N° 799
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2021-2022
Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 juillet 2022
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires économiques relatif à l' inflation et aux négociations commerciales ,
Par M. Daniel GREMILLET et Mme Anne-Catherine LOISIER,
Sénateur et Sénatrice
(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas , présidente ; M. Alain Chatillon, Mme Dominique Estrosi Sassone, M. Patrick Chaize, Mme Viviane Artigalas, M. Franck Montaugé, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Jean-Pierre Moga, Bernard Buis, Fabien Gay, Henri Cabanel, Franck Menonville, Joël Labbé , vice-présidents ; MM. Laurent Duplomb, Daniel Laurent, Mme Sylviane Noël, MM. Rémi Cardon, Pierre Louault , secrétaires ; MM. Serge Babary, Jean-Pierre Bansard, Mmes Martine Berthet, Florence Blatrix Contat, MM. Michel Bonnus, Denis Bouad, Yves Bouloux, Jean-Marc Boyer, Alain Cadec, Mme Anne Chain-Larché, M. Patrick Chauvet, Mme Marie-Christine Chauvin, M. Pierre Cuypers, Mmes Françoise Férat, Amel Gacquerre, M. Daniel Gremillet, Mme Micheline Jacques, MM. Jean-Marie Janssens, Jean-Baptiste Lemoyne, Mmes Valérie Létard, Marie-Noëlle Lienemann, MM. Claude Malhuret, Serge Mérillou, Jean-Jacques Michau, Mme Guylène Pantel, MM. Sebastien Pla, Christian Redon-Sarrazy, Mme Évelyne Renaud-Garabedian, MM. Olivier Rietmann, Daniel Salmon, Mme Patricia Schillinger, MM. Laurent Somon, Jean-Claude Tissot .
L'ESSENTIEL
La forte inflation observée sur les produits de grande consommation, notamment alimentaires, s'explique par plusieurs facteurs, et essentiellement par la combinaison de la reprise économique mondiale soudaine en 2021 et d'aléas climatiques extrêmes. Ces facteurs ont entraîné une envolée spectaculaire du prix des matières premières agricoles et industrielles dès l'an dernier, entretenue notamment par les craintes des États et entreprises de manquer d'approvisionnement. La guerre en Ukraine, si elle n'a pas provoqué cette inflation, l'a en revanche renforcée et accélérée.
Les sénateurs ont constaté, lors de leurs travaux sur les négociations commerciales, que l'essentiel des augmentations demandées était bien en lien avec la hausse des coûts de production. Autrement dit, il ne semble pas y avoir de phénomène massif de « hausses suspectes », comme avancé dans le débat public, c'est-à-dire des tentatives généralisées de la part des industriels de profiter d'un effet d'aubaine. Aucun acteur entendu, pas même les distributeurs ayant fait part de leurs doutes, n'a été finalement en mesure de prouver le contraire. Des pratiques contestables de la part de certains distributeurs et industriels ont cependant été mises à jour par le groupe de suivi, comme le chantage à la rupture de stock ou le fait d'augmenter les prix dans les rayons sans même que le tarif d'achat ait augmenté.
Quant à la loi « Egalim 2 », qui régit les relations commerciales, inflationniste par construction, elle a permis de sanctuariser les matières agricoles dans les négociations commerciales. Elle doit cependant être adaptée à la période actuelle de renégociations commerciales permanentes.
Au total, l'inflation, inférieure en France à celle constatée chez nos voisins, devrait se poursuivre et atteindrait 7 à 10 % en septembre 2022 pour les produits de grande consommation, soit une hausse de 45 € environ du panier moyen mensuel. Combinée à l'augmentation du prix de l'énergie (+ 33,1 % en juin 2022 sur un an), l'inflation ampute significativement le pouvoir d'achat des Français. La mission, sceptique sur la politique de chèques du Gouvernement, appelle à des mesures favorisant l'augmentation des heures supplémentaires et la revalorisation des salaires.
