III. AUDITION DE L'ASSEMBLÉE DES DÉPARTEMENTS DE FRANCE

Réunie le mercredi 25 janvier 2023, sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission des finances a procédé à l'audition de M. Christian Charpy, président de la 1ère chambre de la Cour des comptes, Mmes Mathilde Lignot-Leloup, conseillère maître à la Cour des comptes et Valérie Simonet, présidente du conseil départemental de la Creuse et secrétaire adjointe de l'Assemblée des départements de France (ADF) pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article 58-2° de la LOLF, sur les scénarios de financement des collectivités territoriales.

M. Claude Raynal, président, rapporteur. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Valérie Simonet, présidente du conseil départemental de la Creuse et secrétaire générale adjointe de l'Assemblée des départements de France (ADF).

Comme cela a été rappelé, l'une des idées majeures qui se dégage du rapport de la Cour des comptes est de concentrer la fiscalité locale sur le seul bloc communal. Une telle évolution aurait notamment pour conséquence de soustraire aux départements le bénéfice des droits de mutation à titre onéreux (DMTO), qui constituent leur dernière grande ressource de fiscalité directe. Je ne doute pas que ce sujet complexe donnera lieu à des échanges cordiaux, mais animés.

Cette audition constitue également l'occasion de connaître les observations des départements sur les autres propositions et pistes esquissées par la Cour, par exemple en matière de gouvernance des finances locales ou de simplification de la fiscalité transférée.

M. Charles Guené, rapporteur. - S'agissant de la gouvernance des finances locales, le rapport de la Cour des comptes préconise soit la mise en place d'une autorité indépendante, soit la consolidation du Comité des finances locales (CFL) actuel, afin de garantir la qualité d'arbitrages de plus en plus difficiles à rendre, compte tenu notamment de la part croissante d'impôts nationaux versés aux collectivités. Quelle solution aurait votre préférence, en sachant que l'ensemble des représentants des collectivités que nous avons entendus privilégient la piste d'une évolution du CFL ?

J'aimerais avoir votre sentiment sur une autre préconisation de la Cour, celle de mettre fin à l'affectation des DMTO aux départements, ce qui pose par ailleurs un certain nombre de questions compte tenu du fait que le fonctionnement du système de péréquation des départements repose sur cet impôt, ainsi que sur la piste d'un transfert d'une fraction de l'impôt sur le revenu (IR), qui serait réparti en fonction de critères de ressources et de charges. Il me semble en effet qu'un tel mode de répartition apparenterait davantage cette ressource à une dotation plutôt qu'à une recette fiscale territorialisée. Cependant, comme on l'a rappelé plus tôt, la territorialisation entraîne un besoin de péréquation accru, raison pour laquelle je ne considère pas à titre personnel que le financement par dotations soit nécessairement un mal.

M. Claude Raynal, président, rapporteur. - Il serait intéressant que vous livriez une analyse rétrospective de l'évolution des ressources des départements dans le temps, ainsi que de l'impact de ces réformes - je pense notamment à celle de la taxe d'habitation - sur leur manière de fonctionner, avant de réagir aux recommandations de la Cour des comptes.

Après avoir attendu un certain nombre d'années que les élus locaux se mettent d'accord sur la question du financement de leurs collectivités, nous, parlementaires, considérons qu'il est temps d'agir. C'est ce que nous avons fait en commandant à la Cour des comptes, que je qualifierai à nouveau de « tiers de confiance », un rapport comportant un certain nombre de propositions. Confrontés au constat d'échec que je viens d'évoquer, nous avons demandé à la Cour de faire part de sa préférence pour un modèle de financement plutôt qu'un autre, bousculant un peu ses habitudes.

Mme Valérie Simonet, présidente du conseil départemental de la Creuse, secrétaire générale adjointe de l'Assemblée des départements de France. - Conseillère départementale depuis 2004, j'ai connu un certain nombre de réformes importantes.

Mon département, la Creuse, est très rural : il ne compte que 116 000 habitants. J'estime que la réponse au vieillissement de la population est le grand défi auquel la nation devra répondre. Chez moi, les gens vieillissent très bien.

Je vous remercie pour l'accueil que vous réservez à l'ADF. Je vous prie de bien vouloir excuser l'absence de François Sauvadet et de Jean-Léonce Dupont. Je salue également la qualité du travail de la Cour des comptes.

