légalisation du cannabis. Pensez-vous que le programme de coopération transfrontalière pourrait vous aider à régler de telles questions ?
M. Alex Richards. - Dans le cadre d'une délibération datée de 1945, le conseil municipal de Saint-Martin avait demandé à la France de lui permettre de rédiger ses délibérations en anglais, afin de les communiquer aux dirigeants de la partie hollandaise et de favoriser ainsi l'harmonisation de l'administration du territoire. Par conséquent, cette préoccupation existait bien avant l'évolution statutaire. En effet, les instances de chaque partie de l'île ont conscience de la portée de leurs décisions pour l'autre partie. Depuis, les deux territoires ont évolué statutairement ; la partie française en 2007 et la partie hollandaise en 2010, date à laquelle elle est devenue un pays à part entière à l'intérieur du Royaume, alors qu'elle était auparavant membre de la fédération des Antilles néerlandaises.
Quant aux impôts sur le revenu, depuis la fin des années 50, ils font l'objet d'un prélèvement à la source en partie hollandaise, non sans poser d'énormes difficultés aux personnes habitant en partie française et travaillant en partie hollandaise, car ils devaient prouver s'être déjà acquittés de leurs impôts.
Depuis les deux évolutions statutaires, plusieurs actions de coopération ont été mises en place. Ainsi, les tribunaux des deux parties sont désormais en contact constant et se transmettent leurs arrêts respectifs. De même, les déclarations hollandaises d'impôt sur le revenu peuvent faire l'objet d'une traduction pour justifier d'un paiement auprès des services fiscaux français. En revanche, la taxe foncière n'existe pas en partie hollandaise. Les personnes habitant en partie française s'en acquittent bien entendu.
Il est parfois mentionné le sujet de l'évasion fiscale concernant Saint-Martin. Il convient d'être plus mesuré. En effet, certaines personnes héritent d'une parcelle de terrain en partie hollandaise, tout en vivant en partie française; elles vont naturellement faire construire sur une telle parcelle. De même, le choix d'une école hollandaise pour scolariser ses enfants alors que la famille vit en partie française ne relève pas d'un contournement de législation. Dans ma propre famille, certains de mes neveux et nièces ont été scolarisés selon les cas en partie française ou en partie hollandaise. Pour autant, certains d'entre eux ont choisi des études supérieures en France après avoir suivi un cursus en partie hollandaise. En effet, les situations ne suivent pas une simple et stricte partition entre les deux parties ; des passerelles peuvent être mises en place.
S'agissant de la santé, il est vrai que la question se pose de faire ou non bénéficier les personnes de la partie hollandaise des avantages sociaux français. Nous avons des exemples de personnes qui profitent du système de santé français, telles les femmes vivant en partie hollandaise qui sont sur le point d'accoucher et qui se présentent alors à l'hôpital de la partie française, sachant qu'elles bénéficieront de facto de certains avantages. Ainsi, l'hôpital Louis Constant Fleming - qui est l'un des plateaux médicaux les mieux équipés de la région - accueille des patients en provenance des deux parties de Saint-Martin, d'Anguilla, de Saint-Barthélemy, de Saba, de Saint-Eustache, de Saint-Kitts, de Nevis, etc. Cela pose un problème car toutes ces personnes ne sont pas forcément en mesure de payer les soins qui leur ont été prodigués. Il convient de mener à ce sujet une véritable réflexion, notamment pour harmoniser les soins entre la partie française et la partie hollandaise, en projetant de doter cette dernière d'un plateau médical équivalent, afin de rééquilibrer l'offre de soins. En outre, les assurances hollandaises sont acceptées pour la prise en charge des soins prodigués en partie française. Quant à la Sécurité sociale hollandaise, elle accepte de couvrir de tels frais. L'harmonisation est par conséquent progressivement à l'oeuvre, afin de rétablir un certain équilibre et faire en sorte que la partie française ne soit pas « perdante ».
En revanche, je n'ai aucun commentaire à apporter sur la légalisation du cannabis.
La question de l'éducation se pose également : elle est gratuite et obligatoire en partie française ; alors qu'elle est payante en partie hollandaise, dès l'entrée à l'école maternelle. Ce déséquilibre qui devrait entraîner un afflux massif d'écoliers dans les établissements français est atténué par une forte coopération entre les deux parties.
Quant aux acteurs du transport public, ils assurent des dessertes quotidiennes de part et d'autre de la frontière, sans que le droit international ne prévoie une telle situation et ne permette de gérer simplement un accident de la circulation impliquant des voyageurs étrangers. Il conviendrait en pareil cas de démêler les responsabilités de chacun : le transporteur, l'administration gérant le réseau routier, etc.
Depuis quelque temps, nous avons mis en place une coopération entre les polices, les douanes et les garde-côtes, avec un droit de poursuite, qui permet à un corps de police ou de gendarmerie d'agir au-delà de ses frontières, en avertissant ses homologues de la partie étrangère. Ce principe suivi entre les deux parties, française et hollandaise, l'est également avec l'île d'Anguilla, sous juridiction anglaise.
Par ailleurs, la révision des articles 73 et 74 de la Constitution est une question qui a fait couler beaucoup d'encre à Saint-Martin. En effet, la distinction entre ces deux articles relève d'une sorte d'artifice juridique. Notre collectivité est régie selon l'article 74, mais toujours dans le principe de l'identité législative. La réflexion sur l'évolution statutaire nous a amenés à nous interroger sur les notions de spécialité et d'identité. Avons-nous besoin de l'article 73 pour avoir le sentiment d'avoir évolué statutairement ? Le débat reste ouvert sur les conséquences d'opter pour l'un ou l'autre de ces statuts. En outre, Saint-Martin dépend de l'article 74, mais est encore une région ultrapériphérique (RUP) contrairement à Saint-Barthélemy, qui a opté pour le statut européen de PTOM.
De plus, en 1982, la mise en place de la décentralisation et de la déconcentration nous a amenés à nous interroger sur la pertinence à se satisfaire d'un tel statut ou sur l'opportunité de poursuivre le processus plus avant. De même, en mars 2003, la mention d'une République décentralisée dans l'article 1er de la Constitution posait la question de se suffire d'une telle mention au lieu de se référer à l'article 74. Or, Saint-Martin a décidé de pousser plus avant le processus et de ne pas se contenter de l'article 73.
En outre, le principe de subsidiarité nous a amenés à nous interroger sur la pertinence de se référer à l'article 74 plutôt que de rester régis par l'article 73. De même, l'alinéa 2 de l'article 72 mentionnait la possibilité de prendre des décisions permettant la meilleure mise en oeuvre possible des compétences à l'échelon de la collectivité. Cet alinéa laissait entrevoir la possibilité d'opter pour l'article 73. Après mûres réflexions, Saint-Martin a décidé d'abandonner ce statut au profit de celui de l'article 74, afin de disposer d'une administration distincte de celle de la Guadeloupe.
Pour autant, ces questions restent d'actualité. En effet, autant nous sommes satisfaits de l'évolution de 2007, autant nous regrettons que les moyens attribués n'aient pas suivi le transfert des compétences. Pourtant, nous sommes convaincus que cette évolution était la plus appropriée dans le contexte de Saint-Martin. Par conséquent, il conviendrait de faciliter l'adaptation des décisions prises au niveau du territoire afin d'en accroître l'efficacité. En effet, l'article 74 prévoit le transfert de compétences aux collectivités qui en font la demande ; encore faut-il qu'il s'accompagne du transfert des moyens.
Nos réflexions depuis une quinzaine d'années nous amènent à distinguer clairement les différents statuts : DOM, ROM, DROM et COM. Il ne s'agit pas de la même chose. Nous avons opté pour une COM car elle permettait de mettre l'accent sur ce qui différencie Saint-Martin de la Guadeloupe et de la Martinique. Pour autant, nous restons au sein du même ensemble national. Nous considérons en effet qu'à l'intérieur d'une même nation peuvent cohabiter des entités différentes. Les Saint-Martinois sont des Français à part entière avec toutefois des spécificités, par rapport à leurs voisins d'un même ensemble caribéen (Guadeloupéens et Martiniquais, notamment).
Par ailleurs, je ne considère pas que la différenciation soit une notion négative en soi. À ce titre, je ne suis pas favorable à la refonte en un seul article des articles 73 et 74. Il convient au contraire de distinguer les collectivités régies par chacun des deux articles. En effet, celles régies par l'article 74 disposent d'une plus grande mesure d'autonomie, y compris dans le principe de l'identité législative.
En outre, nous ne souhaitons voir modifier aucune des dispositions de l'article 74.
J'estime également que l'article 74 permet dans certains cas l'adoption par les collectivités des mesures justifiées par les nécessités locales concernant l'accès à l'emploi, le droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou la protection du patrimoine foncier. Toutefois, il est complexe de juger de l'application de ces dispositions protectrices car il s'agit de compétences partagées avec l'État. Par conséquent, nous ne sommes pas les seuls décideurs. Par exemple, nous nous heurtons à de vraies difficultés quand nous devons apprécier la demande de travailleurs étrangers souhaitant rejoindre notre territoire, alors que leur droit de résidence est régi par l'État. Nous devons en effet nous justifier de notre décision et partageons des compétences sur des sujets pour lesquels nous ne disposons pas d'une appréciation commune des problématiques.
S'agissant de la participation de la collectivité à l'exercice de certaines compétences de l'État, telle l'adoption de sanctions pénales, j'ai un exemple très récent à vous partager. Nous avons dû mettre en place dernièrement des contrôleurs dans les transports publics, sans pour autant disposer de la compétence pénale. Dans ces conditions, ces contrôleurs ne pourront pas verbaliser les contrevenants. La résolution de cette question nécessite de faire accompagner les contrôleurs de gendarmes ou de lancer pour eux une procédure d'assermentation. Nous nous heurtons encore une fois à la problématique du partage de l'exercice de certaines compétences, qui sont pour une part transférées à la collectivité et qui restent pour une autre part du ressort de l'État. Dans ce cas particulier, nous ne pouvons pas garantir la présence d'un gendarme pour toutes les situations de contrôle ; nous ne sommes pas certains que l'assermentation du personnel suffise pour l'application de sanctions pénales.
Enfin, je peux vous confirmer l'adhésion de la population au statut de COM, car elle apprécie de disposer de mesures adaptées aux spécificités de son territoire. En effet, les Saint-Martinois sont pour la plupart anglophones, très tournés vers l'Amérique et très sensibles aux réalités caribéennes. Par conséquent, leur adhésion est totale et ils ne souhaitent pas remettre en cause ce statut de collectivité territoriale d'outre-mer.
Une éventuelle révision constitutionnelle susciterait des inquiétudes s'il s'agissait de faire marche arrière et des espoirs si l'objectif était d'aller plus loin.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos.
M. Stéphane Artano, président. - Nous vous remercions de vous être rendu disponible. Nous vous serions reconnaissants de nous faire parvenir vos réponses écrites et vos réflexions, que nous relaierons auprès du groupe de travail « Décentralisation » mis en place par le président du Sénat et que nous intégrerons dans le rapport de la délégation aux outre-mer.
Mardi 18 octobre 2022
Audition de M. Bernard
Briand,
président du conseil territorial de
Saint-Pierre-et-Miquelon
M. Stéphane Artano, président. - Chers collègues, nous entendons à présent le président Bernard Briand, président du conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon, accompagné de M. Arnaud Poirier, directeur général des services.
Nous vous remercions vivement, monsieur le président, de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.
Il s'agit donc de notre cinquième audition, après Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna et Saint-Martin.
Le conseil territorial à Saint-Pierre-et-Miquelon exerce les fonctions du conseil départemental et du conseil régional.
L'objectif sur ce territoire -- que je connais bien -- est plutôt de parfaire la pratique du statut et d'apporter des aménagements à la marge.
J'ai évoqué encore récemment l'idée que l'exécutif local puisse par exemple saisir le juge administratif pour avis dans un cadre plus élargi, possibilité réservée aujourd'hui au représentant de l'État. Je sais que d'autres questions se posent pour votre territoire.
Je vais vous céder la parole, monsieur le président, pour votre exposé liminaire, sachant qu'un questionnaire vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition. Nous souhaitons que vous nous communiquiez par la suite des réponses écrites qui seront incluses par la délégation dans son rapport.
Avec Micheline Jacques, nous vous interrogerons ensuite pour développer les différentes problématiques.
M. Bernard Briand, président du conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon. - Je vous remercie de nous avoir sollicités dans le cadre de vos travaux. Ces derniers font suite à ceux de votre prédécesseur, le président Michel Magras, que j'avais rencontré à plusieurs reprises.
Le cadre institutionnel du territoire évolue avec le temps. Saint-Pierre-et-Miquelon est le plus ancien territoire d'outre-mer français ; son rattachement date en effet de 1816. Il est devenu un territoire d'outre-mer (TOM) après la Seconde Guerre mondiale, puis au milieu des années 70 un département d'outre-mer (DOM), en 1985 une collectivité territoriale de la République et enfin en 2007 une collectivité d'outre-mer (COM) avec des prérogatives particulières, puisque le droit commun s'applique sur ce territoire à l'exception de quelques domaines, pour lesquels la collectivité exerce des compétences spécifiques : la fiscalité, les douanes, le cadastre, l'urbanisme, la construction, le logement, la création et l'organisation des services et établissements publics.
La loi organique est récente et sa mise en oeuvre requiert du temps et quelques actions de toilettage dans la relation institutionnelle avec l'État, notamment sur des sujets comme la mise à disposition des fonctionnaires de l'État, l'adoption d'un cadre pour la politique d'aménagement du territoire ou la mise en oeuvre d'un plan territorial de l'habitat.
Ce statut encore récent n'a pas encore fait l'objet d'une exploitation pleine et entière par la collectivité. La compréhension du statut par les différents ministères et le Gouvernement est aussi un sujet. Ce statut spécifique n'est pas toujours maîtrisé par celles et ceux qui rejoignent notre territoire - notamment les hauts fonctionnaires - et cela nous oblige à justifier sans cesse nos particularités en lien avec les possibilités offertes par le statut.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous propose de poursuivre ce bilan que vous venez d'esquisser et d'aborder d'un point de vue institutionnel les compétences que vous souhaiteriez voir attribuées ou restituées à votre collectivité.
M. Bernard Briand. - Aujourd'hui, le champ de compétence de la fiscalité est bien couvert par les services mis à disposition de la collectivité. Les dispositions institutionnelles laissent à cette dernière une certaine latitude pour la mise en oeuvre d'une politique, véritablement orchestrée dans le cadre de la loi organique du 21 février 2007. Ce statut nous a en effet permis de disposer des moyens de nos ambitions, tant dans le domaine des douanes que dans celui de la fiscalité. L'exercice de ces compétences nécessite un éventuel toilettage au niveau local et une perpétuelle évolution des dispositions concernées. Quoi qu'il en soit, il nous permet d'appliquer l'action décidée par les élus au sein du conseil territorial.
S'agissant des dispositions foncières d'aménagement du territoire, plus de sept ans ont été nécessaires après la promulgation de la loi organique pour construire un schéma territorial de l'aménagement et de l'urbanisme et disposer ainsi d'une véritable politique d'aménagement du territoire. Nous poursuivons cette action avec la rédaction d'un plan territorial de l'habitat, qui aboutira à la création d'un code de la construction locale, qui intégrera des normes adaptées, notamment sur les aspects thermiques.
L'une des dispositions qu'il convient de faire évoluer est celle concernant la mise à disposition des fonctionnaires. La loi organique prévoit que l'ensemble des fonctionnaires d'État puisse être mis à disposition des besoins de la collectivité. Or, la convention établie à ce sujet entre l'État et la collectivité en 1989 est désormais dépassée. En effet, en 1989, la collectivité comptait onze fonctionnaires territoriaux ; ils sont aujourd'hui deux cents. De ce fait, une mission menée par six inspecteurs généraux de l'État a été l'occasion pour la collectivité de clarifier les souhaits à ce sujet. D'une manière générale, en cas de besoin de clarification, la collectivité fait appel à l'accompagnement de l'État sans pour autant remettre en cause toutes les dispositions des conventions concernées. En l'espèce, la loi organique de 2007 rappelle la relation entre la collectivité et les fonctionnaires d'État.
S'agissant du logement, nous aurions besoin d'une clarification car la collectivité ne bénéficie pas de certains dispositifs existants en métropole, tels que les aides personnalisées au logement (APL). Depuis 2016, elle ne bénéficie plus de la ligne budgétaire unique (LBU), ce qui a créé une tension financière forte, en dépit de l'action de la collectivité dans le cadre de l'aménagement du territoire. En l'absence de tels leviers, et après clarification de la position de l'État sur ce tel sujet, la collectivité pourrait s'interroger sur la question de conserver ou pas une telle compétence.
Quant à la compétence de l'environnement, elle pourrait faire l'objet d'une demande d'habilitation législative, puisque la collectivité ne dispose pas à ce jour de compétences dans ce champ d'attribution. Nous en avons discuté avec le président de la collectivité de Saint-Barthélemy.
Nous avons d'ailleurs été conduits à formuler des demandes d'habilitation législative à plusieurs reprises durant ces dernières années. Il semblerait que le Gouvernement ne soit pas prêt à étudier de telles éventualités. À ce titre, nous avons adopté une délibération pour solliciter une habilitation législative concernant la délégation de service public en fret. Il a fallu intervenir au plus haut sommet de l'État pour que notre demande soit étudiée. Elle fait aujourd'hui l'objet d'un accord entre la collectivité et l'État sur une solution alternative qui consisterait en une convention entre l'État et la collectivité. Pourtant, la loi organique permet de nombreuses adaptations, qui restent méconnues dans les ministères. À l'heure où sont évoquées la différenciation et la décentralisation et où nous disposons des outils adéquats, force est de constater que nous nous heurtons à de profonds dysfonctionnements, du fait d'incompréhensions, de méconnaissances ou parfois d'une absence de volonté pour faire confiance aux élus du territoire. Cela n'est évidemment pas antinomique d'un accompagnement des services de l'État et de transferts financiers à la hauteur des projets portés par les territoires.
M. Stéphane Artano, président. - Jugez-vous le dispositif de consultation préalable satisfaisant ?
M. Bernard Briand. - En pratique, nous recevons fréquemment de la part de la préfecture des saisines en urgence, dont le délai d'examen est de quinze jours seulement. Certaines saisines n'ont aucun intérêt pour notre territoire ; et il revient à notre service juridique - constitué pour notre collectivité d'une seule personne - d'en mener l'analyse et d'identifier les éventuelles conséquences. Il conviendrait que la préfecture nous consente des délais moins contraints et sélectionne en amont les sujets ayant un véritable intérêt pour la collectivité. Quoi qu'il en soit, les décisions que nous prenons sont rarement prises en considération et ne font l'objet d'aucun retour.
M. Stéphane Artano, président. - Avez-vous relevé des points de blocage ou d'autres difficultés en matière de fonctionnement ?
M. Bernard Briand. - Nous avons identifié des points de blocage et des éléments d'incompréhension entre les communes et la collectivité. Pour autant, le cadre institutionnel est aujourd'hui clairement défini. Il fait toutefois l'objet de certaines divergences d'interprétation sur le territoire et d'interrogations portées par les services de l'État. Par conséquent, l'exercice nécessite parfois davantage d'explications, notamment pour éviter une exploitation politique, ce qui a pu être le cas par le passé. Mais depuis deux ans, et le renouvellement des deux équipes municipales, aucune mésentente particulière n'est à déplorer sur les champs de compétences des uns et des autres. Nous avons pu noter sur certains sujets un champ d'intervention de la collectivité plus large que prévu, y compris d'un point de vue financier.
Des clarifications sont souhaitables. Tel est le cas pour l'intervention de la collectivité sur l'entretien du réseau routier de la commune de Miquelon-Langlade. La collectivité s'en acquitte. Mais la législation mériterait un toilettage sur ce sujet.
Mais en général, les dispositions législatives sont claires. Par exemple les services d'incendie et de secours sont du ressort des communes et cela a conduit à des dotations supplémentaires pour permettre la prise en charge de frais de fonctionnement par les deux communes de Saint-Pierre, d'une part, et de Miquelon-Langlade, d'autre part.
M. Stéphane Artano, président. - Comment percevez-vous le rôle d'accompagnement de l'État ? Pensez-vous que les services de l'État présents sur le territoire sont suffisamment dotés ? Le décret du 18 avril 2020 qui permet au préfet de déroger aux règles communes dans certaines conditions a-t-il été mis en application sur le territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon ?
M. Bernard Briand. - À ma connaissance, le décret de 2020 n'a pas fait l'objet d'application.
Les relations avec l'État ont été quelque peu tumultueuses entre 2012 et 2022, notamment entre 2014 et 2022, période durant laquelle l'accompagnement de l'État a été particulièrement inexistant. Désormais, nous sommes dans une relation plus sereine et même une véritable relation de confiance avec le nouveau ministre. L'avenir nous dira si les projets politiques de la collectivité seront dans les faits correctement accompagnés sur le territoire. En effet, certains engagements de l'État notamment sur des investissements qui n'étaient pas considérés comme prioritaires par les autorités locales ont été concrétisés en raison d'un rapport de force politique avec la préfecture. Depuis les élections de juin 2022, les relations sont plus sereines et nous ont permis d'entreprendre de nouvelles démarches, aboutissant notamment à un conventionnement permettant aux ferries de la collectivité de transporter du fret, tant sur Miquelon qu'à l'international, participant ainsi au désenclavement du territoire, dans un contexte de vie chère. Voilà un exemple concret qui démontre que la situation a évolué positivement sur notre territoire en l'espace de quelques mois. Dans ces conditions, il est désormais plus facile d'utiliser son énergie pour le développement du territoire que par le passé.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quel est votre avis sur une éventuelle fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à un statut sur mesure et mettant fin à la dichotomie historique entre DOM et COM ?
M. Bernard Briand. - Nous avons bénéficié, grâce à l'action des anciens élus de davantage d'autonomie et d'un statut se rapprochant du sur-mesure. Par conséquent, je suis favorable à une telle évolution. Il conviendra toutefois de veiller à sa mise en oeuvre. De même, le gouvernement actuel et les suivants devront accepter que les décisions puissent être décentralisées.
Nous constatons depuis de nombreuses années de grandes difficultés de mise en oeuvre malgré les discours répétés sur la différenciation et la déconcentration. La République est une et indivisible et nous ne sommes pas moins français en étant à des milliers de kilomètres de la France hexagonale. C'est pourquoi il convient de faire confiance à celles et ceux qui souhaitent disposer des outils nécessaires à leur développement. En effet, quand les décisions ne sortent pas des sphères parisiennes, elles n'incitent pas les élus à prendre davantage de responsabilités.
Bien entendu, il appartiendra à chaque président de DOM ou de DROM de définir le champ de compétences souhaité. Mes discussions avec les présidents de départements ultramarins m'amènent à penser que cette évolution serait une véritable opportunité, si tous les moyens sont mobilisés pour sa mise en oeuvre. Je vous ai exposé l'incompréhension de certaines demandes d'habilitation concernant notre territoire de six mille habitants ; j'imagine cet impact à l'échelle d'une région comme La Réunion, qui compte près d'un million d'habitants. C'est pourquoi il conviendrait de fluidifier ce mécanisme législatif sur les dispositions spécifiques à un territoire de taille modeste, tel celui de Saint-Pierre-et-Miquelon, pour en tirer les enseignements permettant de les étendre aux DOM ou DROM désireux de plus de différenciation territoriale sur-mesure et en lien avec les demandes exprimées par les élus.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quel sens donnez-vous aux notions de différenciation et de responsabilisation ? Quel contenu concret y attacheriez-vous ? Où situeriez-vous la limite avec la notion d'autonomie ?
M. Bernard Briand. - La différenciation est extrêmement importante et permet plus d'autonomie et de responsabilité. Elle incite également les élus à être davantage partie prenante dans le développement socio-économique des territoires. Il convient d'établir une relation de confiance et de permettre aux territoires de s'approprier davantage les outils afin de répondre aux enjeux climatiques et sociaux qui se posent de façon spécifique sur chaque territoire. Tel a été dernièrement le cas en matière de santé mentale. En effet, je considère que les référentiels nationaux doivent pouvoir être adaptés aux réalités du territoire, sur le modèle des projets académiques et des projets d'établissement pour l'éducation nationale.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - En cas de réécriture de l'article 74 de la Constitution, quelles dispositions souhaiteriez-vous voir modifiées ?
M. Bernard Briand. - S'agissant de l'immatriculation des navires, cette compétence peut être conservée. Elle nécessite toutefois la mise en place d'un registre particulier, ce qui exige de mobiliser une ingénierie dont nous ne disposons pas pour l'heure sur notre territoire.
Par ailleurs, un avis du Conseil d'État d'octobre 2019 pourrait permettre d'accroître nos compétences en matière d'environnement. Ce sujet pourrait être discuté avec Saint-Barthélemy qui a de l'expérience dans ce domaine.
Quant à la délégation de service public sur le fret, elle pourrait être améliorée en assouplissant le modèle d'importation des biens sur le territoire, qui date de plus de 40 ans.
En tout état de cause, l'application de certaines dispositions pourrait être réexaminée sans modifications de la loi, éventuellement par ordonnance.
Mme Micheline Jacques, rapporteur. - L'article 74 de la Constitution et la loi organique permettent à la collectivité de participer, sous le contrôle de l'État, à l'exercice de certaines compétences qu'il conserve, et en particulier les sanctions pénales. Quelle analyse faites-vous de ce dispositif ?
M. Bernard Briand. - Notre schéma territorial de l'aménagement et de l'urbanisme prévoit l'application de sanctions pénales. Néanmoins, nous ne disposons pas du pouvoir de police. Par conséquent, la question de la mise en oeuvre n'est pas à ce jour résolue.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La population adhère-t-elle à ce statut de COM ? Des souhaits d'évolution s'expriment-ils dans le débat public ? Qu'en est-il des socio-professionnels ? Une possible révision constitutionnelle suscite-t-elle des inquiétudes ou des espoirs ?
M. Bernard Briand. - Les sujets constitutionnels ne constituent pas la préoccupation première de la population. Nous mettons en avant notre statut particulier. Il nous a permis d'obtenir des financements européens relativement importants - de l'ordre de 35 à 40 % des budgets d'investissement. Nous soulignons le fait que ces dispositions particulières favorisent une autre relation à l'Europe, en qualité de territoire associé. De telles enveloppes pourraient disparaître à la faveur d'une révision constitutionnelle qui rendrait nécessaire une ingénierie dont nous ne disposons pas pour obtenir et gérer des fonds tels que ceux reçus par la Guadeloupe, la Martinique ou la Guyane.
En outre, la fiscalité propre au territoire permet un réinvestissement de l'impôt dans l'économie locale. Nos acteurs économiques sont attachés à ce statut hybride, tout en revendiquant un attachement viscéral à la France et aux valeurs de la République.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos très éclairants.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie pour ce volet constitutionnel très important pour les collectivités et pour vos éclairages.
N'hésitez pas à nous faire parvenir vos réponses écrites et tous documents que vous jugerez utiles pour nourrir la réflexion.
M. Bernard Briand. - Je vous remercie de votre attention et vous souhaite bonne continuation dans vos travaux. Je me félicite aussi de l'intérêt du Gouvernement pour la construction de relations fortes avec les territoires ultramarins, pour mener conjointement ces travaux. À ce titre, l'action de la délégation est utile pour ceux qui souhaitent voir évoluer la Constitution et les statuts de nos territoires.
Jeudi 20 octobre 2022
Audition de M. Édouard
Fritch, président de la Polynésie française et
M. Gaston Tong Sang, président de l'Assemblée de la
Polynésie française
M. Stéphane Artano, président. - Chers collègues, nous entendons ce matin en audition commune messieurs Édouard Fritch, président de la Polynésie française, et Gaston Tong Sang, président de l'Assemblée de la Polynésie française, dans le cadre de notre étude sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.
Nous vous remercions très vivement, messieurs les présidents, de vous être rendus disponibles pour répondre à nos questions, malgré un emploi du temps chargé, et l'heure tardive pour vous, et matinale pour nous. Je salue également nos collègues Lana Tetuanui qui participe à cette audition depuis votre territoire, et Teva Rohfritsch, qui y assiste à nos côtés.
Vous êtes entourés de madame Marie-Laure Denis, directrice de cabinet du président de la Polynésie française et de messieurs Étienne Howan, conseiller juridique auprès du président de la Polynésie française, et Philippe Machenaud, secrétaire général du gouvernement.
Je vous indique que nous sommes déjà à mi-chemin de nos consultations. Il s'agit précisément de notre 6ème audition, après Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon.
Lorsqu'il est question de l'autonomie, est souvent évoqué le « modèle polynésien ». Sur la base du questionnaire qui vous a été adressé, vous nous direz quel bilan vous dressez de la pratique de vos institutions depuis la loi organique du 27 février 2004 et les perspectives que fait naître une éventuelle révision constitutionnelle en 2023.
Je vais vous céder la parole, monsieur le président Édouard Fritch, pour votre exposé liminaire, puis ce sera le tour du président Gaston Tong Sang, pour nous éclairer sur la manière dont votre collectivité fait vivre votre statut, et sur les aménagements que vous souhaiteriez éventuellement.
Avec Micheline Jacques, nous vous interrogerons ensuite ainsi que nos autres collègues. Nous disposons d'environ une heure et quart ce matin, car nous organisons ce matin une table ronde sur le volet financier et fiscal de la gestion des déchets en outre-mer. Bien évidemment, nous sommes preneurs de vos éventuelles contributions écrites qui viendraient enrichir les échanges de ce matin.
M. Édouard Fritch, président de la Polynésie française. -Merci. Il n'est pas si tard que cela. Il est 20 heures, ce mercredi soir, mais je sais qu'il est très tôt pour la métropole. Merci pour cet entretien. Je vous adresse nos salutations. Je suis accompagné par le président de l'Assemblée de la Polynésie française et la sénatrice Lana Tetuanui.
S'agissant du bilan du statut d'autonomie en Polynésie française, je ne vous étonnerai pas en vous disant que ce statut donne globalement satisfaction, même s'il existe quelques réserves. Le régime de libre gouvernement, ainsi que la répartition des compétences prévue par le statut de 2004, permettent aux autorités locales de gérer les affaires du pays avec des règles conçues et adoptées localement. C'est le principe de base le plus important et c'est ce qui était réclamé par le monde politique polynésien, quasiment dès les années 60.
Globalement, cette répartition des compétences issue de la loi organique de 2004 est satisfaisante, à quelques réserves près. Je rappelle par exemple que le transfert des compétences entre l'État et le pays a été insuffisamment accompagné et non évalué à sa juste mesure. La Polynésie française exerce ses compétences mais, pour certaines d'entre elles, cela ne va pas sans difficultés.
Sur le plan de l'organisation et du fonctionnement des institutions, comme nous l'avons déjà souligné lors de la modification statutaire de 2019, la loi organique devrait être limitée aux éléments essentiels. Comme vous le savez, aujourd'hui, le statut de la Polynésie française entre dans le détail de l'organisation de l'exécutif du pays, en précisant le nombre de ministres et en fixant une limite au budget de fonctionnement.
Une autre difficulté a trait à l'application des articles concernant les communes de la Polynésie française. Aujourd'hui, les communes jouent un rôle très important sur notre territoire. Nous nous efforçons de les accompagner dans leur développement, mais les communes n'ayant pas la compétence générale, leurs compétences sont malheureusement limitées. Certains maires souhaiteraient pouvoir exercer des compétences du pays par délégation. Je pense au champ social, à la jeunesse, au sport et à la vie associative, des sujets très prégnants pour ces maires dans la gestion de leur commune.
Nous essayons de trouver des solutions dans le cadre de l'application des articles 43-2, 48 et 55 du statut, qui prévoient que le pays peut partager certaines compétences avec les communes. Le pays s'est engagé dans la mise en oeuvre de ces articles, mais l'exercice est complexe compte tenu des dispositions propres à la Polynésie française. Il faut faire du sur-mesure, afin de laisser aux communes la possibilité de partager certaines compétences avec nous.
Force est aussi de constater que la répartition des compétences est fréquemment invoquée comme justification pour ne pas associer la Polynésie française à certaines politiques nationales. Je pense par exemple à la gestion des fonds dédiés au très haut-débit, à la contribution au service public de l'électricité (CSPE) ou à certaines politiques en matière de santé. Nous sommes systématiquement écartés des politiques nationales, au motif que la collectivité a la compétence dans ces matières.
Nous appliquons le statut de la Polynésie française depuis 1984. Il a vraisemblablement besoin d'évoluer pour certaines compétences. Nous sortons de la crise sanitaire durant laquelle nous avons dû partager avec l'État certaines compétences : dans le domaine de la santé, pour la Polynésie, et dans celui de la liberté de circulation, pour l'État. La population polynésienne a l'impression que l'État a effectivement exercé ses droits en matière de liberté de circuler tandis que le pays a été totalement absent des décisions prises en matière de santé. Je pense que nous devrons réfléchir à un aménagement de cette compétence de l'État afin de trouver un juste milieu, de sorte que le pays puisse, en temps de crise - sanitaire ou autre nature -, prendre la main sur l'organisation locale des moyens pour y faire face.
Des difficultés existent en particulier en matière de protection pour l'accès au foncier et de protection de l'emploi. Comme vous le savez, depuis un certain temps, en Polynésie française, à l'instar de ce qui se fait en Nouvelle-Calédonie, il est beaucoup question de citoyenneté. En Nouvelle-Calédonie, le sujet a souvent été mis sur la table pour des raisons électorales. Ici, en Polynésie française, cela a été beaucoup discuté lors des dernières élections législatives. Il nous faudra trouver des aménagements au statut. Nous avons été déboutés devant le Conseil d'État il y a quelque temps, mais le sujet continue tout doucement à avancer. Des résultats sont attendus, rapidement si possible.
Il en est de même pour les compétences du pays en matière de relations internationales. La Polynésie française fait aujourd'hui partie de certaines associations internationales, comme le Forum des Îles du Pacifique. C'est compliqué. Nous avons décidé, avec la Nouvelle-Zélande, de construire un câble transpacifique entre Papeete et les îles Samoa. Je n'ai pu conclure rapidement l'accord avec la Nouvelle-Zélande (même s'il ne s'agit que d'un accord commercial) car j'ai dû solliciter l'accord du ministère des Affaires étrangères pour cette opération. Nous ne demandons pas l'extension des compétences internationales sur le plan diplomatique, ni au regard des accords déjà conclus avec l'État français. Mais pour le rayonnement de la Polynésie française, au nom de la France dans cette zone du Pacifique, nous devrions, à mes yeux, jouir d'une liberté d'action plus large pour conclure certains accords avec nos voisins du Pacifique.
Nous avions déjà évoqué, lors de notre dernière rencontre, certaines améliorations souhaitables dans l'évolution statutaire de la Polynésie française. Pour le reste, je vous redis toute notre satisfaction, aujourd'hui, quant à l'exercice de l'autonomie en Polynésie française et aux compétences que nous assumons, avec des moyens financiers qui nous permettent de les exercer. Il reste néanmoins, dans le cadre de la solidarité nationale ou au titre de politiques nationales, à ne pas exclure systématiquement la Polynésie française de certaines matières, au seul motif que nous serions compétents.
M. Gaston Tong Sang, président de l'assemblée de la Polynésie française. - Nous parlons d'une seule voix ce soir, le gouvernement et l'assemblée de Polynésie française. J'ajouterai simplement quelques mots au sujet de l'accessibilité et de l'intelligibilité des règles. Ce sujet a fait l'objet de discussions à Paris à l'occasion de la modification de la loi organique en juillet 2019. Une mission a été diligentée, mais nous attendons toujours son rapport. Il est très difficile de bien connaître les textes applicables en Polynésie française.
Les communes ont pleinement leur place dans l'organisation de nos institutions en Polynésie française. Nous parlions à l'instant du transfert de compétences du pays vers les communes dans le domaine social ou économique. J'aurais plutôt tendance à évoquer les compétences déjà transférées aux communes, comme l'eau, l'assainissement et les déchets. Ce sont des compétences très lourdes, techniquement et financièrement. Au moment de ces transferts, une commission d'évaluation avait été mise en place, présidée par la Chambre territoriale des comptes, afin de montrer à l'État et aux communes la charge considérable que représentaient ces transferts de compétences, pour des communes totalement dépourvues de moyens.
L'État a même fixé une date limite pour la fourniture d'eau potable aux populations, pour le traitement des eaux usées et pour la mise en place de solutions de traitement des déchets. Cette date a été repoussée à deux reprises, car nous n'étions pas en mesure de tenir les délais. Pour l'eau, l'échéance a été fixée à 2024. Pour l'assainissement, c'est plus tard. Je suis convaincu que même ces dates ne pourront être respectées par toutes les communes, faute d'un dispositif clair permettant d'accompagner juridiquement et financièrement les communes dans l'exercice de ces compétences. Le foncier constituerait une nouvelle compétence. Assurons-nous d'abord que les compétences déjà transférées peuvent être effectivement exercées.
Depuis 2016, le statut fonctionne bien, en particulier depuis que la nouvelle loi électorale a été mise en place. Cela nous a évité la période pénible d'instabilité politique qui a prévalu de 2004 à 2012, c'est-à-dire pendant presque deux mandats. Nous n'avons aucune envie de revivre cette période et la modification du scrutin électoral a au moins apporté à la Polynésie française cette stabilité, pour la durée d'un mandat de cinq ans.
Le statut d'autonomie fonctionne. Certaines dispositions de la loi organique ont été conçues à l'époque de cette instabilité : on a limité les moyens de fonctionnement d'un gouvernement, par des mesures qui ne sont à mes yeux aucunement adaptées à l'autonomie de la Polynésie française. Cette compétence devait revenir à l'assemblée et non à la loi organique. Peut-être y a-t-il là une disposition à faire évoluer, afin que la Polynésie française jouisse pleinement de son autonomie, en donnant du sens à celle-ci. De nombreuses dispositions ont été mises en place en 2012, mais on a retiré à la Polynésie française une partie des moyens de son autonomie.
M. Stéphane Artano, président. - Le constat que vous venez de dresser a-t-il suscité, de la part des communes, un transfert en sens inverse, d'une compétence qu'elles n'auraient pu ou su exercer ? La question peut aussi se poser entre le pays et l'État : y a-t-il des compétences que vous souhaiteriez voir revenir à l'État ? Avez-vous constaté le même phénomène au niveau des strates communales : y a-t-il eu des sollicitations pour ce mouvement inverse de la part de communes qui n'auraient pas eu les moyens d'exercer certaines compétences ?
M. Édouard Fritch. - Les sollicitations pour ce mouvement inverse arrivent de toutes parts. Tous les maires de Polynésie française rencontrent aujourd'hui de grandes difficultés, ne serait-ce que pour livrer de l'eau potable dans les communes. Dans les atolls, l'eau potable consommée par les populations est issue des pluies, recueillies par les toitures et collectées dans des citernes, car il n'y a pas de sources d'eau potable dans ces territoires.
L'ensemble des communes de Polynésie française ne satisfait pas encore aux obligations du code général des collectivités territoriales (CGCT). Pire encore, le problème de l'assainissement des eaux usées se pose avec acuité, car il soulève un problème de compétence entre le pays et les communes, autour de la reconnaissance des systèmes de traitement d'eaux usées individuels. Nous nous battons, en nous appuyant sur nos juristes, pour parvenir à une solution claire pour tous.
Le pire, dans cette affaire, porte sur les systèmes d'assainissement collectifs : ceux-ci coûtent extrêmement chers en Polynésie française. En tant que maire, je ne peux que constater que le transfert des compétences aux communes n'a pas été accompagné de moyens techniques, d'ingénierie ou financiers pour bien exercer ces compétences. Aujourd'hui, les maires sont dépassés et n'en peuvent plus. Certaines communes ont la volonté d'exercer ces compétences, mais les résultats des études en conduisent plus d'un à jeter l'éponge.
Un autre sujet va surgir très bientôt, celui du traitement des ordures ménagères dans nos collectivités. Ce secteur est également très budgétivore et va surtout causer de graves problèmes pour l'environnement. Les déchets ménagers posent un véritable problème aux communes de la Polynésie française et les redevances ne couvrent, en moyenne, que le tiers du budget dédié au traitement des ordures ménagères. Cela représente un coût exorbitant et, ne pouvant augmenter les redevances (car les contribuables ne paieront pas, en particulier dans les communes rurales où les revenus sont bas), les communes ont besoin d'un accompagnement financier et technique inscrit dans la loi, afin qu'elles soient en règle avec le CGCT.
M. Stéphane Artano, président. - Comment jugez-vous l'accompagnement de l'État concernant les compétences de votre territoire ? Si je comprends bien, les transferts n'ont pas toujours été bien évalués et un accompagnement vous paraît-il nécessaire, notamment pour les communes ?
M. Gaston Tong Sang. - Je pense qu'il n'est pas trop tard pour conduire une mission d'évaluation et, peut-être, demander à la Chambre territoriale des comptes de mettre à jour le travail d'évaluation que nous lui avions demandé. Chaque partie pourra ainsi mesurer le chemin qu'il reste à faire. Dans de nombreux cas, c'est à peine la moitié du chemin qui a été fait. L'objectif est d'assurer la santé publique à tous nos concitoyens et que chacun puisse accéder à une eau potable de qualité. L'assainissement collectif des eaux usées et le traitement des déchets viendront naturellement dans le prolongement de ces projets.
Cela nécessite des moyens importants. Peut-être le moment est-il venu de dire que, même si la Polynésie française a un statut particulier d'autonomie, les communes de Polynésie française sont toutes régies par le Code général des collectivités territoriales. Les communes étant régies par ce droit commun, il est normal qu'elles puissent accéder à des fonds importants tels qu'ils existent en France et même en Europe. Ce serait une façon d'aider les communes à exercer pleinement leurs compétences.
Mme Lana Tetuanui. - J'ai tenté, en 2019, de permettre la participation de l'État au financement des communes, via le Fonds Intercommunal de Péréquation (FIP). Je n'en démords pas : il faut que l'Etat abonde le FIP à la même hauteur que le pays. Les communes sont des collectivités de l'État. Or le pays contribue aujourd'hui au FIP à hauteur de 60% environ.
M. Stéphane Artano, président. - Ceci veut-il dire que l'on vous a opposé le statut d'autonomie du territoire pour considérer qu'il revenait au pays de « se débrouiller » ? Je dis les choses de manière très directe.
Mme Lana Tetuanui. - Oui. C'est le genre d'argument que l'on nous oppose. On nous rappelle que les communes n'ont pas la clause de compétence générale. Ou bien encore que durant de nombreuses années, les communes métropolitaines ont vu leur dotation globale de fonctionnement (DGF) baisser, alors que la nôtre n'a pas diminué, grâce à un combat mené par nos prédécesseurs, qui a permis d'indexer la DGF des communes de Polynésie sur la dotation globale d'autonomie (DGA). Mais il s'agit là de succès ponctuels arrachés par nos parlementaires. Ce n'est pas un acquis de droit commun avec une réflexion générale sur le financement de nos communes.
M. Stéphane Artano, président. - C'est aussi le type d'argument que l'on nous oppose dans certains territoires, à propos de l'article 74 de la Constitution : « vous l'avez souhaité, débrouillez-vous maintenant avec l'exercice de la compétence » !