PARTIE 1 : L'INFLATION DANS LES RAYONS, QUI VA DURER, S'EXPLIQUE LARGEMENT PAR L'ENVOLÉE DES MATIÈRES PREMIÈRES, ET MARGINALEMENT PAR DES HAUSSES INJUSTIFIÉES
A. LES INDUSTRIELS FACE À UN CHOIX : RÉPERCUTER L'ENVOLÉE DES MATIÈRES PREMIÈRES DANS LEURS TARIFS, OU PRODUIRE PARFOIS À PERTE
Les 10 catégories qui ont le plus augmenté en juin 2022
Source : IRI.
En juin 2022, l'inflation en France sur un an s'est établie à 5,8 % , en raison du coût de l'énergie et de la hausse des prix produits alimentaires (eux aussi à + 5,8 %).C'est inédit depuis une trentaine d'années. Elle est la traduction directe de l'envolée spectaculaire du prix des matières premières agricoles et industrielles , expliquée à la fois par la reprise économique en 2021 (demande en hausse, offre encore désorganisée), les aléas climatiques extrêmes (dôme de chaleur au Canada, sécheresses, gel tardif, etc.) et, plus récemment, la guerre en Ukraine. Cette dernière expliquerait environ 30 % de l'inflation constatée . Plus faible que dans les pays voisins, l'inflation devrait encore s'accroître à la rentrée, pour ne se stabiliser qu'en fin d'année.
Face à ces hausses de coûts, les industriels ont deux choix : soit ils tentent de les répercuter en demandant des hausses de tarifs à la grande distribution, soit ils les supportent sans les répercuter, ce qui signifie qu'ils rognent considérablement leurs marges, déjà malmenées par neuf ans de déflation des prix alimentaires. La grande distribution, elle, a le choix entre trois options : soit elle refuse les hausses de tarifs, soit elle les accepte mais ne les répercute pas (elle comprime ses marges), soit elle les accepte et les répercute dans les rayons.
L'année 2022 est donc inédite au regard des négociations commerciales : les tarifs conclus au 1 er mars 2022 sont rapidement devenus caducs compte tenu de la flambée des coûts, entraînant des renégociations (toujours en cours) sur plus d'un millier de produits de grande consommation.
B. PAS DE PHÉNOMÈNE GÉNÉRALISÉ DE HAUSSES INJUSTIFIÉES, MAIS DES PRATIQUES CONTESTABLES DE PART ET D'AUTRE
À la suite de propos publics suggérant que la moitié des revalorisations de tarifs soumises par les industriels aux distributeurs seraient gonflées artificiellement, le groupe de suivi s'est attaché à démêler le vrai du faux en la matière, à partir des données dont il a pu disposer.
Il n'apparaît pas de phénomène massif de « hausses suspectes », les demandes de tarifs étant largement la résultante de l'envolée, bien réelle et multi-documentée, des coûts de production des fournisseurs . Ce constat est corroboré notamment par les différents pouvoirs publics entendus.
Certes, au niveau mondial, il est possible que certains acteurs financiers aient profité de la situation pour augmenter leurs achats de céréales et autres matières premières, en vue de réaliser une plus-value à la revente, et accentuant ce faisant la hausse des cours. Cela milite pour une action internationale plus ferme en faveur d'une limitation des mouvements purement spéculatifs sur les marchés de matières agricoles. Mais, au niveau national, il ne semble pas que les hausses injustifiées soient légion .
Interrogés sur ce constat, les distributeurs ont finalement indiqué qu'ils déploraient, plutôt, une transparence qu'ils jugent insuffisante de la part de certains industriels , qui les contraindrait à analyser eux-mêmes la véracité des hausses demandées. Ils ont ensuite indiqué qu'une fois ces recherches effectuées, ils n'étaient pas en mesure, au-delà de certains exemples, de dire finalement combien de hausses de tarifs étaient réellement exagérées.
Les travaux du groupe de suivi ont mis à jour certaines pratiques contestables , de la part des distributeurs et des industriels, aiguisant fortement les tensions, et menaçant de déboucher sur des ruptures d'approvisionnement prochainement.
Exemples de pratiques :
• des hausses de tarifs sur l'eau minérale allant de + 8 % à + 22 % selon les fournisseurs, ou de 3 % à + 15 % pour les glaces ;
• des distributeurs prêts à rompre le contrat pour continuer à être approvisionnés à « l'ancien » tarif durant le préavis (pouvant aller jusqu'à 12 mois, soit... les prochaines négociations), et qui augmentent tout de même, en parallèle, les prix dans les rayons ;
• des demandes de transparence s'apparentant à de l'ingérence de la part des distributeurs.
