B. LES INVESTISSEMENTS ÉCONOMIQUES DE LA CHINE AUTOUR DU BASSIN MÉDITERRANÉEN LUI ONT PERMIS DE RENFORCER SA POSITION STRATÉGIQUE EN MÉDITERRANÉE
1. La Chine a renforcé sa présence économique en Méditerranée au cours des dernières années en investissant notamment dans des infrastructures maritimes
Depuis son ouverture au commerce international et son insertion dans les chaînes de valeurs mondiales, symbolisées par son adhésion à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, la sécurisation des routes du commerce maritime international est devenue un objectif stratégique pour la Chine. Ce « basculement thalassocratique » de la puissance chinoise, selon la formule du sinologue F. Gipouloux, s'est traduit par un renouvellement de la stratégie maritime de la Chine sur les plans civils et militaires, souligné par la volonté exprimée dès 2012 par le président Hu Jintao de faire de la Chine une « puissance maritime » 135 ( * ) .
La présence chinoise en Méditerranée s'explique dès lors par la volonté de la Chine de décliner sa stratégie d'influence dans l'ensemble des régions du monde. Le bassin méditerranéen constitue à ce titre une zone d'intérêt particulier pour Pékin dans la mesure où d'une part il constitue le principal corridor d'acheminement de marchandises entre la Chine et l'Union européenne, qui transite par voie maritime à hauteur de 80% 136 ( * ) et d'autre part il permet à la Chine de s'implanter économiquement dans des pays de la rive sud de la Méditerranée qui sont éloignés de sa sphère traditionnelle d'influence.
Le programme de « nouvelle route de la soie » ( Belt and Road Initiative ou BRI), évoqué pour la première fois en 2013 par le président Xi Jinping, constitue à l'origine un levier de sécurisation de ses approvisionnements par des investissements dans des infrastructures de transports terrestres et maritimes pour relier l'Asie, l'Afrique et l'Europe. Ce programme, dont le périmètre a été progressivement élargi par les autorités chinoises qui font un usage pragmatique de leur capacité d'investissement pour favoriser leurs intérêts, désigne désormais un ensemble protéiforme d'initiatives économiques, commerciales, géopolitiques et diplomatiques de la Chine à travers le monde 137 ( * ) . Le renforcement de la présence économique des investisseurs chinois correspond à la déclinaison régionale de cette stratégie géoéconomique d'ampleur mondiale. Il est à ce titre à relever que les investissements directs à l'étranger (IDE) de la Chine dans les pays méditerranéens ne représentent que 7% de l'ensemble des IDE chinois hors paradis fiscaux, ces investissements étant par ailleurs concentrés à hauteur de 76% dans cinq pays qui sont par ordre d'importance la France, Israël, l'Italie, la Turquie et l'Algérie.
Le renforcement des investissements chinois en Méditerranée est en premier lieu visible dans le secteur des infrastructures maritimes dans lequel les sociétés chinoises jouent désormais un rôle moteur en s'appuyant notamment sur plusieurs groupes chinois au premier rang desquels la China Ocean Shipping Company (COSCO) qui constitue à la fois le troisième transporteur de conteneurs au monde (13% de part de marché) et le premier opérateur de terminaux portuaire mondial (16% de part de marché). COSCO, qui a fusionné en 2016 avec la société China Shipping , a renforcé depuis le début des années 2000 sa présence autour du bassin méditerranée et a désormais des intérêts dans neuf terminaux portuaires en Méditerranée situés en Égypte (Port-Saïd, Damiette), en France (Fos-Marseille), en Turquie (Ambarli), en Grèce (Le Pirée), en Italie (Vado Ligure) et en Espagne (Valence) 138 ( * ) .
D'autres acteurs économiques chinois participent à la construction des infrastructures maritimes, sans en assurer nécessairement l'exploitation, à l'image de la China Harbour Engineering Company (CHEC) impliquée dans la construction d'infrastructures portuaires en Égypte (Port-Saïd), à Malte (La Valette), en Israël (Ashod) et en Algérie (Cherchell) 139 ( * ) . Ces investissements permettent par ailleurs une modernisation des infrastructures commerciales autour de la Méditerranée et il est à relever qu'entre 2010 et 2019 le débit annuel du port du Pirée est passé de 1 M à 6 M de conteneurs EVP.