Pour rester sur le volet concernant l'État avant d'aborder le volet plus institutionnel, la déconcentration des services de l'État permet-elle à celui-ci d'adapter ses politiques sur le territoire ? Vous savez par exemple que le Haut-commissaire peut déroger, sur la base d'un décret du 8 avril 2020, à un certain nombre de règles afin de les adapter au contexte de la Polynésie française. Ces dispositions ont-elles été mises en oeuvre à votre connaissance ?
M. Édouard Fritch. - Ces dispositions n'ont pas vraiment été mises en oeuvre en Polynésie française. Cette déconcentration aurait effectivement permis à l'État d'appliquer d'une façon beaucoup plus appropriée les dispositions prévues et de les adapter aux spécificités du pays dans les domaines de compétence de l'État. J'ai peu d'exemples d'une application de cette déconcentration en Polynésie française.
Cela va même plus loin : le gouvernement de la Polynésie française n'avait pas été consulté du tout, au départ, quant à l'extension de la déconcentration à la Polynésie française. Je crois que même le Haut-commissaire n'a pas été consulté, à ce jour, quant à l'application de la déconcentration en Polynésie française.
Il s'agit d'une compétence de l'État, dont je ne veux pas juger l'action.
Je souhaitais répondre à la question que vous avez soulevée : l'État nous accompagne-t-il suffisamment dans l'exercice de nos compétences ? La Polynésie a une histoire un peu différente de celle des autres collectivités car, comme vous le savez, nous avons une autonomie de gestion de notre pays depuis 1984. Or jusqu'en 2000, il y avait le Centre d'Expérimentation du Pacifique (CEP). Durant toute cette époque, nous ne nous sommes pas réellement rendu compte de certaines difficultés que nous avions dans l'exercice de notre autonomie, car les choses étaient alors beaucoup plus faciles à régler : la Polynésie française était au service de l'État et celui-ci était assez généreux vis-à-vis de la Polynésie française.
Les choses ont changé à partir de l'an 2000 : il a été mis fin à cette contribution permanente de l'État et à la présence de l'administration militaire, ce qui a également tari le flux de ressources financières qui accompagnait ces activités. Le territoire a réalisé que l'autonomie avait un coût. Fort heureusement, l'État s'est également rendu compte qu'il existait un mouvement de population des îles vers le centre, à Tahiti. Les bureaux du Centre d'expérimentation se trouvaient ici et, pour se rendre sur les sites, il fallait passer par l'île de Tahiti. On a pris conscience de l'hyper-développement de l'île de Tahiti et de l'atoll de Hao, qui était la base arrière, tandis que le reste de la Polynésie française « n'existait quasiment pas ».
L'État a alors mis en place, sous la présidence de Jacques Chirac, des fonds d'accompagnement de la Polynésie française. Il s'agissait d'abord de fonds de reconversion, qui sont devenus l'expression de la dette de l'État envers la Polynésie française. L'État est ainsi intervenu massivement pour le rééquilibrage des infrastructures. Ces investissements nous aident énormément. Affirmer le contraire serait occulter la vérité. D'autres difficultés sont néanmoins apparues, en particulier sur le plan sanitaire et dans le domaine des fonds sociaux. La sécurité sociale, en Polynésie française, est gérée par la Caisse de prévoyance sociale (CPS) et le système mis en place en 1994 a beaucoup souffert. Nous avons une couverture générale de la population : que les personnes cotisent ou non, elles bénéficient d'allocations et peuvent être soignées à l'hôpital. Le dispositif s'est ainsi progressivement alourdi.
Nous avons un système fiscal qui nous est propre et nous nous efforçons de répondre aux besoins du pays. Toutefois, nous sommes confrontés à d'énormes difficultés. Nous subissons les crises économiques comme tout le monde. Je pense à la crise de 2008-2010 et celle sanitaire Ce sont des situations exceptionnelles, mais nous continuons aussi de gérer, sur le plan sanitaire, les conséquences des essais nucléaires. Je ne vais pas plaider dans le sens des opposants au nucléaire, mais il est vrai que le système de santé, en Polynésie française, coûte de plus en plus cher au territoire, et nous avons aussi de nombreux cas de cancer, consécutivement aux essais nucléaires, ce qui fragilise nos dépenses sociales.
C'est la raison pour laquelle, cette année encore, nous avons demandé le soutien de la solidarité nationale, d'autant plus que les difficultés ont pris une acuité nouvelle avec la crise Covid. Les fonds sont devenus de plus en plus exsangues et nous avons souscrit un prêt garanti par l'État, afin de renflouer la CPS.
Pour autant, comme vous le savez, nous n'avons pas de caisse de chômage en Polynésie française : les personnes qui ne travaillent pas, ne perçoivent aucune ressource. Nous avons un dispositif d'accompagnement de nos chômeurs au travers d'emplois aidés qui permettent à chacun de gagner un peu d'argent, mais la situation reste fragile. Durant la crise sanitaire, parce que nous étions autonomes, nous n'avons pu bénéficier des allocations chômage spécifiquement versées en métropole à ceux contraints de ne plus travailler. Nous avons dû nous-mêmes assurer cette solidarité. C'est aussi cela, l'autonomie. Bien sûr, nous aimerions que l'État nous accompagne toujours plus, car cela nous éviterait d'avoir à augmenter les impôts - dont le niveau reste toutefois inférieur à celui de l'Hexagone. C'est un exercice très intéressant : l'autonomie nous donne des pouvoirs de décision et des compétences dans l'exercice des compétences exécutives et législatives. Il faut cependant assumer les responsabilités qui en découlent et souffrir de temps en temps.
M. Stéphane Artano, président. - J'ai presque envie de dire, pour résumer, que l'autonomie, c'est la responsabilisation des acteurs de nos territoires. Vous venez de le démontrer. Cela me permet d'aborder un autre sujet : le président de la République a engagé avec un certain nombre de collectivités, à l'occasion d'une rencontre à l'Élysée, le 7 septembre dernier, un processus de concertation portant sur plusieurs secteurs (économie, environnement, social), avant d'aboutir peut-être, pour certains territoires, à des évolutions institutionnelles. La Polynésie française demande-t-elle une concertation, qui permettrait d'adapter les choses, afin de prévenir d'autres crises, sur la base des constats que vous avez dressés ?
M. Édouard Fritch. - Je suis convaincu qu'on est plus intelligent à plusieurs et qu'entendre les expériences des uns ou des autres ne peut être que positif, y compris pour ceux qui ont davantage d'expérience que les autres dans les sujets considérés. Je n'avais pas prévu de me rendre à la rencontre prévue au Sénat, à l'occasion du prochain Congrès des maires. J'ai finalement décidé d'y participer, car je crois que la solidarité des ultramarins, commande que nous apportions notre contribution à la réflexion avant de se lancer dans de tels changements, et peut-être même mettre en garde les départements d'outre-mer, afin qu'ils trouvent le « bon chemin ».
Mme Lana Tetuanui. - Je rebondis sur la question de la déconcentration. Nous sommes un peuple très respectueux du représentant de l'État sur notre territoire. Néanmoins, concrètement, en matière d'éducation, le ministre polynésien de l'Éducation vient à Paris tous les ans en septembre, afin de négocier toutes les conventions pour l'année suivante. Dans le domaine social, la ministre polynésienne chargée du social et de la solidarité se déplace à Paris. Dans le domaine militaire, le haut-commissaire, qui est le plus haut représentant de l'État ici, ne peut rien dire au contre-amiral, car cela se décide aussi à Paris. En matière judiciaire, le procureur général est encore à part. Le plus haut représentant de l'État sur notre territoire est le haut-commissaire. Pourtant, lorsque les communes veulent négocier avec l'État, les maires sont obligés de prendre leur bâton de pèlerin et de venir à Paris. Je ne vous apprends rien. La déconcentration des services de l'État est une réalité discutable, mais nous sommes respectueux de l'autorité de l'État.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Monsieur le président de la Polynésie française, je vais maintenant aborder le volet plus institutionnel. Quel est votre avis quant à la fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, qui ouvrirait la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie historique département d'outre-mer et collectivité d'outre-mer (DOM-COM) ?
M. Édouard Fritch. - Je crois qu'il faut laisser à la Polynésie française le bénéfice de son article et ne pas fusionner l'ensemble de ces articles pour mettre fin à cette dichotomie entre DOM et COM. Il faut que nous y réfléchissions. Nous sommes en tout cas entièrement opposés à la fusion de ces articles.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quel sens donnez-vous aux notions de différenciation, de responsabilisation et d'autonomie ?
M. Édouard Fritch. - Comme j'ai eu l'occasion de le dire à l'Assemblée nationale, lorsque je me trouvais sur ses bancs, la notion d'autonomie va de pair avec celles de différenciation et de responsabilisation. Lors des débats au Sénat sur la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie, bien souvent, nous défendons le principe d'adaptation des lois en tenant compte des spécificités des uns et des autres. Les spécificités de la Polynésie française ne sont pas tout à fait les mêmes, bien que nous fassions partie du même bassin, que celles de la Nouvelle-Calédonie ou de Wallis-et-Futuna.
Je vois bien la notion de statut d'autonomie applicable avec un cadre commun, en termes de répartition des compétences, encore que cela dépende des spécificités économiques locales. Je vois bien un cadre qui rassemblerait l'ensemble des compétences qui seraient déléguées par l'État aux collectivités et départements d'outre-mer, mais sans oublier que chacun a ses différences Par exemple, nous vivons ici essentiellement du tourisme et des ressources de la mer. En Nouvelle-Calédonie, ce sont les activités minières qui priment. Le tourisme est secondaire.
Je comprends également votre souci de mieux coordonner ce qui relève de la gestion de ces collectivités d'outre-mer, car nous avons besoin d'une sorte de tronc commun. Mais il ne sera pas statutaire : le statut applicable à la Nouvelle-Calédonie ne sera jamais identique à celui de la Polynésie française. Il faut faire du sur-mesure pour adapter le statut aux spécificités des uns et des autres.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La notion de citoyenneté polynésienne a été évoquée. Elle supposerait la modification de la Constitution. Quel contenu attachez-vous à cette notion ? Y êtes-vous favorables ? Y a-t-il d'autres dispositions de l'article 74 de la Constitution que vous souhaiteriez modifier ?
M. Édouard Fritch. - Effectivement, ce débat, autour de la notion de citoyenneté, a eu lieu. Il est relativement récent et est monté en puissance avec la préparation des élections législatives. Il est en réalité sous-tendu par deux autres débats, concernant la protection de l'emploi local et celle du foncier local. Nous sommes très jaloux de notre foncier car, contrairement à la Nouvelle-Calédonie, nous avons très peu de plaines. Nous n'avons pas de vastes surfaces, ce qui explique un attachement particulier, océanien, à la terre, même si nous vivons de la mer. Nous sommes issus de la terre, laquelle est étroitement liée à l'océan. Nous assistons aujourd'hui à une spéculation sur la vente des terrains en Polynésie française, sous l'effet d'investissements extérieurs. Lorsque la crise a eu lieu en Nouvelle-Calédonie, juste avant le référendum, certains Calédoniens ont souhaité investir ailleurs, en raison d'une incertitude quant au devenir de leur île.
Cela n'a pas été un raz-de-marée, mais un phénomène de spéculation a bel et bien existé, dans un mouvement de précipitation, presque de panique. Cela a fait flamber les prix. Le phénomène n'est pas dû seulement à la Nouvelle-Calédonie. Depuis un certain temps, la Polynésie française est devenue un havre de paix recherché, lorsqu'on atteint l'âge de la retraite et que l'on approche de la fin de sa vie, car la vie y est plus belle et plus douce.
Nous avons eu des gouvernements indépendantistes et Oscar Temaru avait fait une première tentative d'adoption d'une loi de pays qui permette de réserver les emplois locaux aux personnes originaires de notre territoire. Je crois qu'une condition avait été introduite à propos de la langue tahitienne : si l'on ne parlait pas le polynésien, on ne pouvait accéder à ces emplois. Le Conseil d'État a censuré cette disposition, ce que nous comprenons. Cela a découragé de nombreux acteurs. Nous avons repris le flambeau en conditionnant la prise d'un emploi local à un certain nombre d'années de résidence en Polynésie française.
Nous venons d'adopter la liste des emplois qui seraient ainsi réservés aux Polynésiens. Ces sujets créent une impatience, car le taux de chômage, en Polynésie française, est aujourd'hui élevé et de nombreuses personnes sont sans emploi. C'est ce contexte qui a sous-tendu le débat sur la notion de citoyenneté. Ce terme de citoyenneté me plaît peu, à vrai dire, car il donne le sentiment de vouloir écarter certains au profit des autres. C'est ce qui me fait peur. La Polynésie française est accueillante et cette notion va presque à l'encontre de notre façon de concevoir les choses. Le souci existe néanmoins et il faut que nous nous fassions accompagner par des spécialistes du Sénat ou de l'Assemblée nationale afin d'aboutir, sur le plan statutaire, à un dispositif qui soit à la mesure des spécificités locales.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je comprends votre position et je partage votre analyse, car Saint-Barthélemy connaît ce même problème de spéculation et cet attachement à la terre.
L'article 74 de la Constitution permet l'adoption par les collectivités dotées de l'autonomie des mesures justifiées par les nécessités locales en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier. En avez-vous fait usage ? Souhaitez-vous aller plus loin, notamment dans d'autres domaines ?
M. Édouard Fritch. - Le statut prévoit effectivement des mesures de protection de l'accès au foncier, mais nous estimons que le régime est lourd à mettre en oeuvre. Ces dispositions devraient être rendues beaucoup plus souples. C'est la raison pour laquelle je plaide pour des séances de travail ensemble, afin que nous trouvions des solutions plus adaptées et aisées à mettre en oeuvre. Il en est de même pour l'emploi local. Différents paramètres peuvent entrer en ligne de compte, à commencer par le droit du travail, sur lequel il faudra revenir, afin que ces mesures de protection de l'emploi soient en harmonie avec notre code.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La population adhère-t-elle à ce statut de COM ? Des souhaits d'évolution s'expriment-ils dans le débat public ? Qu'en est-il des socioprofessionnels ? Une possible révision constitutionnelle suscite-t-elle des inquiétudes ou des espoirs ?
Mme Lana Tetuanui. - Les résultats des dernières élections législatives constituent un paramètre que nous ne négligeons pas. Il y a toutefois ceux qui vont défendre leur cause à l'ONU et il y a les bons républicains. Une majeure partie des Polynésiens reste attachée à l'autonomie et à la France. On évoque des débats idéologiques que d'autres partis entretiennent, mais ce n'est que de l'idéologie. En termes statutaires, une forte majorité souhaite bien sûr rester entièrement liée à la République.
M. Édouard Fritch. - La notion de collectivité d'outre-mer (COM) ou de pays d'outre-mer ne parle pas à la population. Ce ne sont pas des notions qui l'interpellent. En revanche, celle d'autonomie est importante et la population adhère à la pratique de l'autonomie, qui permet effectivement de prendre des mesures plus adaptées à son mode de vie et à ses préoccupations.
La question de l'évolution statutaire est effectivement omniprésente dans le débat politique, mais elle se cristallise autour de l'opposition entre autonomistes (c'est-à-dire républicains) et indépendantistes. Nous parlons ici d'autonomie, car nous savons être audibles. Manier la notion d'indépendance est un peu plus compliqué, car cela suppose de réfléchir à ce que pourrait devenir ce pays s'il était indépendant, et cet auditoire se réduit de plus en plus. C'est la raison pour laquelle les indépendantistes, menés par Oscar Temaru, se tournent de plus en plus vers l'ONU et le comité spécial des Vingt-Quatre pour exprimer leurs revendications à l'encontre de la France, pointée du doigt comme une puissance colonisatrice - ce qui est entièrement faux.
Je crois que le vrai souci des Polynésiens, aujourd'hui, est de retrouver, au travers de leurs élus, une vie digne dans ce pays. Le cadre institutionnel ne les préoccupe guère aujourd'hui. Comme le soulignait Lana Tetuanui, le respect de l'État, en Polynésie française, est réel. Nous respectons l'État et, de plus en plus, les Polynésiens demandent que l'État nous respecte. La situation peut varier en fonction des personnalités qui le représentent, mais l'État a parfois tendance à marcher sur les plates-bandes du pays, ce qui est très mal perçu.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je reviens sur la fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, à laquelle vous avez dit être opposés. Seriez-vous d'accord avec une réécriture de ces deux articles, qui efface la distinction DOM-COM sans enlever aucune garantie aux COM actuels ? Cette réécriture configurerait la boîte à outils mise à la disposition de chaque collectivité d'outre-mer, sans les enfermer dans une catégorie. Qu'en pensez-vous ?
Mme Lana Tetuanui. - Notre crainte est que nous perdions des garde-fous à l'occasion de cette réécriture. Nous devons déjà nous battre en permanence pour que le code général des collectivités territoriales, écrit à 20.000 kilomètres de la Polynésie française, tienne compte de nos spécificités. Prenons garde à ne pas aggraver les problèmes en affaiblissant nos garanties.
M. Gaston Tong Sang. - Nous sommes totalement en phase avec le président sur ce sujet : il n'est pas question que nous soyons noyés dans un article commun qui s'appliquerait à l'ensemble des collectivités d'outre-mer. Je veux plaider la cause de la Polynésie française, qui doit être évoquée dans un article spécifique, ne serait-ce que pour la reconnaissance du fait nucléaire.
Lorsqu'on a modifié et voté la loi organique, le Conseil d'État a considéré que l'article concerné n'avait rien de normatif et n'engageait ni l'État, ni les parties concernées par les essais nucléaires. Il est écrit dans la loi organique qu'il ne s'agit que d'un engagement moral. J'ai alors demandé dans quel support cet engagement de l'État pouvait être inscrit dans le marbre. Je pense qu'il ne peut s'agir que de la Constitution. C'est la raison pour laquelle il nous faut un article spécifique, car nulle part ailleurs qu'en Polynésie française, des essais nucléaires n'ont eu lieu.
Les partis politiques se sont élevés contre les essais nucléaires depuis que Jacques Chirac a décidé de réaliser les cinq derniers essais. Avant cette période, personne ne s'était élevé contre les essais nucléaires. 188 essais ont eu lieu. Ce n'est que lorsque Jacques Chirac a décidé de réaliser les cinq derniers essais que tout le monde est descendu dans la rue. Ne perdons pas les trente-huit années d'autonomie - qui a débuté en 1984 - et l'avancée institutionnelle qu'elle a permise. Les élus polynésiens assument eux-mêmes les compétences transférées au pays dans les domaines économique, social et de la fiscalité. C'est très clair dans l'esprit des Polynésiens. Si l'on nous remet dans un « pot commun » des collectivités, nous risquons de perdre cette identité.
J'ai également été témoin de la quasi-disparition de la dotation globale d'autonomie créée par Jacques Chirac, lorsqu'il a décidé l'arrêt des essais nucléaires. Les montants que le CEP payait en termes de fiscalité, de droits d'entrée et de droits d'enregistrement étaient reversés chaque année à la Polynésie. Mais cette dotation n'a pu remplacer l'activité du CEP. Cela n'a aucun effet sur le PIB. Celui-ci a même chuté suite à l'arrêt des essais nucléaires et il est passé, depuis lors, bien en dessous du PIB de la Nouvelle-Calédonie. L'engagement de l'État et la reconnaissance du fait nucléaire impliquent de reconstruire l'économie de la Polynésie française pour retrouver le niveau de PIB qui existait durant la période de réalisation des essais nucléaires. Tel me semble être le vrai contrat d'avenir entre la Polynésie et l'État. Il faut que cela soit inscrit dans la Constitution.
Mme Lana Tetuanui. - J'ai pensé très fort, cette semaine, au débat portant sur l'éventuelle constitutionnalisation du droit à l'interruption volontaire de grossesse (IVG). Je me suis exprimée au sein de mon groupe. « Vous demandez de constitutionnaliser quelque chose qui est déjà acté par la loi ! », ai-je dit. Dans ce cas, je demanderai que la reconnaissance du fait nucléaire soit inscrite dans la Constitution. Personne n'a bronché. Peut-être est-ce un sujet sur lequel nous pourrions nous entendre, afin d'inscrire la reconnaissance du fait nucléaire dans la Constitution.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vais terminer avec l'amendement qui était directement inspiré des travaux de Michel Magras. Il avait été présenté lors de l'examen d'une proposition de loi constitutionnelle en octobre 2020 au Sénat. Il refondait justement les dispositions applicables à l'outre-mer. Que pensez-vous de cette proposition de rédaction ?
M. Édouard Fritch. - J'ai beaucoup de respect pour Michel Magras. Je l'ai même décoré de l'Ordre de Tahiti Nui. Mais, comme je l'ai indiqué, je n'étais pas d'accord avec lui sur cette question. Nous en avons beaucoup parlé. Ces échanges ont débuté alors que j'étais à l'Assemblée nationale. Daniel Gibbs était député à l'époque. Nos motivations diffèrent en la matière et nous n'avons pas la même analyse, y compris sur le plan politique.
L'autonomie acquise par la Polynésie française s'inscrit dans une longue histoire. Nous ne nous sommes pas levés un jour en sollicitant l'autonomie, au lieu de rester un département d'outre-mer. Cela a commencé avec un homme qui a fait l'histoire de la Polynésie et qui a été emprisonné, monsieur Pouvana'a a Oopa. Celui-ci considérait que la Polynésie française était arrivée à un moment où ses enfants pouvaient prendre en charge leur pays. Ce sont quasiment ses termes. C'est ce qui a été construit jusqu'en 1977 avec le premier statut, qui a évolué en 1982, puis en 1984. Au départ, c'était une volonté de se prendre en charge. C'est la raison pour laquelle je ne crains pas d'affirmer, malgré toutes les difficultés que nous connaissons aujourd'hui : nous avons souhaité l'autonomie, prenons-nous en charge ! Il ne faut pas continuer - sauf dans des situations exceptionnelles - de s'appuyer sur la mère patrie, même si la France a toujours été là dans les moments difficiles. C'est un état d'esprit un peu différent de celui de mon ami Michel Magras, à qui j'ai fait part de ma position.
M. Stéphane Artano, président. - Je voudrais conclure cette séquence et vous remercier du caractère très direct de nos échanges, qui nous permettent d'avoir l'esprit encore plus clair, même s'il l'était déjà puisque vous aviez déjà été assez clairs en 2020, lorsque Michel Magras vous avait auditionné dans le cadre de cette délégation. Nous allons poursuivre nos auditions.
Je voudrais toutefois préciser quelque chose. Dans notre esprit, il n'est pas question, si une nouvelle rédaction était envisagée, d'enlever quoi que ce soit à aucune des collectivités. Ce n'est ni la volonté, ni la vocation du Sénat, bien au contraire. Nous pensons plutôt que certaines collectivités ultramarines aimeraient se rapprocher de statuts plus autonomes. Je vous dis très librement ce à quoi nous réfléchissons : nous aimerions vraisemblablement ouvrir le champ des possibles. Il y a le niveau institutionnel qui fixe les grands principes et celui des lois organiques qui, par territoire, déclinent les grands principes qui ont été arrêtés. Il faut avoir à l'esprit ces deux niveaux et les distinguer.
Si l'on me disait par exemple, à propos de Saint-Pierre-et-Miquelon, que l'on fusionne les deux articles en me garantissant que la loi organique reste en l'état ou que je peux la faire évoluer sur certains points qui me semblent devoir être corrigés, cela ne me pose pas de difficulté particulière. Je le dis en tant que sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon et non en tant que président de la délégation ou ancien président de la collectivité. Je demanderais simplement, dans une telle hypothèse, des garde-fous, afin de faire en sorte que le bloc constitutionnel soit pleinement sécurisé. Micheline Jacques et moi aurons à rapporter au président Gérard Larcher, au titre du groupe « décentralisation », des propositions sur ce sujet. L'objectif sera de sécuriser tout ce qui peut l'être aujourd'hui : il n'est pas question d'initier un mouvement qui fragiliserait des collectivités dans l'exercice actuel de leurs compétences.
Je tenais à apporter cette précision, afin que vous soyez assurés que le Sénat est du côté des collectivités. Si le statut d'autonomie est satisfaisant (avec des adaptations qui relèvent sans doute de la loi organique en ce qui vous concerne), il n'y a pas de débat. Nous ne sommes pas sur une position dogmatique. Nous savons que d'autres collègues ultramarins envient sans doute les évolutions que vous avez connues et que les COM, au sens de l'article 74, ont connues. C'est en ce sens qu'un mouvement est en train de s'opérer. Nous souhaitons cependant nous assurer qu'au sein de tous les territoires qui ont été auditionnés par Michel Magras et la délégation en 2020, le constat reste le même. Si les souhaits des territoires ont évolué, tant mieux. S'ils ont évolué dans la loi organique, peut-être faut-il toiletter celle-ci ? Nous savons qu'en France, a lieu généralement une révision constitutionnelle tous les quinze ou vingt ans. Nous nous disons donc que le président de la République souhaitera peut-être profiter de cette fenêtre de tir pour offrir à l'outre-mer une possibilité d'évolution, pour ceux qui le souhaiteraient. Ce serait une opportunité. Ce n'est en rien une position dogmatique.
Nous sommes évidemment à vos côtés et ceux de nos amis de Polynésie française. Notre prochaine rencontre aura lieu au mois de novembre, sauf erreur de ma part.
M. Édouard Fritch. - Merci beaucoup. Je vous remercie également, ainsi que l'ensemble de vos collègues, à commencer par Micheline Jacques. J'ai bien compris la position que vous exprimez. Pendant que vous parliez, je pensais à une chose. Je crois qu'il faudra envisager à court terme de convier nos amis d'outre-mer (Antilles, Saint-Barthélemy...) en Polynésie française, afin de leur permettre de vivre quelque temps avec nous l'exercice de l'autonomie. Comme vous le savez, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie ont été accueillies au sein du Forum des Îles du Pacifique, qui ne regroupe que des territoires indépendants. Nous y sommes les seuls autonomistes. Nous avons fait venir chez nous - et je crois que mes prédécesseurs le faisaient aussi - des Samoans, des Tongiens, des Papous de Nouvelle-Guinée. Ils ont vu comment nous gérions notre pays. J'ai signé avec eux, avant la COP21, l'accord des leaders polynésiens que nous avions apporté à François Hollande à l'époque. Ils ont vu qu'il n'était pas nécessaire de franchir la ligne de l'indépendance pour pouvoir bénéficier de compétences que l'on peut exercer pleinement, avec un haut-commissaire, certes, toujours présent à notre droite. En fin de compte, ils ont compris que nous pouvions décider nous-mêmes. Il faut venir ici pour voir comment cela se passe.
Je vous remercie pour cet échange.
Jeudi 20 octobre 2022
Audition de M. Cyrille
Melchior,
président du conseil départemental de La
Réunion
M. Stéphane Artano, président. - Chers collègues, la délégation sénatoriale aux outre-mer auditionne cet après-midi Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion, dans le cadre de notre étude sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.
Je vous rappelle que la délégation a déjà entendu Mme Huguette Bello, présidente du conseil régional de La Réunion, le 13 octobre, qui nous a fait part, de façon très directe et claire, de son projet pour le territoire.
Elle a évoqué notamment le cinquième alinéa de l'article 73 de la Constitution, qui, je la cite, « occupe le champ politique réunionnais depuis quinze ans, est devenu l'objet de fantasmes et l'instrument d'arrière-pensées électorales. Ouvrir à La Réunion la faculté de pouvoir dicter des normes comme cela est reconnu à la Guyane, à la Martinique et à la Guadeloupe relève d'une approche pragmatique, parfaitement dans l'esprit du principe de différenciation étendu désormais au niveau national ».
Je vais vous donner la parole monsieur le président, pour un exposé liminaire, sur la base du questionnaire qui vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition afin de vous exprimer à votre tour.
Avec notre co-rapporteure, Micheline Jacques, nous vous interrogerons ensuite et je ne doute pas que mes collègues auront ensuite de nombreuses questions à vous poser.
M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion. - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je tiens en tout premier lieu à vous remercier, et à travers vous la Délégation sénatoriale aux outre-mer, pour cette initiative que vous avez lancée concernant l'avenir institutionnel des outre-mer. Bien sûr, tout le monde en a conscience, l'enjeu est majeur, tant pour les territoires, que pour la France continentale. En effet, la France rayonne, on le sait bien, par ses outre-mer, sa population, sa biodiversité, sa richesse culturelle et culinaire, sa force d'influence sur les bassins océaniques environnants, ainsi que sa zone maritime faisant de la France l'une des plus grandes puissances maritimes du monde.
Mais nous sommes aussi, chacun en a pleinement conscience, confrontés à une dure réalité, et, en ma qualité de président du conseil départemental de La Réunion, je voudrais évoquer le cas de mon île qui fait face à divers fléaux tels que le chômage, l'illettrisme, l'illectronisme, les violences, notamment malheureusement, les violences intrafamiliales, le coma circulatoire et les difficultés de déplacement, les limites liées à son insularité, à son exposition au changement climatique, ou encore, la vie chère qui, aujourd'hui, prend un accent tout particulier. Les crises successives de ces dernières années ont fortement impacté nos populations, qui, malgré toutes les qualités de résilience et de détermination, expriment aujourd'hui leurs limites.
La Réunion, terre de France et d'Europe dans l'océan Indien s'est bâtie en surmontant bien des épreuves pour construire une société du « bien vivre ensemble » apaisée, mais aussi résiliente. Les Réunionnaises et les Réunionnais aspirent à vivre mieux avec davantage de proximité, d'écoute et de dialogue. Nos concitoyens réclament davantage de solidarité, d'accompagnement envers les plus fragiles. Ils aspirent au développement économique créateur d'emplois, de richesses et de compétitivité. Mais ce développement ne pourra se faire sans développement social, sans accompagnement social, sans développement humain. Sur tous ces aspects, il convient de saluer l'intérêt et le sens de l'écoute de l'ensemble des gouvernements successifs. Force est de reconnaître que nous avons su, malgré les difficultés, faire reconnaître la place particulière des outre-mer dans les politiques publiques, ce qui a permis une certaine adaptation des mesures nationales au niveau local. Un exemple emblématique est la recentralisation du revenu de solidarité active (RSA) à La Réunion, intervenue en janvier 2020, permettant de libérer des marges de manoeuvre nouvelles pour notre collectivité en matière d'accompagnement des bénéficiaires du RSA vers leur insertion.
Bien évidemment, tout n'est pas parfait. De nombreux freins demeurent, qui ne permettent pas une prise en compte pleine et entière de nos spécificités locales. Il faut aussi noter l'existence de certains blocages, soit d'origine européenne, soit en provenance de l'administration française ou parfois aussi, en raison d'insuffisances financières.
Aujourd'hui, se pose avec acuité la question d'une évolution du modèle réunionnais, pas forcément d'un point de vue institutionnel, mais en posant les bases de propositions visant à permettre à notre territoire de retrouver le chemin du progrès sur lequel il a pu avancer depuis la départementalisation intervenue en 1946.
En ma qualité de président du département de La Réunion, je propose une trajectoire pour La Réunion qui pourrait être la base d'un contrat de territoire co-construit pour les prochaines années à l'horizon 2030. J'ai ici ce document que je peux vous faire parvenir qui propose quatre axes de développement : promouvoir l'excellence et la résilience réunionnaise, prioriser l'accès à l'emploi comme levier d'amélioration du niveau de vie grâce à une loi-programme, bâtir une stratégie régionale d'économie verte et bleue, renforcer la décentralisation des décisions administratives.
Mais pour réussir notre trajectoire, la poser et obtenir les résultats que nous souhaitons, il nous faut un cadre institutionnel stabilisé qui nous offre des possibilités d'adaptation et d'expérimentation. Nous ne devons pas nous tromper de débat. Le sujet institutionnel est un outil au service des institutions, et non pas un remède miracle à la crise de confiance que ressentent nos populations dans les outre-mer.
C'est d'ailleurs un constat partagé par une majorité de Réunionnaises et de Réunionnais. Une enquête d'opinion commandée par le département de La Réunion révèle que nos populations souhaitent un cadre institutionnel apaisé. Construisons une trajectoire ensemble. La départementalisation au cours des 76 dernières années a permis à La Réunion de franchir un pas de géant. À titre d'exemple, l'espérance de vie était en 1953 pour les femmes de 70 ans en métropole et de 53,5 ans à La Réunion. En 2020, elle était de 85,3 ans pour les femmes de métropole et de 84 ans pour les femmes réunionnaises. Pour les hommes, en 1953, l'espérance de vie en métropole était de 64 ans et à La Réunion de 47,5 ans. En 2020, l'espérance de vie en métropole pour les hommes était de 79 ans et à La Réunion, de 77 ans. Cela représente pour les femmes, 31 années gagnées, et pour les hommes, 30 ans avec un écart qui s'est fortement réduit à moins d'une année entre la métropole et La Réunion. Cela démontre bien que la départementalisation a eu des effets bénéfiques sur l'élévation du niveau de vie, et nous avons pu constater des progrès sur les plans sanitaire et éducatif, et en termes d'aménagement.
Cette enquête révèle que 68 % des Réunionnais estiment que la départementalisation a été une très bonne chose pour La Réunion. 76 % estiment qu'il vaut mieux avoir les mêmes lois qu'en France. 86 % veulent que La Réunion garde son statut actuel. Ma responsabilité d'élu est d'être à l'écoute des Réunionnais et de porter leur voix.
Je pense aussi, comme une majorité de mes concitoyens, que les problèmes ne viennent pas des institutions. La Réunion a réaffirmé, à maintes reprises, son attachement à l'organisation institutionnelle en vigueur, tout en sachant faire preuve d'intelligence dans la répartition des compétences. Parfois même, nous avons pu adapter nos compétences au contexte réunionnais, lorsque la région et le département se sont accordés sur une juste répartition, avant même que les lois ne les précisent, notamment dans le domaine agricole. C'est ce que nous voulons poursuivre.
Je plaide pour une stabilité institutionnelle, mais cela ne veut pas dire un statu quo, il nous faut instiller davantage encore d'intelligence. Il s'agit très clairement de revoir notre mode opérationnel qui, grâce à une plus grande décentralisation des décisions administratives, permettrait aux élus locaux d'adapter au mieux les politiques publiques locales dans leur territoire. Je voudrais citer à titre d'exemple la gestion de la ligne budgétaire unique (LBU). D'ailleurs, le rapport de la Cour des comptes rappelle que les crédits dédiés aux outre-mer sont largement sous-consommés.
Nous formulons des propositions, car nous avons, en matière d'accompagnement des personnes âgées, un modèle réunionnais qui fonctionne bien : le maintien à domicile. Mais pour cela, nous devons améliorer l'habitat de nos aînés, et nous demandons la décentralisation d'une partie de la LBU au profit de l'amélioration de l'habitat. Ces crédits pourraient être décentralisés et portés par le département. En matière d'adaptation des normes au contexte local, nous notons la demande des professionnels locaux du BTP qui souhaitent que l'État pérennise le financement des commissions locales de normalisation et accélère la création des cellules locales de validation des produits.
Dans le domaine de la coopération, nous l'avons expérimenté. Malheureusement, pour des raisons réglementaires, il nous a été demandé de stopper cette expérimentation. Mais nous voulons avoir la possibilité de développer localement des contrats aidés de coopération dont l'expérimentation a déjà démontré toute sa pertinence. D'autant qu'elle participait du rayonnement de la francophonie dans la zone océan Indien et permettait de faire en sorte que de jeunes Réunionnais, à travers les ambassades et les alliances françaises dans la zone océan Indien, puissent faire rayonner la francophonie et ses valeurs. Cela leur permettait aussi de revenir, enrichis d'une belle expérience dans un pays voisin.
Il serait également opportun que les collectivités locales puissent être associées en amont dans l'élaboration des lois et des décrets. Bien souvent, on nous demande de formuler des avis, alors même qu'il est déjà trop tard, parce que les décrets sont à paraître. À ce moment-là, notre avis ne compte que peu.
Ce n'est pas en accusant le 5ème alinéa de l'article 73 de la Constitution d'être le responsable de tous nos maux que nous allons avancer. Le processus actuel d'habilitation a démontré toutes ses limites. Ce chemin n'est en aucun cas une solution, pas plus que ne l'est la fusion des articles 73 et 74 de la Constitution qui pourrait fragiliser notre appartenance aux régions ultrapériphériques (RUP) et leurs avantages financiers. Il apparaît très clairement que c'est en poursuivant notre chemin, en faisant preuve d'intelligence institutionnelle que nos politiques publiques vont gagner en cohérence et en constance dans nos actions.
Il nous faut aussi une très bonne coordination territoriale et de la contractualisation sur les projets et les résultats attendus. Pour ce faire, il apparaît nécessaire de réactiver la conférence territoriale de l'action publique (CTAP). J'ai entendu que la présidente de région va réunir cette conférence début décembre. C'est une bonne chose, et nous y participerons, bien évidemment.
Un comité de gouvernance concertée, comme en Guadeloupe, mais élargi, réunissant l'État, la région, le département, le conseil de la culture, de l'éducation, de l'environnement, les chambres consulaires, pourrait être mis en place et devenir une véritable instance de décision locale pour concrétiser cette ambition de renouveau démocratique et institutionnel. L'occasion nous serait aussi donnée de relancer la concertation autour de la mise en oeuvre du plan de convergence pour La Réunion en réactivant notamment les comités de pilotage techniques indispensables à la construction d'une stratégie territoriale sur le long terme.
Ainsi, expérimentation et adaptation deviendraient des outils réels et pragmatiques au service du développement du territoire. Ils offriraient à La Réunion, une capacité d'innovation et d'action réelle qui lui fait malheureusement défaut aujourd'hui. Ce document est une contribution qui, bien évidemment, n'est pas figée. Lorsque le Gouvernement nous écrit pour nous proposer de participer au travail qui sera mené dans les prochaines semaines et les prochains mois, nous prenons acte de cette volonté. À ce propos, il est indéniable que le courrier qui nous a été transmis le 12 octobre 2022 ne prend pas suffisamment en compte les aspects sociaux et humains. Or, si nous en sommes là aujourd'hui, dans cette crise de confiance, c'est justement parce que nos concitoyens portent un regard critique sur la façon dont ils sont accompagnés. Nous allons proposer, en plus des neuf titres retenus, un titre consacré à l'action sociale et au développement humain, notamment pour les publics les plus fragiles.
Quand on parle de difficultés dans le fonctionnement des institutions, l'échelon communal est un sujet qui me paraît important, car aujourd'hui, La Réunion compte près de 870 000 habitants. Or, le découpage communal actuel date de l'époque où La Réunion comptait 350 000 habitants. J'estime que le modèle qui est le nôtre est obsolète. Il convient de mettre en oeuvre une réforme indispensable dans un souci de respiration démocratique pour rapprocher le citoyen du niveau qui lui est le plus proche, à savoir l'administration communale. Je propose donc une réforme tendant à aller vers plus de communes, sans, bien évidemment, aller vers un émiettement territorial communal. Mais 24 communes pour 870 000 habitants, cela donne matière à réflexion.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, nous traversons une période décisive, difficile. Les défis à venir sont immenses sur le plan économique, social, mais aussi en matière de transition écologique et solidaire. La Réunion, par le passé, a toujours su faire face à son histoire.
L'affermissement de notre statut de département français porte toute la richesse de notre nation et il permet la prise en compte de nos particularités et de nos difficultés. À l'aube des grands changements qui nous attendent, nous avons besoin que l'État nous accompagne, non pas vers une évolution institutionnelle, mais plus vers une trajectoire, un projet de développement consolidé, créateur d'emplois, de richesses, de compétitivité, de solidarité et d'accompagnement envers les plus fragiles. Dans ce cadre, c'est le besoin d'écoute et de concertation qui doit être renforcé, afin que notre île puisse continuer à faire rayonner notre pays dans ce grand bassin indo-pacifique.
M. Stéphane Artano, président. - Merci monsieur le président. Nous sommes preneurs des documents qui viendraient éclairer, comme vous l'avez montré, la trajectoire, pour alimenter les réflexions dans le cadre de notre rapport. Vous avez quasiment répondu à toutes les questions du questionnaire qui vous a été adressé, mais je voudrais revenir d'abord sur le rôle de l'État. Comment jugez-vous le rôle et l'accompagnement de l'État pour exercer vos compétences ? Les transferts se déroulent-ils bien ? Un accompagnement supplémentaire est-il nécessaire ? La déconcentration permet-elle suffisamment à l'État territorial d'adapter ses propres politiques, dans ses domaines de compétence, au contexte local (institutionnel, juridique, économique, social, culturel...) ? À cet égard, un décret du 8 avril 2020 permet aux préfets de déroger au droit en vigueur dans certaines conditions pour tenir compte des circonstances locales. Est-ce une faculté qui a été mise en oeuvre ?
M. Cyrille Melchior. - Le dialogue avec l'État est permanent. Le département est dans un dialogue constructif avec l'État et son représentant local, ainsi que l'ensemble des ministères. Mais cela ne veut pas dire que le dialogue est facile. Il faut sans cesse rappeler à l'État nos particularités, et je trouve qu'elles sont parfois, dans les instances parisiennes, insuffisamment prises en compte. Nous devons sans cesse rappeler notre situation de région monodépartementale, car dans les textes qui sont votés, cette dimension n'est malheureusement pas prise en compte. J'en veux pour preuve, par exemple, la mise en place des agences de la biodiversité. À La Réunion, le département a en gestion près de 80 % du territoire qui héberge la biodiversité réunionnaise, mais la place du département est secondaire dans le fonctionnement et la mise en oeuvre de l'agence locale de la biodiversité. Même chose, en matière de sport, nous avons des instances qui fonctionnent, mais avec une sous-représentation du département.
Dans l'Hexagone, lorsque vous avez une grande région et plusieurs départements, je comprends que les textes puissent être ainsi, mais quand il s'agit d'une région monodépartementale, malheureusement l'impression qui se dégage, c'est que la partie départementale n'est pas prise en considération. À force de persuasion, d'argumentation, nous arrivons à nous faire entendre par les instances de l'État. J'en veux pour preuve, deux dossiers.
Le premier dossier, que vous connaissez tous, est celui de la recentralisation de la dépense du RSA. J'avais dit lors du grand débat national faisant suite à la grande crise sociale des « gilets jaunes » que le département de La Réunion ne pouvait plus assumer la lourdeur de cette dépense. Par conséquent, beaucoup de dispositifs allant dans le sens de la prévention avaient été réduits. Pour redonner du sens à notre politique de prévention, il fallait redonner au département de La Réunion des capacités d'agir, mais elles étaient lourdement grevées par la dépense liée à la charge du RSA. J'ai été compris, puisque la loi de finances pour 2020 a intégré cette recentralisation, mais il a fallu se battre sans cesse, et le combat a duré près d'une année. Aujourd'hui, je suis content de dire que la charge a été recentralisée, mais le département reste moteur en matière d'actions d'insertion, à tel point que nous avons mené des expérimentations, notamment l'allocation d'insertion pour le retour à l'emploi qui permet aujourd'hui à 6 500 personnes bénéficiant du RSA de pouvoir repartir vers le monde du travail. Le travail avec l'État doit sans cesse être renouvelé, il faut revisiter nos dispositifs, mais quand on le fait, on obtient des résultats.
