III. LA PRESSE QUOTIDIENNE RÉGIONALE CONFRONTÉE À UN EFFET DE CISEAU ENTRE DES COÛTS QUI EXPLOSENT ET DES REVENUS QUI DIMINUENT
La presse quotidienne régionale est prise en étau entre, d'une part, des coûts qui augmentent , pour des raisons à la fois structurelles et conjoncturelles, et, d'autre part, des ressources qui tardent encore à se renouveler et qui nécessitent des investissements importants pour se développer.
A. DES REVENUS MENACÉS
L'économie de la presse repose sur les trois piliers évoqués précédemment : ventes de journaux, publicité, diversification. Ces trois activités sont aujourd'hui menacées à des degrés divers .
1. Des ventes fragilisées par un développement numérique insuffisant
Les ventes de titres connaissent une baisse globale depuis les années 2010, quel que soit le type de presse. Si la presse nationale, plus tôt confrontée à une érosion de ses ventes, a déjà pour beaucoup de titres su investir et se développer dans le numérique, qui représente dorénavant une part significative de ses revenus, la PQR a profité pendant une plus longue période des revenus plus importants tirés de la vente physique, ce qui ne l'a pas incitée à prendre le virage du numérique.
Les sites Internet des titres de PQR ne sont en conséquence pas encore au niveau des autres types de presse . Sur les 10 plus importantes fréquentations de presse en 2021, seuls les sites de Ouest-France et du Parisien 9 ( * ) figurent (respectivement en troisième et huitième position), les deux premières places étant occupées par LeFigaro.fr et LeMonde.fr.
Dès lors, la PQR se trouve confrontée à un risque plus important de décrochage sur ses canaux de vente les plus rémunérateurs, et de perspectives encore incertaines pour le développement dans le numérique.
Évolution entre 2020 et 2021 des
ventes de PQR
sur les différents canaux de distribution
Source : commission de la culture, d'après données ACPM et ministère
Comme on peut le constater, la tendance est à une très forte contraction des ventes directes , liée notamment à un réseau de distribution lui-même en baisse très forte ces dernières années, avec environ 20 000 points de vente en France en 2021 contre près de 29 000 dix ans plus tôt . La crise pandémique n'a fait qu'accentuer un mouvement plus large et plus ancien. Les abonnements et le portage apparaissent comme moins en déclin, même si toutes les projections réalisées prévoient une poursuite de la baisse pour les prochaines années. Enfin, les dirigeants de titres entendus ont tous soulevé les dangers d'une hausse des prix rendue parfois nécessaire par la conjoncture (voir infra ). Les lecteurs seraient en effet très sensibles à une variation de quelques centimes, compte tenu de l'existence d'offres alternatives souvent gratuites et dans un contexte marqué par de vives inquiétudes sur le pouvoir d'achat. Dès lors, il n'existerait que de très faibles marges de manoeuvre pour relever le prix des titres , comme a pu le réaliser Ouest-France, qui a augmenté son prix de vente de 10 centimes le 28 avril 2022 pour le porter à 1,2 €.
Dans ce contexte, le numérique, qui ne représente encore qu'une faible fraction des ventes, connaît une progression d'un quart en un an , ce qui est satisfaisant, mais pas encore suffisant pour compenser les baisses enregistrées par ailleurs, que ce soit en volume ou en revenus . Des croissances très supérieures peuvent d'ailleurs être observées. Ainsi, la presse hebdomadaire régionale connait des taux de progression très importants de l'abonnement numérique, avec + 60,5 % en 2021 .
La PQR semble avoir pris conscience des enjeux liés au développement d'une présence numérique. La question se pose de l'accès à la presse dans les zones les moins denses, ce qui pourrait passer par l'ouverture de rayonnages dans certains centres commerciaux. Les problèmes liés au développement du numérique sont cependant nombreux. On peut en relever deux en particulier.
D'une part, de très lourds investissements sont nécessaires pour concevoir un site attractif régulièrement actualisé et correctement référencé. À court terme, selon les mots d'une personne entendue par la mission d'information, le numérique est donc avant tout un « gouffre financier ». Par ailleurs, son développement implique une organisation du travail en mesure de proposer des contenus tout au long de la journée , et pas uniquement à l'occasion du « bouclage », ce qui peut imposer une nouvelle organisation du travail de la rédaction.
