III. QUELS SONT LES RISQUES DES CONCENTRATIONS ?
Plusieurs auditions ont rappelé un certain nombre « d'affaires » qui marqueraient une perte d'indépendance des journalistes au sein de ces grands groupes.
Si elles obéissent à des logiques économiques , les concentrations suscitent en effet des craintes qui ont en partie justifié la création de la commission d'enquête.
Elles sont de deux ordres.
D'une part , certains s'inquiètent des conséquences des concentrations sur le pluralisme de l'information .
Dans son rapport précité de 2005, Alain Lancelot estimait ainsi que « des acteurs multiples et concurrents sont sans doute plus à même qu'un monopole ou quasi-monopole de jouer le rôle qui, dans une société démocratique, est attendu des médias : la liberté de la presse est, dans une telle configuration, mieux protégée contre les influences extérieures et contre ses propres négligences ». Le même rapport nuance cependant ce propos : « Il est malaisé d'établir une relation directe entre le degré de concentration dans les médias et le caractère plus ou moins pluraliste des services qu'ils offrent aux lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs ».
Il semble donc exister deux représentations de la presse , constituée ou d'entreprises indépendantes, financièrement viables, et étanches à toutes formes de pression, ou par opposition d'entreprises intégrées dans un groupe et perméables à l'influence, principalement de ses actionnaires.
Bien entendu, ces deux « idéaux types » ne rendent pas compte de la complexité de la réalité. Il est nécessaire d'inscrire les influences réelles ou supposées qui s'exercent sur la presse dans le contexte économique et social plus large qui est celui de la production de l'information aujourd'hui.
Plus profondément, les motivations des concentrations peuvent être interrogées : doivent-elles s'analyser dans une optique purement économique, comme le souligne le Sénateur Jean-Raymond Hugonet lors de l'audition de Thomas Rabe le 17 janvier : « Tous les entrepreneurs que nous avons auditionnés depuis le début, y compris les dirigeants des structures publiques et certains journalistes, ont répondu à cette première question en affirmant que la concentration relevait du niveau économique », ou bien être conçues, comme certains ont pu le décrire devant la commission, comme relevant de logiques d'influence plus opaques ?
D'autre part , les craintes sont également d'ordre économique. En permettant la création de très grandes entreprises, suivant une logique étudiée dans la deuxième partie du présent rapport, les concentrations seraient susceptibles de troubler les règles de la concurrence, en donnant un pouvoir disproportionné à certaines entités. Telle est la crainte principale exprimée dans le cadre de la fusion entre TF1 et M6, qui a été l'objet de très nombreux débats au sein de la commission d'enquête.
Sur tous ces aspects, la commission d'enquête a précisément cherché à analyser en profondeur le phénomène, pour bien mesurer, au-delà des polémiques, les risques qui pouvaient être associés aux concentrations. Elle a pu bénéficier des témoignages très riches recueillis à l'occasion des auditions menées.
A. FRAGILISER LA CRÉDIBILITÉ DE L'INFORMATION
Les soupçons d'influence dans la presse sont aussi anciens que la presse elle-même. Comme le rappelait Patrick Eveno, professeur des universités en histoire des médias à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne devant la commission le 17 janvier, « En tout état de cause, depuis le milieu du XIX e siècle, les Français ne sont jamais contents de leur presse. »
Edwy Plenel soulignait également devant la commission d'enquête qu'Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, s'en inquiétait déjà en 1956 : « La presse d'industrie est autre chose qu'une industrie de presse ; c'est le mélange des intérêts. Il suffit, disait-il, et c'est là qu'est le mal, que cette information n'aille pas porter quelque préjudice à des intérêts très matériels et très précis ou, à l'occasion, qu'elle les serve efficacement. Hubert Beuve-Méry le disait au souvenir de l'effondrement de la presse dans les années 1930, où la perte d'indépendance et la vénalité de cette presse ont accompagné la montée des haines et de la virulence dans le débat public. »
La commission a là encore cherché à adopter l'approche la plus objective possible et à faire la part des choses entre les affirmations et les craintes .