Le deuxième dispositif pour lequel nous avons dû nous battre, ce sont les résidences autonomie. Dans les dispositifs nationaux, les outre-mer ont été oubliés, alors même que l'accueil des populations les plus âgées doit être développé.
Je tiens donc à remercier bien évidemment les parlementaires, en particulier les sénatrices et les sénateurs qui nous ont accompagnés dans ce combat à travers un amendement adopté à la fin de l'année dernière. Désormais, les résidences autonomie sont possibles en outre-mer. Le dialogue avec l'État n'est pas simple, mais en argumentant sans cesse et en posant les vrais problèmes, il me semble que l'État peut nous entendre.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vous remercie pour vos réponses très éclairantes. Je vais passer à la partie constitutionnelle. Quel est votre avis sur une éventuelle fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie historique DOM-COM ? Quels garde-fous devraient y figurer, compte tenu de votre vision de l'avenir institutionnel de La Réunion ?
M. Cyrille Melchior. - Nous avons fait le choix de l'identité législative. Nous ne pouvons pas être en même temps dans l'identité législative et dans la spécialité législative. L'identité législative est aujourd'hui suffisante pour mener nos projets. Il nous faut ainsi davantage d'intelligence institutionnelle. Il s'agit très clairement de revoir notre modèle opérationnel. Je le dis avec sincérité, nous travaillons avec les intercommunalités, les 24 communes et avec la région de façon très objective. Nous avons, sur le modèle réunionnais, posé les bases d'un dialogue permanent entre les collectivités locales. Cette intelligence institutionnelle nous convient bien, et nous faisons en sorte qu'elle vive dans de bonnes conditions aujourd'hui comme demain.
Nous n'avons donc pas besoin de révision constitutionnelle pour une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution. Nos concitoyens sont très éloignés de ce débat. Ils demandent que le pacte républicain puisse continuer à produire de l'égalité sociale, que l'ascenseur social, qui était une vraie réalité il y a 10 ou 15 ans, retrouve toute sa force, que l'éducation populaire retrouve du sens, que la lutte contre les addictions, le renforcement de la politique de parentalité, retrouvent un nouvel élan, qu'il y ait de l'insertion durable. Mais une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution est loin des réalités de nos concitoyens, et j'appelle à une stabilité institutionnelle.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Monsieur le président, si je puis me permettre, l'un n'empêche pas l'autre, puisque Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon sont régis par l'article 74 et par l'identité législative, et non par la spécialité législative.
Quel sens donnez-vous aux notions de différenciation et de responsabilisation ? Quel contenu concret y attacheriez-vous ? Où situeriez-vous la limite avec la notion d'autonomie ?
M. Cyrille Melchior. - Dans ma vision, la différenciation serait l'adaptation à la réalité de chaque département d'outre-mer dans le cadre des alinéas 1 et 2 de l'article 73 de la Constitution. La responsabilisation serait une décentralisation administrative vers les élus, une conférence territoriale de l'action publique (CTAP) plus fréquente et pourquoi pas un comité de gouvernance concerté comme en Guadeloupe où il y a une véritable instance de décision locale. L'autonomie serait le régime de spécialité législative avec des lois et des règlements qui ne s'y appliquent que sur mention expresse et un statut qui fixe notamment les compétences de la collectivité, les règles d'organisation et de fonctionnement des institutions, ainsi que le régime électoral de son assemblée délibérante.
Voilà comment je perçois ces notions de différenciation, de responsabilisation et d'autonomie. Il nous faut bien sûr de la différenciation, et en même temps il nous faut de la responsabilisation. Mais nous ne voulons pas tendre vers la notion d'autonomie, parce que nous avons ici un cadre institutionnel qui nous permet de co-construire notre projet. Nous avons besoin de revoir les modalités pratiques de fonctionnement de ces projets, de les co-construire, sans remettre en cause nos institutions.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Si l'article 73 de la Constitution devait être modifié, quelles dispositions souhaiteriez-vous modifier ? Lesquelles sont un point de blocage pour des évolutions que vous souhaiteriez ?
M. Cyrille Melchior. - L'article 73 de la Constitution dans sa rédaction actuelle nous convient très bien, donc ce débat institutionnel me paraît en décalage par rapport aux attentes de nos concitoyens. Je le dis et je le répète, je ne prône pas de modification de l'article 73 de la Constitution.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Estimez-vous que le statut européen de région ultrapériphérique pourrait être fragilisé par une évolution des compétences ou du pouvoir normatif de La Réunion ?
M. Cyrille Melchior. - Le statut européen de région ultrapériphérique nous confère certains avantages indéniables, notamment en termes de plan de rattrapage par rapport au niveau de développement des autres régions européennes. C'est pour cela que nous ne voulons pas que ce statut soit fragilisé. L'article 349 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ne fige en rien la notion de région ultrapériphérique, et nous avons pu bénéficier d'un accompagnement très fort de l'Union européenne en matière d'aménagement structurel, de transition écologique, sur le plan éducatif et sanitaire, et dans le domaine du développement agricole. Il convient donc de ne pas mettre en péril ce statut, parce que la solidarité européenne nous est encore très utile. Le passage vers l'article 74 est donc pour nous une source d'inquiétude en matière d'évolution des crédits européens.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Un amendement directement inspiré des travaux de Michel Magras avait été présenté lors de l'examen d'une proposition de loi constitutionnelle en octobre 2020 au Sénat. Il refondait les dispositions outre-mer. Que pensez-vous de cette proposition de rédaction ?
M. Cyrille Melchior. - Cette évolution ne me paraît pas nécessaire. La véritable question qui se pose est celle de notre modèle opérationnel qui doit être amélioré avec une plus grande décentralisation des décisions administratives permettant aux élus locaux d'adapter au mieux les politiques publiques locales dans leur territoire
Mme Viviane Malet. - Merci monsieur le président du département pour ces propos rassurants. Comme vous, je pense que nos concitoyens à La Réunion sont très éloignés du débat institutionnel. Pour les Réunionnais, le problème du statut ne va pas régler le problème de la vie chère, de l'emploi, ni celui des personnes âgées. Les projets en cours que nous pouvons réaliser et adapter seront bénéfiques pour nos territoires. Vous avez parlé tout à l'heure des résidences autonomie, un sujet qui m'est cher puisque j'avais demandé que dans la loi dite 3DS la réalisation de résidences autonomie soit autorisée en outre-mer. Nous avons obtenu cette autorisation, mais depuis je ne vois pas le décret sortir. Le département travaille-t-il sur un projet adapté avec le Gouvernement ? Nous savons comment fonctionne le territoire, comment sont nos personnes âgées. Je connais le travail mené par le département en faveur des personnes âgées. Le département travaille-t-il sur un modèle particulier que nous pourrions porter ?
M. Cyrille Melchior. - En la matière, quand il s'agit de solidarité envers nos aînés, nous avons le devoir d'aller le plus loin possible et lorsque nous avons constaté que les territoires d'outre-mer étaient à l'écart de ces dispositifs d'accueil que sont les résidences autonomie, nous avons mesuré combien, parfois, le sentiment d'injustice pouvait être prégnant. Cela démontre encore une fois toute la pertinence de mes propos aujourd'hui : si aucun travail acharné des parlementaires et des collectivités territoriales n'est mené, le sentiment d'injustice et d'inégalité va perdurer. Il ne s'agit pas d'un problème de statut, il s'agit d'un travail acharné sur l'alignement des dispositifs pour tenir compte du contexte local.
Nous avons un modèle d'accompagnement des familles dans les outre-mer sur un mode d'accueil familial qui doit être protégé, préservé, parce que la solidarité intergénérationnelle a encore beaucoup de sens. Mais quand des difficultés de la vie surviennent, la population doit pouvoir envisager de nouveaux modes d'accueil. En lien avec l'agence régionale de santé de La Réunion, le département a lancé tout dernièrement un programme de rattrapage en matière de structure d'accueil avec des Ehpad, mais je préfère dire des lieux de vie « nouvelle génération » pour nos aînés. De façon intermédiaire, les résidences autonomie vont combler un vide sur le territoire. Nous travaillons sur ces résidences autonomie et je salue le travail des opérateurs car nous avons des opérateurs de qualité sur ce territoire de La Réunion. Ils sont prêts à travailler à la mise en place des résidences autonomie, et nous voulons d'ores et déjà les mettre en place par microrégion. Des opérateurs proposent des réalisations concrètes et très prochainement, les premiers projets vont sortir de terre. Je salue le travail des parlementaires, en particulier de la sénatrice Viviane Malet, mais aussi de tous les autres qui ont permis de faire avancer ce dossier des résidences autonomie.
Il convient de poursuivre avec l'aide au paiement du loyer, l'allocation logement foyer versée par la caisse d'allocations familiales qui sera revalorisée. Il faut construire des bâtiments, mais le bâtiment, ce n'est que de l'immobilier. De mon côté, je pense d'abord humain, après je pense investissement et travaux. Nos personnes âgées, pour la plupart, vivent en dessous du seuil de pauvreté. Les résidences autonomie apportent une réponse en matière de mode d'accueil. La revalorisation a fait l'objet d'un amendement adopté au titre du projet de loi de finances pour 2022. À chaque fois que nous constatons des anomalies, des oublis, des manquements, il faut corriger les dispositifs. C'est la méthode qui a prévalu jusqu'à maintenant, mais à l'avenir, je n'ai plus envie de devoir rattraper par des amendements certains manquements. Il nous faut, lorsque les projets de loi sont en cours de préparation, pouvoir les examiner sous le prisme des outre-mer et intégrer, avant même que la loi ne soit votée, nos particularités pour éviter que le sentiment d'injustice ne se développe encore plus. À La Réunion, la présidente de région et moi-même, sommes dans la coconstruction d'un projet pour l'île. Même si nous ne partageons pas les mêmes convictions politiques, nous sommes capables de travailler ensemble. C'est le modèle réunionnais, le vivre ensemble, mais aussi, le travailler ensemble.
M. Stéphane Artano, président. - Merci beaucoup monsieur le président. Vous avez rappelé que vous souhaitiez ajouter deux thématiques qui sont les thématiques identifiées par Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur et des outre-mer, dans les groupes de travail qui vont être constitués. Si ces travaux conduisaient à une possible modification statutaire, à une évolution institutionnelle, envisageriez-vous notamment de donner à La Réunion la capacité de pouvoir adapter encore plus fortement les normes par exemple ?
M. Cyrille Melchior. - Tant qu'elle n'implique pas une remise en cause de l'alinéa 5 de l'article 73 de la Constitution. Pour ma part, je suis favorable à un travail opérationnel plutôt que sur la rédaction des articles de la Constitution.
Mardi 25 octobre 2022
Audition de M. Gabriel
Serville,
président de la collectivité territoriale de
Guyane
Mme Micheline Jacques, présidente. - Mes chers collègues, la Délégation sénatoriale aux outre-mer auditionne cet après-midi M. Gabriel Serville, président de la collectivité territoriale de Guyane (CTG), dans le cadre de la préparation de son rapport sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.
Le président de la délégation Stéphane Artano vous prie de bien vouloir l'excuser ; il est malheureusement retenu à Saint-Pierre-et-Miquelon. C'est donc en ma qualité de vice-présidente que je le remplace. Néanmoins, il suit nos échanges en direct.
Je vous rappelle que nous avons déjà entendu les exécutifs de Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon et la Polynésie française. Nous auditionnerons prochainement le président du conseil départemental de Mayotte.
Monsieur le président, les élus de Guyane se sont réunis en congrès le 26 mars 2022 et ont exprimé leur souhait d'une inscription du territoire dans la Constitution en tant que collectivité territoriale autonome à statut particulier, prolongeant ainsi la demande de collectivité sui generis portée par vos prédécesseurs.
Nous sommes donc intéressés par le bilan que vous dressez de l'organisation institutionnelle actuelle de la Guyane et par la présentation de vos propositions d'évolution ou d'adaptation.
Je vais vous donner la parole, pour un exposé liminaire, sur la base du questionnaire qui vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition.
M. Gabriel Serville, président de la collectivité territoriale de Guyane (CTG) - Je suis accompagné de M. Roger Aron, vice-président en charge de l'agriculture, de la pêche, de la souveraineté alimentaire et de l'évolution statutaire, de Mme Samantha Cyriaque, vice-présidente chargée de l'autonomie et du handicap, de Mme Isabelle Vernet, conseillère territoriale en charge de la réussite scolaire et de la lutte contre le décrochage et de Mme Christiane Barbe, conseillère territoriale en charge de l'agroalimentaire.
Madame la présidente, je vous remercie pour le temps que vous allez nous consacrer. Pour comprendre comment le processus a été engagé en Guyane et comment nous avons l'intention de le mener à son terme. Cependant, je souhaite vous dire ma circonspection sur la nature même de l'exercice et ses objectifs ; je le dis sans mettre en cause bien évidemment les personnes qui en sont à l'origine, car je sais à quel point il faut se battre pour faire entendre la voix très singulière de nos territoires, et en particulier celle de la Guyane. Nous avons cependant l'intime conviction que cela fait trop longtemps que nous réfléchissons aux modalités d'évolution des cadres statutaires de nos territoires respectifs, même si tous les territoires ne sont pas sur la même ligne de départ avec les mêmes objectifs. En Guyane, nous avons le sentiment que nos voix ne sont guère entendues. J'ai tenté en 2018, lorsque le président de la République avait engagé un premier processus de révision de la Constitution, de faire entendre une voix différente concernant la Guyane, en demandant que celle-ci fasse l'objet d'une inscription au sein de la Constitution dans un article dédié prenant en considération les réalités objectives de ce territoire. Or, l'affaire « Benalla » est intervenue et a interrompu ce processus engagé.
Je voudrais rappeler quelque chose de fondamental. Il s'agit du Préambule de la Constitution. Ce Préambule, qui est le siège des droits et des libertés constitutionnellement garanties, constitue un véritable hiatus constitutionnel et démocratique. En effet, son deuxième alinéa dispose qu'en vertu du principe de la libre détermination des peuples, « la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer, des institutions nouvelles fondées sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité, et conçues au vu de leur évolution démocratique ». Le Préambule de la Constitution a été rédigé avant la phase de décolonisation qu'ont connue les pays d'Afrique, notamment subsaharienne, dans les années 1960, et est resté le même depuis. Or il offre une vision foncièrement erronée de ce que sont nos territoires, car il cite des territoires d'outre-mer et sa rédaction laisse penser que nous serions toujours des colonies que la République accompagnerait en vue de leur évolution démocratique. Pourtant, les élections législatives, présidentielles, sénatoriales et communales se déroulent en même temps dans tous les territoires d'outre-mer, sauf en cas de décalage pour des raisons pratiques. Fondamentalement, le Préambule comprend un élément qui ne nous convient pas et il est temps pour le Gouvernement de le corriger : soit ces territoires sont considérés comme faisant partie de la République, soit ils sont en dehors de la République, ce qui implique de se poser différemment la question de l'évolution de leurs institutions.
Concernant votre questionnaire, je suggère que nous prenions le temps d'avoir un débat, tout en nous réservant la possibilité de vous faire parvenir des réponses précises au questionnaire par écrit.
Le président de la République a affirmé, dès le départ, que la question de l'évolution statutaire n'était pas une question taboue. Il a également considéré que nous étions arrivés au terme d'un cycle et qu'il faudrait changer de logiciel, car l'actuel est devenu caduc et ne nous permet plus de répondre à nos véritables interrogations. Il a également jugé qu'il ne fallait pas avoir peur d'aller vers une certaine radicalité pour faire la démonstration à nos concitoyens que nous sommes dans une dynamique d'évolution sur les institutions, ainsi que sur les politiques publiques déployées dans nos différents territoires. Ces discussions constituent des fondamentaux très importants à partir desquels nous devrons construire le nouveau paradigme sur lequel la Guyane et les autres territoires ultra-marins vont pouvoir s'appuyer pour faire entendre une voix différente.
Je crois que la Délégation sénatoriale aux outre-mer devrait prendre au mot les membres du Gouvernement et le président de la République. La parole du président de la République est une parole forte qui doit être le fil conducteur permettant à notre territoire de se transformer résolument.
Sur la question du calendrier, le président de la République nous a demandé de travailler très rapidement. Il nous a suggéré d'établir un calendrier de travail nous permettant d'arriver avec des documents aboutis, une loi organique rédigée et une consultation de la population à la date butoir de fin 2023-début 2024, afin de pouvoir nous associer au travail réalisé concernant la révision constitutionnelle relative à la Nouvelle-Calédonie. En faisant le rétro-planning, cela signifie que nous allons nous retrouver dans une dynamique extrêmement contrainte.
Cette dynamique comporte un certain nombre de séances de travail entre le Gouvernement et le comité de pilotage qui porte la question de l'évolution statutaire de la Guyane avec le congrès des élus de Guyane. Ce travail de co-construction sur plusieurs thématiques rejoint une partie de vos interrogations. Le processus est donc déjà largement engagé, mais nous avons conscience qu'il nous reste un très long chemin à parcourir pour pouvoir arriver au résultat final.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie, monsieur le président. Je souhaite vous rassurer sur le fait que le Sénat est le représentant des collectivités territoriales et que le travail que nous menons s'inscrit dans la continuité du travail de Michel Magras sur la différenciation territoriale. Ce travail avait abouti à un rapport intitulé Différenciation territoriale outre-mer : quel cadre pour le sur-mesure ? Michel Magras s'est intéressé très tôt aux problèmes rencontrés dans les différents territoires ultramarins et l'objectif de cette audition consiste justement à réactualiser ce rapport, par le biais de nos échanges. Il appartiendra à chaque territoire de faire ce qu'il souhaite, et le Sénat aidera en qualité d'accompagnateur, pour porter la voix de tous les territoires dans le respect de chacun. Je suis tout à fait favorable à échanger avec vous, et je recevrai avec plaisir vos réponses précises aux questions.
M. Gabriel Serville. - S'agissant de l'organisation institutionnelle actuelle de la Guyane, nous en dressons un bilan mitigé, pour ne pas dire un bilan insatisfaisant. Certes, la collectivité territoriale de Guyane, telle qu'elle est conçue depuis la loi de 2011 et mise en place en 2016, a constitué une avancée réelle par rapport à la situation précédente, car elle a apporté davantage de moyens et d'efficacité. Pour autant, les limites résultant notamment des normes et des difficultés à trouver de nouveaux leviers financiers constituent de très forts blocages. À partir de ces éléments d'analyse, toutes les voix convergent pour dire qu'il faut parvenir à lever ces normes qui ne sont pas conçues pour le territoire de la Guyane et qui ne prennent pas du tout en considération ce que sont nos réalités.
Nous avons de nombreux exemples de projets entravés par le système actuel. J'en citerai deux ou trois pour illustrer mon propos, en commençant par l'impossibilité qui a été faite au territoire guyanais de pouvoir explorer les côtes du territoire pour la recherche d'hydrocarbures. La collectivité régionale avait en effet la compétence pour délivrer les permis d'exploration, mais cette compétence est devenue caduque depuis la loi dite loi « Hulot » du 30 décembre 2017 qui a mis fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures, empêchant la Guyane de regarder son destin en face. Aujourd'hui, sur les côtes de l'Amérique du Sud, les pays limitrophes sont en train de mener de très beaux travaux d'exploration des ressources pétrolières. Je pense notamment au Suriname, au Brésil, au Guyana. Dans ce dernier pays, il a été trouvé une source très intéressante d'hydrocarbures. Il est vrai que les accords de Paris nous engagent à rechercher tout ce qui peut lutter contre le réchauffement climatique, mais il prévaut en Guyane un sentiment d'iniquité et d'injustice car les pays voisins vont pouvoir se développer, proposer de l'emploi, aménager et s'équiper durablement alors que nous allons devoir conserver cette politique de main tendue et quémander les quelques sous qui nous sont donnés par la France et par l'Union européenne. Cette situation pose problème.
Nous avons vu dernièrement toutes les difficultés pour implanter une centrale électrique, à cause d'une loi sur l'environnement mise en exergue par des associations de protection de l'environnement, ce qui a conduit à des recours judiciaires multiples. Le projet de construction de la nouvelle centrale électrique a été bloqué. Or il se trouve que la Guyane a connu récemment deux ou trois blackouts. Si nous ne réagissons pas très rapidement pour trouver une solution, nous allons nous retrouver dans des situations extrêmement compliquées dans les années à venir.
La question se pose aussi quant à notre capacité à nous approvisionner auprès de nos voisins en carburant. Nous avons les carburants les plus chers du continent sud-américain en raison de normes et de lois entravant notre capacité à avancer sereinement.
Par ailleurs, nous ne pouvons pas disposer du foncier comme nous l'aurions souhaité. 90 % du foncier guyanais est la propriété de l'État et nous n'avons pas beaucoup de foncier aménagé. À chaque fois que nous nous orientons vers des projets d'équipements structurants, la loi entraîne toute une série de difficultés bloquant l'évolution du territoire.
Je pourrais également citer la loi Littoral qui s'applique de façon incohérente sur l'intégralité du territoire guyanais et qui pose de véritables contraintes en matière d'aménagement du territoire. Lorsque nous avons voulu par exemple créer une installation de stockage des déchets non dangereux (ISDND) pour accueillir les déchets ménagers de Guyane, nous nous sommes rendu compte que cela n'était pas possible. La loi Littoral n'a pas été conçue pour la configuration du territoire guyanais.
Lors de mes passages sur certains médias, j'ai expliqué qu'on nous obligeait à importer du bois de hêtre de l'Union européenne pour procéder au boucanage des viandes, alors que cela fait des décennies, pour ne pas dire des siècles, que les Guyanais avaient l'habitude de boucaner leur viande avec le bois de Guyane, territoire couvert à 95 % de forêts tropicales primaires. Il s'agit d'un réel paradoxe.
Votre questionnaire porte aussi sur notre souhait ou non d'exercer de nouvelles compétences, notamment normatives. La réponse est oui pour ce qui concerne la gestion de l'environnement, la pêche, l'agriculture, l'énergie, la biodiversité, le sport, le transport, le logement, le bâtiment, les hydrocarbures, la fiscalité, les programmes scolaires, etc. Je vous transmettrai la réponse par écrit. À chaque fois que nous abordons une thématique, nous voyons une foule de normes qui posent des contraintes et qui nous empêchent d'évoluer favorablement. J'avais dit, quand j'étais député, qu'il fallait que les études d'impact passent en revue les effets bénéfiques ainsi que les effets contraignants de la mise en application des lois sur nos territoires. Les députés m'avaient répondu que cela risquait d'alourdir considérablement les études d'impact qui précèdent l'écriture de la loi. S'il n'est pas possible de le faire dans ce sens, il faudrait donner la possibilité aux outre-mer de faire leurs propres lois du pays soumises au Conseil constitutionnel. Notre objectif en effet n'est pas de couper le cordon ombilical, mais de dire que notre République, à travers la Constitution, devrait se montrer plus intelligente en nous permettant de rédiger les normes, quitte à ce que ces normes soient censurées par le Conseil constitutionnel si elles contrevenaient au texte fondamental.
En sens inverse, nous réfléchissons à la restitution de la compétence de l'aide sociale à l'enfance (ASE) car nous nous rendons compte qu'il s'agit d'un véritable sac de noeuds avec des obligations faites aux conseillers territoriaux sans leur donner les moyens adaptés. La décision n'est pas encore prise, mais nous nous interrogeons réellement.
S'agissant de la prise en compte de nos souhaits et avis lors de l'élaboration de la loi ou des décrets, j'ai une appréciation très réservée, car la collectivité territoriale de Guyane est souvent consultée tardivement et il n'est quasiment jamais tenu compte de ses observations. À titre d'exemple, je rappelle que la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dans son article 81, a autorisé le Gouvernement à prendre des ordonnances pour réformer le code minier. Par courrier du 4 mars 2022, le préfet de la région de Guyane a saisi la collectivité territoriale d'une demande d'avis. Cette demande concerne plusieurs ordonnances et décrets. L'avis de la collectivité devait être émis avant le 4 avril 2022, soit un mois après le courrier de demande d'avis, ce qui est matériellement impossible. Nous avons répondu le 30 mars 2022, mais entre le courrier et l'avis rendu, ce fut un réel parcours du combattant. Deux ordonnances intéressaient particulièrement la Guyane, à savoir l'ordonnance relative aux fondements juridiques, aux objectifs du code minier français et aux conditions d'attribution des demandes de titres miniers (la Guyane étant un territoire minier), et l'ordonnance DROM. La CTG a adopté une délibération le 30 mars 2022, dans laquelle elle a émis des avis défavorables. Cependant, aucune des observations de la CTG n'a été retenue. Or nous savons bien que la Guyane possède beaucoup de gisements d'or et sans doute d'hydrocarbures. Le nouveau code minier est tout simplement inadapté à la configuration de notre territoire et pourtant, il s'appliquera pendant les cinq prochaines années en Guyane, avec des conséquences extrêmement désastreuses. Cet exemple permet d'illustrer à quel point nos avis ne sont pas pris en compte dans la production de normes et de lois au niveau national et, par voie de conséquence, au niveau européen.
Sur la question du passage au principe de spécialité législative, cela nous paraît plus que nécessaire, et même indispensable. J'avais précédemment cité toute une série de thématiques qui, par ailleurs, feront l'objet de discussions dans le cadre des travaux que nous allons entreprendre avec le Gouvernement sur l'évolution statutaire. Il s'agit de thématiques tournant autour de l'environnement, de la pêche, des programmes scolaires, de l'agriculture, de l'énergie, tout ce qui fait le quotidien de la politique guyanaise et des habitants de ce territoire.
Vous nous interrogez aussi sur les mécanismes qui permettent, en application des troisième et quatrième alinéas de l'article 73 de la Constitution, de solliciter des habilitations à adapter les normes dans les domaines de compétence de l'État. Je vous ferai grâce de la lecture des alinéas 1 et 2 de l'article 73 de la Constitution et de tout ce qu'ils prévoient, et je vous dirais que ces dispositions peuvent être sollicitées en attendant une évolution statutaire de la Guyane. Mais il s'agit de procédures très longues et nous considérons que cela ne peut pas être la solution à nos problèmes. Nous n'allons donc pas nous y attarder.
En ce qui concerne la création de la collectivité unique et l'amélioration de l'efficacité des politiques publiques, nous estimons tous que l'avènement de la collectivité territoriale de Guyane a constitué une avancée certaine, mais le manque de moyens et la dépendance encore trop forte à l'égard de l'État constituent des points de blocage. Cependant, contrairement à la Martinique, ce cadre institutionnel n'a pas créé de blocage particulier car le continuum de compétences n'a pas été toxique en soi. Mais il manque des moyens.
Une de vos questions porte sur la prise en compte des populations amérindiennes et bushinenges et s'il faut aller plus loin, le cas échéant en modifiant le cadre statutaire actuel. À droit constant, d'une part, nous allons pouvoir continuer à renforcer le rôle du grand conseil coutumier des populations amérindiennes et bushinenges et, d'autre part, nous allons continuer les travaux pour organiser la rétrocession des quatre-cent-mille hectares de terres, question fondamentale dans le cadre des accords de Guyane signés en avril 2021. La question de l'accès et du partage des avantages tirés de la biodiversité peut selon nous également être réglée dans le cadre actuel. En revanche, aller plus loin et créer un Sénat coutumier nécessiterait probablement de sortir du cadre institutionnel actuel, car cela ferait appel à d'autres définitions de compétences. Cela ne constitue pas la priorité pour le moment. Il n'y a pas de demandes en ce sens.
L'évolution statutaire de la Guyane, selon ses élus, est donc désormais inéluctable car les défis internes sont vraiment prégnants. Il s'agit de défis qui s'imposent au niveau régional et international en termes environnementaux, migratoires et économiques. Il est donc nécessaire d'anticiper et, dans cette anticipation, que nous soyons entendus par le Gouvernement. Il faut agir rapidement pour nous adapter en permanence à cet environnement amazonien qui peut être porteur de tous les espoirs, mais également de tous les dangers. Je pense notamment au phénomène de criminalité sur le territoire, à la circulation des armes à feu venant du continent sud-américain et à la circulation des drogues qui transitent par la Guyane avant de prendre l'avion pour l'Hexagone.
Nous avons également parlé de défis climatiques, certains estimant que la Guyane risque de subir toutes les conséquences négatives du réchauffement climatique, tandis que d'autres estiment au contraire que le plateau de la Guyane pourrait constituer un véritable refuge climatique, auquel cas la Guyane devrait s'attendre à voir affluer sur ses côtes un nombre très important de réfugiés climatiques.
Sur la question du rôle et de l'accompagnement de l'État dans l'exercice de nos compétences, il s'agit du principal sujet de discussion que nous avons depuis quelque temps avec le ministère des outre-mer et que nous allons continuer à approfondir dans les mois qui viennent. Travailler sur la question de l'évolution statutaire de la Guyane ne doit pas nous exonérer d'oeuvrer à l'amélioration du cadre financier, et notamment dans le cadre de la contractualisation pluriannuelle entre la CTG et l'État. Nous pensons que l'État n'a pas un langage suffisamment clair sur l'appui qu'il entend fournir dans le cadre du prochain contrat de convergence et de transformation du territoire, pour tout ce qui concerne l'aménagement du territoire et notamment les infrastructures routières. La Guyane est un territoire de 84 000 km², vaste comme le Portugal et avec des communes très éloignées de la bande littorale et de Cayenne, uniquement accessibles par les airs ou par les voies fluviales. La Guyane souffre d'un enclavement historique ; cela fait plus de 400 ans que l'État français est sur le territoire guyanais, mais il n'a construit que 400 kilomètres de routes. Il existe donc une réelle problématique concernant les infrastructures routières, qui devrait être prise en charge à la fois par la collectivité et par l'État.
Vous nous interrogez ensuite sur la déconcentration de l'État et si elle permet à celui-ci d'adapter ses propres politiques au contexte local. Je souhaiterais citer deux exemples, à savoir le réseau routier et la lutte anti-vectorielle. Concernant le réseau routier, comme dans l'Hexagone, l'État confie à la région la compétence, mais garde les axes stratégiques. Or le réseau territorial, dont nous avons la responsabilité, vient trop souvent au secours des routes nationales. Le réseau national souffre en effet d'une situation dégradée qui n'est pas du tout prise en considération par les services de l'État.
Concernant la lutte anti-vectorielle, une loi récente entend tirer les conséquences de la gestion d'une répartition hasardeuse des compétences. Aujourd'hui, l'agence régionale de santé (ARS) cherche à conserver des crédits qui auraient pu être utilisés différemment, pour financer ses propres politiques publiques au lieu de les mettre au service de la lutte anti-vectorielle qui est désormais dévolue à la CTG. Nous sommes en discussion avec l'ARS pour une meilleure gestion de ces crédits.
Une autre question, porte sur un projet de fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie historique DOM COM. Les articles 73 et 74 ont montré leurs limites. Plusieurs territoires ont déjà dépassé ces cadres. Il s'agit d'expériences ayant débouché sur des conclusions plus ou moins heureuses et l'essentiel est de permettre aujourd'hui à chaque territoire de créer un cadre institutionnel tenant compte de la différenciation entre les outre-mer et l'Hexagone. Le principal garde-fou serait que la fin des articles 73 et 74 ne signifie pas la fin du statut de région ultrapériphérique.
Vous m'interrogez sur le sens donné aux notions de différenciation, de responsabilisation et d'autonomie. Je vous enverrai par écrit mes réponses qui rappellent les différences entre ces deux notions. Quant à l'autonomie, il s'agit selon nous de la capacité à forger ses propres lois, ses propres règles et ses propres valeurs. Nous sommes tous d'accord pour dire que c'est la direction que nous devons prendre.
Une autre question porte sur notre demande d'inscrire la Guyane dans la Constitution en tant que collectivité territoriale autonome à statut particulier. Vous souhaitez également savoir si un statut à la carte, dans le cadre de l'article 74 actuel ou d'un article issu de la fusion des articles 73 et 74 pourrait satisfaire nos demandes d'évolution. Nous pensons qu'un statut sur-mesure serait tout à fait capable de répondre à nos problématiques et constituer un levier pour notre développement économique et social. Nous l'avons dit et répété, mais nous avons souvent le sentiment d'une grande frilosité à ce sujet de la part des gouvernements successifs.
Sur le statut de région ultrapériphérique, nous ne craignons pas que l'évolution institutionnelle souhaitée remettre en cause ce statut européen. Nous nous basons en cela sur le statut des régions espagnoles ou portugaises qui sont dotées d'une très forte autonomie sans pour autant avoir perdu leur statut de région ultrapériphérique de l'Union européenne. Cela pose cependant des contraintes différentes nécessitant la mise en oeuvre d'une approche différenciée.
Une question porte sur le degré d'adhésion de la population à la perspective d'une évolution des institutions ou à une extension des compétences. Mon travail en tant que président de la CTG sera d'apporter les réponses aux inquiétudes réelles ou supposées de la population. Le consensus entre les élus, la population civile et les différents corps constitués semble cependant se dessiner. Nous sommes plutôt sereins par rapport à cette problématique. Nous nous sommes dotés d'une cellule communication qui aura pour mission d'aller sur le terrain à la rencontre des populations, afin que ces dernières comprennent le processus engagé. Si le travail d'information et de communication est correctement réalisé, nous estimons qu'il n'existe pas de raison que la population s'y oppose.
Enfin, vous nous interrogez sur un amendement de réécriture des dispositions constitutionnelles outre-mer directement inspiré des travaux de Michel Magras et qui avait été présenté lors de l'examen d'une proposition de loi constitutionnelle en octobre 2020 au Sénat. Cet amendement constitue une excellente base de travail s'appuyant sur le principe de la différenciation. La difficulté que nous avons cependant relevée a trait au fait qu'il n'évoque pas réellement des transferts de moyens humains et de moyens financiers. Cet amendement constitue donc une bonne base de travail, mais il faut le faire évoluer vers une contractualisation entre l'État et les différents pays d'outre-mer. Sur les aspects financiers, nous sommes en discussion avec l'inspection générale des finances et l'inspection générale de l'administration sur la manière de réformer la fiscalité de la CTG dans la perspective de l'évolution statutaire.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Merci pour votre exposé très éclairant. Concernant la question des transferts financiers, vous seriez donc favorable à ce que la Constitution précise l'obligation de contractualisation avec l'État pour accompagner ces transferts de compétences ?
M. Gabriel Serville. - Tout à fait. Les transferts de compétences ne sont pas toujours accompagnés d'un transfert de moyens adéquats.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Pourriez-vous, s'il vous plaît, repréciser si vous souhaitez toujours que la Guyane ait son titre propre dans la Constitution, comme la Nouvelle-Calédonie, ou si un statut à la carte dans le cadre de l'article 74, comme la Polynésie française, vous suffirait ?
M. Gabriel Serville. - Nous souhaitons un statut à la carte, mais nous considérons que la Guyane doit pouvoir être inscrite dans la Constitution en tant que telle.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Je terminerai par un rappel concernant les régions ultrapériphériques (RUP) et les pays et territoires d'outre-mer (PTOM). Saint-Barthélemy et Saint-Martin constituent deux collectivités d'outre-mer régies par l'article 74. Pourtant, l'une a le statut de PTOM tandis que l'autre a le statut de RUP. Le statut national ne lie pas le statut européen.
M. Gabriel Serville. - Tout à fait, nous en avons discuté avec le président de la collectivité de Saint-Martin.
Nous avons l'intention de nous rapprocher de certains territoires pour voir comment les choses se passent chez eux.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie vivement pour votre exposé et vos réponses.
M. Gabriel Serville. - Merci à vous.
Jeudi 27 octobre 2022
Audition de M. Ben Issa
Ousseni,
président du conseil départemental de Mayotte
Mme Micheline Jacques, présidente. - La Délégation sénatoriale aux outre-mer entend ce matin M. Ben Issa Ousseni, président du conseil départemental de Mayotte, dans le cadre de la préparation de son rapport sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.
Je vous prie d'excuser le président Stéphane Artano, actuellement à Saint-Pierre-et-Miquelon. Il nous suit depuis le site du Sénat qui diffuse en direct la présente audition. Nous vous remercions vivement, monsieur le président, pour votre disponibilité. Nous sommes en train d'achever notre cycle d'auditions qui nous a déjà permis de consulter les exécutifs de Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Polynésie française et, cette semaine, la Guyane.
Concernant Mayotte, une départementalisation inachevée ou progressive qui nourrit de nombreuses interrogations, voire des déceptions, au sein de la population et des responsables politiques mahorais, est souvent évoquée.
Cette situation explique, peut-être, le rejet à l'unanimité des membres du conseil départemental, le 14 janvier 2022, de l'avant-projet de loi relatif au développement accéléré de Mayotte avant sa présentation en conseil des ministres.
Je vais vous donner la parole, Monsieur le président, pour un exposé liminaire, sur la base du questionnaire qui vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition.
Nous souhaitons vous entendre sur l'état des réflexions institutionnelles sur votre territoire et les souhaits d'évolution.
Compte tenu des problèmes de connexion, je vous propose de prendre la parole pour répondre aux différentes questions qui vous ont été adressées.
Je vous interrogerai ensuite, ainsi que mes collègues.
M. Ben Issa Ousseni, président du conseil départemental de Mayotte. - Madame la présidente, je vous remercie de me donner l'opportunité de présenter la situation et les aspirations de Mayotte. Notre échange sera guidé par le questionnaire.
La première question était la suivante : « Quel bilan faites-vous de l'organisation institutionnelle actuelle à Mayotte du point de vue de l'exercice démocratique, de l'efficacité dans la conduite des politiques publiques et de l'adaptation de ces politiques aux réalités et besoins du territoire ? »
Au préalable, je précise que nous ne nous inscrivons pas dans la même logique d'organisation institutionnelle que la Martinique et la Guyane. Si Mayotte a, en effet, été érigée en collectivité unique, nous considérons que ce processus n'est pas allé à son terme. Je rappelle que cette compétence nous a été confiée à la suite du référendum de 2009, puis mise en oeuvre en 2011, année où Mayotte est effectivement devenue une collectivité unique à double compétence.
Cependant, nous avons l'impression que cette évolution s'est limitée à prendre en compte le volet départemental de l'organisation en négligeant le volet régional, ce que les Mahorais déplorent. Il est donc nécessaire que cette double compétence soit mise en oeuvre, au moins de façon progressive. Nous n'avons pas encore, en effet, la compétence pour la gestion des routes, des collèges et des lycées. En revanche, nous commençons à travailler dans le domaine de la formation ; or cette compétence régionale n'a pas, non plus, été complètement mise en place.
Le bilan est donc mitigé. Même si nous notons des avancées, elles sont insuffisantes et insatisfaisantes. Aujourd'hui, nous avons donc besoin d'aller beaucoup plus loin dans le déploiement de cette organisation. C'est pour cette raison, notamment, que nous nous sommes joints à l'Appel de Fort-de-France qui milite pour la mise en place d'une politique publique beaucoup plus adaptée à nos territoires.
Comme vous le savez, nous avons été consultés dans le cadre d'une loi de programmation pour Mayotte. Les élus ont émis un avis défavorable en considérant que ce texte n'était pas adapté à la réalité du territoire mahorais. Je pense notamment aux problématiques liées au droit du sol, très spécifiques à Mayotte, et qui n'ont pas été prises en compte. Mayotte compte énormément d'étrangers en situation régulière avec un titre de séjour ou en situation irrégulière sur son territoire. Ce phénomène conduit la population mahoraise à quitter massivement Mayotte pour s'installer dans d'autres régions ou en métropole. Dans ce contexte, nous réclamons que les textes soient adaptés à la réalité et à la demande locale. Je pourrais également citer, en matière de contrôle des frontières, le visa territorialisé qui est un dispositif inconnu des autres territoires.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie. La connexion est intermittente, mais nous avons compris l'essentiel de vos propos. Je vous propose de répondre à la deuxième question : « Avez-vous des exemples d'actions, de stratégies ou de projets entravés ou bloqués par l'organisation institutionnelle et normative actuelle ? »
M. Ben Issa Ousseni. - Comme je l'évoquais à l'instant, nous avons un vrai sujet avec l'immigration clandestine. Je veux insister sur cet aspect car le droit du sol, ainsi que le visa territorialisé, tels qu'ils sont utilisés aujourd'hui, bloquent totalement la situation à Mayotte. Par conséquent, un certain nombre d'étrangers régularisés et installés à Mayotte ne peuvent pas voyager et restent sur le territoire. Je ne demande pas forcément un changement du statut institutionnel de Mayotte ; cependant, j'estime que nous devrions être en capacité de pouvoir coopérer davantage avec nos voisins directs. Je pense notamment à Madagascar ou à la Tanzanie, avec qui nous entretenons des liens étroits. Or, aujourd'hui, nous ne pouvons pas signer de convention avec ces pays sans passer par Paris, ce qui complique la situation. Je suis convaincu que si nous possédions davantage de latitudes, cela permettrait d'améliorer la situation.
S'agissant de la question suivante : « Souhaiteriez-vous exercer des compétences dans de nouveaux domaines, notamment des compétences normatives ? À l'inverse, y a-t-il des compétences que vous souhaiteriez restituer à l'État, compte tenu soit de la difficulté à les exercer, soit du manque d'intérêt d'une gestion territoriale ? »
Comme je l'indiquais tout à l'heure, je souhaite, en premier lieu, que les compétences que nous sommes censés exercer puissent l'être pleinement avant d'en demander de nouvelles. J'insiste, aujourd'hui, très peu de choses ont été mises en place dans le cadre de notre compétence régionale que nous exerçons à 50 % à peine.
Vous me demandez si « nous souhaitons restituer des compétences à l'État ». Si les compensations sont effectuées correctement, nous ne sommes pas demandeurs de restituer des compétences. Aujourd'hui, cependant, en matière de continuité territoriale entre autres, alors que nous avons toutes les compétences, l'État ne nous accompagne pas, alors qu'il a le devoir de le faire. Par exemple, l'État assure la continuité territoriale entre la Corse et le continent, alors qu'à Mayotte, la liaison entre Petite-Terre et Grande-Terre est entièrement assumée par la collectivité territoriale, sans aucune participation de l'État. Nous nous sentons donc lésés. Je pourrais multiplier les exemples. L'électricité est gérée par EDF dans les autres territoires, alors que Mayotte évolue toujours dans un système local ; Air France ne dessert pas Mayotte, alors que la compagnie dessert tous les autres territoires. Une fois de plus, nous demandons que l'État assure la continuité territoriale de manière équitable et cohérente.
Je poursuis avec la quatrième question : « Quelle appréciation portez-vous sur la prise en compte des spécificités ou des souhaits des outre-mer lors de l'élaboration des lois et décrets ? Quelle méthode permettrait de l'améliorer ? »
Encore une fois, nous ne demandons pas forcément l'application de l'article 74 de la Constitution, et nous sommes satisfaits de l'article 73. Néanmoins, nous souhaitons que les textes puissent être adaptés à notre situation et au contexte local qui ne recouvrent pas forcément les mêmes réalités que dans l'Hexagone.