Au-delà de l'intérêt strictement économique pour les entreprises chinoises d'investir dans les infrastructures maritimes en Méditerranée, la volonté de la Chine de consolider sa capacité d'influence dans l'ensemble des régions du monde, y compris en Méditerranée, se traduit par une « diplomatie de l'infrastructure » 140 ( * ) qui permet à la Chine de renforcer sa présence stratégique dans le bassin méditerranéen.
2. Le renforcement de la présence économique chinoise en Méditerranée sert de point d'appui à la Chine pour consolider sa capacité d'influence stratégique autour du bassin méditerranéen
En premier lieu, au sein de l'Union européenne, la Chine a décliné avec les pays d'Europe du sud son modèle de « diplomatie de coopération groupée » 141 ( * ) en organisant à partir du milieu des années 2010 des forums sectoriels associant six pays d'Europe du sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Chypre et Malte). Après une première conférence ministérielle sur la coopération agricole organisée à Rome en 2013 avec des représentants de ces six pays et de la Chine, ce format a été à nouveau utilisé par Pékin à l'occasion de l'organisation en novembre 2015 d'une conférence sur la coopération maritime à Xiamen. En l'absence de mécanisme de coopération formel entre la Chine et l'Europe du sud, les autorités chinoises poursuivent l'approfondissement de leurs relations bilatérales avec les pays méditerranéens de l'Union dont en particulier la Grèce, l'Italie et l'Espagne.
La présence économique chinoise dans le port du Pirée a permis à la Chine de dynamiser ses relations avec la Grèce qui ont été renforcées au cours de l'année 2015 consacrée par les deux pays comme une « année de coopération maritime Grèce-Chine ». En Italie, les investissements chinois dans le port de Vado Ligure ont permis une augmentation de 68% de son trafic en 2018 et ont contribué à la décision prise en mars 2019 par les autorités italiennes de signer un protocole d'accord bilatéral d'association au programme des nouvelles routes de la soie (BRI) 142 ( * ) . En Espagne, la Chine entretient historiquement de bonnes relations avec les autorités publiques qui se sont traduites par la signature d'un partenariat stratégique global en novembre 2005 tandis que les liens économiques entre les deux pays se sont renforcés dans les années 2000. Alors que la Chine est devenue après la crise économique et financière de 2008 le deuxième créancier international de l'Espagne, COSCO a pris le contrôle en 2017 de la société de gestion du port méditerranéen de Valence. Si l'Espagne a refusé de signer un protocole d'association bilatéral au programme des nouvelles routes de la soie (BRI), elle a adopté en novembre 2018 à l'occasion de la visite officielle du président Xi une déclaration conjointe avec la Chine sur le renforcement de leur partenariat stratégique global assortie de trois protocoles d'accord et d'une dizaine de contrats commerciaux 143 ( * ) .
En second lieu, dans les Balkans occidentaux, où elle est présente depuis le rapprochement dans les années 1960 entre le dirigeant albanais E. Hodja et le parti communiste chinois, la Chine a renforcé ses liens économiques dans les deux dernières décennies et elle est désormais le troisième partenaire commercial de la Bosnie-Herzégovine et du Monténégro et le quatrième de la Serbie 144 ( * ) . Au-delà du renforcement de leurs échanges commerciaux, la Chine a également renforcé sa capacité d'influence en Serbie où elle a ouvert un institut Confucius en 2006 et investit dans les infrastructures avec l'octroi en 2017 d'un prêt d'un milliard de dollars à la Serbie pour la construction d'une ligne rapide vers la Hongrie.