D'autre part, le numérique est par essence moins rémunérateur , même si une majorité des nouveaux abonnements combinent les deux offres (numérique et version papier). Le choix du canal est également un sujet complexe. Ainsi, les kiosques numériques, popularisés par les fournisseurs d'accès 10 ( * ) Internet, assurent la diffusion d'une partie de la PQN et de la PQR de manière très large et relativement aisée pour les titres : il suffit d'adresser une version électronique. Ils offriraient cependant des conditions tarifaires peu favorables et auraient l'inconvénient de ne pas donner accès aux données de lecture (les « datas ») , pourtant de grande valeur.
2. La publicité et la diversification : des sources de revenus à conforter
La publicité et les activités de diversification reposent sur le caractère de marque connue et reconnue par les lecteurs des titres de PQR, même si parfois les activités sont très éloignées de l'éditorial.
La publicité constitue historiquement une source de revenus essentielle à la presse, son introduction lui ayant permis précisément de devenir accessible à un public populaire.
Cependant, les recettes publicitaires de la presse ont été divisées par près de trois depuis 2006 et par deux depuis 2012 , alors même que le marché de la publicité connaît dans son ensemble une forte progression sur la période.
Source : Ministère de la culture
Les raisons de cet assèchement sont connues et ont été à plusieurs reprises soulignées par la commission de la culture dans le cadre de ses travaux 11 ( * ) : il s'agit de la captation de la ressource par les entreprises du numérique, qui ont su développer une offre très attractive à l'attention des entreprises, offre qui ne laisse que peu de marge de manoeuvre aux entreprises de presse. Ce constat avait été pleinement assumé par Bernard Arnault, Président du groupe LVMH, lors de son audition devant la commission d'enquête sur la concentration des médias le 20 janvier : « J'ajoute que le secteur de la publicité a beaucoup changé en dix ans. Dans notre groupe, nous avons largement basculé les crédits de publicité des médias traditionnels vers Internet, qui représente dorénavant la moitié de nos investissements en la matière ».
Les tendances futures ne sont guère plus optimistes . Selon les données de l'Union des Entreprises de conseil et d'Achat Media (Udecam), le marché de la publicité imprimée devrait encore décroître de 15 % d'ici à 2024. Dans le même temps, la publicité sur Internet devrait poursuivre avec des taux de croissance de plus de 10 % par an .
La solution portée par le Sénat d'une juste contribution des plateformes en ligne par la voie des droits voisins a mis du temps à voir le jour, freinée par la véritable guérilla juridique menée par Google. Cependant, les premiers accords ont enfin pu être signés en 2022. Si les montants sont confidentiels, ils devraient s'élever à quelques dizaines de millions d'euros pour la presse quotidienne dans son ensemble 12 ( * ) . Cela sera loin de couvrir les pertes de revenus, mais constitue un début de solution qui devra être conforté dans le futur. Surtout, ces nouveaux revenus - qui doivent encore être partagés avec les journalistes -, n'ont aucune charge en contrepartie, et sont donc incontestablement une nouvelle positive pour des titres à la rentabilité très fragile. La décision de l'Autorité de la Concurrence en date du 21 juin 2022 13 ( * ) valide les engagements de Google auprès des éditeurs et semble marquer la fin d'une phase contentieuse qui aura duré près de trois ans.
Enfin, les revenus issus de la diversification , souvent très impactés par la pandémie, sont étroitement liés à la stratégie d'entreprise . Certains titres ont depuis longtemps choisi de développer l'événementiel, les salons professionnels ou l'aide à la recherche d'emploi, quand d'autres jugent ces activités trop éloignées de leur métier d'origine. Si donc tous les titres conviennent de l'intérêt de cette voie - Le Télégramme de Brest étant toujours cité comme un exemple de succès en la matière -, les moins avancés ont conscience de la complexité de l'exercice. À court terme, il n'est donc pas certain que de fortes croissances soient à prévoir dans le secteur .
Les titres de PQR sont donc confrontés à des perspectives encore incertaines sur l'évolution de leurs revenus . En tout état de cause, des investissements massifs seront nécessaires pour assurer une transition numérique impérative.
Or, dans le même temps, la presse se trouve en butte à des coûts qui progressent fortement.
* 9 Ce dernier site recouvrant au demeurant également un titre de PQN, Aujourd'hui en France.
* 10 Le Rapporteur a consacré une étude spécifique aux kiosques numériques dans son avis budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2019 : https://www.senat.fr/rap/a18-151-42/a18-151-42.html
* 11 En particulier dans les avis budgétaires du Rapporteur et lors de l'examen de la proposition de loi de David Assouline sur les droits voisins des éditeurs et des agences de presse : http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl17-705.html
* 12 À noter que les montants précis demeurent couverts par le secret des affaires.
* 13 https://www.autoritedelaconcurrence.fr/sites/default/files/integral_texts/2022-06/22d13.pdf