Ainsi, lorsque nous évoquons la présence de 8 000 à 10 000 mineurs isolés sur le territoire, ce chiffre n'est sans doute pas important dans l'Hexagone, mais à l'échelle de Mayotte, qui compte 299 000 habitants, cet effectif est extrêmement important. Le traitement de cette problématique ne peut donc pas être identique ici et dans l'Hexagone. Dans ce contexte, les décrets et lois doivent être adaptés.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Estimez-vous que vous n'êtes pas assez consulté, pour avis, lors de l'élaboration des lois et des décrets ?
M. Ben Issa Ousseni. - En effet. Nous ne sommes pas suffisamment consultés et lorsque c'est le cas, il est très rare que l'avis du conseil départemental soit pris en compte. Nous avons donc le sentiment d'être seulement consultés pour respecter la forme, tandis que le fond de nos remarques ou de nos préoccupations n'est pas considéré, voire ignoré.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Pensez-vous que la procédure d'urgence doive être améliorée, notamment les délais de réponse ? Je précise que cette question a été soulevée lors des précédentes auditions, au motif que les délais de consultations étaient jugés relativement courts.
M. Ben Issa Ousseni. - Oui, tout à fait. À plusieurs reprises d'ailleurs, notamment lorsque nous avons été sollicités sur le projet de loi Mayotte, nous avions demandé que les délais de réponses soient rallongés au regard de l'importance du dossier et des nombreuses questions à étudier. Force est de constater que notre requête n'a pas été entendue. Nous le regrettons.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Mayotte est soumise au principe d'identité législative (sauf dans certains domaines). Un passage au principe de spécialité législative serait-il souhaitable dans d'autres domaines selon vous ?
M. Ben Issa Ousseni. - Comme je l'ai évoqué plus tôt, nous sommes favorables à ce que les lois s'appliquent pareillement sur l'ensemble du territoire. Cependant, parfois, elles doivent également prendre en compte nos spécificités et notre situation particulière, singulièrement lorsqu'il s'agit de sujets liés au droit du sol ou à la coopération.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Quelle appréciation portez-vous sur les mécanismes qui permettent, en application des troisième et quatrième alinéas de l'article 73 de la Constitution, de solliciter des habilitations à adapter les normes dans les domaines de compétence de l'État ? Sont-ils fonctionnels selon vous ?
M. Ben Issa Ousseni. - Je vous propose de revenir sur ce sujet plus tard par écrit, afin de vous transmettre une réponse précise sur ce sujet technique.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Bien entendu. Selon vous, la place reconnue au statut civil de droit local est-elle satisfaisante ?
M. Ben Issa Ousseni. - Nous n'y tenons pas particulièrement. Le droit local a été utilisé durant un temps et nous avons souhaité l'application du droit commun. Je ne cherche pas à revenir sur ce sujet pour Mayotte.
Mme Micheline Jacques, présidente. - L'organisation des institutions et les règles de fonctionnement du conseil départemental de Mayotte sont-elles satisfaisantes ? Vous avez déjà répondu à cette question. Cependant, avez-vous relevé des dysfonctionnements ou des problèmes d'interprétation des textes ?
M. Ben Issa Ousseni. - Les règles de fonctionnement du conseil départemental sont analogues à celles des autres territoires. Cela dit, je note qu'avec près de 300 000 habitants, Mayotte compte seulement vingt-six élus, tandis que d'autres collectivités, avec le même nombre d'habitants, comptent plus de cinquante élus. De fait, les élus mahorais sont saturés en termes de charge de travail. Cette situation entraîne des blocages et des dysfonctionnements, car nous ne pouvons pas être sur tous les fronts à la fois. Je souligne d'ailleurs qu'augmenter significativement le nombre d'élus est une revendication ancienne à Mayotte. Nous ne demandons pas à être traités différemment des autres collectivités, mais nous souhaitons, a minima, être traités comme elles.
Ainsi, si je prends l'exemple des dotations, Mayotte n'est pas alignée sur les autres collectivités. Mayotte perçoit une dotation globale de fonctionnement (DGF) par habitant de 125 euros, alors qu'elle s'élève à 245 euros à La Réunion. Cette différence nuit à la mise en place d'une organisation et d'un fonctionnement corrects.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Les motifs de cette différence vous ont-ils été expliqués ?
M. Ben Issa Ousseni. - Absolument pas. Malgré nos demandes, cette différence n'est toujours pas justifiée par l'État.
Par ailleurs, lorsqu'il y a des progressions, elles sont extrêmement faibles. Le plus souvent, elles se contentent de compenser l'inflation. Je regrette l'absence d'un vrai débat sur cette question qui permettrait d'évoluer vers une réelle égalité.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Possédez-vous des études statistiques, par exemple, sur le coût de la vie et l'évolution économique de Mayotte - il est souvent dit, en effet, que ces statistiques font défaut ?
M. Ben Issa Ousseni. - Ces éléments sont connus, puisqu'ils sont traités et publiés par l'Insee. Cependant, les données ne sont pas prises en compte. Par ailleurs, le PIB par habitant, qui s'élève à 9 000 euros environ à Mayotte, est seulement comparé à celui des Comores (4 000 euros) ou de Madagascar (3 000 euros). Or nous souhaitons que le PIB du territoire soit comparé à un autre territoire français et, par exemple, à celui de La Réunion (24 000 euros). Cette différence de traitement fait aujourd'hui de Mayotte le territoire européen le plus pauvre.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Comment jugez-vous le rôle et l'accompagnement de l'État pour exercer vos compétences ?
M. Ben Issa Ousseni. - Nous le jugeons insuffisant. Nous souhaitons également que l'État joue son rôle en matière de contrôle de légalité et qu'il laisse les territoires travailler pleinement. À Mayotte, l'État va au-delà de son rôle. Par exemple, les permis de construire à Mayotte sont encore validés par l'État. L'aménagement de routes départementales dépend également de l'État. Nous estimons que l'État est beaucoup trop présent dans le fonctionnement des collectivités.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Pour quelles raisons l'avant-projet de loi présenté début 2022 a-t-il été rejeté ?
M. Ben Issa Ousseni. - Nous avons estimé que ce projet de loi n'allait pas suffisamment loin.
Avant la présentation du projet de loi, Mayotte a organisé des assises et des tables rondes et a conduit un important travail de réflexion. Au total, nous avons transmis plus de 200 propositions pour enrichir ce projet. Or lorsque le texte a été présenté par l'État, nous avons été très déçus du peu d'avancées contenues dans celui-ci.
Par ailleurs, Mayotte a été très contrariée qu'aucun calendrier ne soit fixé pour une convergence d'égalité de tous les droits, et pas seulement des droits sociaux, entre le national et le territoire. Par exemple, nous avions demandé que les communes soient consultées avant l'émission des titres de séjour, cette disposition n'a pas été retenue. Je rappelle que la première demande des Mahorais est justement la convergence des droits. Certes, nous avons constaté des avancées au fil du temps, mais cette convergence reste de l'ordre de 30 %.
Je le souligne de nouveau, cette convergence ne doit pas porter que sur des aspects sociaux, elle doit également prévoir la réforme du mode de scrutin par liste et par une augmentation du nombre d'élus, qui reste insuffisant malgré quelques timides avancées.
Enfin, nous évoquions tout à l'heure un problème de délai pour formuler nos réponses. En la matière, je souligne que le texte du projet de loi nous est parvenu le 17 décembre et que nous n'avons eu aucune possibilité d'échanger, de discuter et de négocier avec les services de l'État pour aboutir à un consensus.
Pourtant, je reste persuadé que si une instance avait coordonné ce travail, nous aurions pu faire naître un consensus autour d'un projet commun. De notre côté, nous sommes toujours demandeurs d'un projet de loi pour Mayotte construit avec les propositions des Mahorais.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Quel est votre avis sur une éventuelle fusion ou réécriture des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie historique DOM-COM, tout en laissant aux territoires satisfaits de leur statut actuel la faculté de le conserver ? Quels garde-fous devraient y figurer compte tenu de votre vision de l'avenir institutionnel de Mayotte ?
M. Ben Issa Ousseni. - J'entends le débat porté par certains de nos amis ultramarins. Cependant, nous ne nous inscrivons pas dans une demande de révision de ces deux articles de la Constitution, car ils y ont toute leur place. Cependant, comme je l'ai déjà souligné, nous plaidons en faveur d'ajustements qui prennent en compte la réalité de notre territoire et qui lui permettent de travailler plus sereinement. Dans ce contexte, je le répète, la fusion entre les articles 73 et 74 n'est pas un sujet pour les Mahorais.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Quel sens donnez-vous aux notions de différenciation et de responsabilisation ? Quel contenu concret y attacheriez-vous Où situeriez-vous la limite avec la notion d'autonomie ?
M. Ben Issa Ousseni. - Nous ne recherchons pas forcément l'autonomie et ce discours ne fait pas sens chez les Mahorais dans la mesure où nous prônons l'établissement du droit commun avec l'Hexagone. Je le souligne de nouveau, nous souhaitons quelques adaptations et la possibilité de discuter et de négocier avec les autorités des états voisins. Encore une fois, cette question d'autonomie n'est pas une demande des Mahorais.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Si l'article 73 de la Constitution devait être modifié, quelles dispositions souhaiteriez-vous modifier ? Lesquelles sont un point de blocage pour des évolutions que vous souhaiteriez ?
M. Ben Issa Ousseni. - Nous souhaiterions qu'une disposition prévoit l'adaptation des textes au contexte régional et qu'elle nous octroie davantage de possibilités d'ouverture sur notre zone géographique.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Estimez-vous que le statut européen de région ultrapériphérique pourrait être fragilisé par une évolution des compétences ou du pouvoir normatif de Mayotte ?
M. Ben Issa Ousseni. - Non. D'ailleurs, je ne vois pas en quoi son statut serait fragilisé. Les autres régions ultrapériphériques sont installées depuis longtemps, et cela fonctionne très bien.
Mme Micheline Jacques, présidente. - La population adhère-t-elle à la perspective d'une évolution des institutions ou à une extension des compétences ? Une possible révision constitutionnelle suscite-t-elle des inquiétudes ou des espoirs ?
M. Ben Issa Ousseni. - Une possible révision constitutionnelle suscite davantage d'inquiétudes que d'espoir. En effet, les Mahorais ne s'inscrivent pas du tout dans une perspective d'évolution des institutions.
Aujourd'hui, Mayotte est bien dans le statut qu'elle a choisi. Mayotte demande juste que les compétences attachées à son statut soient effectives.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Un amendement directement inspiré des travaux de Michel Magras avait été présenté lors de l'examen d'une proposition de loi constitutionnelle en octobre 2020 au Sénat. Que pensez-vous de sa rédaction ?
M. Ben Issa Ousseni. - Je vous adresserai une réponse écrite à ce sujet.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Je précise que Thani Mohamed Soilihi n'a pas pu participer à cette audition, car il est actuellement à Mayotte. Or les nouvelles règles du Sénat interdisent les visioconférences pour les sénateurs. En revanche, il m'a fait parvenir une question qu'il souhaite vous poser : « Sous la précédente mandature, le président Soibahadine Ibrahim Ramadani avait pris l'initiative de propositions de clarifications institutionnelles afin, précisément, de donner plein effet à l'aspect régional. Étant de la même majorité, que pensee-vous des propositions de votre prédécesseur ? ».
M. Ben Issa Ousseni. - Il me semble que c'est l'utilisation du terme institutionnel qui, à l'époque, a inquiété les gens, même si nous savons que la départementalisation et la régionalisation au sein d'une collectivité unique doivent être mises en place. Il a alors été justement considéré que tout n'avait pas été réalisé pour nous permettre d'exercer pleinement cette compétence.
Dans ce contexte, un travail d'adaptation et d'organisation de notre statut devait être effectué. Sur le fond, ces propositions étaient nécessaires, mais peut-être que la forme a mal été interprétée. En effet, la modification de la dénomination de notre territoire, qui est aujourd'hui un département, a pu choquer et fait craindre que ce changement n'entraîne une transformation institutionnelle plus profonde pouvant conduire à réformer le statut de Mayotte avec un glissement vers l'article 74 de la Constitution.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour ces propos très éclairants. Je cède la parole à mes collègues.
Mme Vivette Lopez. - Je vous remercie les explications que vous avez apportées. Je crois avoir compris que vous ne souhaitez pas de grands changements, mais une plus grande liberté pour appliquer vos spécificités locales. Cette position me semble raisonnable dans la mesure où, par définition, les normes font fi des particularités d'un territoire. J'ai notamment le souvenir de normes appliquées à l'agriculture ou au secteur du BTP totalement inadaptées à votre territoire. Par ailleurs, j'ai également noté que vous souhaitez davantage de concertation et une meilleure prise en compte de vos avis fondés sur votre réalité locale.
M. Ben Issa Ousseni. - Je vous remercie, Madame la sénatrice. À titre de comparaison, je ne permets de souligner que le coût qui est calculé pour organiser la formation des élus mahorais est identique à celui des élus parisiens. Or les formations sont organisées à Paris. Les élus doivent donc prendre un avion et se loger sur place alors qu'aucun budget n'est prévu pour cela.
Mme Vivette Lopez. - Je vous remercie d'insister sur ce point qui est, effectivement, très important.
Mme Marie Mercier. - Je suis troublée d'apprendre qu'Air France ne dessert pas Mayotte. Est-ce qu'Air France a desservi Mayotte autrefois et, si tel est le cas, depuis quand ne dessert-elle plus l'île ?
M. Ben Issa Ousseni. - Madame la sénatrice, Air France n'a jamais desservi Mayotte. Mayotte est d'ailleurs le seul territoire de la République qui n'est pas desservi par la compagnie nationale et cela malgré nos demandes insistantes.
Mme Marie Mercier. - Cette situation est-elle liée à un problème d'infrastructures ?
M. Ben Issa Ousseni. - Non. Lorsqu'Air Austral était une filiale d'Air France, elle desservait La Réunion et Mayotte. Ensuite, Air Austral a été cédée par Air France et la compagnie a cessé ses dessertes. Je précise qu'Air France a des appareils parfaitement capables d'atterrir à Mayotte, mais que la compagnie n'a jamais intégré la desserte de l'île dans sa stratégie commerciale. Outre que cette situation entraîne des problèmes de fret, Mayotte est aujourd'hui enclavée. Par ailleurs, Air Austral, qui est sans concurrence, pratique des tarifs exorbitants. Dans ce contexte, nous réclamons qu'Air France se pose à Mayotte !
Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie pour toutes vos explications. Nous en avons bien pris note. Je vous propose de conclure. Vous pouvez nous renvoyer le questionnaire avec les détails que vous jugerez utiles.
Lundi 7 novembre 2022
Audition de M. Guy
Losbar,
président du conseil départemental de la
Guadeloupe
Mme Micheline Jacques, présidente. - Monsieur le président, mes chers collègues, le président Stéphane Artano vous prie de bien vouloir l'excuser, car il est retenu à Saint-Pierre-et-Miquelon. Il nous suit en direct sur le site du Sénat.
J'ai l'honneur de le remplacer pour présider l'audition de monsieur Guy Losbar, président du conseil départemental de la Guadeloupe, dans le cadre de nos travaux sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.
Nous vous remercions vivement, monsieur le président, pour votre présence. Nous achevons notre cycle d'auditions qui a permis de consulter les exécutifs de Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Polynésie française, la Guyane et Mayotte.
Vous êtes signataire de l'appel de Fort-de-France lancé le 17 mai dernier et chacun connaît votre engagement en faveur d'une relation entre l'État et les collectivités locales plus « partenariale ». Dans quelques jours se tiendra sur votre territoire la commission mixte entre la région et le département qui doit travailler sur les propositions issues de la plateforme des élus territoriaux, des parlementaires et des maires. Vous pourrez nous dire comment se présentent ces discussions et ce que vous en attendez.
Je vais donc vous donner la parole, monsieur le président, pour un exposé liminaire, sur la base du questionnaire qui vous a été adressé pour préparer cette audition. Nous souhaitons vous entendre sur l'état des réflexions institutionnelles sur votre territoire et les souhaits d'évolution. Je vous interrogerai ensuite en ma qualité de co-rapporteur, ainsi que mes collègues.
M. Guy LOSBAR, président du conseil départemental de la Guadeloupe. - Je vous remercie pour cette audition sur ce sujet de première importance, levier d'une amélioration pérenne des conditions de vie des Guadeloupéennes et Guadeloupéens. J'ai lu attentivement l'excellent rapport de Michel Magras. Contribuer aujourd'hui aux travaux de son actualisation retient toute mon attention.
Je préside le conseil départemental de la Guadeloupe, mais également le parti politique Guadeloupe unie, solidaire et responsable (GUSR), dont la dénomination définit le sens de mon engagement politique.
En tant que Guadeloupéen et homme politique de conviction, au regard des difficultés quotidiennes de ma population pour accéder à des ressources essentielles, au regard de tous les indicateurs sociétaux qui démontrent clairement que l'on ne peut pas traiter de manière égale les situations inégales, j'ai le devoir de m'inscrire dans une dynamique de changement pour mon territoire.
La Guadeloupe est composée d'une population vieillissante de 384 239 habitants qui diminue chaque année de 0,8 %, soit près de 3 000 habitants. Ce constat démographique est accentué par un solde migratoire structurellement défavorable dû au départ de notre jeunesse.
34,5 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté national. Les plus touchés sont les chômeurs, les familles monoparentales et les ménages jeunes. Les prestations sociales sont souvent la principale source de revenu. 40 % des plus de 15 ans sont peu ou pas diplômés quand, au niveau national, ils ne sont que 27 %. En Guadeloupe, le taux de chômage est de 17,2 % de la population active et seule une personne sur deux en âge de travailler possède un emploi contre six sur dix au niveau national.
La Guadeloupe subit l'impact de la crise sanitaire avec des impacts subséquents. Cette crise se révèle également sociale. Enfin, une crise de confiance existe envers ses institutions. La population attend des réponses concrètes et pérennes en matière d'eau et d'assainissement, de santé, de logement et réhabilitation de l'habitat, d'emploi et d'insertion des jeunes, de gestion des transports, de sécurité routière, de sécurité des biens et des personnes, etc. Nos jeunes montrent un désintérêt envers la politique et plus largement, la population exprime de la défiance envers les élus et les politiques publiques. Cette défiance est souvent alimentée par les médias et les réseaux sociaux qui privilégient l'immédiateté de l'information à l'analyse de fond de certaines problématiques. Ce constat, valable pour tous les territoires ultramarins, présente des spécificités propres à chacun d'entre eux. C'est ce message que porte l'Appel de Fort-de-France, ce front commun inédit des exécutifs des territoires d'outre-mer, dont je suis signataire.
Face à cette réalité de nos territoires, je privilégie le pragmatisme au fatalisme en étant convaincu qu'en Guadeloupe, avec l'ensemble des acteurs politiques, économiques, culturels et de la société civile, nous élaborons une stratégie territoriale nécessaire au rayonnement de l'archipel.
Au-delà du contrat de gouvernance concertée entre le conseil régional et le conseil départemental, ce « faire ensemble » a été élargi à l'ensemble des élus : parlementaires, maires et exécutifs des collectivités principales dans le cadre de la plate-forme des élus guadeloupéens. Cette démarche d'ouverture associe les forces vives et les représentants de la société civile.
Je suis également convaincu qu'il faut désormais éviter toute approche juridique sur la question de l'évolution institutionnelle et avoir une démarche pragmatique centrée sur l'efficacité des politiques publiques en ayant à l'esprit que le statut n'est pas une fin en soi, mais un moyen. Dépassionnons le débat autour de cette dichotomie des articles 73 et 74 de la Constitution qui engendre méfiance et inquiétude et qui a favorisé en 2003 le non lors du référendum sur la création d'une collectivité unique, avec 73 % des suffrages exprimés.
Aujourd'hui, la peur du changement existe toujours, mais sa nécessité est reconnue majoritairement. Dans le droit fil des travaux engagés avec l'ensemble des acteurs institutionnels, économiques et culturels, j'ai entamé une démarche pédagogique au service d'une adhésion de tous à notre stratégie territoriale. À ce titre, le 29 juin dernier, j'ai organisé un premier séminaire d'acculturation à la question institutionnelle, sur le thème suivant : « Comment concilier évolution institutionnelle et développement territorial de qualité ? ». Le 1er octobre dernier, j'ai initié un débat centré sur le thème de « l'évolution institutionnelle et les sociétés ultramarines ». À la mi-décembre en partenariat avec l'exécutif régional, nous avons prévu d'organiser un forum citoyen sur la question.
En parallèle, nous avançons avec méthodologie sur notre stratégie territoriale. Le 14 novembre, nous installerons la commission mixte ad hoc en vue des travaux préparatoires d'un congrès conclusif courant 2023. Cette commission sera composée des exécutifs et conseillers de la région et du département, des parlementaires et du président de l'association des maires. Elle sollicitera pour ses travaux des experts et bénéficiera de la contribution de la société civile. Les six prochains mois seront consacrés à co-construire un diagnostic territorial sur des thématiques prioritaires qui porteront notamment sur les investissements structurants, les questions environnementales, les aides au développement économique, la souveraineté alimentaire et énergétique, la culture et l'identité culturelle, la fiscalité.
La restitution des travaux devra permettre d'estimer les engagements financiers supplémentaires attendus des collectivités et de l'État pour conduire la nouvelle stratégie territoriale, ainsi que les leviers supplémentaires nécessaires en matière d'habilitation et d'expérimentation. Elle illustrera aussi le besoin d'une réforme de nos institutions. Sur ce sujet, toutes les réflexions convergent vers la création d'une « boîte à outils » au sein de la Constitution, afin d'ouvrir le champ des possibles. Elle pourra être utilisée par les territoires en fonction de leurs spécificités, s'ils le souhaitent et quand ils le souhaiteront. Cette vision est partagée notamment avec les experts qui estiment que le premier enjeu d'une réforme du titre XII de la Constitution serait celui de la simplification et de la lisibilité des dispositions relatives aux outre-mer. Le second enjeu, de la « boîte à outils », serait de permettre l'adoption d'un « statut à la carte » selon les besoins, aspirations et projets de développement de chaque territoire ultramarin. C'est pour cela que nous devons profiter de l'opportunité qui nous est offerte, avec la révision annoncée du titre XIII de la Constitution relatif à la Nouvelle-Calédonie, de repenser globalement le cadre constitutionnel des outre-mer.
Mme Micheline Jacques, présidente. - J'aimerais savoir si vous avez des exemples d'actions, de stratégies, de projets qui ont été entravés ou bloqués par l'organisation institutionnelle et normative actuelle ? La gestion de la crise de la Covid permet-elle de tirer des leçons ?
M. Guy Losbar. - L'actuelle organisation institutionnelle et administrative, voire statutaire, peut être un frein à l'efficacité des politiques publiques. La Guadeloupe est régie par l'article 73. Donc, l'identité législative s'y applique : toutes les lois s'appliquent de manière identique, en Bretagne ou en Guadeloupe. C'est ainsi que notre territoire de 384 000 habitants se retrouve avec deux collectivités (une région et un département), 5 EPCI et 32 communes. Cette situation crée des difficultés. Le fameux « millefeuille », souvent évoqué, est encore amplifié sur notre territoire. Je peux donner quelques exemples. Les EPCI ont une compétence dans le domaine économique, tout comme la région et le département, puisque, sur 26 ports, 22 sont départementaux. Dans le domaine de l'agriculture, la majorité des terrains appartient au département, qui détient aussi la compétence en termes d'irrigation. L'insertion est également une compétence départementale étroitement liée au développement économique. Si j'évoque ces éléments, c'est pour montrer la difficulté que nous rencontrons à mettre en place certaines politiques efficaces. Nous nous trouvons face à différents freins liés à la multitude des institutions où les compétences se chevauchent. Dans le cas de l'aménagement, les différents projets sont souvent confrontés à des freins réglementaires, puisque ce sont les mêmes règles qui s'appliquent sur tous les territoires, du fait de l'identité législative que je mentionnais.
La mise en application de certaines compétences de l'État pose aussi des problèmes. Nous l'avons vu au niveau de la santé avec tous les conflits en Guadeloupe, en Martinique et dans d'autres départements. Aujourd'hui, il ne s'agit pas de dire systématiquement qu'il faut transférer des compétences. Je m'inscris dans une démarche de co-construction avec l'État. Certaines compétences doivent être aménagées pour un meilleur partage des compétences. J'évoquais le domaine de la santé. Dans le cadre de la loi 3DS, des évolutions sont prévues, puisque les collectivités territoriales pourront participer aux instances de gouvernance de l'ARS. On pourrait prendre l'exemple de l'immigration. Il ne s'agit pas de transférer cette compétence, mais on voit bien que, dans la lutte contre l'immigration sur nos territoires, un problème d'efficacité se pose. Les différentes politiques nécessitent une meilleure concertation. De même, en matière d'éducation, il est nécessaire de mettre en place des adaptations pour tenir compte des réalités, des aspects identitaires, culturels ou encore environnementaux. Je pourrais aussi citer la fiscalité, car il faudra que nous évoluions dans ce domaine. Nous ne demandons pas un transfert total de cette compétence, mais pour les différentes politiques de défiscalisation qui visent à stimuler l'économie, les territoires ultramarins n'ont pas été suffisamment consultés et impliqués.
Mme Micheline Jacques, présidente. - À l'inverse, souhaiteriez-vous restituer à l'État certaines compétences, compte tenu soit de la difficulté à les exercer, soit du manque d'intérêt d'une gestion territoriale ?
M. Guy Losbar. - Récemment, la question de la recentralisation du revenu de solidarité active (RSA) s'est posée. Aujourd'hui, le reste à charge pour notre territoire représente 80 millions d'euros. Chaque année, nous devons donc ajouter 80 millions d'euros au budget du département pour le RSA. Mes services m'ont proposé de recentraliser cette compétence. Or, en tant que président du département et d'un parti politique, je prône une domiciliation du pouvoir au niveau du territoire. D'une certaine manière, une telle recentralisation serait contraire à ma conception. Cependant, nous parlons de 80 millions d'euros. Il ne suffit donc pas de réduire cette question à un problème idéologique. Le risque est que le reste à charge passe demain de 80 millions à 90 millions, puis à 100 millions d'euros. Néanmoins, même en recentralisant, il faudrait que nous donnions 80 millions à l'État. En tant que président du département et responsable politique, la recentralisation enverrait le message que je n'avais pas suffisamment confiance en ma capacité à régler ce problème et à améliorer la situation. Aujourd'hui, 42 000 personnes sont bénéficiaires du RSA en Guadeloupe. Nous comptons non pas recentraliser, mais intensifier les politiques d'insertion et même révolutionner la politique d'insertion sur le territoire, afin de réduire le coût du RSA. Nous voulons faire en sorte que l'insertion soit au coeur de toutes les démarches, dans tous les services, toutes les activités, ainsi que dans les marchés publics.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Le service militaire adapté (SMA) joue un rôle assez important en Guadeloupe et propose soixante-dix formations. Pensez-vous que le département pourrait s'associer au SMA pour développer cette politique de formation et d'insertion des jeunes, notamment ceux qui se retrouvent en décrochage scolaire ?
M. Guy Losbar. - Tout à fait. Si nous souhaitons révolutionner l'insertion, nous devons adopter une stratégie différente et agir avec tous les acteurs. Nous ne devrions plus avoir un rapport tutélaire avec l'État, mais un rapport partenarial. J'ai rencontré le préfet pour lui expliquer ce qu'allait être notre décision, ainsi que le président de la Chambre de commerce. Je vais rencontrer tous les autres corps constitués, pour qu'ensemble nous puissions mettre en place une stratégie et atteindre les objectifs fixés.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Quelle appréciation portez-vous sur la prise en compte des spécificités ou des souhaits des outre-mer lors de l'élaboration des lois et décrets ? Quelle méthode permettrait de l'améliorer ?
M. Guy Losbar. - Aujourd'hui, lors de l'élaboration des lois, nous disposons de deux possibilités : l'habilitation ou l'adaptation. Mais les procédures de l'habilitation sont trop longues et mettent souvent deux ou trois ans à aboutir. Une évolution est donc nécessaire. La loi 3DS apporte un certain nombre d'éléments. Le sénateur Michel Magras mettait aussi en avant cette nécessité pour que nous puissions obtenir des résultats beaucoup plus rapidement. Une discussion porte sur les articles 73 et 74 de la Constitution, mais il ne suffit pas d'aborder ces questions institutionnelles sous cet angle. Pour autant, il est vrai que la fusion de ces articles pourrait apporter une marge aux différentes collectivités.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Les différentes auditions ont révélé que les collectivités sont souvent sollicitées pour avis, mais que l'État ne tiendrait pas compte des avis donnés ou que le temps de consultation serait trop court pour permettre d'approfondir les sujets. Qu'en pensez-vous ?
M. Guy Losbar. - Effectivement, le temps de consultation est trop court. Nous avons le sentiment que les consultations sont réalisées pour respecter une réglementation et non pas pour que l'avis soit pris en considération.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Quel bilan provisoire dressez-vous du contrat de gouvernance concerté qui a été mis en place en 2021 ?
M. Guy Losbar. - Il est un peu tôt pour tirer un bilan. Nous avons dû affronter la crise de la Covid, puis les élections départementales ont été reportées. Pendant pratiquement six mois, nous n'avons pas pu mettre en place cette gouvernance concertée. Une clarification est cependant nécessaire. Le chevauchement des compétences entre région et département oblige en effet à une parfaite cohésion entre leurs deux présidents. Aujourd'hui, une majorité commune favorise une telle communion, mais la gestion politique au quotidien n'est pas toujours évidente. C'est pour cette raison que le GUSR (Guadeloupe unie, solidaire et responsable) milite pour une collectivité unique ou tout du moins, dans un premier temps, pour une meilleure définition des compétences entre département et région. En matière d'agriculture, de tourisme ou encore de culture, une clarification est nécessaire pour gagner en efficacité. De même, sur un territoire de 380 000 habitants, l'existence de 5 EPCI complique le fonctionnement et l'harmonisation des politiques publiques, qui ne sont pas suffisamment efficaces.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Comment jugez-vous le rôle et l'accompagnement de l'État pour exercer vos compétences ? Les transferts se déroulent-ils bien ? Un accompagnement supplémentaire est-il nécessaire et sous quelle forme ?
M. Guy Losbar. - Quel que soit le domaine dans lequel des transferts de compétences sont réalisés, nous constatons très rapidement que le reste à charge pour les collectivités est important. Une co-construction est donc nécessaire, plutôt qu'un État tutélaire qui ne tient pas forcément compte des réalités du territoire. Nos territoires sont trop souvent considérés par l'État comme des territoires de rattrapage, de handicap ou de réparation. Or, ils ont du potentiel et leurs atouts ne sont pas suffisamment pris en compte pour permettre des stratégies gagnant-gagnant dans les domaines du développement économique, de l'énergie ou encore dans la coopération.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Ces restes à charge augmentent chaque année. Est-ce dû au fait que l'État n'a pas tenu compte de certains facteurs évolutifs, notamment le vieillissement de la population ?
M. Guy Losbar. - Effectivement, les évolutions de certains facteurs n'ont pas été prises en compte, et les répercussions sont souvent dues à l'échec de l'État dans ses propres compétences, par exemple en matière d'emploi et d'insertion.
Mme Micheline Jacques, présidente. - La déconcentration permet-elle suffisamment à l'État territorial d'adapter ses propres politiques dans ses domaines de compétence au contexte local (institutionnel, juridique, économique, social, culturel) ?
M. Guy Losbar. - Lorsque les lois sont votées, nos avis ne sont pas forcément pris en compte. Dans la mise en oeuvre des politiques publiques, les réalités des territoires ne sont pas assez prises en considération. Souvent, même la déconcentration ne permet pas l'efficacité. C'est vrai par exemple en matière de sécurité. Il ne peut y avoir de développement économique efficace, si la société n'est pas sécurisée. Or, c'est une compétence de l'État, et de même pour l'immigration.
Mme Micheline Jacques, présidente. - En 2019, le XVIe Congrès s'était prononcé en faveur d'une révision de la Constitution et d'une loi organique propre à la Guadeloupe, lui permettant notamment d'adopter ses propres normes. Le Congrès en cours est-il toujours sur cette ligne ?
M. Guy Losbar. - Une approche pragmatique de l'évolution institutionnelle et statutaire est nécessaire. L'environnement juridique a changé depuis la loi 3DS. Les acteurs ne sont plus les mêmes et les attentes de la population ont évolué. Un certain nombre de préconisations ont été arrêtées lors de ce congrès en 2019, mais nous devrions aller plus loin et différemment.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Dans votre propos liminaire, vous avez déclaré que, parfois, ces sujets suscitaient l'inquiétude. Depuis la semaine dernière, j'ai reçu des dizaines de messages émanant d'un collectif citoyen de la Guadeloupe qui serait favorable à une fusion des articles 73 et 74 et à une évolution statutaire dans le cadre « d'un projet guadeloupéen de société ». Comment percevez-vous cette initiative et quel degré de considération lui apportez-vous ?
M. Guy Losbar. - Quelles que soient les orientations politiques, nous sommes tous d'accord sur le fait qu'une évolution est nécessaire et que le statu quo a montré ses limites. Ce débat sera au coeur de la vie politique, mais aussi dans les foyers dans les semaines à venir. En tout cas, une fusion des articles 73 et 74 pourrait offrir beaucoup plus de liberté d'action aux collectivités.
M. Dominique Théophile. - Depuis 2003, l'idée d'évolution institutionnelle a causé une forme de peur chez les citoyens, dont 77 % ont rejeté le projet de réforme institutionnelle. Sentez-vous une évolution ? Puisque l'État s'est emparé de la question, comment associer la population à ce changement inéluctable, quel que soit son niveau ?
M. Guy Losbar. - Nous faisons face au paradoxe guadeloupéen. Les citoyens ont exprimé de fortes revendications, en 2009 notamment ou encore l'année dernière au moment de la crise sanitaire qui s'est transformée en crise sociétale. Pourtant, en 2003, 77 % des votants s'étaient prononcés contre toute évolution institutionnelle ou statutaire, contrairement à d'autres territoires. Pour cette raison, j'estime que nous devons adopter une démarche pragmatique et pédagogique. Les Guadeloupéens doivent pouvoir se dire que toute évolution pourra améliorer sa situation, contribuer au développement et améliorer les différentes politiques publiques. Il faut d'abord mieux expliquer notre vision de l'autonomie alimentaire, de l'autonomie énergétique, du développement de l'agriculture et du tourisme. Mettre en avant l'évolution institutionnelle fondée sur la fusion des articles 73 et 74 de la Constitution pourrait au contraire donner une impression de rupture et de décalage par rapport aux attentes des citoyens qui ont besoin de résultats concrets. Nous devons organiser des rencontres avec la population. Nous souhaitons également rencontrer les acteurs économiques et culturels, afin d'expliquer les répercussions d'une évolution en termes de fiscalité et les gains possibles. En guise d'exemple, dans le domaine de l'agriculture, que devrions-nous mettre en oeuvre pour être plus performants ?
Nous devons aussi suivre une démarche de co-construction avec l'État. La vision de ce dernier doit changer. Trop souvent, les territoires d'outre-mer sont considérés comme des territoires de rattrapage, de handicap demandant des subventions. Or nous avons de réels atouts. L'État doit en avoir conscience et nous-mêmes devons en être conscients. En matière de coopération, quand vous prenez la Guadeloupe et la Martinique, la Guyane ou encore les territoires de l'océan Indien ou du Pacifique, de véritables stratégies de développement national doivent être mises en place. Or, pour ce faire, il faut d'abord considérer que ces territoires ont un potentiel et il est nécessaire que nous-mêmes puissions le faire valoir. Donc, pédagogie et co-construction avec l'État.
Mme Annick Petrus. - Le partage des compétences ne peut être possible que si les préfets disposent d'une compétence élargie leur permettant de décider de l'adaptation des politiques publiques aux réalités des territoires. Au moment de la crise de la Covid, les préfets ont reçu la consigne d'adapter certaines mesures prises par le Gouvernement. Nous avons ainsi pu prendre en compte les spécificités de chaque territoire, comme le taux de contamination. J'aimerais avoir votre avis sur ce point ?
M. Guy Losbar. - Dans le cadre d'un meilleur partenariat avec l'État, le préfet a effectivement un rôle central à jouer. Aujourd'hui, nous devons très souvent attendre une décision ministérielle ou nationale pour pouvoir agir. Une domiciliation du pouvoir local nous permettrait au contraire d'exercer entièrement certaines compétences, tandis que d'autres compétences seraient partagées avec l'État représenté par le préfet. Les politiques publiques gagneraient ainsi en efficacité.
Mme Vivette Lopez. - La COP 27 se déroule actuellement en Égypte. Le réchauffement climatique est-il un sujet de préoccupation pour vous ?
M. Guy Losbar. - La question interpelle naturellement les Guadeloupéens. Nous avons vu les dégâts causés lors de la tempête Fiona. Nous devons donc reconsidérer l'aménagement du territoire en termes d'urbanisme et d'habitat. Cette démarche se répercute sur l'ensemble de la population, mais trop souvent les Guadeloupéens n'en sont pas suffisamment conscients, alors même que notre situation géographique et environnementale nous y oblige. En tant qu'homme politique, je suis très sensible aux différentes décisions qui se prennent lors des manifestations comme la COP 27, ainsi qu'au niveau national.
M. Dominique Théophile. - La loi 3DS est très récente et n'est pas encore suffisamment prise en compte par les collectivités. L'article L.1111-3-1 du code général des collectivités territoriales vise à affirmer que des marges de différenciation sont autorisées dans le respect du principe constitutionnel d'égalité. Par ailleurs, les départements se voient reconnaître le pouvoir de présenter des propositions pour modifier ou adapter des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur ou en cours d'élaboration relatives aux compétences, à l'organisation et au fonctionnement des départements. C'est une réelle avancée. Notre département peut-il envisager d'en faire usage ?
M. Guy Losbar. - J'ai mis en avant les contraintes et les délais, mais nous devons également avoir conscience que peu d'initiatives sont portées dans les différentes collectivités. Un certain nombre de dispositifs légaux ont évolué et proposent d'autres possibilités. Nous devons utiliser une boîte à outils pour faire évoluer la situation et contribuer à ce que les politiques publiques soient plus efficaces.
Mme Vivette Lopez. - Pouvez-vous évoquer la crise de la Covid ? Par ailleurs, la jeunesse guadeloupéenne est-elle sensibilisée à la protection des océans ?
M. Guy Losbar. - Notre stratégie de croissance bleue vise à développer le littoral et les activités marines. La Route du Rhum représente l'occasion de familiariser les enfants avec la mer. L'année prochaine, une initiation sera proposée avec les différents clubs nautiques dans nos 42 collèges. Lors des premières éditions de la Route du Rhum, aucun skipper guadeloupéen ne participait, alors qu'ils sont sept cette année. Au fur et à mesure, les Guadeloupéens se sont approprié cet événement.
Concernant la crise de la Covid, les mesures gouvernementales n'ont pas provoqué les mêmes répercussions en Guadeloupe ou en Martinique que dans l'Hexagone. En Guadeloupe, le taux de vaccination est très bas. Nous sommes également confrontés au problème des soignants non vaccinés qui bénéficient du soutien de la population.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie vivement pour vos réponses très claires. Nous suivrons attentivement les travaux du congrès des élus de la Guadeloupe dans les prochains mois.
Vendredi 18 novembre 2022
Audition de M. Serge
Letchimy,
président de la collectivité territoriale de
Martinique
M. Stéphane Artano, président. - Monsieur le président, mes chers collègues, nous entendons ce matin M. Serge Letchimy, président de la collectivité territoriale de la Martinique, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'évolution institutionnelle des outre-mer. Notre cycle d'auditions, qui touche à sa fin, nous a permis de consulter les exécutifs de Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Polynésie française, la Guyane, Mayotte et la Guadeloupe.
Monsieur le Président, vous êtes à l'origine de l'Appel de Fort-de-France lancé le 17 mai dernier. À sa suite, le président de la République a amorcé le 7 septembre dernier le chantier dit de « la refondation des politiques dans les outre-mer ».
Nous sommes évidemment très intéressés par le diagnostic que vous portez sur la situation dans votre territoire, et plus largement sur celle dans nos outre-mer. Vous pourrez également nous préciser les suites données à l'Appel de Fort-de-France.
Nous savons aussi que des travaux sont en cours au Congrès des élus de la Martinique. Vous pourrez évoquer devant nous les premières pistes institutionnelles qui s'en dégagent.
M. Serge Letchimy, président de la collectivité territoriale de Martinique. - Merci beaucoup. Je suis ravi de revenir ici, et de retrouver des visages bien connus. C'est l'occasion, pour moi, de vous donner mon sentiment personnel. En effet, j'ai mes convictions intimes, bien que nous ayons défini un cadre dans lequel la responsabilité et l'obligation de respect de la pluralité des positions dans les outre-mer priment.
J'ai toujours un peu jalousé le Sénat, qui produit des rapports de qualité. J'ai lu avec attention celui portant sur la stratégie maritime qui est excellent. J'ai tout de même été frustré que l'apport écologique des outre-mer au monde, à la France, et à l'Europe n'y soit pas davantage abordé. Le service rendu par la Martinique notamment, n'est pas seulement du domaine de la beauté, de l'esthétique ou du loisir. Les outre-mer sont une richesse écologique, qui constituera une valeur ajoutée exceptionnelle de stabilisation du monde à venir, sur le plan environnemental, économique et maritime, mais aussi en termes de paix.
En créole, l'expression « nou bout » signifie que nous sommes arrivés au bout d'un système. Il risque de nous confronter à des murs infranchissables, mais aussi à des gouffres qui nous emporteront tous dans une relation hybride et incomprise, dans un contexte historique identitaire compliqué. Nous avons besoin d'air, d'énergie, en étant dans une République qui reste assez conservatrice dans ses principes et son organisation, malgré les évolutions que je citerai plus tard.
Nous n'arrivons pas uniquement au bout du système statutaire. La mondialisation a redéfini les conceptions classiques de l'indépendance, de l'autonomie, de la départementalisation, de la régionalisation en termes juridiques. Dès que j'entends un juriste parler de politique, je fuis. Le député Camille Darcia disait « les plus mauvais politiques sont les juristes ». Nous pourrions dire que les meilleurs politiques sont les poètes, comme Césaire.
Je pense que nous arrivons au bout d'un système sur tous les plans : économique, social, culturel, relationnel, de gouvernance, de démocratie. Le résultat des élections en Martinique a d'ailleurs un sens extrêmement précis. Nous ne sommes pas uniquement entrés dans une assimilation ou une aliénation qui va nous perdre. Nous observons la fin d'une conscience politique collective, créée par un système qui donne le sentiment de vouloir tout faire, mais dont les attitudes et postures du pouvoir sont étriquées, voire fraternalistes, paternalistes ou condescendantes. L'État structure les choses à sa manière, et nie les réalités locales et les identités. Tout dépend évidemment des individus. Tous ne font pas cela, mais certains montrent que le système passé n'est pas révolu.