En troisième lieu, dans les pays du Maghreb, la Chine a substitué une stratégie de renforcement de sa présence économique à la convergence idéologique qui l'a rapproché des pays nord-africains dans les années 1950, comme en témoigne la présence de délégations du Front de libération nationale (FLN) algérien, du Néo-Destour tunisien et de l'Istiqlal marocain à la conférence de Bandung en 1955 aux côtés du premier ministre chinois Zhou Enlai. La présence chinoise au Maghreb est essentiellement économique et les échanges commerciaux entre la Chine et les cinq pays de cette zone (Maroc, Mauritanie, Algérie, Tunisie, Libye) ont atteint en 2018 17 Md$ 145 ( * ) . Structurés depuis sa création en 2000 par le Forum sur la coopération sino-africaine (FCSA), les liens économiques entre la Chine et le Maghreb s'appuient notamment sur les investissements dans les infrastructures à l'image de l'accord de financement adopté en 2016 par la Chine et l'Algérie pour la construction d'un port à El Hamdania. Alors que l'Algérie constitue traditionnellement le premier partenaire de la Chine en Afrique du Nord, la Chine a également renforcé sa présence au Maroc dans les années récentes en augmentant de 195% le volume des IDE chinois vers le Maroc entre 2011 et 2015 et par l'adoption en mai 2016 d'un partenariat stratégique entre la Chine et le Maroc.
En parallèle, il est à relever que cette diplomatie d'influence chinoise en Méditerranée est accompagnée par un renforcement progressif de la présence militaire chinoise dans cette zone qui pourrait se traduire à moyen terme par l'installation d'une base sur le littoral méditerranéen pour assurer une présence permanente en Méditerranée de la People Liberation Army Navy (PLAN).
L'élément déclencheur de ce renforcement a été la difficulté pour la Chine d'évacuer rapidement 35 000 ressortissants lors de l'éclatement de la guerre civile libyenne en 2011. L'opération d'évacuation de 600 ressortissants chinois au Yémen en mars 2015 a confirmé l'importance stratégique pour la Chine de développer la capacité de ses forces navales à intervenir en dehors de sa sphère traditionnelle d'influence. Par suite, la marine chinoise a réalisé en mai 2015 son premier exercice militaire en Méditerranée à l'occasion de l'exercice « Joint Sea », organisé conjointement avec l'armée russe, à laquelle ont participé deux frégates et un pétrolier-ravitailleur chinoise 146 ( * ) .
L'ouverture en 2017 d'une base militaire chinoise à Djibouti illustre la capacité de la Chine de s'appuyer sur ses investissements économiques pour consolider ses positions stratégiques. À ce titre, l'hypothèse de l'ouverture d'une base militaire navale chinoise dans le bassin méditerranéen semble crédible à moyen terme dès lors que de nombreux ports dans lesquelles ont investi des opérateurs chinois pourraient être converties en bases duales, c'est-à-dire à usage civil et militaire.
* 135 Rapport du président Hu Jintao au 18 e Congrès du Parti communiste chinois le 8 novembre 2012
* 136 A. Ekman, 2016, « La Chine en Méditerranée : un nouvel activisme » in Politique étrangère, n°2016/4
* 137 S. Belguidoum, F. Souiah, été 2019, « Les nouvelles routes de la soie en Méditerranée » in Confluences Méditerranée
* 138 T. Pairault, X. Richet, novembre 2021, Présences économiques chinoises en Méditerranée
* 139 T. Pairault, 2019, « La route maritime de la soie et les terminaux portuaires en Méditerranée » in Monde chinois, n°58
* 140 P. Tourret, été 2019, « Les nouvelles routes de la soie en Méditerranée, construction d'un mythe contemporain ou réalité préoccupante ? » in Confluences Méditerranée, n°109
* 141 IFRI, A. Ekman, février 2018, « La Chine en Méditerranée : une présence émergente »
* 142 R. Castets, été 2019, « Stratégies chinoises sur les rives Nord de la Méditerranée » in Revue Défense Nationale, n°822
* 143 M. Esteban, U. Armanini, été 2019, « L'Espagne : le chemin vers la Chine passe par l'Europe » in Confluences Méditerranée, n°109
* 144 C. Chiclet, été 2019, « Les Balkans et la Chine : les intermittences d'une longue histoire » in Confluences Méditerranée
* 145 Y. H. Zoubir, été 2019, « Les relations de la Chine avec les pays du Maghreb : la place prépondérante de l'Algérie » in Confluences Méditerranée, n°109
* 146 M. Péron-Doise, été 2019, « La nouvelle visibilité de la présence maritime chinoise en Méditerranée » in Revue Défense Nationale, n°822