PARTIE 2 : LA LOI « EGALIM 2 », EFFICACE POUR SOUTENIR LE REVENU AGRICOLE, INFLATIONNISTE PAR CONSTRUCTION, INCOMPLÈTE AU VU DES NÉGOCIATIONS COMMERCIALES
A. UNE LOI EFFICACE POUR SANCTUARISER LES MATIÈRES PREMIÈRES AGRICOLES (MPA), AU DÉTRIMENT DES MATIÈRES PREMIÈRES INDUSTRIELLES (MPI)
Les craintes exprimées de longue date par le Sénat au sujet de cette loi se sont, sans surprise, matérialisées : si la loi Egalim 2 protège plutôt efficacement les MPA durant les négociations commerciales, elle a déplacé l'âpreté des négociations vers le sujet des MPI .
De l'avis de tous (sauf de certains distributeurs ayant indiqué ne pas connaître la réponse), les hausses de tarifs demandées par les industriels liées à l'envolée des MPI (énergie, transport, emballage) ne sont pas du tout acceptées par les industriels . Les + 3,5 % obtenus par les industriels en mars et les + 5 % qu'ils devraient obtenir en juillet représentent la part de la MPA, rendue non-négociable par Egalim 2. Pour le reste, les fournisseurs doivent soit comprimer leurs marges, soit stopper leur production s'ils sont à perte.
B. L'INTERVENTION DU TIERS DE CONFIANCE EST JUGÉE TROP TARDIVE POUR PACIFIER LES RELATIONS COMMERCIALES
La loi permet aux industriels de choisir entre trois possibilités d'affichage de la part des MPA dans leur tarif (cette part étant non-négociable). 80 % d'entre eux ont choisi de faire intervenir un tiers de confiance (le commissaire aux comptes), afin qu'il certifie à l'issue de la négociation que celle-ci n'a pas porté sur la part des MPA. Cette option permet de concilier « sanctuarisation » de la MPA et maintien du secret des affaires.
Or l'intervention post-négociation semble trop tardive, car elle implique, par définition, que les parties se fassent confiance durant la négociation avant la certification, ce qui est rarement le cas. Par conséquent, il serait plus pertinent de prévoir son intervention dès le début des négociations, afin qu'il certifie que la part de la hausse demandée par l'industriel qui résulte de l'évolution des MPA est bien réelle.
C. LA FIXATION DES CLAUSES DE RÉVISION AUTOMATIQUE DES PRIX EST TROP PEU ENCADRÉE
La loi instaure des clauses de révision automatique des prix dans les contrats entre fournisseurs et distributeurs, librement définies par les parties. Or leur fixation s'est révélée être une « négociation dans la négociation », débouchant sur des critères de déclenchement irréalistes : clause qui ne peut être déclenchée qu'au bout de 9 mois, clause qui ne se déclenche que si les matières premières ont augmenté de 50 % , clause qui ne se déclenche que pour une seule matière première entrant dans la composition du produit, etc.
D. UNE LOI INFLATIONNISTE PAR CONSTRUCTION
L'objectif-même de la loi Egalim 2 est de permettre qu'une hausse des coûts au niveau de l'amont agricole puisse être couverte par une meilleure rémunération, en instaurant un mécanisme de répercussion de la hausse en cascade, de l'amont jusqu'aux rayons de la grande distribution. Les clauses de révision automatique, la sanctuarisation des matières premières agricoles et les clauses de renégociation créent donc automatiquement une inflation . Cependant, si celle-ci reste modérée « par temps calme », elle peut atteindre des proportions importantes lorsque le coût des matières premières s'envole, comme en ce moment.
-----CONCLUSION-----
En tout état de cause, les rapporteurs estiment que l'augmentation du panier mensuel de produits de grande consommation des ménages (+ 30 € + 45 € à la rentrée), ampute le pouvoir d'achat des Français et nécessite des mesures structurelles fortes de valorisation du travail et de meilleure rémunération, plutôt que de simples chèques qui sont autant de pansements sur des jambes de bois, et caducs aussitôt qu'ils sont signés...