Ensuite, nous devons sortir des économies, d'importations et de consommations massives. Nous devons absolument reprendre la main sur les résiliences sociales et économiques, par la construction de nouveaux modèles économiques différenciés d'un territoire à l'autre, et sur le droit à l'initiative. Je défie les juristes de me démontrer que j'ai un tel droit, si on ne le transcrit pas dans les articles 73 et 74. Ce droit passe par la co-construction de politiques publiques, avec l'État, mais aussi localement. Nous devons aller vers plus de pouvoirs normatifs, puisque nous n'avons que des compétences, distinction que je tiens à souligner.
Nous sommes également arrivés au bout d'un système en termes de particularismes, reconnus par l'Europe, par l'article 342 du traité de Lisbonne, et par la France par l'article 73 de la Constitution modifié successivement en 2003 et 2008. L'ouverture de nos espaces maritimes transfrontaliers doit absolument être une réalité. Nous ne pouvons pas considérer que le seul canal existant soit la relation entre Paris et la Martinique. On peut parfaitement être dans la République tout en étant en responsabilité, en signant des accords avec des pays voisins. Je parle ici d'une nouvelle diplomatie territoriale et économique, et pas de système de coopération existant. Elle passera par des connectibilités culturelles, identitaires, d'infrastructures, numériques, maritimes, qui n'existent pas aujourd'hui. La connectibilité infrarégionale est assez réduite au niveau maritime. Nous étions habitués à exporter de la banane, du rhum et de la canne, et sommes restés sur nos fondamentaux. Mais nous devons nous ouvrir. Nous nous trouvons en outre dans une dynamique qui nécessite une cohérence des politiques sur une zone géographique donnée.
Nous assistons également au début d'une prise de conscience de nos richesses géostratégiques. La Martinique, la Guyane, la Réunion ou encore Mayotte doivent prendre clairement conscience du service rendu au plan écologique notamment en tant que puits de carbone. Notre position géostratégique permet à la France d'être le seul pays sur lequel « le soleil ne se couche jamais ». Cette phrase, au-delà de son caractère symbolique, a un sens politique majeur.
Le développement intégré n'est pas suffisamment pris sous son sens géostratégique. Lorsque vous achetez des matières premières en France, il arrive qu'elles y soient simplement transformées. Le Guarana que je bois chez moi est transformé à Ivry, alors qu'il vient du Brésil, juste à côté. Ces absurdités illustrent les extrémités auxquelles nous sommes arrivés. 80 % de la biodiversité de la France se situe dans les outre-mer. Nous ne sommes toutefois pas entrés dans un processus de filières nouvelles. Nous pourrions pourtant en tirer des richesses et profits. Les exemples prouvant que nous sommes arrivés économiquement au bout d'un système, sont nombreux.
Nous sommes également parvenus au bout de réformes. L'année 1946 a été une consécration très importante du droit à l'égalité pour sortir du « système du gouverneur ». Des arrêtés étaient jusque-là pris à l'encontre des lois votées dans l'Hexagone. L'année 1958 a également permis quelques modifications, mais c'est surtout en 2003 qu'a été mis en place un système de statuts à la carte. Ainsi, nous avons observé une évolution de la différenciation et de la diversité des actions possibles. Aujourd'hui, les douze pays, départements ou territoires d'outre-mer ont presque tous un statut différencié. Saluons Jacques Chirac, qui a initié ce processus lors de la modification constitutionnelle de 2003, et l'a conforté en 2008, nous permettant de disposer d'un article 73 amélioré.
C'est tout de même une amélioration à contrainte qui a été apportée à l'article 73 de la Constitution. Celui-ci permet d'abord à l'Assemblée nationale ou au Sénat d'adapter ou modifier les textes. Il nous donne également la possibilité de passer par des habilitations pour apporter ces adaptations. Seule La Réunion a refusé ce texte. En tant que président de collectivité, il m'a fallu trois ans pour obtenir une habilitation. J'en ai obtenu trois, en matière d'énergie, de formation professionnelle et de transport. Mais pourquoi construire un tel système ? Il en va de même en matière d'énergie. Chaque point est discuté. Comment adopter une politique de l'énergie si on ne vous donne pas une habilitation globale et transversale sur le sujet ? J'ai mené les négociations moi-même dans chaque ministère pour savoir exactement ce que je pouvais obtenir.
À titre d'exemple, j'ai mis trois ans pour obtenir l'habilitation me permettant de créer Martinique Transport. Il m'a ensuite fallu six mois de négociation et de discussions pour gagner l'autorisation d'intervenir sur le versement transport. Ainsi, l'habilitation n'est vraiment pas une solution, même améliorée par l'État, comme Emmanuel Macron l'avait proposé en 2018 et 2019. L'équilibre politique du Congrès ne lui a pas permis de le faire. Il proposait de faire habiliter les projets directement pas l'Exécutif, et non par l'Assemblée nationale.
Je ne pense pas que ce soit une bonne solution. Je suis personnellement convaincu que nous sommes au bout de la possibilité d'obtenir par nous-mêmes, une habilitation. Devoir attendre 6 mois ou 1 an pour renouveler une habilitation en cours s'apparente selon moi à du « bricolage ». Je le dis sans insulte.
Si on est au bout du système, comment instaurer un droit à l'initiative locale, sans remettre en cause le droit à l'égalité ? Celui-ci n'est pas l'ennemi du droit à la différence. Par la différenciation des politiques publiques, nous pouvons parfaitement avoir des stratégies de développement propres à chaque territoire. Il me semble essentiel d'aller beaucoup plus loin en la matière.
La question de la différenciation me semble avoir été mal abordée dans les derniers textes. Elle correspond, selon moi, à la capacité qu'on donne aux différentes collectivités, d'adapter les lois et règlements sur des thématiques bien identifiées en y joignant des pouvoirs normatifs. Il s'agit également d'initier la loi, et pas uniquement de l'adapter. Conserver ces deux éléments, et les transférer, est très important pour nous. Ce ne doit pas être un transfert ponctuel, mais au contraire un transfert réel de pouvoir, avec tous les processus de contrôle que l'on peut imaginer. Dans certains rapports, des juristes évoquaient des mécanismes de contrôle des assemblées, qui pourraient tenir chaque année une réunion de contrôle allant au-delà de celui qui est réalisé par l'État. Le curseur de l'autonomie serait sous la responsabilité de chaque assemblée. Notre assemblée, en Martinique, peut parfaitement voter un curseur, qui sera différent de celui qui sera proposé en Guyane ou en Guadeloupe.
S'agissant de l'Appel-de-Fort de France, le vote aux présidentielles m'a beaucoup marqué. J'ai vu la démographie décliner, notamment ces cinq dernières années. La Martinique comptait 400 000 habitants, elle en comptera bientôt 250 000 si nous n'agissons pas. Nous ne pouvons être spectateurs de cette situation. Vous en connaissez parfaitement les raisons : mal-développement, sous-développement structurel, inégalités puissantes... Près de 80 000 personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté et 40 % des jeunes qui sont au chômage. Tout le monde connaît ces indicateurs, mais quelle solution y est apportée ? Le système économique n'a pas évolué depuis 60 ans. J'observe une absence de démocratie économique vraie, et une application de l'égalité des droits bien souvent au « compte-gouttes » de la part de l'État. S'y ajoute un système d'assistanat et de quémande, devenu insupportable. Nous sommes de plus en plus étrangers à notre géographie et à notre culture.
Ces derniers temps, nous avons vécu quelques expériences difficiles avec l'État, qui ne considère pas les collectivités de Martinique, y compris les parlementaires et les élus, comme des personnes capables d'assumer des responsabilités. Pour se justifier, il invoque par exemple une ingénierie inexistante dans les pays. Il nous faut changer notre mode de relation avec lui, mais aussi avec nous-même, en construisant un processus.
Cet appel a été rédigé lors d'une réunion des régions ultrapériphériques, et a été signé par l'ensemble des présidents présents. Ils n'ont pas donné quitus à qui que ce soit pour parler en leur nom. Par ailleurs, tous les signataires ont des enjeux historico-politiques qui leurs sont propres. Notre pluralité de positionnements montre bien que les évolutions constitutionnelles récentes autour des outre-mer étaient utiles et inspirées par des besoins vitaux au regard de ce qui s'est passé ces trente dernières années. Parmi ces besoins figure celui de créer un système qui donnerait plus de place au développement et à l'ingénierie locale.
Ensuite, les signataires de l'Appel de Fort-de-France ne veulent pas de statu quo. Nous verrons, pour chaque pays, quelle trajectoire dessiner. Nous avons exprimé cette demande lors d'une nouvelle réunion à Bruxelles, il y a quelques jours.
Je tiens à remercier le président de la République, qui a réagi assez vite. La réunion a permis d'ouvrir les perspectives, en lien avec notre appel. Nous voulons travailler avec l'État en toute transparence, mais il n'est pas question qu'il préempte quoi que ce soit. Ce genre d'infantilisation et d'abrutissement de l'idée et de la pensée tue et aliène les gens. Laissons les élus mener leur combat politique.
Nous avons lancé deux processus pour la Martinique.
Le premier concerne la réalité locale. Où en sommes-nous sur le plan économique, culturel, politique ? Catherine Conconne a mené un très bon travail d'identification des besoins et de discussions. Elle a auditionné environ 150 personnes. Nous avons ainsi travaillé sur les inégalités économiques, les pistes pour les résoudre, les structurer. Nous avons également approfondi le sujet des personnes âgées, des jeunes, du chômage, des équipements, du transport, de l'éducation...
Le second porte sur l'évolution institutionnelle. Nous ne pouvons pas ignorer le besoin de compétences et de pouvoirs supplémentaires pour diriger la structuration du développement local. Nous avons besoin de ce paramétrage, qui revêt une importance capitale dans la configuration des enjeux du développement, la fiscalité, les réglementations. Je rappelle que mon équipe, dans ma collectivité territoriale, ne compte pas que des membres du Parti progressiste martiniquais (PPM). Je suis entouré de personnes de plusieurs appartenances.
Nous devons profiter de la fenêtre qui risque de s'ouvrir avec l'opportunité d'une réforme de la Constitution. Nous nous y préparons, comme vous le faites d'ailleurs au Sénat. J'ai souhaité que notre congrès - car nous avons un congrès, contrairement à d'autres départements - se tienne dans un cadre légal. Il ne peut ainsi être vu comme une revendication isolée. L'État doit le savoir. Je l'ai dit, l'Appel de Fort-de-France est un cri politique. Nous avons organisé son cadre institutionnel dès le mois de juin. Emmanuel Macron a décidé de négocier politiquement et institutionnellement. Il a répondu à l'Appel de Fort-de-France au Congrès, sur le pouvoir des élus du peuple martiniquais qui demandent d'entrer dans une négociation. Nous en posons le cadre, car nous en sommes à l'initiative. Je pense que la réforme de la Constitution doit se construire de façon très moderne. J'ai vécu toute ma vie aux côtés d'un homme qui nous a donné la ligne : le droit à l'initiative (pas la différenciation communautariste), le respect de nos identités, de notre personnalité collective, de notre identité, de notre capacité à faire autre chose. Sinon, on laissera ce pays à la merci des instances budgétaires de l'État, sans corpus, sans racines, sans fondations. Un nouvel élan pourrait encourager les jeunes de rester dans les pays. Le dépérissement démographique, social et global du peuple commence à se ressentir en Martinique, mais aussi un peu partout.
Un troisième Congrès se tiendra le 6 décembre, afin de présenter les propositions issues du diagnostic de Catherine Conconne et de son équipe. Nous aborderons ensuite les résolutions à discuter avec le Gouvernement, tant sur le volet institutionnel que du développement économique. Deux rendez-vous sont d'ores et déjà pris. Le comité interministériel des outre-mer (CIOM), d'abord, se tiendra à la fin du mois de mars. Ce rendez-vous visera à examiner tout ce qui relève du social, de l'économie, des infrastructures ou de la santé, etc. Les propositions d'évolutions institutionnelles seront abordées en juin ou juillet.
Nous avons absolument besoin d'une dynamique. Je rencontre cet après-midi la présidente de l'Assemblée nationale. Je pense que l'ensemble des personnes qui en ont la charge doivent conjuguer leurs efforts pour que nous trouvions la meilleure formule. Je n'entrerai pas dans les questions de rédaction des articles 73 et 74. J'ai souhaité rester au niveau purement politique, pour vous dire que nous comptons sur le Sénat et l'Assemblée nationale. Nous sommes déterminés. Nous avons l'obligation, si ce n'est la responsabilité, d'interroger et de pousser la population à participer collectivement à ces discussions. Nous avons organisé près d'une centaine de réunions dans les quartiers et les communes pour les sensibiliser à ces enjeux institutionnels, constitutionnels ou économiques. Nous faisons intervenir des spécialistes, des investisseurs, des agriculteurs, des pêcheurs... Ouvrir des perspectives constitue notre dernière chance, sans quoi le sujet sera récupéré par une revendication plus identitaire qu'autre chose. Ce combat est également noble, mais nous risquons une incompréhension entre l'État d'un côté, et les élus de l'autre, avec le peuple en enclume. Chaque crise comme celle de la Covid risquerait alors d'occasionner une résurgence des violences de plus en plus fortes. Je ne souhaite pas que nous en arrivions là, raison pour laquelle je me suis engagé aussi fortement.
M. Stéphane Artano, président. - Quel regard portez-vous sur l'accompagnement de l'État sur les politiques publiques de votre territoire ? La déconcentration a-t-elle selon vous permis d'assurer ce rôle territorial ? Faut-il aller plus loin en la matière ?
M. Serge Letchimy. - Il faudrait selon moi supprimer le rôle du préfet, et le remplacer par un représentant des affaires régaliennes de l'État. Il doit, selon moi, être remplacé par une personne chargée des grands intérêts et sujets régaliens de l'État, de l'armée, de la monnaie, de la justice, et du droit. Tout ce qui concerne le développement interne et local doit rester à la main des collectivités, avec un droit à l'initiative lié à la possibilité d'adapter ou d'initier les lois dans les compétences qui sont accordées au plan local : énergie, urbanisme, aménagement... C'est ce que je qualifie de responsabilisation, et qui va à mon avis conforter la place de la démocratie. Analysez donc les courbes de participation aux élections. Nous battons tous les records dans les outre-mer. Pourquoi ? C'est le préfet, Paris et le ministre qui décident. Vous devez demander une autorisation pour n'importe quoi. Le ministre, lui-même, ne comprend pas tout. Nous devons donc supprimer le rôle de préfet.
Ensuite, il faut restituer des pouvoirs et contrôles aux élus locaux. Ce ne sera pas simple au départ, mais cela nous permettra de construire l'ingénierie locale. Il n'y a pas de culture ni de « réflexe outre-mer » dans les ministères.
La déconcentration des pouvoirs n'est pas une bonne chose, car elle revient à les garder dans les mêmes mains. Nous devons donc les déconcentrer et les décentraliser dans le même temps, dans les mains des élus locaux, en conservant un contrôle.
Ensuite, les fonds européens ne sont pas suffisamment sollicités Le Premier ministre Ayrault avait lancé un appel à candidatures pour les régions souhaitant s'en charger. Nous nous sommes présentés immédiatement. C'est une avancée considérable, qui englobe l'idée, le projet et son financement, avant de nous sortir le discours classique sur le déficit de technicité dans les outre-mer. Qu'on nous donne de l'argent pour obtenir de la technicité, c'est normal, car nous formons tous les jeunes jusqu'au bac, ce qui représente un coût, puis ils partent vers l'Hexagone, et y restent. Pour les conserver, nous devons disposer d'un lieu d'exercice de l'ingénierie. Ce n'est pour l'heure pas le cas.
Ainsi, nous redonnerons du sens à la démocratie, aux élections et à l'électorat. Nous obtiendrons une participation beaucoup plus forte grâce à une meilleure intégration. Nous ne sommes que des exécutants, on nous le rappelle très souvent. Ce sont la DEAL, l'ONF et la DAAF qui ont les vrais pouvoirs. Nous sommes pris en tenaille par rapport à des logiques indépassables. Je pense honnêtement que ce n'est pas rendre un service à ces régions de les mettre sous tutelle à ce point sur le plan local.
Faut-il pour autant passer à l'article 74 ? C'est le débat le plus ridicule que j'ai jamais vu. Cela voudrait dire que pour avoir droit à l'initiative, nous devrions perdre nos capacités régaliennes de l'égalité. Je respecte l'article 74, mais ce n'est pas le choix des Martiniquais. Si je le propose, je serai rejeté dans toutes les consultations. En résumé, je ne suis pas du tout satisfait des mécanismes actuels. Nous parvenons tout de même à fonctionner, mais ça ne nous permet pas, je pense, d'atteindre les objectifs que nous nous fixons.
M. Stéphane Artano, président. - Je reviendrai sur l'incapacité de l'État central à avoir un regard sur la politique à mener dans les outre-mer, et ce quelle que soit la couleur politique des gouvernements. On peut comprendre que l'éloignement, depuis Paris, peut compliquer cette tâche, en s'ajoutant vraisemblablement à une absence de culture. Si ce regard n'existe pas, changeons de paradigme sur la gestion des politiques publiques qui concernent nos territoires, et sur la partie régalienne qui relève effectivement de la puissance de l'État. Nous pourrons ainsi inverser les regards sur la manière d'exercer les compétences.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Le 12 juillet 2022, vous avez déclaré que la Constitution française devait offrir à chacun de nos pays bien plus que le choix sommaire et binaire entre l'article 73 et l'article 74. Quel est votre avis sur une éventuelle fusion ou réécriture de ces derniers, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie DOM/COM ? Quels gardes fous devraient y figurer, compte tenu de votre vision de l'avenir institutionnel de la Martinique ?
M. Serge Letchimy. - Je pense que nous devons tout faire pour aider la France à évoluer dans la question de la prise en compte de la subsidiarité, grand principe européen n'étant pas appliqué clairement au niveau national. C'est pour cette raison que nous parlons de décentralisation.
Ensuite, j'identifie un enjeu post-colonial et post-départementalisation. Le « bienfait » de cette départementalisation a montré leurs limites en termes de bonnes applications des politiques publiques. La différenciation intrinsèque à la construction de la loi me semble être un enjeu considérable.
J'ai analysé en détail les statuts des Açores, de Madère ou encore des Canaries. L'élaboration du droit primaire et du droit constitutionnel portugais ou espagnol montre la création, au sein même du système, d'un partenariat de construction législative et réglementaire corroborant des politiques publiques de développement. La France, pendant longtemps et y compris depuis 2003, a vu un glissement entre la spécialité législative et l'identité législative. Par le passé, tout le monde cherchait cette dernière. Maintenant, c'est la spécificité législative. Saint-Martin a par exemple parfaitement réussi à intégrer un processus de spécialité législative sans jamais abandonner réellement l'identité législative. C'est donc à la carte que nous trouverons des solutions.
Vous me demandez si nous devons rester dans une opposition binaire entre les articles 73 et 74. Je ne le veux pas. J'identifie deux hypothèses. La première serait de supprimer ces deux articles et de créer un nouveau texte permettant, par la loi organique, d'avoir un curseur d'évolution. La seconde reviendrait à revoir la rédaction des articles 73 et 74, qui présentent certains acquis, pour arriver à l'instauration par la Constitution d'un vrai pouvoir d'initiative locale, via l'expérience d'un pouvoir normatif.
Nos populations sont très désorientées par des incertitudes, et une forme de discrédit politique local et national. Nous observons aujourd'hui un processus que Césaire ne voulait surtout pas : une aliénation de nous-mêmes par rapport à nos propres richesses, à notre culture, notre identité, notre milieu. Tout cela me semble extrêmement dangereux pour l'avenir.
Entre ces deux hypothèses, je n'ai pas fait mon choix, et suis de toute façon mal placé pour le faire. Mieux vaut attendre les conclusions de notre congrès, pour que je puisse respecter le processus. Je suis certain que l'intelligence collective nous permettra de trouver le système le plus acceptable pour chacune des populations. La Guyane couvre la même surface que l'Autriche et a tous les moyens de l'indépendance. Ses revendications sont donc légitimement différentes de celles de la Martinique.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - En attendant les conclusions de votre congrès, avez-vous déjà dégagé des pistes institutionnelles d'orientation ?
M. Serge Letchimy. - Nous avons obtenu une unanimité, de la part des signataires de l'Appel de Fort-de-France, mais aussi des élus locaux, avec tout de même des positions différentes. La pluralité d'élus que nous sommes doit respecter le cheminement qui nous conduira à des solutions.
En ce qui me concerne, je suis favorable à un pouvoir d'initiative structuré autour de pouvoirs normatifs domiciliés de manière pérenne, réglementaires et législatifs, localement adaptés. Lorsqu'un texte sort de l'assemblée, la collectivité devrait pouvoir s'en saisir dans un certain délai pour l'adapter aux réalités locales. Nous pouvons par ailleurs prendre des initiatives législatives ou réglementaires, dans un cadre bien défini. Je suis pour une large responsabilité, voire un niveau d'autonomie acceptable.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quelle serait la limite entre la notion de responsabilisation et celle d'autonomie ?
M. Serge Letchimy. - Notre société est très fragilisée. À mes yeux, l'autonomie n'est qu'un cadre, et pas une doctrine fermée. Il en existe divers degrés, mais un socle minimal reste nécessaire. C'est le pouvoir normatif. C'est ce minima qui m'intéresse, plus que son substrat. Sans pouvoir normatif local pour réglementer et adapter, aucune espèce d'idée d'autonomie et de responsabilisation ne sera possible.
Par ailleurs, nous devons pouvoir construire une nouvelle démocratie économique, avec une possibilité d'accès aux terres, aux financements ou à l'immobilier d'entreprise. Ne nions pas qu'une partie des gens naissent avec 4 000 hectares, et d'autres avec 2 mètres carrés. Ce processus nous permettra d'être beaucoup plus efficaces en matière de politiques publiques, de transport, de logement, d'assainissement, ou en termes sanitaires. Je veux de la responsabilité. Je ne supporte pas qu'on me dise que l'État va régler le problème de l'eau pour moi. Si vous n'êtes pas capables de régler ce sujet dans votre pays, vous n'avez qu'à démissionner, selon moi. Bien sûr, nous devons agir dans le cadre des règlements sanitaires européens, mais je ne veux pas de cette infantilisation. On me dit que je ne peux pas le faire, mais on a organisé le « non-faire » chez moi. Mon ingénierie a disparu, parce que les jeunes partent. Une spirale s'est créée.
Mme Victoire Jasmin. - Je suis désolée d'interrompre votre réunion, mais j'ai un autre impératif, et je dois vous quitter. Je vous remercie, monsieur le président, pour votre exposé très intéressant.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Vous avez dit que la population était fragilisée, et avez évoqué les traumatismes du passé, que je peux comprendre. Comment adhère-t-elle à cette perspective d'évolutions institutionnelles ? Cette possibilité suscite-t-elle des espoirs ? Des inquiétudes ?
M. Serge Letchimy. - Nous observons une forte distanciation de la population par rapport à ces enjeux de modification constitutionnelle. L'enjeu local va beaucoup plus capter la population sur des problématiques qui l'intéressent. L'évolution institutionnelle n'est pas un enjeu pour elle, bien que ce constat soit en train de changer. Petit à petit, nous sentons une volonté de changement. Être Européens ne pose pas de problème à ces gens. Concernant le sentiment d'être Français et d'appartenir à la République, ce n'est pas demain la veille que les Martiniquais vont voter l'indépendance. Le fait d'être caribéens commence réellement à être perçu puissamment. Être Martiniquais, encore plus. De même, appartenir à un bassin américain est de mieux en mieux ressenti. Nous avons aujourd'hui besoin de convaincre la population, raison pour laquelle nous adoptons une démarche pragmatique. J'ai décidé de répondre concrètement aux problèmes de l'eau, des routes, des transports, etc.
Ne dissocions pas les besoins immédiats de la population, de ses besoins en perspective. Nous sommes des politiques, des élus. Il nous revient de prendre tous les risques pour que cette évolution constitutionnelle puisse avoir lieu. Le choix de consulter les citoyens, ou de tenir une simple réunion lors du congrès relèvera du choix du président de la République, mais ensuite, pour changer de statuts, la population devra être consultée. Si nous ne préparons pas bien cette consultation, nous irons à l'échec.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Vous parlez beaucoup de la Martinique en disant « mon pays ». L'écriture proposée dans le livre de Michel Magras sur la différenciation territoriale évoque cette notion de « pays d'outre-mer ». Êtes-vous favorable à cette réécriture et à l'institutionnalisation de ce terme ?
M. Serge Letchimy. - Des mots tels que DROM et TOM sont liés à notre position embarrassante vis-à-vis de la France. Ils sont infantilisants, mécaniques, humiliants. On nous dit que nous sommes Domiens, Tomiens, etc. Pourtant, nous devons appeler ces pays par ce qu'ils sont. Je suis Martiniquais, pas Domien. Je pense que des résolutions porteront sur ce point. Je pense également que nous devons vraiment considérer ces pays comme des pays. Ce ne sont pas des pays indépendants, ni des États-nations, mais des cultures, nations et identités. Je suis effrayé de voir que nous perdons les racines de nos cultures. Nous devons les remettre en avant, pas les folkloriser.
Ensuite, la notion de peuple doit absolument être reconnue. Jusqu'à présent, la Constitution ne reconnaît que les populations des outre-mer, et non les peuples des outre-mer. Dans les temps qui viennent, ce point devrait évoluer.
Ces identités, dans leur pluralité multiculturelle, configurent la force de l'humain. Cette représentation est déjà bien implantée en France, notamment dans toutes les grandes villes, et plus particulièrement dans les banlieues de Paris. Nous avons ce besoin d'expression multiculturelle, avec une identité propre irriguant les autres identités, dans la diversité. Je pense que nous entrons dans un processus désastreux aujourd'hui, avec un racisme qui reste larvé, que nous le voulions ou non. Je vois tout de même, dans toutes les instances, des gens de toutes origines et de toutes natures commencer à se mélanger. Ce processus demandera du temps, en raison des traces indélébiles laissées par la colonisation. Nous devons ainsi laisser le temps au temps pour se co-construire.
Les outre-mer sont le paramétrage, l'organisation, la préfiguration du monde de demain dans sa pluralité, tel que l'a conçu et vécu Césaire. Ce dernier n'a pas emprunté la philosophie des Lumières pour se faire plaisir théoriquement ou politiquement, mais parce que c'était le cheminement de l'humanisation et de la liberté. C'est pour cette raison qu'il a choisi très tôt, en 1946, d'être dans un ensemble. Il n'a pas fait le choix de l'assimilation et de l'aliénation, mais celui de l'existence en tant que population et que peuple. Ce combat est complexe.
Dans la plupart des pays, on voit émerger une capacité intellectuelle de créativité et de création. Césaire disait que nous n'avions pas de mines, d'or, de pétrole, de gaz - on en a d'ailleurs peut-être découvert -, mais que le désastre du climat nous offrirait sûrement une possibilité de reconstruction du monde. Ne perdons pas l'occasion de nous en saisir. Nous avons les bases et les moyens de le faire, car nous ne sommes pas encore arrivés à l'optimum du capitalisme traditionnel ultralibéral. Oui, je pense que la nature qui se modifie peut nous permettre de construire de nouveaux modèles de développement, plus appropriés à nos réalités.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Que pensez-vous de la proposition de réécriture du rapport de Michel Magras ?
M. Serge Letchimy. - Je l'ai lu avec attention, tout comme le rapport de la rencontre avec les juristes de l'AJDOM. Le premier se situe dans la continuité de ces deux mouvements. Le Sénat réalise un superbe travail, qui devrait être suivi par l'Assemblée nationale. Nous devons vraiment trouver les bases nécessaires d'analyse à travers ces rapports pour transcrire des procédures dans nos lois constitutionnelles, mais aussi au plan normatif. La loi organique configure le degré et le niveau d'autonomie. Elle est en principe postérieure à la consultation constitutionnelle. Je pense que nous devons inverser cet ordre pour rendre le processus transparent pour la population. Je ne sais pas comment faire, car je ne suis pas juriste. Il ne s'agit pas que d'un simple changement d'articles entre le 73 et le 74, mais aussi d'un projet de société. Celui-ci doit être décliné dans la loi organique, en donnant les moyens d'atteindre les buts du projet de société.
Pour atteindre l'autonomie alimentaire, par exemple, quels pouvoirs devons-nous détenir ? Sur quels paramètres pouvons-nous agir ? À quel moment l'État intervient-il dans le droit foncier ? Je pense que nous devons le laisser régler ces problèmes. Mais la loi organique doit être plus claire, en amont, afin de savoir à quoi elle correspondra pour la Martinique si celle-ci choisit d'évoluer.
Par ailleurs, nous devons à mon avis inverser la mentalité de l'État consistant à nous demander de démontrer que nous « sommes bloqués » pour qu'on nous ouvre la porte. L'État nous dit qu'il modifiera les textes « si nécessaire ». S'il me dit cela, je quitte la table. Lors de grands moments de la vie politique, on décide de faire un acte politique. Lorsqu'a été discutée l'abolition de la peine de mort, on n'a pas dit « si nécessaire ». Il existe des enjeux majeurs. L'outre-mer en est un. C'est une puissance géopolitique et géostratégique majeure, qui permet à la France d'occuper le deuxième rang mondial au niveau maritime. J'ai demandé à l'Office français de la biodiversité (OFB) d'évaluer la valeur écologique des services que nous rendons. Je ne dispose pas encore de sa réponse. Une petite étude a été réalisée par l'UICN, et une autre par la Martinique. Nous avons évalué notre contribution écologique dans le marché carbone à 80 ou 100 millions d'euros. Où va cette contribution écologique ? Je ne dis pas que le Languedoc-Roussillon n'apporte rien du tout. Simplement, nous devons prendre conscience de ces réalités.
Enfin, que nous devons être clairs dans le processus de réparation et de construction. Nous allons dénommer des rues en Martinique. Des personnes sont associées à des moments très graves en termes de crimes contre l'humanité. Je ne comprends toujours pas que le ministère des Outre-mer se trouve toujours rue Oudinot, où se trouvait le ministère des Colonies. Les archives des crimes de la colonisation sont toujours conservées dans son sous-sol. Comment ce bâtiment peut-il être le lieu de discussions et de dialogue démocratique, et de respect de l'Homme, dans un contexte historique tel que nous le connaissons ? Nous devons absolument déplacer ce ministère ailleurs, sans quoi il restera le ministère des colonies dans l'esprit de chacun. Ne me dites pas que l'État n'a pas d'autres bâtiments à proposer.
M. Teva Rohfritsch. - Je suis sénateur de Polynésie française, et connais donc bien l'article 74 et les sujets d'autonomie. Je partage bon nombre de vos positions.
Sur mon territoire, nous avons le sentiment que l'autonomie nous a été accordée au détriment de l'égalité. Un double discours permanent consiste à dire que la Polynésie est la France, mais que nous sommes autonomes, et que nous devons l'assumer. Cette dualité doit faire partie de nos réflexions collectives. Il n'est pas normal, dès lors que nous sommes citoyens français, que l'on nous oppose systématiquement cette volonté de subsidiarité, d'autonomie, de gestion au plus près de nos populations, à 16 000 kilomètres de Paris dans notre cas. Dans le même temps, on nous projette dans une bulle coupée du reste de la République. Nous n'en maîtrisons en tout cas pas les limites sur le plan de l'égalité.
Ensuite, quelle est votre position sur la politique fiscale ? Nous avons la possibilité de lever nos impôts, et dérogeons totalement au système fiscal national. Lorsque nous demandons une participation de l'État à l'exercice des compétences polynésiennes, Bercy, de manière plus ou moins claire selon les époques, nous dit que nous ne cotisons pas au pot commun, et nous demande pourquoi nous souhaitons une redistribution. Cela correspond à une notion financière de la citoyenneté française, comme si une forme de comptabilité devrait être établie entre ce qu'on rapporterait à l'État, et ce à quoi on aurait droit en échange. Ce n'est pas le cas dans l'Hexagone.
Nous sommes arrivés très loin dans l'autonomie. Contrairement à la Calédonie, nous n'avons pas encore la capacité de voter des lois au sens législatif du terme, puisque nos axes sont réglementaires, bien que l'on parle de « lois de pays ». Nous souhaitons avancer sur quelques points précis, mais la priorité me semble être liée à l'autonomie et à l'égalité. On ne peut pas avoir une double lecture de la citoyenneté française. Il n'est pas juste qu'une comptabilité de la citoyenneté s'applique en outre-mer.
Enfin, je vous rejoins, nous ne sommes pas Domiens ou Tomiens, mais Polynésiens et Français. Cela doit, je crois, s'appliquer à tous nos territoires.
M. Thani Mohamed Soilihi. - C'est toujours un plaisir et un intérêt d'écouter Serge Letchimy, qui provoque la maïeutique. Même si nous ne sommes pas d'accord avec tout ce qu'il dit, il suscite la réflexion.
Nous sommes « arrivés » au bout, c'est vrai. Cependant, quatre DOM sont des départements depuis 76 ans. Le cinquième et dernier ne l'est que depuis 11 ans. Les quatre premiers ont eu une région et un département à part entière, et sont passés pour certains à la collectivité unique. À Mayotte, nous n'avons jamais eu de région ou de département. En quelques années, nous avons basculé du statut de collectivité d'outre-mer à celui de région d'outre-mer. Nous ne nous sommes toujours pas emparés de cette dimension régionale. Que fait-on ? Au niveau de Mayotte, il est plus question de clarification de ce qui a été voté par référendum en 2009, entré en vigueur en 2011, et de précisions de cet aspect régional. Nous sommes un département région, mais nous comptons 26 élus de département pour plus de 300 000 habitants. Nous continuons à élire les représentants de la collectivité selon le mode départemental. Il y a treize listes et projets cantonaux. C'est lorsqu'on a élu les représentants que nous devons réfléchir à un projet commun. Il serait plus logique que nous adoptions un mode de scrutin régional pour disposer d'un projet global, et que les électeurs sachent quel projet choisir pour Mayotte avant de se rendre aux urnes.
Quand il n'y a pas suffisamment de clarté sur les projets et orientations, la population prend peur, et rejette globalement les propositions. Nous ne voulons même pas entendre parler d'autonomie dans la République, en raison de ce manque de précisions. Le projet de loi pour Mayotte a par exemple fait l'objet d'un rejet global, alors qu'il comptait également de bonnes mesures.
Pour résumer, nous pouvons dire que Mayotte a pris un raccourci pour arriver au même niveau que les autres DOM, mais qu'il faut désormais nous donner les moyens de l'emprunter.
Pour finir, il manque dans les ministères un réflexe ultramarin. Mais celui qui est dédié à nos territoires ne gère que 10 % des budgets. En plus du remplacement des préfets pour un représentant régalien, la persistance du ministère des outre-mer dans ces conditions a-t-elle du sens ?
M. Serge Letchimy. - Le président de la République parlait le 10 octobre, lors de son discours à Château-Gontier, de vraie décentralisation. Il évoquait un transfert des compétences, du vote de financement et du pouvoir normatif, et donc la responsabilité. Nous n'avons peut-être pas encore atteint ce dernier point. Nous entrons dans une nouvelle ère.
En effet, la question de l'autonomie qui se construit au détriment de l'égalité est le combat le plus intelligent, réaliste et clair à mener. Lorsque j'étais parlementaire, je restais très tard dans l'hémicycle pour aider mes collègues des outre-mer dès que je les voyais en difficulté. J'ai parfois déploré l'attitude de l'État, notamment sur la santé. J'ai vu les Polynésiens supplier pour obtenir des financements supplémentaires. Il leur était répondu qu'ils avaient un contrat de développement. On finissait par leur accorder ces financements. Nous avons également débattu jusqu'à 3 ou 4 heures du matin sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie, pour essayer d'obtenir les modalités d'indemnisation. L'égalité des droits n'est pas l'ennemi du droit à la différence. Ils doivent se conjuguer, sans quoi les rapports entre les pays, les outre-mer et la République n'ont aucun sens. Négocier que le droit à l'égalité, en fonction du degré d'initiatives mises en oeuvre, n'a pas de sens. L'accès à l'égalité tel qu'il a été conçu par Césaire ne niait absolument pas l'existence de particularités, au contraire. Intégrer le particulier comme un élément de la construction de l'Homme permet de dire que l'on est dans des choix universels. La France a manqué ce virage.
Ensuite, je sais que nous apportons moins de contributions fiscales que le montant de nos dotations. Je rappelle tout de même que la Polynésie équivaut à la surface maritime de l'Europe. Si vous nous coupez ce droit à l'égalité, vous devez également vous infliger la même scission en matière d'espaces maritimes, donc d'écologie, de ressources halieutiques, d'infrastructures, de logistiques... Votre rapport stratégie maritime comporte un chapitre important sur la présence et la puissance militaire de la France. Ne nous racontez pas que plus nous irons vers la reconnaissance des droits à l'initiative locale, et moins nous bénéficierons des contributions de la France. Je considère pour ma part que toute la fiscalité économique doit être fixée localement, tandis que la fiscalité de solidarité doit l'être au niveau national. Saint-Martin a rencontré des difficultés au début, parce que la France n'a pas mis en place de période transitoire pour la collecte des ressources fiscales.
Nous devons faire disparaître cette gestion comptable de la citoyenneté, et adopter une posture respectueuse des populations. Nous devons peser là où nous avons des compétences et où nous devons guider le développement économique avec l'outil fiscal. L'octroi de mer alimente et finance les collectivités territoriales à hauteur de 40 % environ. En clair, plus vous importez, et plus vous obtenez de recettes fiscales liées à l'octroi de mer. C'est une absurdité économique. L'octroi de mer comme outil fiscal à des fins de valorisation de nos productions reste tout de même important. Au Sénat, vous pouvez étudier ces sujets. Nous restons à votre disposition pour vous fournir les éléments nécessaires.
Ensuite, j'ai beaucoup d'admiration et de sympathie pour le président du conseil départemental de Mayotte Ben Issa Ousseni. Il est remarquable, très présent pour son pays dans les différentes instances. Il défend l'aboutissement de la régionalisation et de la départementalisation, le choix d'un processus de consultation électorale adapté aux réalités locales, et l'aboutissement des enjeux de configuration de l'égalité des droits. J'espère que nous parviendrons, grâce à notre expérience, à le convaincre de ne rien lâcher sur le paramétrage culturel et identitaire de Mayotte.
Oui, ce que vous avez vécu peut s'apparenter à un simple raccourci. J'ai vécu ce choix pour Mayotte, avec Nicolas Sarkozy à l'Assemblée nationale. J'ai respecté le choix de la population, mais il faut absolument que la dynamique même du respect de la parole d'État sur l'égalité des droits se conjugue avec la différenciation.
Ben Issa Ousseni m'a parlé d'un colloque qui se tiendra le 9 décembre, sur le droit des outre-mer au XXIe siècle. J'essaierai de venir y répondre à quelques questions.
M. Dominique Théophile. - Serge, nous t'écoutons toujours avec plaisir.
Je prolongerai les réflexions de Thani Mohamed Soilihi sur le budget des outre-mer. Nous passons beaucoup de temps à discuter des lignes 123 et 138, alors qu'elles ne changent rien dans le paradigme. Les évolutions n'atteignent que 1 ou 2 %, sans que nous puissions connaître exactement les projets des territoires dans le cadre de cette différenciation. Dans l'élan de ces évolutions, je pense que nous parlons trop peu de la question des financements actés. Ne serait-il pas temps de réviser la maquette budgétaire des outre-mer avec des dotations déjà fléchées, et que ces dernières soient discutées au préalable, avant le vote du budget global ? Pour l'heure, nous n'avons que peu de marge puisque nous votons le budget des outre-mer à la fin. Nous ne pourrons pas changer réellement nos territoires sans financement.
Par ailleurs, nous avons besoin de moyens pour sortir définitivement de la dichotomie des articles 73 et 74. Celle-ci constitue pourtant un frein à la population. Seuls ceux qui maîtrisent le droit constitutionnel s'expriment à ce sujet. Nous devons, je pense, ne pas parler d'article, mais plutôt de besoins, de chemin, de développement. Quelles que soient les réunions, pour atteindre une unanimité, la population doit être en phase, sans quoi nous raterons encore notre virage.
Mme Catherine Conconne. - Je n'ai pas grand-chose à ajouter, puisque nous tenons ce débat de manière récurrente, et presque quotidienne, chez nous. Je suis impliquée dans la démarche. Nous avons une véritable révolution à créer dans nos têtes, parce qu'on ne nous a pas enseigné le champ des possibles. Nous sommes restreints, et doutons de nos capacités. L'absence de confiance est permanente. Quand on explique aux gens que certaines actions, aujourd'hui impossibles, seront à l'avenir possibles, nous rencontrons une sorte de peur intrinsèque due à une espèce de tutelle, y compris intellectuelle, dans laquelle nous sommes depuis des décennies, voire des siècles. Nous devons saisir l'occasion pour opérer une véritable révolution culturelle afin d'apporter de l'oxygène dans le débat politique.
Nous devons être plus impliqués au coeur de l'éducation. Nous ne pouvons continuer à déplorer, à chaque fin d'année scolaire, la déscolarisation, l'échec scolaire. 25 % des jeunes entrant en sixième ont des problèmes de lecture. Nous ne pouvons continuer à attendre qu'un nouveau recteur arrive avec sa petite méthode, puis disparaisse après deux ans. Nous ne pouvons nous permettre de toujours tout reprendre à zéro. Le système continue à nourrir de l'exclusion. La culture est fondamentale. Elle rend la vie vivable. Nous devons nous attaquer frontalement à cette politique publique, et la prendre à notre compte. Il y a une manière d'enseigner chez nous, une manière de parler aux élèves, des rythmes scolaires à réserver. Nous devons mettre en place une école ouverte, et trouver d'autres manières d'enseigner. Le créole doit être intégré dans notre pédagogie. Ces compétences doivent être domiciliées chez nous. Nous ne pouvons pas être secoués sans cesse par le bon vouloir d'un recteur qui impose ses règles. Cela crée un terreau de difficultés quant aux apprentissages et à l'éducation. Par ailleurs, le numerus scolaire ne cesse de baisser. Nous sommes passés sous la barre des 70 000 élèves scolarisés. Nous enregistrons une baisse de 700 à 800 élèves chaque année dans l'académie. Nous observons en outre des exclusions par territoire. On est moins favorisés dans le nord qu'à Fort-de-France. Pourquoi ces tranches d'exclusion persistent-elles ? Presque tous les établissements du nord sont en REP +, alors qu'ils ne sont qu'à 45 minutes de la capitale. Le problème est réel. Ce n'est pas un recteur qui va le résoudre.
M. Serge Letchimy. - Le financement représente un véritable enjeu. On a collé une très mauvaise image sur la gestion des collectivités territoriales, indiquant que bon nombre d'entre elles se trouvaient en situation déficitaire et en difficulté. Pourtant, si elles n'avaient pas servi de sas sur le plan social, la Martinique ne compterait pas 350 000 habitants, mais sans doute 250 000, par exemple. Les retards structurels de ces pays sont clairement affichés par rapport à l'Hexagone. Les investissements publics y sont inférieurs de 40 %, et le retard s'accroît en termes de politiques de logement. Nous avons assisté à une « bidonvilisation » du secteur urbain dans différentes communes de Guyane. On lui a attribué les paramétrages de mesure économétriques de territoire n'ayant pas connu la même histoire. Nous avons donc un enjeu de financement. Il n'y a pas de gestionnaires plus mauvais en Martinique qu'ailleurs, mais uniquement une difficulté structurelle.