Le Comité des finances locales est un lieu d'échanges, au sein duquel les différentes strates de collectivités territoriales expriment leur point de vue. Jean-Léonce Dupont y a récemment formulé des observations claires : l'ADF considère que le panier de recettes des collectivités doit être repensé. Nous regretterions cependant une la perte des droits de mutation à titre onéreux - après celle de tant d'autres impôts locaux.

Les ressources des départements seraient uniquement issues d'une redistribution de la fiscalité nationale partagée et de dotations. Or le principe constitutionnel d'autonomie financière des collectivités devrait supposer que celles-ci disposent de ressources de fiscalité directe. Nous en sommes loin, comme en témoignent la suppression de la taxe d'habitation et celle de la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB) départementale. Alors que les bases avaient été revalorisées, l'année 2021 fut une année blanche. Tous les conseils départementaux ont pourtant pris leur part lors de la crise sanitaire.

Depuis la suppression de la TFPB départementale, une fraction de la TVA est versée aux départements en guise de compensation. En 2022, nous avons construit nos budgets en nous fondant sur une hausse de 5,5 % de cette taxe perçue par l'État. Mais les taux ont évolué plusieurs fois au cours de l'année, entraînant autant de décisions modificatives dans nos collectivités : nous sommes ensuite passés d'une hausse des versements mensuels de 2,9 % en début d'année à une hausse de 9,6 %. Cet accroissement compense peu ou prou les nouvelles charges qui nous ont été imposées, notamment la hausse du point d'indice des fonctionnaires, celle du revenu de solidarité active (RSA) ou encore la revalorisation des aides à domicile. Or nous apprenons aujourd'hui que la hausse de TVA s'élèvera finalement à 8,56 % : on nous annonce qu'il nous faudra rendre une partie de l'argent, alors que nos budgets pour 2023 sont votés ou sont en passe de l'être. Il est difficile de bâtir des budgets dans de telles conditions.

Les comptes administratifs pour 2022 ne sont pas encore votés, mais il est clair que la capacité d'autofinancement des conseils départementaux est en baisse. Nous sommes inquiets : serons-nous en mesure de répondre aux grands défis de la transition écologique, de la rénovation du bâti ou de l'attention devant être portée au grand cycle de l'eau ? Les conseils départementaux sont en mesure d'offrir une ingénierie adaptée à nos territoires. Or une suppression des DMTO nous priverait d'un lien avec eux.

Entre 2014 et 2017, la baisse de la dotation globale de fonctionnement (DGF) a représenté une perte de 6 millions d'euros pour ma collectivité. Si nous n'avions pas créé le fonds national de péréquation des DMTO sur la base du volontariat, nous serions très en retard sur nos investissements, notamment sur le développement d'un réseau de très haut débit grâce à la fibre optique. Les intercommunalités sont incapables d'assumer une telle charge.

Chaque année, nous débattons de nos engagements en faveur du fonds au sein du CFL. Lorsque la somme collectée dépasse 1,6 milliard d'euros, nous plaçons l'argent supplémentaire en réserve. Nous décidons d'affecter l'enveloppe en fonction des besoins, surtout pour répondre aux difficultés. Nous assumons nos compétences sociales, mais nous aidons aussi les autres strates de collectivités. La perte d'une nouvelle ressource serait pour nous difficile à admettre : le contrat local est en passe d'être rompu. L'État doit nous faire confiance. La crise sanitaire a montré que nous étions capables de faire face collectivement. Les temps sont difficiles : si l'État ne favorise pas le contrat entre les collectivités, je pense que le Gouvernement rencontrera des difficultés - il en ira de même pour ceux qui lui succéderont. Veillons à pérenniser notre modèle de démocratie locale et favorisons la participation de nos concitoyens à la vie de notre pays.

M. Claude Raynal, président, rapporteur. - Vos propos témoignent d'une inquiétude sous-jacente sur l'avenir des conseils départementaux : les débats sur leur remise en cause, sur le millefeuille territorial ou encore sur le conseiller territorial y ont contribué. Aujourd'hui cependant, à l'heure des grandes régions, le conseil départemental est réhabilité et l'État territorial recrée même des sous-préfectures.

Nous n'avons pas la même analyse du rapport de la Cour des comptes. Nous ne croyons pas que ses propositions impliquent une forme de contestation de l'existence des conseils départementaux. L'enjeu est plutôt de mieux organiser les choses afin d'assurer à l'ensemble des strates de collectivités territoriales une visibilité financière suffisante pour exercer leurs compétences et engager les investissements nécessaires.