1. Une forte défiance vis-à-vis des médias en dépit de règles protectrices pour les journalistes
a) Une crédibilité des médias menacée
Roch-Olivier Maistre, président du CSA, relevait ce paradoxe lors de son audition le 7 décembre : « Je suis viscéralement attaché à la liberté d'expression. Les outils de communication n'ont jamais été aussi nombreux, mais paradoxalement, les appels à la censure et à l'intolérance des points de vue n'ont jamais été aussi grands. » Il faisait notamment référence à l'essai Sauver la liberté d'expression de la philosophe Monique Canto-Sperber 47 ( * ) .
Plusieurs journalistes interrogés par la commission d'enquête ont mis en avant la crise de confiance importante que connaît le secteur médiatique, en raison d'une supposée connivence avec les élites politiques et économiques, et un manque d'indépendance de la presse.
Ainsi, selon le sondage Ipsos 48 ( * ) paru en octobre 2021, seuls 16 % des Français font confiance aux journalistes - contre 64 % aux médecins qui sont en tête du classement.
Éric Fottorino déclarait à ce sujet devant la commission le 21 janvier : « Cette crise de confiance vient de loin. Nous avons ainsi entendu en 1995, au moment des grandes manifestations contre les réformes Juppé, les premières grosses critiques contre la presse. Il y a eu ensuite le non au référendum constitutionnel européen de 2005 et, plus récemment, le mouvement des « gilets jaunes ». Ces moments ont marqué un abaissement de la crédibilité de la presse. Les citoyens perçoivent une connivence entre la presse et les élites politiques et économiques, ils ont le sentiment de ne plus être représentés et informés correctement. »
Des associations comme Reporters sans frontières sont particulièrement sensibles à la dégradation de la situation des journalistes et à leur difficulté à enquêter. Entre novembre 2018 et mars 2021, Reporters sans frontières a décompté douze agressions contre des journalistes 49 ( * ) , dont neuf en marge de manifestations de gilets jaunes. Il est à noter que les journalistes locaux et des chaînes d'information en continu sont particulièrement visés 50 ( * ) .
La fabrication de l'information
Lors de l'audition du 10 décembre, la Sénatrice Sylvie Robert a interrogé Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFM TV, sur les conditions de production de l'information aujourd'hui.
Sylvie Robert . - Merci, madame et messieurs, pour vos propos. Je voudrais évoquer la fabrication de l'information. Madame, vous êtes vice-présidente de l'ESJ à Lille. Vos parcours montrent que vous avez une forme de distance, dans la diversification de vos expériences professionnelles. Ces dernières années, du fait d'enjeux économiques et liés à la modification des usages, notamment parmi les jeunes, mais pas seulement, et du fait de la présence des plateformes et du numérique, observez-vous une évolution réelle dans la fabrication de l'information ? Je parle de la qualité de l'information, du traitement de l'information, du choix de mettre deux journalistes au lieu d'un, car on est dans le commentaire, ou encore de la rapidité qui prévaut dans nos sociétés, qui impose souvent de réagir. Êtes-vous satisfaits de ces évolutions, si vous les constatez et le contexte de notre société actuelle, son évolution, vous font-ils dire qu'il faut changer de braquet, compte tenu notamment de la défiance de nos concitoyens vis-à-vis de l'information ?
Céline Pigalle . - Je ne déteste pas le terme de fabrication de l'information même si je sais les connotations qu'on peut lui donner. Le journalisme est un petit métier d'artisan et, de ce point de vue, il a peu changé. Des moyens techniques nouveaux et importants font leur apparition, mais le travail lui-même n'a guère changé : il consiste à se rendre sur place, à parler à ceux qui savent, en recoupant leurs propos.
C'est la rapidité du monde, et non celle des chaînes d'info, et la rapidité permise par les moyens techniques dont nous disposons désormais, qui nous invite à prendre en charge un certain nombre de choses que nous n'avions pas à prendre en charge, et encore moins avec cette rapidité.
Pour cette raison, il faut effectivement des journalistes. Il faut qu'ils soient nombreux, qu'ils puissent se rendre là où cela se passe, et qu'ils soient en mesure de parler à ceux qui sont susceptibles de leur livrer ces informations. Cela veut dire qu'ils doivent entretenir des liens et une discussion avec différents interlocuteurs qui eux-mêmes ont confiance dans le fait que leur parole sera justement restituée. La question du modèle économique est évidemment fondamentale.