L'État commence à renforcer ses moyens financiers, mais pendant très longtemps, le soutien aux collectivités était lié à l'adhésion politique des élus. Mes aînés l'ont parfaitement vécu. Nous avons besoin d'une révision assez complète de la nomenclature budgétaire et financière. Nous n'avons, à la collectivité territoriale de Martinique, presque aucune autonomie fiscale. Les recettes s'élèvent à 1 milliard d'euros, mais notre autonomie fiscale avoisine les 200 millions d'euros. Ainsi, nos capacités d'orienter ou faire évoluer la fiscalité sont nulles. Par ailleurs, 95 % des recettes sont pré-affectées. Un vrai travail doit être mené sur ce point.
J'ajouterais que l'entretien des routes est inscrit en fonctionnement, et représente 60 millions d'euros de dépense. Chez nous, la végétation pousse 4 fois plus vite que dans l'Hexagone. Il suffirait de passer l'entretien en investissement pour que nous économisions 60 % en fonctionnement. Cela nous permettrait d'améliorer notre financement.
En plus de son travail de contrôle, la chambre régionale des comptes devrait également se pencher sur les problèmes structurels des collectivités pour établir leurs financements. Quand je parle d'autonomie fiscale, je suis très sérieux. Lorsque l'argent est déjà pré-affecté, vous n'êtes qu'un exécuteur budgétaire des orientations. L'État ayant transformé le paramétrage de fiscalité qui pouvait donner de l'autonomie fiscale - y compris la taxe d'habitation, le financement s'est transformé en dotations. Nous sommes donc soumis au budget de l'État, aux orientations. Nous avons besoin d'une réforme. Nous devons revenir sur l'avenir de l'octroi de mer et le financement des collectivités territoriales.
Ensuite, nous devons en effet sortir de la dichotomie des articles 73 et 74 et de ce chantage effectué sur le plan de l'égalité. Catherine connaît ces sujets. L'exemple de l'éducation est très parlant. En la matière, nous avons une compétence, celle de nous occuper des bâtiments. Je n'en ai aucune sur le plan pédagogique, sauf les conventions signées avec le rectorat. Je me souviens d'une décision de la rectrice de Martinique, m'ayant informé de la fermeture de l'école de Saint-Pierre, sa fréquentation étant passée de 600 à 80 élèves. Je lui ai proposé d'en faire une école du numérique et du design, ce qu'elle a fini par accepter. L'établissement accueille aujourd'hui 600 élèves. Ils viennent de toute la Martinique, mais aussi de Sainte-Lucie, ou encore d'Haïti. Pour autant, je n'ai toujours pas de compétences sur le plan pédagogique. Je ne remets pas en cause le pouvoir régalien de l'État, mais j'estime que nous pourrions émettre des propositions et construire des outils en ce qui concerne la pédagogie active.
Concernant la biodiversité, nous pourrions construire des outils incroyables pour que les Martiniquais connaissent les plantes médicinales que nos grands-mères utilisaient. Pourtant, on préfère que des firmes pharmaceutiques pour prennent nos plantes, en fassent des médicaments et nous les renvoient sous forme de cachets. Dans ce domaine, je n'en veux pas à l'État, mais à nous-mêmes. Nous devons être plus courageux pour nous y opposer. Nous sommes en négociation, et non en discussion.
Un débat national porte sur les langues régionales, qui ne sont pas encore des langues inclusives d'éducation. Nous avons une langue nationale, qui est le français, mais le créole est notre deuxième langue. Pourquoi ne pouvons-nous pas l'enseigner à des enfants en situation d'échec scolaire ?
Par ailleurs, vous avez cité les normes dans plusieurs rapports. Tout est normé. Nous sommes à 8 000 kilomètres de la métropole. Vous imaginez bien que les situations diffèrent en termes de matériaux, technologies, constructions, techniques... La réglementation est définie par la rue Oudinot et par le ministère du Logement. En quoi un règlement déstabilise-t-il la République ? Comme en matière d'éducation, nous n'avons pas de pouvoirs, mais une compétence en matière de logement. On me demande simplement d'exécuter, ce que je fais. Nous avons la compétence d'organiser la construction, mais pas d'agir sur la réglementation. Si je dois modifier le paramétrage du prix maximal de la construction ou du loyer maximal d'un logement, je dois faire remonter la demande à Paris. En quoi un paramétrage technique local insulterait-il le Gouvernement ?
Permettez-moi de vous présenter un exemple précis. Notre territoire s'étend sur 1 100 kilomètres carrés. Des agriculteurs plantaient leurs bananes et leurs cannes, et ont décidé de transmuter leur niveau d'investissement dans l'énergie. En 2010, ils implantaient des panneaux photovoltaïques sur toutes les surfaces agricoles au lieu de planter. Nous avons dû interdire ce procédé, par une habilitation obtenue je vous le rappelle après trois ans, cette implantation sur les terres agricoles, qui ne pouvaient plus produire ni bananes, ni canne, ni diversification agricole. Nous sommes dans une situation ridicule et médiocre, faute de courage et de clarté vis-à-vis des outre-mer sur la législation et la réglementation capables de structurer le développement.
Je pourrais également citer la question de la santé, qui relève du pouvoir régalien, mais qui pourrait être partagée. Comment fonctionner avec nos déserts médicaux, avec nos jeunes que nous formons, puis qui quittent nos territoires ? Tout un pan de la recherche sur les maladies tropicales et la lutte anti vectorielle pourrait y être domicilié et responsabilisé. Nous pourrions ainsi faire éclore une ingénierie de la recherche et du développement attractive. Nous nous trouvons dans un bassin de 40 millions de personnes dans la Caraïbe et de 280 millions d'habitants à deux heures de vol. Vous imaginez bien que les enjeux liés à la modélisation ou aux normes pourraient être conçus localement. C'est valable pour La Réunion, l'Afrique du Sud ou encore Madagascar. On me dit que La Réunion commence à exporter ses déchets vers des pays tiers. C'est également notre cas. Tout ce que nous pouvons exporter dans la zone, en montant des unités et filières de récupération des déchets, me semble nécessaire.
Enfin, nous n'avions aucun pouvoir en matière de coopération. La loi que j'ai présentée, votée à l'unanimité, sera appliquée par la Martinique. Elle ouvre selon moi une porte. Dans son programme, le président de la République Emmanuel Macron avait d'ailleurs indiqué qu'il devait faire évoluer la loi Letchimy sur la diplomatie territoriale. C'est une manière de dire que nous pouvons dialoguer avec Sainte-Lucie. La Martinique est devenue une passoire de drogues et d'armes. Nous avons compté cette année 24 morts, dont 20 ou 21 par balle. Cela veut dire que nous devons discuter avec nos voisins. Nous ne sommes pas pleinement associés aux discussions menées par le ministère des Affaires étrangères, entre autres. Je pense pourtant que nous pouvons co-construire certaines politiques comme celle de la sécurité ou de la pêche.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie, monsieur le président de la grande qualité de vos propos et de cette vision très claire sur l'avenir de votre territoire et sur l'association des populations. J'ai la faiblesse de penser que le politique a pour rôle de donner une trajectoire, emmener nos populations et donner du sens à l'action publique. Les administrations sont là pour trouver les outils adéquats. C'est ainsi que nous devons concevoir une évolution institutionnelle, en donnant un sens à l'action publique, et une direction à nos territoires respectifs. La construction juridique peut ne pas intéresser les élus, qui ne sont pas des techniciens, et la bascule culturelle aura besoin de temps pour se mettre en place. Pour autant, le mouvement suscite de l'intérêt et de l'espoir.
Jeudi 1er décembre 2022
Audition de
M. Ary Chalus,
président du conseil régional de la
Guadeloupe
M. Stéphane Artano, président. - Nous entendons cet après-midi, le président du conseil régional de la Guadeloupe, M. Ary Chalus, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.
Nous vous remercions vivement, monsieur le président, de votre participation. Nous achevons avec vous notre cycle d'auditions qui nous a permis de consulter les exécutifs ultramarins. Comme pour ces derniers, une trame de questions vous a été adressée, afin de recueillir votre bilan de l'organisation institutionnelle et des règles de fonctionnement de la région Guadeloupe.
Nous savons que des réflexions approfondies sont en cours sur votre territoire, afin d'avancer des propositions d'adaptation de votre statut. Où en êtes-vous à ce stade ? Que pouvez-vous nous dire sur ces débats et ce que vous en attendez ? Quelle est votre vision sur le « champ des possibles » ouvert par la perspective de révision constitutionnelle en 2023 ?
M. Ary Chalus, président du conseil régional de la Guadeloupe. - Permettez-moi au préalable de rappeler le contexte dans lequel nous nous trouvons aujourd'hui.
Vous connaissez la situation des régions d'outre-mer : comme La Réunion, nous avons un statut de département et de région d'outre-mer (Drom). Par ailleurs, le contexte est fortement marqué par la guerre en Ukraine dont les effets s'en font ressentir jusqu'en Guadeloupe, au travers de la hausse du coût de carburant, du prix des matières premières et de la pénurie de certains produits de première nécessité. De plus, l'augmentation du prix de l'essence a des incidences fortes sur notre population. Aussi, les ressources essentielles de notre collectivité régionale sont corrélées. Le triplement du coût du fret maritime et aérien a exposé nos exportations agricoles et a eu des incidences sur l'activité de certains producteurs, par exemple la production de melon.
Le contexte de forte tension sociale, liée à la crise de novembre 2021 et à la question de la réintégration des soignants, portée par un collectif de syndicats, est aujourd'hui au coeur de notre actualité et des débats parlementaires.
Enfin, la tempête Fiona nous a également fait très mal. Nous subissons les premiers effets du changement climatique dans nos îles, avec l'invasion des algues sargasses, l'érosion du trait de côte, la disparition des coraux, et l'augmentation de la fréquence et de la violence des phénomènes cycloniques. La Guadeloupe portait déjà le poids de l'ensemble des risques majeurs et naturels, notamment les risques sismiques et volcaniques, mais ce changement climatique en fait apparaître de nouveaux.
Parce que nous sommes un archipel d'îles au milieu de l'océan, le phénomène n'est pas sans conséquence sur le fonctionnement de nos grandes infrastructures, notamment les ports et aéroports pour ne citer qu'eux.
Ces infrastructures représentent notre seul lien avec le reste du monde ; nous devons donc investir dans les prochaines années, afin d'éviter d'être coupés du monde en cas de catastrophe naturelle et oeuvrer pour développer notre autonomie, notamment alimentaire.
Les pays du G20 vont reverser aux pays vulnérables 100 milliards de dollars sur le montant global de 650 milliards de dollars de droits de tirage spéciaux (DTS) émis par le Fonds monétaire international (FMI). Jusqu'à présent, le G20 n'avait jamais trouvé d'accord sur le montant à reverser aux pays en développement. Les promesses de dons s'élèvent pour l'instant à environ 45 milliards de dollars. Les DTS correspondent à un avoir de réserve créé en 1969 par le FMI, pour compléter les réserves de change officielles de ces pays membres. Ils sont répartis en fonction de la quote-part de chaque pays au FMI. En conséquence, les sommes les plus élevées reviennent aux pays les plus riches en temps normal. Région ultrapériphérique, la Guadeloupe qui n'est pas un pays pauvre, mais un territoire vulnérable, peut-elle prétendre à bénéficier de ces fonds ?
Notre qualité de région ultrapériphérique nous impose de réinterroger notre relation avec le pouvoir central et l'Europe. Nous ne parviendrons pas à atteindre l'objectif de la souveraineté alimentaire, sans redimensionner le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Poséi) avec l'aide de l'État, afin qu'un plus grand nombre d'agriculteurs bénéficient de ces aides.
Je me suis permis ces quelques mots de contexte avant d'entrer dans le vif du sujet.
M. Stéphane Artano, président. -Ces propos préliminaires permettent de planter le décor.
Nous allons effectivement entrer dans le vif du sujet avec une série de questions qui s'organiseront en deux temps : le bilan de l'organisation institutionnelle de la Guadeloupe dans un premier temps, puis je laisserai la parole à ma collègue Micheline Jacques sur la partie révision constitutionnelle.
Quel bilan faites-vous de l'organisation institutionnelle actuelle en Guadeloupe du point de vue de l'exercice démocratique, de l'efficacité dans la conduite des politiques publiques et de l'adaptation de ces politiques aux réalités et besoins du territoire ? Quelles sont les principales motivations et incidences de l'appel de Fort-de-France pour votre territoire ?
Concernant les compétences et l'adaptation des normes, avez-vous des exemples d'actions, de stratégies ou de projets entravés ou bloqués par l'organisation institutionnelle et normative actuelle ? Souhaiteriez-vous exercer des compétences dans de nouveaux domaines ? À l'inverse, y a-t-il des compétences que vous souhaiteriez restituer à l'État, compte tenu soit de la difficulté à les exercer, soit du manque d'intérêt d'une gestion territoriale ? Souhaitez-vous obtenir un pouvoir normatif dans certains domaines ?
M. Ary Chalus. - Nous avons effectivement été cosignataires de l'appel de Fort-de-France. Il faut dire qu'il existe aujourd'hui un enchevêtrement de compétences et surtout un millefeuille administratif qui accentue le manque de cohérence des actions et de l'efficacité des politiques publiques, communales, intercommunales, départementales, régionales.
Nous avions discuté lors du congrès des élus, avant le covid, pour tenter de déterminer quel chemin il fallait prendre. Nous n'échappons pas en Guadeloupe à la forte abstention lors de chaque élection et, comme vous le constatez, à l'augmentation du vote en faveur de partis extrémistes. Nous faisons également face à une profonde rupture entre notre population et la classe politique, ce qui rend toute action ou initiative inaudible. Il faut le dire : cette crise de confiance s'installe durablement et ne fait que se renforcer. L'organisation actuelle n'a ni la souplesse ni l'agilité suffisantes, qualités pourtant indispensables pour agir efficacement.
Il est donc pour nous nécessaire de poser la question des compétences de l'État qui pourraient être décentralisées et dont l'instruction pourrait être transférée à certaines collectivités. Nous pensons notamment aux services déconcentrés de l'État, comme la direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Deal). Il n'est pas admissible de ne pas pouvoir construire. Je prends l'exemple de notre hippodrome à Anse-Bertrand : cela fait six ou huit ans que nous sommes bloqués en raison de fouilles archéologiques, et par la loi du 3 janvier 1992 sur l'eau. Or je pense qu'il s'agit de compétences que la région Guadeloupe aurait elle-même pu exercer. En effet, nous avons sur place des techniciens qui travaillent à la Deal ou dans d'autres services. Nous pourrions donc accuser moins de retard.
Le terme de coproduction n'est pas à ce stade anodin. Cet appel du président de région de la Guadeloupe et des autres régions concernées est un appel solennel à l'État, pour qu'il redéfinisse et modernise ses rapports avec la collectivité, en fonction de leur spécificité. Il est clair que comparées à d'autres, nous représentons de petites régions, qui plus est à 8 000 kilomètres de l'Hexagone, et que nous avons davantage de difficultés.
Nous souhaitons donc élaborer un nouveau cadre d'application des politiques publiques, pour qu'elles soient plus proches des réalités de chaque région. Il faut aujourd'hui placer le levier de décision plus près des territoires et souligner surtout la nécessité d'engager une nouvelle politique économique, centrée sur nos atouts, notamment géostratégiques et écologiques.
Nous savons que cet appel intervient dans le contexte de la fin de l'État-providence. Les questions liées à la modernisation des rapports entre l'État et les collectivités, et à l'appartenance à la République doivent être abordées et repensées.
Nous avons des compétences en ce qui concerne l'application des normes. Ainsi, la région poursuit un programme de valorisation et de préservation de ses littoraux au titre de l'économie bleue, qui découle du plan Océan, programme que nous avons inscrit depuis 2015 avec un budget de plus de 30 millions d'euros. Nous souffrons de l'existence de contraintes liées à la loi sur l'eau. Comme je vous le disais, en raison notamment des actions de la Deal et du conservatoire du littoral, certains de nos projets structurants financés par la région, accusent des retards considérables. Aujourd'hui, cette situation a des incidences sur la commande publique, sur le domaine des bâtiments et travaux publics (BTP).
La gestion du covid ne nous a pas aidés. Nous regrettons la gestion de l'agence régionale de santé (ARS) qui prenait les décisions sans consulter les présidents de département et de région, les élus et les parlementaires. Or je pense que le Guadeloupéen comme j'aime le dire, est le meilleur expert des affaires guadeloupéennes. Nous devons nous interroger sur la nécessité de refonte de nos rapports avec les autorités chargées de la santé. Il y a une nécessité absolue d'agir avec pragmatisme et efficacité, dès lors que la santé des Guadeloupéens est menacée. Cette crise révèle qu'une refonte de nos méthodes et de nos pratiques est indispensable pour avancer.
Vous avez parlé de compétences dans de nouveaux domaines. Nous souhaitons exercer pleinement certaines compétences : la biodiversité, l'environnement, les énergies renouvelables. Des lois fixent les domaines de compétences confiées aux régions : nous n'avons pas exactement les mêmes spécificités que les grandes régions de 3 millions d'habitants, de 5 millions, voire plus. J'ai demandé, au titre de la déconcentration, à plusieurs reprises à l'État que le préfet de Guadeloupe puisse bénéficier de dérogations pour mettre en oeuvre les politiques publiques. Jusqu'à maintenant, cela n'a pas été fait.
Nous avons subi la tempête Fiona : je pense qu'avec cette dérogation, nous aurions pu aller encore plus loin, réaliser les travaux plus vite, afin de soulager les Guadeloupéens qui sont restés sans eau pendant des semaines. Je l'affirme aujourd'hui : certains services de l'État, notamment le Conservatoire du littoral, doivent opérer une vraie décentralisation.
Nous avons une habilitation en matière d'énergie : en matière d'efficacité énergétique, nous avons démontré notre capacité à passer de 20 % à plus de 40 % aujourd'hui.
Nous devons également inclure la question fiscale. À titre d'exemple, encore davantage que sur le continent, l'électrification de la mobilité rendra indispensable la refonte du modèle de taxation qui s'appuyait sur la consommation de carburant.
Nous subissons aussi trop souvent une vision étroite et dogmatique qui freine les projets de développement. Il faut que rappeler 77 % de notre archipel guadeloupéen sont constitués de surfaces agricoles et de surfaces naturelles protégées. Le développement n'est envisageable que sur 23 % de ces surfaces. Il est urgent de revisiter les procédures au niveau de l'État, qui doit être décentralisé. Nous pensons notamment à certaines missions dont l'instruction pourrait être confiée à la collectivité, chef de file du développement et de l'aménagement du territoire. Cela peut même s'envisager à droit constant, sans évolution législative majeure ; nous gagnerions beaucoup en cohérence, ce qui serait déjà un premier pas pour redonner confiance à notre population.
M. Stéphane Artano, président. - Venons-en à l'organisation des institutions. L'organisation des institutions et les règles de fonctionnement de la région de la Guadeloupe sont-elles satisfaisantes ? Quel bilan provisoire faites-vous du contrat de gouvernance concertée mis en place en 2021 ?
La création d'une collectivité unique vous paraît-elle de nature à améliorer l'efficacité des politiques publiques ?
M. Ary Chalus. - J'aime à le dire : « Tout ce qui est fait pour nous, sans nous, est fait contre nous. » Nous avons en effet subi l'effet du millefeuille institutionnel et de l'enchevêtrement des compétences. Mais nous devons reconnaître que l'efficacité des politiques publiques ne repose pas uniquement sur le changement institutionnel et statutaire.
Le constat nous oblige à travailler ensemble. Les crises sont persistantes, y compris dans d'autres territoires qui ont connu une évolution institutionnelle. Le droit, pour être efficace, doit être au service du citoyen, et seulement au service du citoyen. C'est le sens même de la simplification et de la modernisation de l'action publique locale que nous mettons en pratique. Nous avons en Guadeloupe la conférence territoriale de l'action publique (CTAP). Il s'agit de la seule grande conférence se réunissant aussi souvent que nécessaire pour discuter, décider de grandes politiques publiques territoriales. C'est un lieu de convergence et de mise en oeuvre concertée des politiques publiques. Toutes les échelles territoriales peuvent y partager leur problématique et mutualiser leurs moyens.
De plus, nous avons installé entre la région et le département des commissions mixtes qui travaillent ensemble sur la culture, l'agriculture et la pêche. Nous sommes au début de ce contrat de gouvernance. La réforme du congrès des élus départementaux peut être une proposition additionnelle, de manière que cette instance se transforme en un parlement local, en y formalisant la présence des maires. Je pense que nous avons beaucoup de possibilités et beaucoup d'atouts pour pouvoir avancer ensemble et prendre les responsabilités qui permettront de mener bien les politiques publiques.
M. Stéphane Artano, président. - Comment jugez-vous le rôle et l'accompagnement de l'État pour exercer vos compétences ? Les transferts se déroulent-ils bien ?
La déconcentration permet-elle suffisamment à l'État territorial d'adapter ses propres politiques, dans ses domaines de compétence, à vos réalités locales ?
Faut-il redéfinir le rôle du préfet en Guadeloupe et dans les outre-mer de manière générale ?
M. Ary Chalus. - Il semble qu'il existe une forme de tradition pour les outre-mer se traduisant par des velléités régulières de recentralisation. Mais les collectivités s'administrent librement et ce principe doit être respecté. Nous l'avons vécu, je l'ai vécu, lors de la mise en place des communautés d'agglomération : on a forcé ma commune à entrer dans une circonscription, et ce malgré les deux ponts qui séparent la Grande-Terre de la Guadeloupe.
L'État ne joue pas assez son rôle de conseil et d'accompagnement. Dans le cadre de la gestion des fonds européens par exemple, notamment le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader), le Fonds européen agricole de garantie (Feaga), la pêche et l'agriculture, l'État accentue le contrôle et alourdit l'instruction des dossiers.
La collectivité a dû assumer seule les conséquences de la crise sanitaire. Nous avons perdu 47 millions d'euros, nous n'avons eu aucune ressource compensatoire, nous avons dû acheter des masques pour les pompiers, les infirmiers, les médecins, les taxis. Nous nous sommes battus seuls, sans aide de l'État.
Aujourd'hui, les politiques publiques stratégiques se développent sur un temps long, qui dépasse largement le temps de passage de fonctionnaires de l'État sur le territoire. Nous, élus locaux de terrain, nous nous retrouvons parfois face à un manque d'échange et de dialogue avec les services déconcentrés qui ne tiennent pas compte de l'urgence de notre territoire. Une déconcentration plus adaptée exige un toilettage des compétences des services déconcentrés qui pourraient être exercées par les collectivités territoriales, notamment en Guadeloupe. Il faudrait aussi modifier le décret définissant le fonctionnement de la CTAP pour que les politiques menées par l'État, dans son domaine de compétence, soient débattues, évaluées avec les élus locaux. Nous avons même pensé y associer les maires.
De même, il serait souhaitable que, chaque année, le directeur général de l'ARS présente à l'assemblée générale un rapport d'exécution, un programme régional de santé, comme cela se fait avec la chambre régionale des comptes. Cette présentation serait suivie de débats. La direction générale de l'ARS, par le biais de cette compétence, a déprogrammé le TEP-scan par exemple, sans consulter les élus locaux. De même, les Guadeloupéens se sont battus pour obtenir le cyclotron, avec un plan de financement, et l'ancienne directrice de l'ARS l'a déprogrammé sans que nous soyons informés.
Un assouplissement juridique et réglementaire est nécessaire dans le cadre des autorisations environnementales du préfet. Certains services déconcentrés de l'État ont tendance à agir en toute autonomie, sans ressentir la nécessité d'échanger avec les élus et les acteurs locaux et sans retour d'expérience. Nous le constatons actuellement dans le cadre des fortes pluies survenues en Guadeloupe. Les familles sont submergées par des ravines d'eau qui entrent dans les maisons. Or si l'on cure ces ravines, on se retrouve mis en cause par la police de l'eau. J'ai été moi-même condamné en tant que maire pour avoir fait nettoyer un canal très important liant la ville de Baie-Mahault à un grand centre commercial situé sur notre territoire, ce qui est inadmissible.
Concernant le préfet, je suis soucieux du principe constitutionnel de libre administration selon lequel les collectivités se gèrent et s'administrent librement. Pour ma part, j'entretiens personnellement de très bonnes relations avec le préfet sur cette base, lorsque nous avons des dossiers en commun. Néanmoins, il faudrait effectivement que l'État reste plus circonscrit à ses missions, et que les régions et les collectivités aient plus de responsabilités, plus de compétences, tout en restant surveillées par le contrôle de légalité.
M. Stéphane Artano, président. - Nous passons à présent à la partie constitutionnelle de l'audition.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quelles dispositions de l'article 73 de la Constitution souhaiteriez-vous modifier ou ajouter ? Lesquelles représentent un point de blocage pour des évolutions que vous souhaiteriez ?
En 2019, le XVIe congrès s'était prononcé en faveur d'une révision de la Constitution et d'une loi organique propre à la Guadeloupe. Si une loi organique devait être élaborée pour la Guadeloupe, quelles dispositions souhaiteriez-vous y inscrire ?
M. Ary Chalus. - La coconstruction est au fondement même de la démocratie et au coeur du processus de décentralisation opéré depuis des années. On ne devrait pas avoir à institutionnaliser le principe de coconstruction qui est, pour moi, la base même de la relation entre l'État et les collectivités. Nous aspirons à une véritable concertation, qui, me semble-t-il, se produira avec le changement de mentalité. Il s'agit d'une demande explicite inscrite au sein de l'appel de Fort-de-France : il faut faire avec nous.
L'article 73 pose le principe d'identité législative, avec des possibilités d'adaptation. On constate le principe d'une égalité de droits entre l'outre-mer et l'Hexagone. Toute évolution qui permettrait de donner un contenu réel, concret à cette égalité de droit pour faire une égalité de fait, est la bienvenue. Si nous ne sommes pas encore en présence d'un pouvoir normatif, autonome, il ne fait guère de doute que les nouveaux termes de l'adaptation ont pour signification majeure que le régime des Drom et assimilés n'est pas uniforme. Chacune de ces collectivités a vocation au particularisme. L'évolution sémantique de l'article 73 plaide en faveur d'un particularisme accentué, en réponse aux aspirations manifestées dans certaines collectivités.
Nous plaidons pour une plus grande association des collectivités au pouvoir normatif de l'État, cela est possible. Il est vrai qu'une évolution institutionnelle pour certaines collectivités a eu lieu. Toutefois notre audition se déroule aujourd'hui dans un premier temps, celui qui consiste à rationaliser, moderniser, optimiser l'action publique locale, afin de renforcer l'efficacité des services rendus aux citoyens, aux usagers, à la population. Il viendra nécessairement un second temps, qui passera forcément par la consultation de notre population, c'est indispensable.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La coopération régionale, à laquelle vous êtes très attaché, est-elle un enjeu fort pour la Guadeloupe ? Le cadre actuel est-il satisfaisant ou souhaiteriez-vous plus de libertés, comme le permet l'article 74 de la Constitution ?
Quel est votre avis sur une éventuelle fusion ou réécriture des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à l'effacement de la distinction départements d'outre-mer-collectivités d'outre-mer (DOM-COM) ?
M. Ary Chalus. - Notre association à la coopération régionale est un enjeu fort pour la Guadeloupe. En effet, le cadre institutionnel actuel permet de tisser des liens avec nos voisins caribéens, ce que nous faisons, de nous intégrer pleinement dans ce bastion régional, à l'image de notre adhésion.
Aujourd'hui, je travaille en étroite collaboration avec l'Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECE). Nous sommes chefs de file du projet Sarg'Coop, premier projet régional caribéen sur la gestion des algues sargasses. De même, avec le cyclotron, nombre des habitants des îles de la Caraïbe viennent aujourd'hui se faire soigner en Guadeloupe. Nous avons également, dans le cadre de l'enseignement supérieur, un projet de faculté de médecine, Médecine Vallée, dont les études avancent bien.
S'agissant de l'éventuelle fusion des articles 73 et 74, je dirai que l'urgence est avant tout de rationaliser, de moderniser, d'optimiser l'action publique locale, afin de renforcer l'efficacité des services rendus aux citoyens ; c'est l'attente première de la population.
En France, nous avons fusionné beaucoup de régions, pour en recréer treize. Le budget de certaines régions européennes s'élève à 180 milliards d'euros, contre 28 milliards à l'échelle nationale : il nous faut plus de moyens. Il faut laisser les régions faire des propositions, en fonction de leur spécificité, quitte à les évaluer et adapter ensuite pour arriver au résultat final.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je souhaiterais avoir votre avis sur la proposition de rédaction issue des travaux que Michel Magras avait menés, dans le cadre de notre délégation, sur la différenciation territoriale. Pensez-vous que cette rédaction conviendrait à la Guadeloupe ?
M. Ary Chalus. - Je combattrai l'idée selon laquelle une population est toujours contre les évolutions institutionnelles. Pour prendre un exemple simple, toute famille souhaite que son enfant évolue, s'épanouisse, grandisse. La population attend donc avant tout des élus l'amélioration continue de la qualité de service, et c'est ce qui permettra de restaurer la confiance.
Je tire comme leçon de ces dernières années la nécessité de nous interroger sur l'échec des politiques publiques. Il faudra probablement s'inspirer du statut de Saint-Barthélemy, avec un système « à la carte », car c'est un territoire particulier sur le plan financier.
Le temps viendra de consulter les Guadeloupéens, et je leur laisserai le temps de choisir leur avenir.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je terminerai en évoquant le Collectif pour un projet guadeloupéen de société. Il s'agit d'un groupe de jeunes qui souhaite en savoir un peu plus sur cette évolution, ces projets d'évolution institutionnelle. Que pensez-vous de cette dynamique mise en place par de jeunes Guadeloupéens ?
M. Ary Chalus. - L'avenir appartient à la jeunesse : il faut effectivement les associer et je suis bien placé pour vous dire que s'il y a un élu qui accompagne les jeunes depuis vingt-deux ans, c'est bien Ary Chalus, aujourd'hui président de région, autrefois maire de la ville de Baie-Mahault. Il faut effectivement compter sur ces jeunes. Nous possédions une antenne à Paris que nous avons mise à disposition de ces jeunes, qui font un travail considérable. Nous allons évoluer ensemble, quel que soit le parti politique. Mais comme je l'ai dit, nos concitoyens doivent bénéficier de politiques publiques adaptées aux réalités qu'ils vivent sur leur territoire. Cela passe d'abord par des réponses claires et rapides, que nous devons leur apporter.
M. Stéphane Artano, président. - Merci de ces éclairages fort intéressants qui ne font que conforter la nécessité de questionner nos organisations territoriales et également les rapports avec le Gouvernement. Celui-ci a d'ailleurs engagé un certain nombre de travaux sur chacun des territoires. Nous les suivrons avec beaucoup d'intérêt, dans le but de nourrir cette réflexion que nous menons au Sénat en vue de faire remonter des propositions au groupe de travail sur la décentralisation, installé sous l'égide du président Gérard Larcher. Merci de votre disponibilité et de votre sincérité.
M. Ary Chalus. - Je souhaite conclure en précisant que la France a mis en place des règles de droit pour les collectivités territoriales, nous devrions davantage nous appuyer sur les élus dans leur territoire.
Nous saluons l'état d'esprit renouvelé du pouvoir exécutif du Gouvernement, et du pouvoir législatif, notamment du Sénat. Même si le constituant ne renonce pas au principe de fond de la République, l'assimilation législative, il introduit, il faut bien l'admettre, davantage de souplesse dans la manière d'envisager l'administration territoriale des départements d'outre-mer. Nous partageons pleinement ce changement de méthode, mais les élus que nous sommes devraient démontrer leur capacité à agir dans la rigueur absolue et à établir des rapports plus fluides avec l'État.
Notre priorité est de moderniser, rationaliser, afin optimiser l'exercice de compétences transférées et d'assurer une meilleure qualité de vie aux usagers et aux citoyens. Réussir une coopération locale renouvelée est compatible avec les singularités de l'archipel guadeloupéen, avec un modèle respectueux de la libre administration de chaque collectivité, porteur de développement cohérent durable et qui ne constitue pas un échelon supplémentaire.
Avec votre soutien, nous souhaitons proposer aux citoyens un nouveau contrat écologique et social, qui associe concrètement les usagers à la coproduction des politiques publiques. C'est le fil d'Ariane, que nous voulons tisser pour parvenir à regagner la confiance de la population et renouer le dialogue. Nous sommes une chance pour la France, on le répète souvent, mais nous devons être associés aux grandes transitions écologiques et énergétiques. Nous sommes pourvoyeurs d'avis pour la communauté nationale sur de nombreux sujets. Nous vous sollicitons vivement dans le but que notre expertise soit davantage reconnue : la Guadeloupe est un laboratoire d'idées, et un lieu d'expertise avant l'adoption et l'élaboration de la loi et du règlement.
M. Stéphane Artano, président. - Soyez une nouvelle fois rassuré sur le fait que le Sénat est avant tout votre chambre, la chambre des collectivités, et que nous sommes votre porte-voix ainsi que celle de votre population. Nous sommes désireux, bien évidemment, de tenir compte de vos recommandations, de vos préconisations, de vos souhaits d'évolution.
Jeudi 1er décembre 2022
Audition de
M. Munipoese Muli'aka'aka,
président de l'Assemblée
territoriale de Wallis-et-Futuna
M. Stéphane Artano, président. - Chers collègues, la Délégation sénatoriale aux outre-mer retrouve ce matin en visioconférence monsieur Munipoese Muli'aka'aka, président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna, que nous avions reçu au Palais du Luxembourg lors de son dernier passage à Paris, en octobre dernier.
Je tiens à vous remercier, monsieur le président, d'avoir accepté cet entretien car à l'époque vous n'aviez pas eu encore le temps de prendre connaissance du questionnaire que nous vous avions adressé sur l'évolution institutionnelle souhaitable pour votre territoire. J'avais eu l'occasion de souligner combien celui-ci était « atypique au sein de la République » et nous sommes heureux de vous donner la possibilité de vous exprimer à ce sujet. Vous pourrez ainsi nous dire si un consensus se dessine aujourd'hui en faveur d'un nouveau statut et ce que, le cas échéant, vous en attendez.
Nous achevons ces jours-ci avec ma collègue Micheline Jacques, co-rapporteur, notre cycle d'auditions sur les perspectives d'évolution institutionnelle outre-mer et nous devons rendre notre rapport en janvier prochain ou tout au moins au cours du 1er trimestre 2023.
Je vous cède la parole pour un exposé liminaire d'une dizaine de minutes, sachant qu'un questionnaire vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition. Nous vous interrogerons ensuite dans le cadre d'un échange assez libre. Enfin, nous sommes preneurs d'un retour écrit de vos réponses à notre questionnaire pour nourrir notre rapport.
M. Munipoese Muli'aka'aka, président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna. - Merci monsieur le président. Avant d'aborder le sujet qui nous réunit aujourd'hui, je tiens à adresser mes salutations les plus cordiales et les plus respectueuses à l'ensemble des sénateurs et des sénatrices qui sont à vos côtés.
Je viens d'être réélu président de l'Assemblée territoriale et je suis accompagné par le nouveau vice-président, Paino Vanai.
M. Stéphane Artano, président. - Nous vous félicitons pour votre réélection. Souhaitez-vous partager avec nous un propos liminaire ou balayer le questionnaire que nous vous avons adressé ?
M. Munipoese Muli'aka'aka. - Lors de notre rencontre à Paris avec une délégation d'élus, vous m'avez en effet transmis un questionnaire auquel nous allons nous efforcer de répondre.
M. Stéphane Artano, président. - Nous vous écoutons monsieur le président.
M. Munipoese Muli'aka'aka. - Dans votre première question sur le bilan que nous tirons de notre statut, vous rappelez que Wallis-et-Futuna est le seul territoire de l'article 74 de la Constitution à ne pas avoir vu son statut évoluer depuis la révision constitutionnelle de 2003 et vous nous demandez si nous souhaitons une refonte de la loi du 29 juillet 1961.
Plusieurs tentatives de réformes ont eu lieu depuis 1976, mais elles ont toutes échoué, en raison de la méfiance des autorités coutumières qui craignaient une altération de leurs prérogatives et redoutaient le renforcement des pouvoirs des autorités politiques et administratives.
Lors des Assises des outre-mer lancées en novembre 2017, l'un des sous-thèmes de réflexion portait sur la situation juridique et institutionnelle du territoire.
En 2019, l'Assemblée territoriale a créé un groupe de travail dénommé « Avenir institutionnel de l'Assemblée territoriale », avec pour mission de relancer les travaux sur son organisation institutionnelle et sur le statut de l'élu. Les travaux ont été suspendus durant la crise sanitaire et n'ont pas repris.
La majorité de l'Assemblée territoriale souhaite une évolution, mais uniquement pour apporter des modifications particulières. Elle est réservée sur une refonte totale du statut de l'archipel.
M. Stéphane Artano, président. - Nous avons reçu au Sénat il y a quelques jours des maires d'outre-mer en présence du président Gérard Larcher. Nous avons constaté que les territoires ont tous des besoins différents, y compris en termes d'évolution institutionnelle et vos propos vont dans le sens du message porté par le Sénat.
M. Munipoese Muli'aka'aka. - En réponse à la question « le statut actuel facilite-t-il la conduite de politiques publiques efficaces ? Inversement, bloque-t-il certaines actions que vous jugez indispensables ? », nous estimons que l'organisation actuelle avec le représentant de l'État qui assure l'exécutif local constitue un frein à la conduite de politiques publiques efficaces. Nous souhaitons que les deux institutions soient dissociées, pour que le représentant de l'État exerce pleinement ses missions relatives à l'État et que l'exécutif, assuré par une entité locale, exerce les siennes en faveur du territoire, en concertation avec l'État et non sous son autorité.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie. Nous pouvons maintenant aborder les questions liées aux compétences et à l'adaptation des normes.
Nous avions bien noté que vous souhaitiez être pleinement décisionnaires en concertation avec l'État et non sous son autorité. Cette évolution pourrait vous amener à exercer de nouvelles compétences dans de nouveaux domaines. Inversement, avez-vous identifié des compétences que vous pourriez restituer à l'État dans le cadre d'un nouveau partenariat ?
M. Munipoese Muli'aka'aka. - La répartition actuelle des compétences nous semble satisfaisante, notamment en raison du manque de ressources locales, tant humaines que financières, par exemple en matière de santé ou d'enseignement.
M. Stéphane Artano, président. - Le principe de spécialité vous apporte-t-il la garantie d'une meilleure adaptation des textes nationaux au contexte local ? Avez-vous des échanges avec l'État avant qu'une loi ou un dispositif s'applique à votre territoire ?
M. Munipoese Muli'aka'aka. - Le principe de spécialité législative devrait garantir une meilleure adaptation des textes nationaux aux spécificités locale. En pratique, l'Assemblée territoriale est souvent sollicitée dans le cadre de la procédure d'urgence, ce qui réduit les délais dans lesquels elle peut se prononcer. Par ailleurs, elle ne reçoit pas toujours les textes, notamment l'exposé des motifs qui est obligatoire. Au stade de la consultation, elle n'est pas certaine que ses demandes de modifications soient prises en compte.
Afin que le principe de spécialité soit appliqué, la procédure doit être améliorée. L'Assemblée territoriale a mis en place une commission des affaires juridiques et de la réglementation. Elle est chargée d'étudier les projets de textes avant présentation à la commission permanente qui prépare les délibérations en session plénière.
M. Stéphane Artano, président. - Pensez-vous qu'il soit nécessaire de revoir, dans une future organisation, la place du pouvoir coutumier ?
M. Munipoese Muli'aka'aka. - Les compétences de l'Assemblée territoriale sont définies par l'article 40 du décret n° 57-811 du 22 juillet 1957.
Je vous informe que l'Assemblée territoriale a décidé d'émettre un voeu lors de cette session budgétaire pour que cet article soit modifié afin d'abroger les dispositions relatives au foncier qui relève de la compétence des chefferies coutumières. Hormis le foncier, les compétences normatives de l'Assemblée territoriale concernent le statut de la fonction publique territoriale, l'agriculture, les forêts, la protection des sols, la protection de la nature et des végétaux, la lutte phytosanitaire, le soutien à la production, le transport terrestre, le tourisme, le régime des baux, le sport, l'aide sociale et la fiscalité.
En matière d'organisation territoriale, d'autres améliorations seraient souhaitables. L'Assemblée territoriale est composée de 20 conseillers territoriaux et ce nombre pair génère des difficultés pratiques dans notre fonctionnement, notamment lors de l'élection du bureau ou en cas d'égalité des voix. Nous proposons de porter le nombre de conseillers territoriaux à 21. Par ailleurs, la durée du mandat du président et de son bureau, fixée actuellement à un an, ne favorise pas la stabilité et l'efficacité de leur action. Les élus ne disposent d'aucun outil juridique pour renverser le bureau s'ils désapprouvent leur politique. Le renouvellement des membres du bureau et de la commission permanente a lieu tous les ans, à l'ouverture de la session budgétaire. C'est une source d'instabilité politique qui empêche le bureau de s'inscrire dans une perspective de développement à moyen ou à long terme. Nous suggérons de porter la durée des mandats à 2, voire à 3 ou 5 ans. En contrepartie, l'assemblée pourrait destituer le bureau.
Le conseil territorial, dirigé par l'exécutif, examine les projets qui sont soumis à l'Assemblée territoriale. Il est présidé par l'administrateur supérieur et composé des trois rois de Wallis-et-Futuna, ou de leurs suppléants, qui en sont vice-présidents, de 3 membres nommés par l'administrateur supérieur, après accord de l'Assemblée territoriale, parmi les citoyens français jouissant de leurs droits civils et politiques.
L'Assemblée territoriale émettra un voeu pour que l'administrateur supérieur nomme 5 membres et non plus seulement 3, afin que les 5 circonscriptions électorales soient représentées au sein de cette importante institution.
M. Stéphane Artano, président. - Les moyens de l'État sont-ils pleinement adaptés aux besoins de votre territoire ?
M. Munipoese Muli'aka'aka. - Je laisserai mon vice-président vous répondre sur le rôle de l'État mais auparavant, je souhaite apporter des éléments supplémentaires sur le pouvoir coutumier. Nous souhaitons qu'il soit mieux pris en compte. En effet, la coutume est le socle des cultures wallisienne et futunienne. Cette question doit donc être traitée avec les chefferies.
M. Paino Vanai, vice-président de l'assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna. - Sur la question « Souhaitez-vous que le pouvoir exécutif soit transféré du représentant de l'État à une entité locale élue ? », il existe un large consensus pour que le pouvoir exécutif soit transféré à une entité locale, dans le respect et la préservation du rôle des chefferies coutumières, qui sont essentielles dans notre organisation sociale.