Bénéficier durant un temps de DMTO élevés n'offre aucune garantie de leur maintien à ce niveau sur le long terme, d'où le mécanisme de mise en réserve institué à la demande de l'ADF pour pouvoir faire face aux situations difficiles dans le futur. Dans son rapport, la Cour des comptes considère que le côté incertain de la recette justifierait sa prise en charge par l'État : j'estime que cette réflexion est plutôt de bon aloi.

Madame Simonet, je me réjouis que ce soit vous qui représentiez aujourd'hui l'ADF, car vous représentez un département pauvre.

Mme Valérie Simonet -. Disons qu'il est peu riche !

M. Claude Raynal, président, rapporteur. - Le mien, la Haute-Garonne, est riche. L'autonomie fiscale est surtout utile pour les collectivités dont les moyens sont importants. Les départements peu riches, mais aussi les petites communes, gagneraient à une répartition nationale plus claire et moins tributaire d'un accord au sein du CFL : il conviendrait d'introduire ces dispositions dans la loi.

À cet égard, il est proposé que les sujets à risque, tels que les DMTO, soient mutualisés. La position négative de l'ADF sur ce point s'explique peut-être par l'accumulation de décisions ayant réduit l'autonomie fiscale des conseils départementaux. En tout état de cause, les DMTO n'y contribuent pas, car leur taux est plafonné par la loi et la très grande majorité des départements applique déjà le taux plafond ...

Je n'ai pas remarqué une grande inquiétude des conseils départementaux sur la hausse de la fraction de TVA. Certes, un coup de rabot a été décidé après que le Gouvernement eut considéré que certains d'entre eux avaient bénéficié d'un effet d'aubaine. Certains départementaux abritant des métropoles très dynamiques ont peut-être reçu un peu moins, mais faut-il s'en émouvoir ?

M. Stéphane Sautarel. - Je rejoins en partie les propos du président Raynal. Je vous félicite, car les conseils départementaux ont été capables de s'entendre afin de créer une péréquation horizontale au titre des DMTO, sans doute aussi pour éviter de subir une péréquation verticale dont le contrôle aurait échappé aux départements.

Plus que pour les autres collectivités, le financement des conseils départementaux est lié à leurs compétences. Les dépenses sociales sont en grande partie subies. La question sera encore plus prégnante si une grande loi relative à l'autonomie est votée demain.

Madame Simonet, vous évoquiez un contrat de confiance : la question de l'exercice des compétences et des charges afférentes est en lien avec les ressources du niveau départemental. À l'inverse de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) allouée aux intercommunalités, les DMTO ne sont pas directement liés aux politiques publiques menées par les conseils départementaux.

M. Christian Charpy, président de la 1ère chambre de la Cour des comptes. - Nous avons organisé de nombreuses auditions en vue de préparer notre rapport. Sans conteste, la plus animée a été celle durant laquelle le président du conseil départemental du Calvados a qualifié l'État de « voleur » et de « menteur ». Ce sujet est très sensible.

Nous n'avons pas de position idéologique sur les DMTO. Nous nous sommes demandé si des critères justifiaient leur maintien au niveau départemental. Nous n'en avons pas trouvé, si ce n'est que ces droits leur sont attribués depuis 1983. De plus, cette ressource est très inégalitaire d'un département à l'autre, avec un rapport variant de 1 à 7 après péréquation. Elle n'a pas de lien avec la compétence sociale, qui figure au coeur de l'action des conseils départementaux. Ces constats nous ont conduits à proposer un transfert au niveau national, assorti d'une répartition en fonction des besoins.

Je suis toutefois conscient que les DMTO constituent le dernier impôt territorialisé des départements. Je reconnais également que les conseils départementaux ont fait des efforts importants, comme en témoigne leur mécanisme de mise en réserve et de péréquation. D'un point de vue technique, il nous a semblé que c'était la solution la plus simple. Concentrons les vrais impôts locaux sur le bloc communal et faisons supporter par l'État les risques portant sur deux impôts aujourd'hui répartis, les DMTO ou la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE).

Mais il ne faut pas que ce soit un marché de dupes. Or je reconnais que c'est parfois le cas. D'où les contreparties que nous proposons, comme les mécanismes garantissant la prévisibilité, la juste compensation et l'équité entre les bénéficiaires. Une instance rénovée pourrait le garantir : cela pourrait être un CFL rénové, par exemple. En tout état de cause, la Cour des comptes n'a pas de position idéologique contre les départements.

M. Charles Guené, rapporteur. - Les DMTO sont certes très volatils. Les conseils départementaux s'occupent de la misère du monde ; il est très difficile de trouver une compensation fiscale qui soit contracyclique en contrepartie. L'impôt sur le revenu, dont les recettes sont plutôt stables, pourrait être une solution.

L'histoire des conseils départementaux est marquée par une grande défiance à l'égard de l'État. Maintenir la libre administration des collectivités territoriales suppose que celles-ci et l'État s'entendent. Certains pays voisins y parviennent bien. Dès lors, quelles seraient pour vous les conditions d'une meilleure gouvernance des finances locales ?

Mme Valérie Simonet -. Nous parlons tous de confiance ou de défiance dans les relations entre l'État et les collectivités territoriales. Vous avez le poids des dépenses d'allocations individuelles de solidarité dans nos budgets, qu'il faut tout de même relativiser : elles représentent un tiers du budget au maximum. Dans mon département, l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) est la dépense la mieux compensée par l'État, à hauteur de 49 % ; celle liée au RSA l'est beaucoup moins. Quelque 50 % des dépenses que nous engageons ne sont pas compensées.

Entre 2014 et 2017, l'effort de réduction de la DGF était le même pour la Creuse que pour les Yvelines, sans prise en compte des écarts de richesse entre les départements. L'État a tendance à aller trop vite : il oublie que nous ne sommes pas tous au même niveau et que nous n'avons pas tous les mêmes besoins. De plus, nous n'avons pas obtenu l'indexation de la DGF sur l'inflation : est-ce là le signe d'une relation de confiance avec l'État ? En outre, certaines dotations compensatoires telles que la dotation compensatoire péréquée (DCP) et la dotation de compensation de la réforme de la taxe professionnelle (DCRTP) chuteront énormément en 2023 : nous constatons déjà que la compensation de l'État ne sera pas au rendez-vous.

Certes, les DMTO sont volatils, mais, en trois ans, leur produit a tout de même doublé dans mon département. Nous récoltons les fruits des efforts que nous menons en faveur de l'attractivité de nos départements, notamment grâce au déploiement de la fibre comme je le disais, mais aussi à l'accompagnement au développement des bourgs dans le cadre de programmes comme « petites villes de demain ». Nous sommes persuadés que nos territoires seront une réponse aux difficultés des zones urbaines. Ces ressources nous incitent à agir ; ce ne serait pas les cas si, demain, l'État nous versait des dotations à la place.

Monsieur Guené, le CFL est une organisation partenariale dans laquelle nous pouvons débattre et élaborer des stratégies. Il faudrait peut-être travailler sur le poids relatif des différentes strates de collectivités dans sa gouvernance.

M. Claude Raynal, président, rapporteur. - Il y aurait beaucoup de choses à dire. Madame Simonet, je suis sûr que vous n'avez pas besoin de récompense sous forme de retour fiscal par les départements pour que les départements s'engagent pleinement dans l'exercice de leurs compétences. Les fonctions politiques supposent par nature un tel engagement.

J'ajoute que le produit des DMTO est important lorsque les ventes sont nombreuses : les métropoles, qui sont des pelotes de mouvements, en profitent à plein, du fait de la vente à de nombreuses reprises des mêmes biens plus que par la construction de nouvelles habitations.

Mme Valérie Simonet. - C'est une difficulté inhérente à toute réforme : nous savons ce que nous perdons, mais nous ne savons pas ce que nous allons récupérer. La réforme des indicateurs financiers utilisés pour la répartition de la DGF qui avait été engagée entraînait notamment une perte pour l'un des départements les moins riches de France : cela n'est pas de nature à me rassurer.

Je n'ignore pas que la répartition territoriale des DMTO est très inégale mais, pour les raisons que j'ai évoquées, cela ne suffit pas à me rendre favorable à leur nationalisation.

M. Claude Raynal, président, rapporteur. - L'heure est en effet à la défiance, car les départements avaient vu leur existence remise en cause au cours de la dernière décennie. Pourtant, aujourd'hui, les grandes régions ont conforté les conseils départementaux. Ces derniers devront tôt ou tard quitter le terrain de la crainte pour rejoindre celui de la confiance.