Sur question suivante, « La déconcentration permet-elle à l'État d'adapter suffisamment ses propres politiques, dans ses domaines de compétence, au contexte local (institutionnel, juridique, économique, social, culturel...) ? », nous souhaitons que les modifications soient ciblées, nous sommes opposés à une refonte globale du statut de 1961. Les autorités coutumières souhaitent en effet conserver l'équilibre général de ce texte.
Concernant la question, « Quel est votre avis sur une éventuelle fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur-mesure et à la fin de la dichotomie historique DOM-COM ? », je vous confirme que l'Assemblée territoriale est attachée au principe de spécialité législative et d'autonomie. Sa position dépendra de la rédaction du nouvel article.
Sur la question, « Quel sens donnez-vous aux notions de différenciation, de responsabilisation et d'autonomie ? », nous estimons que la différenciation doit être adaptée au contexte social, économique et culturel local.
La responsabilisation, qui voit l'élu mettre en jeu sa responsabilité politique, n'est pas satisfaisante. Les conseillers territoriaux représentent les deux îles, mais ils peuvent être amenés à privilégier certains projets en raison de leur situation dans leur circonscription électorale.
L'autonomie est un sujet à regarder de près. Notre statut nous permet de disposer d'une certaine autonomie vis-à-vis de l'extérieur et nous n'avons pas de position spécifique sur ce sujet.
Sur la question, « L'article 74 de la Constitution permet l'adoption par les collectivités dotées de l'autonomie « des mesures justifiées par les nécessités locales [...] en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier » Souhaiteriez-vous bénéficier de ces dispositions protectrices ? », nous souhaitons bénéficier de ces mesures, dans le respect de la préservation du rôle des chefferies coutumières.
Quant à la question « Des souhaits d'évolution institutionnelle s'expriment-ils dans le débat public ? Qu'en est-il des socio-professionnels ? Une possible révision constitutionnelle suscite-t-elle des inquiétudes ou des espoirs ? », je rappelle que c'est un dossier très sensible, qui doit faire l'objet de réunions de travail et de concertation avec les différentes autorités du territoire. Certains partenaires considèrent que notre statut ou nos autorités coutumières freinent notre développement, mais notre stabilité sociale n'a pas de prix. Au regard de ce que nous observons dans d'autres collectivités, nous estimons que notre organisation est efficace.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vous adresse toutes mes félicitations pour votre réélection.
Aujourd'hui, il n'y a pas de lien entre les articles 73 et 74 de la Constitution. L'objectif est de créer pour chaque territoire ultra-marin un statut à la carte, régi par une loi organique, dans laquelle vous pourriez préciser tout ce que vous souhaitez pour votre territoire. Vous avez par exemple beaucoup insisté sur le pouvoir coutumier. Cette loi organique vous offrirait l'opportunité de co-construire avec l'État et le pouvoir coutumier l'organisation de votre territoire.
Je tiens également à souligner que le Sénat ne veut rien vous imposer, il est au contraire à votre écoute. Nous n'envisageons pas de toucher à la spécialité législative et de revenir sur vos acquis.
Sur l'exécutif, l'État est-il prêt à vous laisser plus de marge de manoeuvre ? Avez-vous envisagé la mise en place d'un conseil exécutif ou territorial composé d'élus et de représentants des chefferies coutumières, afin que chacun soit entendu ?
M. Paino Vanai. - Nous pensons que l'État n'est pas défavorable au transfert de l'exécutif. Sur l'organisation d'un conseil exécutif, nous envisageons de conserver le conseil territorial dans lequel siègent les 3 rois et les membres nommés par l'administrateur supérieur, sur proposition de l'Assemblée territoriale. Ce conseil fonctionne très bien et assure une bonne transparence des décisions. En revanche l'exécutif serait confié à une personne élue et non plus au représentant de l'État. Cependant, notre réflexion n'est pas aboutie, nous devons convaincre toutes les parties prenantes de passer à ce nouveau stade.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vous remercie pour ces éléments de réponse. Je comprends que vous souhaitez être en mesure d'adapter plus facilement les lois et les règlements aux spécificités de votre territoire, tout en intégrant toutes les composantes de votre organisation.
M. Munipoese Muli'aka'aka. - C'est en effet notre souhait. Nous allons également débattre d'un projet de délibération sur la représentativité du territoire à l'extérieur au niveau régional. En effet, les sujets qui sont débattus lors des conférences inter-régionales relèvent souvent d'échanges purement politiques. Notre statut précise que les relations extérieures relèvent de la compétence de l'État, mais nous ne sommes pas satisfaits que ce soit le préfet qui représente le territoire dans les autres régions du Pacifique. Nous allons formuler un voeu pour que l'État autorise les élus à représenter le territoire au niveau régional dans les différentes conférences ou dans les forums.
Pour le reste nous sommes réservés sur un éventuel changement, dans l'immédiat, de notre statut. Nous préférons évoluer doucement, étape par étape.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - C'est le sens du rapport de Michel Magras. Il propose d'ouvrir le champ des possibles et de permettre cette évolution étape par étape, adaptée à chaque territoire. Il est important que chacun puisse évoluer à son rythme.
M. Stéphane Artano, président. - Sachez que les aspirations légitimes que vous avez exprimées rejoignent celles de beaucoup d'élus, notamment celle de la représentation du territoire dans votre environnement régional.
Vous trouverez toujours au Sénat des parlementaires désireux de vous accompagner dans ce processus et attentifs à vos recommandations qui figureront dans notre rapport.
Nous vous remercions de nous transmettre les différentes délibérations que vous avez mentionnées et qui traduisent vos souhaits d'évolution statutaire.
Nous vous remercions de la qualité de cet échange et nous vous souhaitons de fructueux travaux. Nous ne doutons pas que vous aboutirez à de nouvelles propositions d'évolution pour votre territoire pour renforcer votre autonomie et l'implication des élus, notamment dans votre environnement régional.
M. Munipoese Muli'aka'aka. - Nous vous remercions à notre tour pour votre écoute et nous vous souhaitons de bonnes auditions.
Jeudi 1er décembre 2022
Audition de
représentants des bassins de l'océan Indien et de l'océan
Pacifique de l'Association des chambres de commerce et d'industrie d'outre-mer
(ACCIOM)
M. Stéphane Artano, président. - Mes chers collègues, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'évolution institutionnelle des outre-mer, en tant que co-rapporteurs Micheline Jacques et moi-même avons jugé utile d'entendre des acteurs du monde économique ultramarin.
Nous allons ainsi échanger ce matin avec les représentants des chambres de commerce et d'industrie (CCI) d'outre-mer regroupées au sein de l'ACCIOM, laquelle vient de désigner son nouveau président Pierrick Robert, que je salue à La Réunion.
Ils nous feront part de leurs réflexions sur le bilan de l'organisation institutionnelle de leurs territoires et sur leurs éventuels souhaits d'évolution.
Compte tenu du décalage horaire, nous commencerons par les CCI de l'océan Indien et de l'océan Pacifique. Puis ce sera le tour des représentants de l'océan Atlantique.
Je vais donc vous donner la parole, monsieur le président, mesdames et messieurs, pour un tour de table dans le cadre de votre exposé liminaire sur la base de la trame qui vous a été transmise. Nous vous interrogerons ensuite avec Micheline Jacques.
M. Pierrick Robert, président de la CCI de La Réunion et président de l'ACCIOM. - Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, la question que vous nous posez est au fond celle du niveau approprié d'élaboration des normes. Est-ce qu'il appartient à l'État ou les autorités locales d'adapter les normes ? Pour y répondre, les CCI d'outre-mer ne vous parleront bien évidemment que de l'impact de ces normes et de leur élaboration sur le développement économique. D'abord il nous faut vous indiquer que les chefs d'entreprise sont très partagés sur ces questions : dans plusieurs territoires, et notamment relevant de l'article 74 de la Constitution, ils nous disent que leurs lois organiques ont besoin d'être revues. Pour ceux concernés par l'article 73, s'il y a un fort sentiment d'inadaptation des normes et des modes d'intervention des pouvoirs publics, il y a aussi, dans plusieurs territoires, une forte inquiétude sur les risques d'une évolution statutaire et sur le rattachement à la France. Pour nous, il y a trois choses à examiner : l'opportunité, la capacité des collectivités à mettre en oeuvre de nouvelles compétences et l'organisation de ces nouveaux pouvoirs.
Sur l'opportunité d'abord : il n'y a à notre connaissance jamais eu d'étude scientifique comparant l'impact des différentes évolutions statutaires des outre-mer français sur leurs trajectoires de développement économique. Pourtant nous avons des cas d'écoles assez intéressants, avec des territoires comme Mayotte et les « trois Saints » (Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon), qui ont changé de statut encore assez récemment.
Nous considérons que cet impact n'est pas certain. Pour dire cela, nous nous appuyons principalement sur deux éléments : le taux de croissance du PIB par habitant entre 2000 et 2020 d'une part et d'autre part le taux de croissance annuel moyen de l'indice de développement humain (IDH) entre 1990 et 2010 calculé par l'Agence française du développement (AFD) en 2012. Nous observons que non seulement il n'y a pas de lien apparent entre la vitesse de développement d'un territoire et son statut, mais qu'en plus il n'y a pas de changement substantiel des trajectoires économiques des territoires lors d'un changement statutaire. Au contraire, nous constatons que si certains territoires bénéficiant de l'autonomie ont pu connaître une amélioration significative de leur économie, je pense en particulier à la Nouvelle-Calédonie tirée par le nickel et à Saint-Barthélemy qui a profité de sa situation particulière sur le marché du tourisme, les territoires ayant le moins d'autonomie se développent globalement plus vite.
Cependant, si une réforme devait être menée, se poserait selon nous la question des moyens alloués aux collectivités pour la mettre en oeuvre. Deux remarques : d'abord, les régions ultramarines se caractérisent par des délais moyens de paiement aux entreprises deux fois supérieurs aux plafonds légaux selon un rapport de l'Inspection générale de l'administration de 2019. Un renforcement de leurs pouvoirs impliquerait donc une augmentation de leurs budgets, visiblement contraints, pour leur permettre de les exercer. Ensuite, nous avons aussi regardé les statistiques de la Direction générale des collectivités locales sur l'état de la fonction publique territoriale. Nous constatons que, à l'exception de la Martinique, toutes les régions ultramarines manquent de cadres dans leurs fonctions publiques territoriales, malgré des effectifs au-dessus de la moyenne. Comme le disait Émile de Girardin « Il n'y a jamais eu, il ne saurait y avoir de grande politique sans bonne administration. » Si une réforme devait être menée pour donner plus de compétences aux collectivités, on devrait donc forcément les renforcer en amont.
À supposer enfin que cela arrive, il resterait une dernière question : comment organiser ces nouveaux pouvoirs ? Il nous semble important d'éviter la concentration entre les mêmes mains des pouvoirs législatif et exécutif. Ce n'est pas qu'une vue de l'esprit : le premier rapport de l'Agence française anticorruption et du service statistique du ministère de l'Intérieur sur les atteintes à la probité publique montre que les collectivités de l'article 74 concentrent 3,5 % des infractions pour 0,9 % de la population et 0,6 % du PIB, ce que l'Agence française anticorruption attribue à leurs « singularités institutionnelles ». Si un nouveau système devait être conçu, il devrait prévoir des garde-fous pour protéger l'équité de l'activité économique.
Il nous semble, pour toutes ces raisons, que nous devons d'abord réfléchir à un changement de méthode de travail avant de penser à un changement statutaire, sans que cela ne soit forcément exclusif. Il est en particulier nécessaire de renforcer la dimension partenariale entre l'État, la société civile et les collectivités en s'appuyant sur les contrats de développement et les contrats de convergence. Les plans de convergence doivent en effet déjà contenir un volet sur l'adaptation des normes. S'ils étaient élaborés avec la société civile, et notamment les Chambres consulaires qui en deviendraient signataires, ils pourraient constituer des diagnostics territoriaux partagés mais aussi contenir des engagements financiers et de gestion des collectivités. Nous pensons que certaines dispositions de ces plans pourraient dès lors être votées par le Parlement pour valider les demandes d'habilitation.
Pour cela, nous proposons que le Parlement réserve une semaine de contrôle par an aux questions ultramarines qui serait notamment l'occasion de faire le point sur la mise en oeuvre des contrats liant l'État et les outre-mer. Ces semaines de contrôle pourraient se dérouler en mars, en amont de l'ouverture des conférences budgétaires, qui pourraient ainsi tenir compte de leurs conclusions. Ce contrôle pourrait notamment s'appuyer sur un document de politique transversale outre-mer qui, conformément aux recommandations de la Cour des comptes à la commission des finances du Sénat en mars 2022, pourrait être décalé dans l'année pour améliorer sa fiabilité. Ce document, plutôt que les indicateurs nationaux déclinés en outre-mer, pourrait recenser des indicateurs spécifiques aux outre-mer, déterminés par programme, mais contiendrait toujours les états récapitulatifs de l'effort budgétaire et financier de l'État en outre-mer. Cela donnerait l'occasion au ministère des outre-mer de renforcer son rôle de coordinateur de l'interministériel en réunissant en amont de ces semaines de contrôle les directeurs centraux concernés.
Durant ces semaines de contrôle outre-mer, les délégations aux outre-mer, élevées en commissions spéciales, pourraient examiner un projet de loi sur les « diverses dispositions outre-mer ». Ce projet de loi, examiné en urgence et selon la procédure de la législation en commission, porterait les dispositions financières correspondant aux plans et contrats de convergence, en précisant les enveloppes de la loi de finances initiale, validerait les habilitations demandées dans les plans et adopterait les mesures d'adaptations de la législation outre-mer. Il transcrirait également dans la loi les engagements des collectivités locales, donnant ainsi à ceux-ci une force juridique lors des contrôles de légalité et des contrôles budgétaires des collectivités locales par les préfets.
Cette nouvelle organisation du travail normatif devra également nous amener à réinterroger l'organisation du ministère des outre-mer et les pouvoirs des préfets. La Cour des comptes le dit : le ministère des outre-mer aujourd'hui se disperse, alors qu'il manque de moyens humains et financiers. Il faut renforcer son poids interministériel, ses capacités d'expertise et son rôle d'appui en ingénierie. Les représentants de l'État doivent également se saisir du pouvoir de dérogation qui leur a été octroyé, ce qui pourrait impliquer la création de groupes de liaison avec eux, constitués des collectivités et des chambres consulaires. De manière générale, l'État, aussi bien central que déconcentré, doit travailler en plus étroite collaboration avec les représentants de la société civile et notamment les consulaires qui représentent le monde économique. Nous souhaitons notamment des réunions régulières sur l'adaptation des normes avec les préfets et les collectivités dans une instance dédiée. À Paris, nous sommes représentés par l'ACCIOM. Les ministères, et pas seulement le ministère des outre-mer, devraient nous associer plus fréquemment par ce biais, ce qui nous permettrait de coordonner et de structurer plus facilement nos réponses.
M. Stéphane Artano, président. - Merci Monsieur le président. Je vous propose maintenant un tour de table des différents territoires.
Mme Nadine Hafidou, secrétaire du Bureau de la CCI de Mayotte. - Je remercie Pierrick Robert pour son propos introductif.
Vous connaissez tous l'histoire du territoire mahorais et de son évolution institutionnelle. Un certain nombre de compétences ne nous ont pas encore été transférées dans le cadre de la départementalisation et nous restons vigilants sur les propositions de nouvelles évolutions.
M. David Guyenne, président de la CCI de Nouvelle-Calédonie. - Vous nous interrogez sur l'avenir institutionnel des outre-mer, notamment sur la possibilité d'accorder davantage d'autonomie aux territoires ultramarins, soit en transférant de nouvelles compétences, soit en leur conférant des capacités supplémentaires d'adaptation réglementaire et normative, et sur l'impact de ces réformes sur nos économies.
Vous savez que la Nouvelle-Calédonie est engagée dans un processus de réforme institutionnelle, mais le monde économique et une grande partie de la société civile calédonienne considèrent que réformer pour donner davantage de pouvoirs aux institutions locales, sans une stratégie partagée de développement économique et humain, serait se tromper d'enjeu.
Dans le cadre du processus de sortie de l'Accord de Nouméa, l'État s'est engagé à faire un bilan des transferts de compétences en Nouvelle-Calédonie pour le début de l'année 2023. Le monde économique a réalisé un premier bilan en reprenant les 200 lois de pays votées en Nouvelle-Calédonie entre décembre 2006 et janvier 2022. 40 % sont des textes fiscaux et accroissent la fiscalité, 20 % sont relatifs au droit du travail, 10 % portent sur des aménagements de nature à faciliter le fonctionnement de la fonction publique, 6 % incluent de nouvelles dépenses sociales et leur financement, 5 % concernent des mesures de contrôle des marges, des prix et de l'économie. En excluant le droit des assurances, qui a surtout régulé les assurances décennales de construction, 80 % des textes n'ont pas servi à engager le territoire dans un développement économique ou à renforcer son attractivité, ni à répondre à une vision pour la Nouvelle-Calédonie.
Nous pouvons donc en conclure que l'Accord de Nouméa et le rééquilibrage qui a suivi n'avaient d'autre objectif que de trouver une paix politique. Or, pour le monde économique, la paix de demain doit être une paix sociale et climatique, apportée par une prospérité économique durable, soutenable et partagée.
Le monde économique calédonien s'est réuni en consortium pour peser dans le débat et faire en sorte que la réforme institutionnelle ait du sens. Il souhaite que les administrations soient au service d'un développement économique systémique, réfléchi, stratégique et concret.
Les fondamentaux régaliens, comme l'État de droit, la défense et la sécurité, l'éducation, la monnaie, etc., sont nécessaires au développement. Des piliers de développement co-construits et partagés doivent soutenir cette croissance calédonienne :
- la neutralité carbone en 2050, qui se décline en énergie verte, en compensation carbone et en nickel vert, et qui permet de développer une économie basée sur la lutte contre le réchauffement climatique dont la Nouvelle-Calédonie doit être le champion océanien et exporter son savoir-faire dans la région ;
- une autonomie agroalimentaire ;
- une économie des tribus ;
- un écotourisme ;
- une écoconstruction ;
- la construction de secteurs de l'énergie et de la maintenance, voire une économie autour de l'hydrogène.
Nous avons besoin de sujets concrets, qui permettent à la Nouvelle-Calédonie de tendre vers un système économique qui répond aux besoins économiques et sociétaux de demain.
Le monde économique demande que ce soit à l'aune de cette stratégie économique et sociétale que nos territoires réfléchissent à un statut.
La crise Covid et les défis climatiques qui vont rendre nos territoires ultramarins fragiles et vulnérables ont de fortes conséquences économiques ou sociales, comme l'accueil des réfugiés climatiques. Ils montrent que nos territoires ne pourront jamais se passer de la présence de l'État.
En matière de stratégie économique, sociétale et géopolitique, le monde économique calédonien demande le soutien de l'État en termes de cohérence, de planification, de compétences techniques, humaines, parfois financières pour que tous ensemble nous arrivions à rendre attractifs et prospères les territoires qui vont tous devoir affronter des mutations de modèle économique.
En réussissant, nos territoires contribuent à une présence européenne et française, impactante et utile dans nos environnements régionaux.
Nous proposons de vous transmettre les travaux de notre consortium citoyen et économique sur l'efficience institutionnelle que nous attendons et nos propositions d'alignement entre société civile, exécutifs locaux, État et l'organisation de nos interdépendances au service d'une vision économique et sociétale.
M. Stéphane Artano, président. - Nous souhaitions entendre le président de la chambre de commerce et d'industrie, des métiers et d'agriculture (CCIMA) de Wallis-et-Futuna mais il rencontre manifestement des problèmes de connexion.
Je vous propose maintenant de passer au questionnaire que nous vous avons transmis, notamment à la partie sur les compétences et l'adaptation des normes. Certains projets économiques ont-ils été entravés ou bloqués par l'inadaptation des normes sur vos territoires ? Quelle autorité vous semble la plus pertinente pour adapter les normes aux spécificités locales, l'État ou les autorités locales ? Enfin, êtes-vous consultés en amont de la phase d'élaboration des lois et des décrets pour émettre des avis ou des recommandations ? Si oui, vos avis sont-ils pris en compte ?
J'ajoute que nous sommes également preneurs de vos contributions écrites pour alimenter notre rapport.
Mme Nadine Hafidou. - La CCI demande régulièrement au département de participer aux sociétés de projet qu'elle crée, la dernière portant sur la construction d'une technopole dans la commune de Démbeni. Or, certaines compétences régionales n'étant pas encore dévolues à notre conseil départemental, celui-ci n'a pas pu participer à cette société de projet.
Les normes sont également inadaptées aux importations agroalimentaires. Nous envisageons d'importer des produits des territoires voisins pour les transformer à Mayotte mais les normes européennes constituent un frein important.
Sur l'autorité qui doit adapter les normes, tout dépend du champ d'application concerné, nous n'avons pas de préférence a priori entre les services déconcentrés de l'État et les autorités locales.
Enfin, la CCI n'a jamais été consultée en amont d'une loi ou d'un décret portant sur le développement économique. Nous le regrettons car nous pourrions apporter des informations pertinentes aux décideurs politiques.
M. David Guyenne. - Notre position est différente. Nous avons l'ambition de faire de la Nouvelle-Calédonie un champion régional de la lutte contre le réchauffement climatique, de l'énergie et de la décarbonation.
Pour atteindre cet objectif, nous avons besoin de normes supérieures fortes, notamment celles de l'Union européenne. En effet, dans la région Pacifique, l'Union européenne dispose d'un vrai pouvoir de négociation, du pouvoir d'imposer des normes et peut nous ouvrir des marchés commerciaux. L'Union européenne peut faciliter l'accès à des territoires mais aussi négocier l'abaissement des protections non tarifaires, notamment avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande. La Nouvelle-Calédonie ne sera jamais assez puissante pour négocier d'égal à égal avec ses grands voisins mais l'Union européenne lui permet de le faire.
La Nouvelle-Calédonie dispose des compétences en matière de droit des assurances, de droit de la construction et de droit commercial. Or, notre droit commercial n'a pas évolué depuis 45 ans. Le droit des assurances nous conduit à mutualiser les risques sur un tout petit territoire alors que le principe même de l'assurance est de les mutualiser avec le plus de monde possible, par exemple avec la métropole. Sur les normes de construction, il est important de combiner les normes européennes avec les normes australiennes et néo-zélandaises pour construire dans la région.
Nous souhaitons que les textes soient automatiquement transférés de la métropole aux territoires, qui disposeront de 6 à 12 mois pour les adapter et non le transfert des compétences aux territoires, qui n'ont pas toujours les moyens de faire évoluer les textes rapidement.
M. Stéphane Artano, président. - La Polynésie française n'a pas réussi à se connecter mais nous avons rétabli le contact avec Wallis-et-Futuna.
M. Otilone Tokotuu, président de la CCIMA de Wallis-et-Futuna. - Notre territoire est soumis à trois pouvoirs, l'État, les chefferies coutumières et la religion catholique. Les entreprises doivent composer avec ces trois pouvoirs, ce qui ralentit leur développement. Par ailleurs, l'exécutif ne relève pas du territoire mais de l'État, ce qui complexifie la prise de décision. Malgré ces difficultés, le monde économique s'efforce d'avancer mais espère que l'exécutif sera transféré au territoire pour mieux accompagner le développement des entreprises.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous propose de passer à la deuxième partie de notre questionnaire sur le bilan institutionnel. La gouvernance actuelle est-elle suffisamment lisible pour le monde économique ? Avez-vous relevé des conflits ou des enchevêtrements de compétences qui nuisent au développement économique de vos territoires ?
Enfin, il y a une dizaine d'années, la Guyane, la Martinique et Mayotte ont changé de gouvernance avec la création d'une collectivité unique et, pour Mayotte, la départementalisation. Ce changement s'est-il traduit par une amélioration des politiques publiques au service de ce développement ?
M. Pierrick Robert. - La Réunion n'a pas rencontré de problème lié à l'enchevêtrement des compétences. En revanche, comme Mayotte, nous avons besoin que les échanges soient facilités en adaptant certaines normes. Par exemple, sur le traitement des déchets, il faudrait revoir la convention de Bâle. Dans le secteur du BTP, il nous semble important d'associer les différents acteurs pour aboutir à une adaptation des normes à notre environnement et à notre situation. Le département et la région travaillent déjà dans ce sens.
Mme Nadine Hafidou. - À Mayotte, la simplification doit se poursuivre. La mise en place du guichet unique des formalités a beaucoup facilité la vie des entreprises.
En revanche, en raison de l'enchevêtrement des compétences, nous rencontrons des problèmes sur l'aide aux entreprises en difficulté. Le comité départemental d'examen des problèmes de financement des entreprises (CODEFI) est porté par l'État, certaines aides sont gérées par le Conseil départemental mais ces structures ne communiquent pas. Le dispositif n'est pas lisible pour les entreprises. Nous réfléchissons à la création d'un CIP pour centraliser les acteurs de l'accompagnement des entreprises en difficulté et faciliter leur accès.
Comme le transfert des compétences reste inachevé, les grands projets du territoire sont portés par l'État, contrairement à La Réunion qui porte directement des projets structurants comme la route du littoral. À Mayotte, des projets comme l'aéroport, la construction de grands collèges ou de la route de contournement de Mamoudzou ne sont pas portés par le territoire par manque de compétences et de moyens, ce qui n'est pas favorable à un développement serein.
M. David Guyenne. - La Nouvelle-Calédonie est largement engagée dans un processus de transfert de compétences. Au début, l'accord de Nouméa a permis un rééquilibrage des compétences de gestion d'une collectivité. Aujourd'hui, nous avons dérivé et nos institutions ne traitent que de « politique politicienne ». Certains projets de loi, même dans le champ économique, sont torpillés pour répondre à des objectifs politiques.
Les compétences n'ont pas été définies avec une précision suffisante. Ainsi, chaque province est chargée du développement économique. Certaines considèrent qu'elles peuvent toucher à la politique monétaire mais oublient que les compétences macroéconomiques sont restées dans les mains de l'État. Elles n'ont de compétence qu'en microéconomie.
Par ailleurs, les principes de subsidiarité entre le gouvernement de Nouvelle-Calédonie et les provinces sont eux aussi mal définis.
La subsidiarité ne fonctionne pas en Nouvelle-Calédonie. Ainsi, certains envisagent de mettre de l'emploi local dans le régalien. Nous estimons que ces dérives doivent être absolument cadrées, ce sont des réponses politiciennes qui ne répondent pas aux enjeux et aux défis économiques.
Au moment de la crise sanitaire, toutes les institutions ont réussi à travailler ensemble, sans se préoccuper de leurs compétences, pour faire voter des textes essentiels à la lutte contre le Covid. En situation d'urgence, la Nouvelle-Calédonie a su faire preuve d'imagination et avancer.
Les acteurs économiques souhaiteraient que le territoire reste en « mode Covid » ! Par ailleurs, sur les secteurs économiques qui seront identifiés par l'ensemble des Calédoniens comme secteurs d'avenir, nous proposons que l'État et les collectivités se partagent les compétences en fonction de l'institution qui aura l'impact économique le plus fort. Cette mécanique est compliquée à mettre en place au niveau institutionnel et probablement constitutionnel, mais c'est une question de pragmatisme et d'efficacité.
M. Denis Ehrsam, directeur général de la CCIMA de Wallis-et-Futuna. - Il existe à Wallis-et-Futuna un enchevêtrement de compétences particulier : le préfet, qui dispose des pouvoirs d'avant la loi de décentralisation de 1982, l'Assemblée territoriale qui est élue et le pouvoir coutumier. La difficulté pour le monde économique est que l'administration est bicéphale, les services ont deux chefs, le préfet et l'Assemblée territoriale, ce qui rend particulièrement difficile le service aux entreprises. Cette gouvernance illisible favorise l'immobilisme.
Cette situation nous handicape particulièrement pour créer des liens avec des partenaires régionaux, qu'ils soient français comme la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie, ou étrangers comme les Fidji. Nous avons noué des liens entre CCI, parce que nous sommes des établissements publics assez autonomes, mais les politiques entre territoires ont beaucoup de mal à se mettre en place. Nos relations avec la Nouvelle-Calédonie sont bloquées depuis deux ans pour des raisons politiciennes et nous le regrettons.
M. Stéphane Artano, président. - Comment jugez-vous les modalités d'accompagnement de l'État ? La déconcentration permet-elle à l'État d'adapter ses politiques publiques, dans son domaine de compétences, au contexte local ? Faut-il assouplir les conditions dans lesquelles le préfet peut déroger ou adapter les règles localement ?
M. Pierrick Robert. - Nous considérons que les pouvoirs des préfets doivent leur permettre de faciliter les échanges entre les territoires ultra-marins et leurs voisins.
Mme Nadine Hafidou. - Compte tenu de l'actualité, il est difficile d'avoir une appréciation positive sur le rôle et l'accompagnement de l'État. Il rencontre actuellement des difficultés pour assumer ses compétences régaliennes sur la santé, la sécurité et l'éducation.
Nous considérons que l'État manque de moyens. Sur le plan économique, le Haut conseil pour la commande publique ne s'est jamais réuni depuis son installation. C'est pourtant une instance essentielle pour nos entreprises et la coordination des maîtres d'ouvrage et des porteurs de projets publics.
Mayotte doit relever des défis colossaux en termes d'aménagement et le secteur du BTP est saturé. Cette saturation aurait pu être anticipée si le Haut conseil pour la commande publique s'était régulièrement réuni.
Je ne sais pas si la déconcentration permet suffisamment à l'État d'adapter ses propres politiques. Je suis persuadée que le peu de moyens dont disposent les services déconcentrés les empêche d'assumer leur rôle et d'accompagner les collectivités ou des institutions comme la nôtre.
Enfin, les entreprises sont confrontées à la lourdeur administrative de certaines démarches et nous attendons une simplification.
M. David Guyenne. - Nous avons identifié les quatre rôles de l'État :
- un rôle institutionnel, l'État est le garant de l'État de droit, de la monnaie et de la politique monétaire, de la sécurité de nos espaces mer, terre et cyber et de l'éducation ;
- un rôle d'accompagnement dans l'autonomisation de nos territoires, notamment dans leur intégration dans les grandes politiques de transition et de mutation, sur l'énergie, sur l'environnement et sur toutes les économies qui peuvent s'opérer autour de ces transitions mais aussi un accompagnement sur la planification des projets et l'organisation des investissements ;
- un rôle très opérationnel dans le contrôle de légalité, les garanties de financement ou la mise en place de contrats de plan avec les territoires ;
- un rôle de « sauveur ». Nous savons que nous serons confrontés à des crises toujours plus graves, imprévues et nous ne pourrons pas y faire face seuls.
M. Otilone Tokotuu. - Je suis d'accord avec M. Guyenne, l'État est garant de toutes les institutions mais il existe des blocages dans ses relations avec le territoire. En effet, le système coutumier ne nous permet pas d'avancer normalement. Nous considérons que l'État fait de l'ingérence dans la dimension coutumière de Wallis-et-Futuna et les entreprises en subissent les conséquences. En termes de développement économique, nous n'avançons pas suffisamment, nous avons besoin de lever des blocages.
M. Denis Ehrsam. - Vos questions portent sur la déconcentration. Or, il n'y a pas de déconcentration à Wallis-et-Futuna ! Par ailleurs, l'accompagnement de l'État ne porte pas suffisamment sur l'économie, malgré la succession des préfets.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - J'observe que vos interventions soulignent que chaque territoire est unique et dispose de spécificités. Ce qui est valable pour un territoire ne l'est pas forcément pour un autre, ce qui rend nos travaux très riches.
Comment avez-vous accueilli l'Appel de Fort-de-France en mai dernier ?
M. Pierrick Robert. - Cet appel représente la position de certains élus mais pas nécessairement celle de tous les élus. Ils réclament une politique plus proche des réalités de nos territoires.
Je considère qu'il est indispensable d'optimiser l'action publique, pour lever des freins bloquants sur les territoires mais cette optimisation doit répondre aux spécificités de chaque territoire.
Mme Nadine Hafidou. - Nous avons pris cet Appel de Fort-de-France comme une évidence, mais nous l'abordons avec précaution. Toute évolution institutionnelle doit être minutieusement préparée et les territoires doivent faire preuve d'une grande vigilance sur les engagements de l'État. Nous rencontrons tous des freins dans nos projets économiques.
À Mayotte, nous avons besoin de pouvoir importer facilement les produits de nos voisins. Madagascar est juste à côté de notre île et produit des crevettes mais nous devons les acheter à Rungis pour les transformer ! C'est le genre d'absurdité qu'il faut corriger et qui donne du sens à l'Appel de Fort-de-France.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La Nouvelle-Calédonie n'est pas directement concernée par cet appel mais nous sommes preneurs de votre point de vue.
M. David Guyenne. - Nous l'avons perçu comme un geste politique. Nous ne pouvons que les inviter à assumer leurs responsabilités avant d'en demander de nouvelles.
M. Denis Ehrsam. - Je n'ai rien à ajouter au commentaire de M. Guyenne.
Mme Micheline Jacques. - À la suite de cet appel, le président de la République a lancé sa feuille de route dite « Renouveau des outre-mer » qui doit aboutir, dans 6 mois, à la réunion d'un comité interministériel aux outre-mer (CIOM). Qu'attendez-vous de cette feuille de route ? Que pensez-vous de la méthode ? Comment voyez-vous la concrétisation des objectifs annoncés par le ministre des outre-mer sur la « création de valeur » et le « développement des entreprises » ?
M. Pierrick Robert. - Le préfet a déjà réuni l'ensemble des acteurs concernés par ce sujet, pour échanger sur les méthodes à mettre en place. Il est essentiel que tous les acteurs économiques participent à cette démarche et que leur situation économique soit prise en compte.
Mme Nadine Hafidou. - Le monde économique doit en effet être consulté. Il est vraiment temps de changer de paradigme, les territoires doivent avoir l'opportunité de créer de la richesse et de participer à la compétitivité globale de la France. Il faut faciliter les échanges avec les territoires voisins. Par ailleurs, les territoires ultramarins ne doivent plus vivre sous perfusion de la métropole.
Cette feuille de route est bonne mais nous avons un doute sur la méthode car les délais sont très contraints. Nous craignons qu'elle aboutisse à des conclusions hâtives et à des contrats de plan État-région (CPER) déjà formalisés
J'insiste sur les avantages compétitifs des outre-mer et sur l'importance des liens avec leur environnement proche, pour qu'ils puissent rayonner dans leur bassin régional. Enfin, cette feuille de route peut être l'occasion de faire des outre-mer des lieux d'expérimentation.
M. David Guyenne. - Nous avons réalisé ce travail côté société civile et je rejoins ce qu'a dit Mme Hafidou, cette démarche prend du temps. Les délais me paraissent assez contraints. Nous avons réuni plus d'une centaine de chefs d'entreprise, ce qui représente plus de 1 000 heures de travail, pour aboutir à un projet de la société civile. Il n'est pas partagé par l'ensemble des forces politiques de Nouvelle-Calédonie mais c'est un projet cohérent, qui satisfait de nombreux acteurs.
La feuille de route représente une opportunité pour la société civile, notamment pour la société civile économique, et pour les territoires de réfléchir à une trajectoire et à des objectifs économiques. Certains pourront être partagés avec l'ensemble des outre-mer, d'autres seront plus spécifiques aux différents territoires. C'est une opportunité de faire bouger les lignes.
Le ministre de l'Intérieur et des outre-mer est en ce moment en Nouvelle-Calédonie. Il va mettre en place les premiers groupes thématiques qui vont permettre à la Nouvelle-Calédonie, nous l'espérons, de doter le territoire d'un nouveau statut. Nous avons souligné le risque de commencer par réunir des groupes thématiques institutionnels, donc politiques. Nous préférons que les premiers groupes réunissent les différents acteurs de la société civile, notamment les acteurs économiques, pour qu'ils puissent faire émerger des propositions ambitieuses, sans être contraints par des contingences politiques ou institutionnelles. Dans un second temps, les propositions de ces groupes seront soumises aux politiques pour qu'ils trouvent des solutions institutionnelles. Cette séquence nous semble essentielle.
M. Denis Ehrsam. - Nous ne sommes pas suffisamment avancés à Wallis-et-Futuna pour nous prononcer sur cette feuille de route.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Comment percevez-vous, sur vos territoires, les débats institutionnels à propos d'une éventuelle révision constitutionnelle ? Cela crée-t-il une instabilité défavorable aux anticipations économiques ou au contraire, cela ouvre-t-il des perspectives de développement ?
M. Pierrick Robert. - C'est un sujet très sensible pour le monde économique comme pour la population. Sans consultation préalable de la population, nous risquons des réactions fortes. Je pense que, pour La Réunion, l'enjeu n'est pas de concentrer tout le pouvoir politique sur une seule institution. Une telle démarche pourrait même déstabiliser le monde économique.
L'article 73 de la Constitution permet déjà d'adapter les lois. Pourquoi les collectivités régionales n'activent-elles pas ces dispositions avant d'envisager un changement de Constitution ?
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - L'amendement Virapoullé interdit à La Réunion d'adapter les lois.
M. Pierrick Robert. - Nous considérons qu'il ne faut pas prendre de risque sur le rattachement de La Réunion à la France.
Mme Nadine Hafidou. - Nous souhaitons la poursuite et l'aboutissement du processus départemental. J'ajoute que les débats institutionnels que nous avons depuis longtemps n'apportent pas plus d'instabilité.
Les entreprises et investisseurs attendent une meilleure visibilité et la population l'achèvement des transferts de compétences, pour que notre territoire puisse assumer et exercer pleinement ses missions décentralisées.
Une fois que le transfert sera terminé, nous serons tous rassurés, nous pourrons voir l'avenir autrement et avancer sereinement.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Avant de poursuivre, je tiens à contre-balancer les propos de Pierrick Robert sur les dérives et risques de corruption qui seraient associés aux collectivités de l'article 74. Le président Stéphane Artano et moi-même sommes des élus des deux collectivités régies par l'article 74 et nous pouvons témoigner que ces dérives n'affectent pas nos territoires. La proposition de rédaction de Michel Magras prévoit des statuts à la carte, permettant à chaque territoire d'inscrire dans la Constitution ce qu'il souhaite décider pour accentuer leur développement ou limiter certains écueils. Vous avez tous parlé de co-construction, vous souhaitez être acteurs de l'évolution institutionnelle de vos territoires. Que pensez-vous de ce projet de réécriture ? Représente-t-il une angoisse supplémentaire ou au contraire la possibilité d'une ouverture adaptée à chaque territoire ?
M. Pierrick Robert. - Le statut n'est pas une fin en soi. Nous devons étudier l'impact de cette réécriture, un mot, une virgule, une phrase peuvent tout changer. Nous devons être très attentifs à ne pas commettre d'erreurs et à apporter des améliorations et non de nouvelles contraintes.
Mme Nadine Hafidou. - Nous sommes plutôt favorables à cette réécriture et à ces perspectives de transferts, sous réserve que nous disposions des moyens pour exercer pleinement les compétences qui seraient transférées.
Si nous avions la possibilité de tisser des liens plus forts avec les territoires voisins, Mayotte pourrait mieux rayonner dans la région. Si de nouveaux éléments doivent être inscrits dans la Constitution, il faut qu'ils incluent les territoires dans les réunions régionales et qu'ils leur permettent de renforcer le développement économique avec les pays voisins. Pour Mayotte, le ministère des Affaires étrangères doit inclure l'exécutif local et les parlementaires dans ses négociations avec les pays voisins, notamment les Comores. Paris doit cesser de négocier sans associer les territoires aux discussions.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Le projet de réécriture prévoit cette ouverture et ces échanges avec les territoires de chaque bassin. Le sens des travaux de la délégation est de permettre à chaque territoire de faire remonter ce dont ils ont besoin. Le Sénat n'a absolument pas pour objectif de dire aux territoires ce qui est bon pour eux. Nous sommes à votre écoute, nous voulons vous accompagner, mais le travail se fera sur les territoires, en concertation avec la population et le monde économique.
M. David Guyenne. - Si les débats ne portent que sur l'institutionnel, seul un microcosme sera intéressé. Or, les outre-mer se meurent, la population est vieillissante et les mutations économiques et environnementales sont gigantesques. Pour autant, ces mutations nous offrent l'opportunité de réfléchir à un grand projet pour les outre-mer, et de renforcer leur attractivité, qu'elle soit fiscale, sociétale ou économique. Le débat institutionnel ne sera intéressant, pertinent et fédérateur que s'il est accompagné d'un grand projet. Sans grand projet, le gouvernement fera face à des inquiétudes et à des incertitudes.
Sans visibilité, de nombreuses personnes quittent le territoire, la Nouvelle-Calédonie a perdu en 8 ans 10 % de sa population, et des investissements sont annulés ou reportés.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je partage votre analyse. Cette proposition de réécriture a pour objectif d'offrir aux territoires une boîte à outils qui ne sera pas restrictive. Aujourd'hui, les articles 73 et 74 proposent des cadres très restrictifs et les territoires ne disposent que de faibles marges de manoeuvre. Nous voulons ouvrir le champ des possibles pour permettre à chaque territoire de s'y inscrire.
M. Otilone Tokotuu. - Il est important de tenir compte de la spécificité de chaque territoire, des besoins des populations et d'éviter un système à deux vitesses. Pour Wallis-et-Futuna, l'expérience de la Nouvelle-Calédonie ou de la Polynésie est précieuse.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Le statut de votre territoire vis-à-vis de l'Union européenne (RUP ou PTOM) est-il un enjeu important pour le développement économique ? Souhaiteriez-vous en changer ou l'adapter ?
M. Pierrick Robert. - Je considère que le statut de La Réunion vis-à-vis de l'Union européenne ne doit pas être remis en cause. L'Union européenne soutient nos projets d'infrastructures et La Réunion ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui sans l'Europe ! Il serait très impactant pour nos territoires de perdre l'accompagnement européen.
Mme Nadine Hafidou. - Le statut est un enjeu très important pour notre développement. Depuis 2012, nous avons accès à de nouveaux instruments financiers qui nous ont permis de développer de nombreux projets. La CCI est une des premières institutions de Mayotte à avoir eu recours aux dispositifs européens. Par conséquent, nous n'envisageons pas de demander une modification de notre statut vis-à-vis de l'Union européenne.
M. David Guyenne. - Le statut de la Nouvelle-Calédonie ne lui permet pas d'avoir beaucoup d'interactions avec l'Europe. Chaque année, nous bénéficions de 30 millions d'euros de subventions. Le dernier programme portait sur l'agriculture et le prochain concernera la transition énergétique.
Cependant, nous ne percevons pas la présence de l'Union européenne dans le Pacifique et nous ne nous percevons pas comme un acteur de cette présence européenne. Pourtant, l'Union européenne est très proche de la conclusion d'accords de libre-échange avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande et peut-être même avec toute la région. Dans ce contexte, nous avons besoin de nous sentir européens, dans la protection, dans l'accès aux marchés ou dans les normes.
Je ne sais si notre statut ne nous le permet pas ou si notre implication n'est pas suffisamment forte vis-à-vis de l'Europe.
M. Denis Ehrsam. - Pour Wallis-et-Futuna, à la différence de la Nouvelle-Calédonie, le statut de PTOM est un levier important pour le développement économique et la structuration du territoire. Il nous a permis de financer de grandes infrastructures et de bénéficier de programmes d'accompagnement pour l'agriculture ou de protection de la ressource en eau. Ce statut constitue un facteur de stabilité et de vision à long terme, qui manque dans la politique au quotidien.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Mme Hafidou a regretté que les entreprises en difficulté ne soient pas assez accompagnées. Quelles sont les relations entre les CCIOM et les CPME ? En effet, les CPME peuvent aider les entreprises en difficulté.
Mme Nadine Hafidou. - Notre CCI regroupe la plupart des syndicats patronaux mais nous distinguons leur rôle de l'accompagnement de la chambre consulaire.
C'est surtout la détection des entreprises en difficultés qui pose un problème. Peu connaissent les différentes procédures à leur disposition, notamment en raison de lacunes dans la formation des chefs d'entreprise. Des entreprises arrivent au tribunal de commerce alors que leurs difficultés auraient pu être anticipées et traitées très en amont. Pourtant, le CODEFI, le département ou la CCI peuvent apporter un soutien ou une aide financière à ces sociétés. Il manque donc un maillon pour faciliter l'identification des entreprises en difficulté et ainsi éviter des dépôts de bilan.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Pensez-vous que certaines entreprises n'osent pas se signaler auprès de vos services ?
Mme Nadine Hafidou. - Nous souhaitons mettre en place un centre d'information pour les entreprises en difficultés, qui réunirait l'ensemble des expertises dont elles ont besoin.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je rends la parole au Président pour conclure cette audition.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie de la qualité de ces échanges. Il était important pour nous de recueillir vos points de vue, parfois disruptifs par rapport à ceux des élus. Nous avons besoin de mieux nous connaître pour comprendre les préoccupations du monde économique par rapport aux évolutions institutionnelles. Merci pour votre mobilisation et votre disponibilité !
Jeudi 1er décembre 2022
Audition de
représentants du bassin de l'océan Atlantique de l'Association
des chambres de commerce et d'industrie d'outre-mer (ACCIOM)
M. Stéphane Artano, président. - Bonjour à toutes et à tous, soyez les bienvenus à cette seconde table ronde de notre matinée, après les océans Indien et Pacifique que nous avons entendu un peu plus tôt.
Nous vous avons envoyé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Je vous interrogerai sur la partie bilan de l'organisation institutionnelle actuelle et ma collègue Micheline Jacques abordera les évolutions possibles de cette organisation.
Quel bilan tirez-vous de l'organisation institutionnelle de vos territoires du point de vue du développement économique et social ? Avez-vous des exemples d'actions ou de stratégies entravées en raison de l'inadaptation des normes à vos territoires ? Lorsque ces normes doivent être adaptées aux spécificités d'un territoire, quelle autorité vous semble la plus pertinente pour procéder aux adaptations nécessaires ? Enfin, dans le cadre de l'élaboration des différents textes législatifs et réglementaires, êtes-vous consultés pour émettre des avis ou des recommandations ? Nous savons que le Gouvernement consulte les collectivités territoriales dans des délais parfois très contraints et nous sommes intéressés par la manière dont les acteurs économiques sont sollicités.
M. Philippe Cambril, directeur général de la CCI de Guyane. - Mme Joëlle Prévot-Madère est connectée mais elle souffre d'une extinction de voix. Avec sa permission, je prends le relais.
En Guyane, nous constatons une multiplication des appels à projets, qui se traduisent par une tentative de déclinaison systématique d'orientations et de priorités nationales sur le plan local, qui sont parfois en décalage avec la situation du terrain.
Sur l'adaptation des normes, la norme poursuit parfois un objectif pertinent pour une situation standard mais qui peut être contradictoire avec celle du terrain. Par ailleurs, le territoire peut poursuivre une stratégie de développement qui n'est pas au même niveau de maturation que d'autres territoires. Par conséquent, les objectifs poursuivis par une norme doivent pouvoir être revus.
Nous considérons que les normes doivent être adaptées au niveau local, en co-construction avec l'État, mais avec un État local qui serait investi d'un véritable pouvoir de négociation. Nous constatons trop souvent, dans les processus de contractualisation des politiques publiques, que les marges de manoeuvre de l'État local sont relativement restreintes et que les crédits sont extrêmement fléchés. Il ne s'agit pas de contractualiser au regard des priorités du territoire mais de décliner au mieux les priorités qui figurent sur la feuille de route du préfet.
Enfin, seuls les parlementaires, députés comme sénateurs, nous consultent dans le cadre de l'élaboration des textes législatifs et réglementaires.
M. Julien Bataille, directeur général de la CCI de Saint-Martin. - Le statut de Saint-Martin relève de l'article 74 de la Constitution depuis un peu moins de 15 ans. L'exercice des compétences par la collectivité ne s'est pas toujours accompagné de transferts de moyens.
Les chefs d'entreprise, les groupements professionnels et la CCI se sont adaptés à ce changement institutionnel. Nous avons inventé une nouvelle façon de faire du développement, avec une CCI territoriale qui parle à la fois avec sa collectivité et avec les services de l'État. Depuis 2017, avec le cyclone Irma, puis avec la crise Covid, les services de l'État ont été progressivement renforcés avec des unités territoriales dans le domaine de l'emploi, de la concurrence ou de la formation.
La collectivité s'est renforcée et exerce ses compétences de manière progressive. Pour nous, il n'est pas question de renoncer à certaines compétences, mais il n'est pas non plus question d'en intégrer d'autres.
Le partage des compétences est très clair. Vous savez que nous avons une frontière ouverte avec Sint-Maarten, qui est un pays tiers de l'Union européenne, avec une libre circulation des biens et des travailleurs.
Saint-Martin est en reconstruction depuis 5 ans. Nous rencontrons des difficultés sur la disponibilité de certains produits comme le ciment et nous nous sommes interrogés sur l'adaptation des normes de construction.
Nous nous interrogeons également sur la coordination du secteur de la pêche traditionnelle. La collectivité territoriale manque de visibilité sur ce qu'elle peut faire et sur ce qu'elle doit faire. Nous sommes confrontés à une nécessité d'innovations réglementaires et peut-être à terme législatives pour organiser cette filière comme elle l'est sur d'autres territoires français.
Saint-Martin a mis en place de nombreux groupes de travail qui réunissent les services de l'État, la collectivité et l'ensemble de la représentation socio-professionnelle.
La CCI de Saint-Martin est un établissement particulier puisqu'elle exerce aussi les compétences des chambres de métiers et des chambres d'agriculture.
Les acteurs économiques n'ont pas été suffisamment consultés dans le cadre des débats préparatoires à la mise en place du statut d'autonomie prévu par l'article 74 de la Constitution.
Ce statut n'a pas eu d'effet accélérateur sur le développement économique du territoire, mais la dynamique économique s'est mise en place. Les dépenses sociales ont augmenté et la collectivité doit encore ajuster sa politique fiscale pour favoriser le développement économique.
Enfin, pour l'Europe, Saint-Martin reste une région ultra-périphérique (RUP). Le débat sur un passage au statut de Pays et Territoires d'outre-mer (PTOM) reste ouvert mais rien n'annonce un changement comme l'ont fait nos voisins de Saint-Barthélemy.
M. Patrick Vial-Collet, président de la CCI des Îles de Guadeloupe. - Je ne veux pas être redondant par rapport aux propos tenus par mes collègues. Je constate qu'il n'y a pas de grandes différences en fonction des statuts des collectivités.
Nous ne disposons pas de réelles capacités d'adaptation des normes, ce qui peut bloquer certains projets avec notre environnement géographique proche.
Nous sommes confrontés à un enchevêtrement des compétences, notamment depuis que les agglomérations disposent de compétences économiques sectorielles. Cette superposition avec les compétences globales exercées par la région nous a compliqué la tâche, d'autant plus que chaque collectivité tient à marquer son territoire.
L'accompagnement de l'État se passe bien, notamment grâce aux relations entre le président des chambres et le préfet et entre les différentes administrations. Pour l'État, les chambres jouent leur rôle d'établissements publics facilitant la communication et dispensant ses informations.
Le préfet n'a pas la compétence d'adapter ou de déroger aux règles localement ou alors de manière très superficielle.
La question de l'évolution institutionnelle revient de manière récurrente tous les 10 ans, nous nous sommes déjà prononcés de façon différenciée en fonction des territoires.
M. Philippe Jock, président de la CCI de Martinique. - Sur le bilan de l'organisation institutionnelle, la responsabilité du développement économique est confiée à la collectivité territoriale de Martinique (CTM). Cette situation ne nous pose pas de problème mais nous regrettons l'absence de co-construction entre l'État, la collectivité et les acteurs socio-économiques. Je pense qu'elle s'explique plus par les hommes qui en ont la charge que par l'organisation institutionnelle. Le rôle des chambres dépend beaucoup des relations que les dirigeants entretiennent avec le préfet.
Sur les normes, il me semble important que nous puissions les adapter, pour que nous soyons mieux intégrés à notre environnement géographique. Par exemple, une évolution des normes de construction nous permettrait d'avoir accès à des produits de la Caraïbe ou de l'Amérique latine. Sur l'autorité la plus pertinente pour adapter les normes, nous pensons que la compétence doit rester dans les mains de l'État tant que la Martinique ne disposera pas d'un organisme certificateur local indépendant.
Enfin, nous sommes très rarement consultés et quand nous le sommes, les délais sont très contraints.
M. Stéphane Artano, président. - Pensez-vous que les moyens de l'État dans vos territoires sont adaptés aux contextes locaux ? Faut-il assouplir les conditions dans lesquelles le préfet peut déroger ou adapter les règles à vos territoires, au regard du développement économique ?
M. Philippe Cambril. - Le préfet dispose de pouvoirs, mais ce sont plus des pouvoirs « sur le papier », que des pouvoirs réels. Nous constatons que les crédits sont déjà fléchés. Le pouvoir du préfet ne sera fort que s'il a la capacité d'orienter très fortement le positionnement des services extérieurs de l'État. Les réformes successives de ces services, comme le passage de la direction départementale de l'équipement (DDE) à la DEAL puis à la direction générale des territoires et de la mer (DGTM), qui a regroupé des services aux cultures assez différentes, ont produit de la confusion. Nous ne percevons pas le préfet en capacité de disposer de toutes les marges de manoeuvre pour mettre de l'ordre et faire en sorte que les services de l'État parlent d'une seule voix.
Au niveau de la mise en oeuvre, nous souhaitons pouvoir nous rattacher à un projet de développement partagé et que les capacités de négociation du préfet tiennent compte des orientations et de la stratégie du local. C'est donc le degré de latitude dont dispose le préfet et sa capacité à faire remonter les grands axes du modèle de développement local qui importent.
La Guyane a un très fort taux de croissance démographique, notamment en raison de l'immigration. C'est un territoire en pleine construction, qui a besoin de ressources, mais il y est interdit de chercher des hydrocarbures alors que tous ses voisins exploitent des gisements de pétrole. C'est une situation que nous ne comprenons pas.
Par ailleurs, la réglementation qui limite la consommation d'espaces en termes de construction n'est pas adaptée à un territoire en pleine construction.
Enfin, les délais d'instruction pour produire du foncier à vocation économique sont extrêmement longs. Parfois, malgré la volonté du préfet et de certains services de voir aboutir une opération, nous sommes confrontés à des blocages insurmontables. C'est une question de contenu, de méthode, mais aussi d'état d'esprit. Pour être plus efficaces, nous devons fonctionner en mode projet en associant les services de l'État, les collectivités et les chambres consulaires.
M. Julien Bataille. - Nos relations avec les unités territoriales de l'État sont de plus en plus intenses et intégrées. Nous échangeons beaucoup avec la direction en charge des entreprises, la direction de la mer et avec la direction de l'alimentation et de la forêt. Nous participons à des groupes de travail qui permettent de co-construire la déclinaison des politiques publiques en matière de développement économique sur notre territoire.
S'il y a quelques années, la CCI était sans doute la dernière à être consultée, elle figure aujourd'hui parmi les premiers invités dans les groupes de travail.
Parallèlement au contrôle de légalité et au service public de l'emploi, nous développons un observatoire de la commande publique. Cet outil permettra aux acheteurs de rationaliser leur activité dans un contexte de reconstruction et de rendre la commande publique plus inclusive.
Enfin, le préfet est de plus en plus à l'écoute du secteur privé. Il s'appuie sur notre connaissance du terrain et sur notre positionnement entre le monde politique et les entreprises.
M. Patrick Vial-Collet. - Je constate que les collectivités réclament la gestion, à titre expérimental, de domaines de plus en plus nombreux.
Nous considérons que les normes doivent être adaptées quand elles constituent des freins au développement économique mais cette adaptation se heurte au pouvoir administratif de l'État.
Nous sommes de petites îles et une grande partie de notre territoire et de nos capacités de développement économique sont proches du rivage marin. Il est pourtant devenu extrêmement compliqué de développer des zones économiques sur ou à proximité du rivage. Les lois sont très strictes et les capacités d'adaptation des normes par le préfet très limitées. La DEAL applique de manière très ferme les contraintes et les obligations.
Par exemple, le développement économique d'hébergements près du littoral va devenir impossible. Or, nos compétiteurs, dans notre environnement régional proche, savent exploiter la proximité maritime et aménager leur littoral. Nous sommes donc confrontés à des limites dans notre capacité à exploiter nos richesses, comme l'est la Guyane dans l'exploitation de ses métaux précieux.
M. Philippe Jock. - En Martinique, l'administration est plutôt bien coordonnée, mais certains fonctionnaires de la DEAL sont très proches de « l'écologie punitive ». Il faudrait donner aux préfets plus de latitude pour déroger aux règles nationales en matière environnementale et de développement économique. Nous devons arbitrer entre développement économique et protection excessive de l'environnement, pour lequel le principe de sécurité est poussé à l'extrême.
Néanmoins, quand les préfets sont convaincus par les propositions du monde économique, ils parviennent à convaincre les administrations centrales.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Comment avez-vous perçu l'Appel de Fort-de-France en mai dernier ?
M. Philippe Cambril. - C'est pour nous une satisfaction de constater que tous les territoires ont pu s'exprimer d'une seule voix. Pour autant, cet appel ne fait que réaffirmer des diagnostics et des constats qui sont très largement partagés depuis longtemps. Il reste à trouver la méthode pour permettre la différenciation des territoires.
Le large consensus sur la nécessité de faire évoluer le cadre et de faire bouger les lignes ne signifie pas que tous les territoires réclament un changement statutaire. Par ailleurs, le mouvement vers une autonomie très marquée n'est pas majoritaire, que ce soit parmi les entreprises ou la population.
M. Julien Bataille. - Cet appel est un moyen d'exprimer un certain nombre de malaises. J'observe que le développement économique est le dernier point cité, mais c'est peut-être involontaire.
L'appel souligne que la Constitution permet de différencier le déploiement des politiques publiques en fonction des territoires.
J'ajoute que le déploiement de ces politiques à travers des appels à projet peut leur faire rater leur objectif, comme nous l'avons constaté pour l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME).
M. Patrick Vial-Collet. - La Guadeloupe avait lancé il y a quelques années l'Appel de Basse-Terre. Cette démarche part d'une bonne intention mais il serait réducteur de considérer que le mal-développement des outre-mer est lié à notre statut.
En ce moment, nous sommes préoccupés par le manque d'eau et par la prolifération des sargasses. Celle-ci nous pose d'énormes problèmes et nous avions imaginé que l'État serait plus présent pour nous aider à lutter contre cette dérive d'algues marines dont les conséquences sont importantes sur le plan économique.
Certains chefs d'entreprise sont très favorables à cet appel, d'autres sont plus dubitatifs. Ils se demandent si un changement de statut leur permettrait d'être payés en temps et en heure. En Guadeloupe, les collectivités doivent plus de 150 millions d'euros aux entreprises. Ils s'interrogent sur la nature des obstacles statutaires qui seraient levés dès lors que le statut du territoire évoluerait et sur le maintien de la solidarité nationale en termes de politiques publiques. Je pense aussi qu'un changement de statut n'est pas au coeur des préoccupations de la population.
Enfin, nous avons tous conscience que l'adaptation des normes, la capacité à gérer au plus près le territoire sont essentielles, que le statu quo risque de causer des problèmes, mais en même temps, nous ne sommes pas persuadés que l'évolution statutaire soit la bonne réponse.
Le dosage, la méthode, la façon dont nous allons aborder le problème sont plus importants. Les territoires qui ont expérimenté des avancées, dont les résultats sont mesurables, doivent s'interroger sur la nature des réels obstacles à notre développement économique et sur le cadre juridique dans lequel nous pouvons les faire évoluer.
M. Philippe Jock. - La CCI de Martinique s'interroge sur le moment choisi par les élus pour lancer cet appel. La collectivité territoriale de Martinique existe depuis à peine 6 ans et nous savons que la mise en route d'une telle institution est lourde et compliquée.
Nous nous interrogeons aussi sur la méthode. La collectivité exerce des compétences qui ont été transférées à travers les habilitations, notamment les habilitations énergie et transports. Nous n'en avons pas encore fait le bilan et nous demandons déjà des évolutions. Avant de réclamer le transfert de nouvelles compétences, regardons comment nous avons géré celles dont nous disposons.
Dans de nombreux domaines qui relèvent de notre compétence, nous n'avons pas démontré notre efficacité. C'est vrai pour la gestion des déchets, des transports ou pour l'eau, même si nos problèmes d'eau sont moins prégnants qu'en Guadeloupe. Nous sommes convaincus que les freins ne sont pas uniquement d'ordre institutionnel.
Enfin, la loi 3DS permet de mettre en oeuvre des transferts de compétence. Exploitons-la jusqu'au bout avant d'aller plus loin. Je rappelle également qu'en 2002 et en 2010 la population a été consultée et que les réponses ont été claires. Remettre sans cesse sur le tapis ces questions institutionnelles n'est pas de nature à créer un environnement serein, nécessaire au développement économique.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - À la suite de l'Appel de Fort-de-France, le président de la République a lancé une feuille de route, « Renouveau des outre-mer », qui doit conduire dans six mois à un comité interministériel aux outre-mer (CIOM). Qu'en attendez-vous ? Que pensez-vous de la méthode ? Comment voyez-vous la concrétisation des objectifs annoncés par le ministre des outre-mer sur la « création de valeur » et le « développement des entreprises » ?
M. Philippe Cambril. - Nous sommes satisfaits de la proposition et de l'ambition mais ce n'est pas la première fois que nous participons à cet exercice. Régulièrement, des attentes ne sont pas satisfaites.
La Guyane est dans l'attente de la définition d'un modèle de développement, elle a le sentiment d'être « coincée » par une série d'interdictions, liées notamment à des contraintes environnementales. Nous sommes conscients que notre territoire occupe une place particulière dans l'équilibre du fonctionnement de la planète. Pour autant, cette place ne doit pas se traduire uniquement par une série de contraintes. Nous n'arrivons pas à trouver quel est le meilleur système pour déterminer et valider les actions à mettre en oeuvre au service d'un modèle de développement.
Si on refuse de passer par une étape d'industrialisation, qui est pour nous nécessaire, il faut décliner la manière dont nous allons inscrire la Guyane dans une dynamique d'innovation et comment ces innovations seront mises au service de l'économie. Malheureusement, nous avançons très lentement sur les retombées de la biodiversité guyanaise et des mises en application locales.
Nous sommes sous un régime d'interdiction et en même temps sur une absence de rythme dans le déblocage de politiques d'innovation.
Cette feuille de route est aujourd'hui un espoir, mais elle sera source de déception si elle ne parvient pas à définir des actions concrètes au service d'un projet de développement qui décrit le chemin à emprunter.
M. Julien Bataille. - La concertation est importante et la feuille de route affirme que l'État s'appuiera sur les collectivités, donc sur les acteurs du terrain. Pour autant, la question des moyens financiers et des moyens en ingénierie continuera à se poser.
Par ailleurs, si la feuille de route ne définit pas les grandes lignes d'un modèle de développement, nous aurons beaucoup de mal à alimenter le CIOM.
La CCI de Saint-Martin s'engage sur la diversification de son activité économique, le cyclone puis la crise sanitaire ayant montré qu'il était important de pouvoir amortir les chocs subis par le tourisme par un déploiement vers d'autres activités. Cette diversification passe par un travail de terrain avec la collectivité, sous la bienveillance des services de l'État, à condition de trouver des leviers de financements.
M. Patrick Vial-Collet. - Depuis une décennie, nous entendons dans la bouche des gouvernements, quelle que soit leur sensibilité, le terme « autonomie », qui n'est plus un tabou. Le précédent président de la République avait évoqué un statut « à la carte », laissant espérer que l'unité de la France pouvait s'accommoder d'un statut différencié de toutes ses régions.
J'ai le sentiment que le statut n'est pas en cause, mais que ce sont les modes de gestion à l'intérieur du territoire qui doivent être revus. Répondre en permanence aux difficultés avec des évolutions statutaires ne me semble tout à fait pas conforme à l'unité de la France.
Le Gouvernement va loin puisque le ministre de l'Intérieur et des outre-mer lui-même dit qu'il serait possible de profiter de la réforme constitutionnelle nécessaire pour la Nouvelle-Calédonie pour trouver de nouveaux statuts pour les outre-mer. Il nourrit ainsi des espoirs.
Pourtant, il y a un mal-développement en outre-mer, nos populations sont plus pauvres que dans l'Hexagone, le revenu moyen y est inférieur. Ces annonces nourrissent l'espoir d'un meilleur développement et les populations ont envie de croire que ce mal-développement est créé par le cadre institutionnel.
En tant que chefs d'entreprise, nous sommes plus pragmatiques. Nous avons la chance d'avoir des collectivités qui ont fait des choix différenciés, de La Réunion à la Guadeloupe, en passant par la Martinique, Saint-Martin et Saint-Barthélemy, avec des capacités différentes. Je rappelle que Saint-Barthélemy est allé aussi loin que possible puisqu'elle prélève un droit de douane, renonçant à certaines aides européennes.
En termes de méthode, nous souhaitons procéder à un inventaire de toutes ces différenciations, mesurer leur efficacité économique, regarder si elles n'ont pas conduit à des différenciations de solidarité nationale, c'est dire plus de pouvoirs mais moins de moyens.
Le véritable enjeu est notre capacité, avec la DEAL, à adapter notre développement économique à un certain nombre de normes extrêmement difficiles à appliquer sur nos territoires.
M. Philippe Jock. - La méthode consistant à faire un état des lieux avant de formuler des propositions me paraît bonne. Cependant, nous avons l'habitude des grandes rencontres et des grands-messes, d'être consultés, sans que cela débouche sur des actions concrètes.
Il est important que le projet de développement soit co-construit et la proposition du ministre chargé des outre-mer de faire signer les plans de convergence par l'État, les collectivités et les acteurs économiques va dans le bon sens. Il est essentiel que les réflexions en matière de développement tiennent compte de l'avis des acteurs économiques.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Ces débats institutionnels à propos d'une éventuelle révision constitutionnelle ont-ils créé une angoisse, une instabilité défavorable aux anticipations économiques sur vos territoires ou, au contraire, cela ouvre-t-il des perspectives de développement ?
M. Philippe Cambril. - La Guyane a connu en 2017 des mouvements sociaux très importants, avec le blocage de la totalité du territoire. À l'issue de ces mouvements, les accords de Guyane ont été signés et ont bénéficié d'un dispositif de suivi. Nous sommes donc dans une dynamique de changement.
Sur le terrain, les résultats de ces accords sont contrastés, mais ils ont mobilisé des collectifs qui sont aujourd'hui à la manoeuvre sur la question du changement statutaire. Le monde économique a plus subi les accords de Guyane qu'il n'en a bénéficié.
La question du changement statutaire a été actée par le congrès des élus. Les travaux auxquels participe la CCI sont uniquement consacrés à cette dimension institutionnelle. On ne se pose pas la question des objectifs poursuivis, ni des contenus des politiques publiques à mettre en oeuvre. Des entreprises considèrent que ce débat est illisible et qu'il n'aboutira jamais.
Il y a pour nous un risque de décalage entre des travaux qui avancent à bas bruit, qui ne portent que sur les aspects mécaniques du fonctionnement d'un territoire, et les attentes des acteurs économiques, pris dans les difficultés du quotidien et qui regardent avec beaucoup de distance ce qui est en train de se jouer. Nous craignons, au moment où il s'agira de se prononcer sur la loi organique, des blocages relativement forts.
M. Julien Bataille. - Comme je vous l'ai dit, les acteurs économiques n'ont pas été directement associés aux travaux d'évolution institutionnelle de Saint-Martin, ni à la construction d'un modèle de développement économique. Les chefs d'entreprise sont accaparés par leurs difficultés commerciales, concurrentielles, par des questions d'achats, de trésorerie, qui sont indépendantes de cette évolution.
La juridiction commerciale n'a pas suivi cette évolution statutaire et le registre du commerce et des sociétés reste hébergé par le tribunal mixte de commerce de Basse-Terre. Par ailleurs, la justice prud'homale est aussi restée sur le territoire de la Guadeloupe. Cette situation nous empêche d'avoir une bonne vision de ce que pourrait être une évolution totale et définitive en matière institutionnelle. Si les questions de justice sont une compétence régalienne, nous construisons une chambre détachée qui se transformerait en tribunal de proximité où toutes les affaires pourraient être instruites.
Enfin, il n'est pas question pour la collectivité territoriale de renoncer à certaines compétences ou d'en demander de nouvelles.
M. Patrick Vial-Collet. - Je pense que les préoccupations des populations sont ailleurs. Si elles sont consultées, elles donneront leur avis.
Le monde des affaires est beaucoup plus préoccupé par les troubles publics, par le niveau de la délinquance, les crimes, le trafic de drogue que par l'évolution institutionnelle qui revient à peu près tous les dix ans. Nous avons pris note de la volonté des élus de disposer de plus de pouvoirs pour essayer de résoudre les problèmes.
J'entends de plus en plus d'entrepreneurs qui pensent qu'une évolution est inévitable et qui se demandent dans quel contexte elle aura lieu, si les articles 73 et 74 seront réécrits ou si les populations seront consultées.
Je ne pense pas que cette évolution fera fuir les investisseurs ou les privera de visibilité. Ils sont plus préoccupés par la lourdeur administrative, par notre capacité d'investissement, par les phénomènes sociaux et par la conjoncture internationale, à propos de laquelle nous sommes quotidiennement nourris d'informations assourdissantes.
M. Philippe Jock. - Les chefs d'entreprise sont avant tout préoccupés par le contexte inflationniste et par le manque de visibilité.
Une évolution institutionnelle ajouterait une incertitude supplémentaire mais elle nous semble inéluctable. Les élus ont la volonté d'aller vers plus d'autonomie et nous nous y préparons. Je ne pense pas que reposer de façon permanente la question du statut, en la liant au mal-développement, soit de nature à faire venir des investisseurs hexagonaux ou de la Caraïbe.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - En Martinique et en Guadeloupe, le congrès des élus a engagé des travaux depuis plusieurs mois. Y êtes-vous associés ? Dans la négative, comment pourriez-vous être davantage associés en tant qu'acteurs économiques ?
M. Patrick Vial-Collet. - Cette réflexion a été lancée il y a une dizaine d'années. En Guadeloupe, le congrès se réunit à l'initiative du président du département ou du président de la région.
Je pense qu'il y a un problème de méthode. Même si l'objectif est de trouver un cadre institutionnel plus adapté au développement économique et social de nos populations, je ne suis pas convaincu que tous les sujets aient été mis à plat et que les acteurs politiques aient observé tout ce qui se passe autour de nous. Il me semble essentiel de bénéficier des retours d'expérience des autres territoires. La Martinique dispose, contrairement à la Guadeloupe, d'une collectivité unique. Pendant longtemps, j'ai entendu les acteurs politiques affirmer que notre principal problème était lié à la coexistence de deux collectivités et à l'enchevêtrement des compétences.
Quel bilan la Martinique tire-t-elle de son administration par une collectivité unique ? Je n'ai pas l'impression que les progrès soient significatifs, suffisamment lisibles ni qu'ils méritent que nous nous engagions dans cette voie pour trouver des réponses à nos problèmes.
Nous sommes associés et invités aux débats, nous avons des contacts assez proches avec les présidents des deux collectivités et nous nous interrogeons sur le meilleur statut, sur les domaines de compétences dont nous avons besoin, sur la manière d'exercer les compétences au plus proche du terrain, sur ce que nous devons simplifier pour que les entreprises créent plus de richesse, plus d'emplois, plus d'espoir pour nos populations. Je rappelle que notre taux de chômage s'élève à 28 %, même si les entreprises rencontrent de grandes difficultés pour recruter.
M. Philippe Jock. - En Martinique, le congrès n'a pas associé les acteurs économiques à ses travaux. Une commission est chargée de faire le bilan de l'évolution institutionnelle et c'est elle qui a auditionné les acteurs économiques.
Je le regrette car le congrès pourrait nous offrir l'occasion de co-construire le projet de co-construire le projet de développement que nous attendons depuis des années.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Le congrès des élus s'est également réuni en Guyane au mois de mars. Les acteurs économiques ont-ils été associés à cette réunion ?
M. Philippe Cambril. - La CCI participe aux travaux en tant que partie prenante. Le problème auquel sont confrontés les acteurs économiques, c'est la focalisation des élus sur des questions strictement institutionnelles. Les travaux préparatoires ont conduit à un raccourci extrêmement fort consistant à dire que le changement de statut permettrait de lever de nombreux verrous et donc de faire naturellement le projet économique.
Le congrès est parti sur cette base et la question des contenus n'est pas encore à l'ordre du jour. Il travaille à une proposition d'organisation institutionnelle sans trancher un certain nombre de questions fondamentales et sans réfléchir à leur déclinaison, notamment la position de la Guyane sur l'immigration et sur l'alimentation de l'économie informelle, sur l'équilibre entre l'exploitation de nos ressources, l'industrialisation et la protection du territoire ou sur la répartition des terres, 95 % du territoire appartenant à l'État qui s'est engagé à le restituer mais nous ne savons pas quelles seront les modalités de cette restitution. Ces questions ne sont pas posées car elles risqueraient de faire exploser les consensus sur le changement institutionnel.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Faut-il inscrire dans la Constitution un principe de co-construction des politiques publiques outre-mer dans les domaines demeurant de la compétence de l'État, voire ceux transférés aux collectivités ? Comment ce principe pourrait-il se traduire dans le respect des compétences de chacun ?
M. Philippe Cambril. - Ce principe me semble pertinent mais les ambitions ne porteront leurs fruits que si nous parvenons à faire référence au projet de développement et aux contractualisations qui ont été prises en déclinaison de ce projet.
Il faut aussi que la Constitution précise qui est autorisé à participer à la co-construction et il me paraît essentiel que les acteurs économiques soient représentés. Sur les problèmes sociaux, la voix du monde économique doit être entendue, dans un territoire où 40 % de l'économie sont informels, autant que celle des collectivités. Certains élus défendent l'économie informelle, qui serait un mal nécessaire en raison de la pauvreté. Ils affirment que la lutte contre l'économie informelle risquerait de déstabiliser toute la société. D'un point de vue économique, cette position n'est pas audible. Si l'économie informelle continue à croître, c'est toute l'activité économique de la Guyane qui est à terme condamnée.
M. Julien Bataille. - La Constitution offre déjà un certain nombre d'outils qui permettent des expérimentations. La co-construction est inscrite dans la Constitution. En revanche nous pouvons nous interroger sur la décentralisation et comparer la manière dont elle est menée en France par rapport à d'autres pays européens dans lesquels les régions disposent de pouvoirs normatifs importants qui leur permettent de répondre à des enjeux de territoire. Si la République française est décentralisée, peut-être faut-il envisager de décomplexer l'exercice des compétences au niveau territorial.
M. Patrick Vial-Collet. - Chacun exerce son pouvoir dans son domaine de compétence et les acteurs économiques ne sont pas associés à toutes les décisions. Ils sont parfois consultés et donnent leur avis, dans le cadre d'un fonctionnement normal des institutions.
Sur les sujets économiques, la CCI est largement consultée pour son expertise et participe à la construction des décisions, mais il n'existe aucun cadre formel de réunion. Nous n'avons pas non plus de réflexion stratégique sur une vision économique commune
Notre capacité à co-construire vient plus de notre relation de proximité avec les responsables politiques que d'un cadre institutionnel.
M. Philippe Jock. - Les politiques publiques outre-mer doivent être co-construites entre l'État et les collectivités mais aussi avec les acteurs économiques. Je ne sais pas s'il faut l'inscrire dans la Constitution ou le prévoir au moment de la négociation des contrats de convergence.
Nous avons en Martinique moins de chance qu'en Guadeloupe. Les acteurs économiques n'ont pas été associés à la préparation du programme opérationnel européen, alors que les fonds européens de développement économique sont très importants.
Il est essentiel que le projet de développement de nos territoires soit co-construit. C'est ensemble, État, collectivités et acteurs économiques que nous parviendrons à régler le problème de mal-développement que nous rencontrons depuis des années. Si nous ne travaillons pas sur l'éducation, sur la formation, si nous ne mettons pas en place une gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences, nous aurons toujours un niveau de chômage élevé et des emplois non pourvus.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Le manque d'ingénierie dans les territoires est souvent évoqué. Que pensez-vous du rapprochement des formations au plus près des territoires, par exemple de la création d'une école d'ingénieurs par bassin ?
M. Philippe Cambril. - La Guyane est en effet touchée par ce manque d'ingénierie. Nous essayons de conserver des outils qui nous permettent de compenser le manque d'attractivité du territoire et d'attirer les compétences qui nous font défaut. Nous nous inscrivons aussi dans un dispositif de formation et de qualification. La CCI est très active, elle développe des filières qui répondent aux besoins des entreprises et est prête à travailler sur les qualifications de niveau ingénieur.
Nous constatons également un manque de mutualisation, entre les collectivités mais aussi entre l'État et les collectivités. Il manque des compétences partout mais chacun reste isolé. Pourtant, en fonctionnant en mode projet et avec une logique de mutualisation, il serait possible de compenser, au moins partiellement, ce manque d'ingénierie.
Avec la contraction de l'économie du spatial, certaines entreprises de pointe parviennent à dégager des marges de manoeuvre pour se consacrer à d'autres sujets. J'espère que nous parviendrons à mobiliser ces compétences au service du territoire et que les entreprises ne quitteront pas le département en raison de la baisse de leur chiffre d'affaires lié au spatial.
M. Julien Bataille. - Le taux de chômage à Saint-Martin est très important, notamment chez les jeunes et chez les femmes, avec 5 000 demandeurs d'emploi mais les entreprises rencontrent des difficultés de recrutement.
La CCI est très active sur l'apprentissage et organise régulièrement des rencontres entre demandeurs d'emploi et entreprises qui cherchent à recruter.
Les grands chantiers de reconstruction se poursuivent avec deux nouveaux collèges, un centre culturel et un plateau pour les activités nautiques ; mais les entreprises manquent aujourd'hui de professionnels formés. Des formations sont en cours mais le décalage entre la disponibilité des professionnels et les besoins des entreprises sera difficile à résorber.
La CCI est aussi impliquée dans des programmes de formation supérieure et profite des îles voisines pour mutualiser des formations universitaires.
Cette année, nous avons réussi à proposer un cycle certifiant à haute qualité managériale, avec HEC Paris, à 12 chefs d'entreprise. Ils ont bénéficié d'une formation de haut niveau en management, ressources humaines, gestion commerciale, gestion financière mais aussi sur les enjeux RSE. Nous avons d'autres projets, avec d'autres grandes écoles.
M. Patrick Vial-Collet. - Dès lors que l'État a décidé qu'il pouvait cogérer avec les collectivités les grandes infrastructures publiques gérées auparavant par les CCI, il a affaibli la capacité des chambres de commerce à se concerter avec le pouvoir politique. Nous avions pourtant démontré notre capacité à bien gérer les ports et les aéroports dont nous étions propriétaires. C'était un moyen de nous associer naturellement, dans un cadre de gestion des grands équipements structurants touchant à l'intérêt général, avec les pouvoirs politiques.
Les CCI sont garantes de l'intérêt général puisqu'elles ne distribuent pas de dividendes. Elles gèrent les investissements publics dans l'intérêt du plus grand nombre.
Enfin, je souscris à ce qui a été dit par le directeur général de la CCI de Guyane.
M. Philippe Jock. - Les CCI développent l'apprentissage mais son mode de financement a été revu récemment. Nous passons désormais par des opérateurs de compétences (OPCO) qui ont des coûts apprentis plus faibles que nos coûts de fonctionnement. Jusqu'à maintenant, nous parvenions à ouvrir de formations avec une quinzaine de jeunes. Aujourd'hui, nous ne pouvons plus les ouvrir les jeunes partent et ne reviennent pas.
Pour assurer des formations au plus près du territoire, il est nécessaire de revoir le mode de financement de la formation, notamment en apprentissage. Pour que les CCI contribuent à l'élévation du niveau de formation, il faut leur en donner les moyens.
Si nous voulons disposer d'une vision à moyen terme de notre développement, nous devons, à l'échelle du territoire, mettre en place une gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences. Cela implique que nous définissions un modèle de développement économique et que nous lancions les formations sur les secteurs dans lesquels nous avons besoin de compétences. C'est le seul moyen pour que nous soyons efficaces, c'est un travail que nous devons faire ensemble.
Il y a aujourd'hui trop de jeunes qui choisissent des formations au hasard, sans savoir si elles correspondent aux besoins du territoire et nous nous étonnons ensuite qu'ils ne restent pas sur nos territoires.
Nous ne pouvons pas décider seuls de ce que veulent nos jeunes, il faut aussi les associer à la réflexion. Trop souvent les politiques décident seuls, sans penser aux aspirations des jeunes. La Martinique et la Guadeloupe font face à un exode des jeunes et au vieillissement de la population. À terme, se posera la question du financement de la dépendance pour les collectivités et celle de l'équilibre économique pour les entreprises. La Martinique comptait 400 000 habitants il y a quelques années et les projections en prévoient 280 000. L'enjeu n'est donc pas institutionnel.
Sur l'ingénierie, nous avons en effet besoin d'écoles d'ingénieurs dans nos bassins respectifs. La Martinique développe un projet avec l'institut national des sciences appliquées de Lyon (INSA), que nous mutualiserons avec la Guadeloupe, la Guyane et Saint-Martin pour que cette école trouve sa place.
Enfin, sur l'ingénierie dans les collectivités, la Martinique dispose d'une dotation légèrement supérieure à la moyenne nationale en fonctionnaires de catégorie A, ce qui ne l'empêche pas de rencontrer les mêmes problèmes que les autres territoires, avec notamment des délais de paiement des fournisseurs anormalement longs, des problèmes d'accès à l'eau ou des problèmes de traitement des déchets.
Nos difficultés ne sont pas seulement liées à un problème de ressources humaines, elles s'expliquent aussi et surtout par un manque de volonté politique.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je souscris complètement à vos propos sur la formation professionnelle et sur l'importance de garder et de faire revenir les jeunes dans leurs territoires.
Je vous remercie pour l'ensemble de vos réponses. Avant de mettre un terme à cette audition, je donne la parole à notre collègue Victoire Jasmin.
Mme Victoire Jasmin. - J'ai écouté avec beaucoup d'attention vos différentes interventions et je partage la plupart de vos positions. Il y a sur nos territoires de nombreux problèmes à régler pour améliorer les conditions de notre développement économique. Il est par exemple essentiel que les délais de paiement soient réduits.
Des représentants de vos différentes chambres siègent dans les conseils d'administration des établissements publics d'enseignement. Ces personnes vous tiennent-elles informé du fonctionnement de ces établissements ? Avez-vous des relations avec les services académiques d'information et d'orientation, pour que les formations soient mises en cohérence avec vos besoins et pour l'information des parents ?
J'ai été présidente d'une fédération de parents d'élèves et j'ai contribué à l'information des parents. J'ai participé à des salons étudiants où la CCI présentait ses formations. Que pouvez-vous mettre en oeuvre pour faciliter l'information des élèves et de leurs familles ? Comment envisagez-vous d'inciter les jeunes à rester sur les territoires ?
M. Patrick Vial-Collet. - Nous avons des échanges constants avec les parlementaires sur les sujets qui nous préoccupent et ils s'efforcent toujours de comprendre nos difficultés et l'impact des lois sur nos territoires.
Vous posez, Madame la sénatrice, un problème fondamental qui nous préoccupe depuis longtemps : comment adapter la formation des jeunes aux besoins des entreprises ?
Nous sommes contraints de recruter à l'extérieur de nos frontières, ce qui présente un surcoût considérable, et nous le regrettons. Nous préférerions trouver ces ressources au plus près de nos entreprises pour éviter à nos salariés de longs déplacements et des problèmes liés à la vie de famille, au logement, etc.
Nous ne pouvons pas obliger un jeune à choisir un cursus mais nous devons lui permettre de mesurer, quand il choisit une formation, les capacités d'emplois à proximité de son lieu de résidence.
Je déplore que le taux de chômage de nos territoires soit très élevé et qu'en même temps nos entreprises peinent à recruter. Cette situation a un impact sur la compétitivité et sur le développement des entreprises. Elles sont nombreuses à ne pas utiliser toutes leurs capacités de production faute de personnel pour les faire fonctionner. Nous n'avons pas encore trouvé la bonne réponse à ce paradoxe, mais c'est un sujet majeur pour nos territoires.
Mme Victoire Jasmin. - Les collectivités aident de nombreux jeunes qui partent étudier au Canada. Or, il y a de plus en plus de formations sur nos territoires. Faut-il remettre en cause ce modèle ?
M. Philippe Jock. - Nous ne pouvons pas restreindre le champ des possibles pour les étudiants en les empêchant d'étudier au Canada. En revanche, il nous appartient de proposer des formations en adéquation avec les besoins des territoires. Nous avons besoin d'un projet de territoire, co-construit, d'une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences pour permettre aux jeunes de faire des choix en toute transparence.
J'ai été président de l'Agence de l'outre-mer pour la mobilité (ADOM) pendant six ans et j'ai rencontré de nombreux jeunes ultra-marins qui choisissaient des formations un peu par hasard, sans véritable projet de vie ou projet professionnel. Certains ont regretté de ne pas avoir su quels étaient les besoins des entreprises et de ne pas avoir choisi une formation qui leur aurait permis de travailler en Martinique.
Chacun doit assumer sa part de responsabilité. L'orientation des étudiants est aujourd'hui une compétence régionale, territoriale, et les acteurs politiques devraient se rapprocher des acteurs économiques de terrain pour exercer au mieux cette compétence.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie à mon tour de la qualité de nos échanges. Ils ont confirmé l'intérêt pour notre délégation de vous entendre sur ce sujet.
Sur mon territoire, j'ai associé la chambre consulaire aux travaux d'élaboration d'un schéma de développement stratégique parce qu'il me semblait naturel d'avoir les chefs d'entreprise autour de la table. Je suis convaincu que l'intelligence collective permet de dépasser des formats règlementaires qui ne permettent pas normalement de vous associer.
Je vous rappelle que nous sommes preneurs des réponses aux questionnaires transmis pour nourrir notre réflexion, ce qui vous permettra de revenir plus dans le détail sur des éléments que vous n'auriez pas pu développer au cours de cette audition.