Plus récemment, les journalistes ont été visés lors de manifestations contre le passe sanitaire ou vaccinal. Ainsi, le 15 janvier 2022, deux journalistes reporters d'images (JRI) de l'Agence France-Presse ainsi que deux agents de protection rapprochée qui les accompagnaient ont été agressés lors d'une manifestation parisienne contre le passe vaccinal.
Enfin, cette tendance à prendre à partie les journalistes a crû en marge de meetings électoraux. Juliette Demey, coprésidente de la SDJ du Journal du dimanche , le déplorait le 14 février 2022 devant la commission d'enquête : « Des journalistes sont pris à partie physiquement dans des meetings politiques. Nous sommes notamment interpellés à propos de nos actionnaires auxquels nous sommes soupçonnés d'être inféodés. » Le 6 décembre 2021, des journalistes de Quotidien ont été exfiltrés avant le meeting d'un candidat à l'élection présidentielle à Villepinte, sous les cris de « Tout le monde déteste Quotidien . » Lors de ses voeux à la presse le 10 janvier, ce candidat a ainsi déclaré que les journalistes seraient les personnes « les plus détestées de France ». « Qui ne vous aime pas ? Le peuple, mes bons amis. Et il a raison de vous en vouloir. » Il leur reprochait une connivence avec le pouvoir en place et de ne s'adresser aux présidents de la République en exercice qu'« avec respect, admiration, sollicitude et même un brin d'hypocrisie » en posant les « questions les plus creuses ».
Pour éviter toute dérive durant la campagne électorale des présidentielles 2022, plusieurs sociétés de journalistes (SDJ) se sont mobilisées en signant la tribune « Présidentielle 2022 : des sociétés de journalistes et des directeurs de rédaction appellent les candidats à respecter la liberté de la presse. » 51 ( * ) Devant la commission d'enquête le 10 décembre 2021, Frédérique Agnès, présidente de la SDJ de TF1, s'est félicitée de l'évolution du schéma national du maintien de l'ordre (SNMO) pour que les journalistes, quels que soient les médias, puissent « couvrir correctement, normalement, librement, des manifestations publiques . »
Selon le 35 e baromètre Kantar-La Croix de 2022 52 ( * ) , 62 % des sondés estiment que les journalistes ne sont pas indépendants du pouvoir politique ni des intérêts économiques , et seulement 44 % des personnes interrogées estiment que les médias « fournissent des informations fiables et vérifiées ». Seulement 47 % des sondés estiment que toutes les opinions peuvent s'exprimer dans les médias sur les sujets importants.
Cette crise de confiance a des conséquences sur la lecture des médias. Seulement 62 % estiment suivre l'actualité avec intérêt, contre 76 % en 2015.
Certes, cette crédibilité est plus ou moins importante selon les supports : la radio est considérée comme crédible par 49 % des Français, mais à un taux le plus bas depuis la création du sondage en 1987, et fait jeu égal avec la presse 53 ( * ) . La télévision s'en rapproche avec 44 %, contre 24 % pour Internet, en forte baisse - le taux de confiance d'Internet était de 39 % en 2015.
Même s'ils sont parfois ciblés en raison de leur proximité avec le terrain, les médias locaux tirent leur épingle du jeu , comme l'ont indiqué plusieurs personnes auditionnées devant la commission d'enquête. Selon Alain Liberty, président du syndicat des radios indépendantes : « L'audiovisuel local est le média de confiance préféré des Français, incontournable pour s'informer sur l'actualité locale ou nationale, y compris sur les enjeux électoraux locaux ou nationaux , » tandis que Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel-Alliance Fédérale, estimait que « La presse quotidienne régionale présente, d'après les enquêtes d'opinion, un taux de confiance élevé, de 62 %. »
Cette critique est d'autant plus marquée que les attentes sont extrêmement fortes envers les journalistes en tant qu'acteurs de la démocratie : 77 % des Français sont attachés à la liberté de la presse et des médias, 96 % attendent des informations fiables et vérifiées. Ils veulent à 92 % que la presse soit indépendante du pouvoir politique, et à 91% qu'elle soit indépendante du pouvoir économique.
b) Il existe cependant des règles protectrices supposées conforter la confiance
La liberté d'expression et les journalistes font l'objet de nombreuses protections, tant collectives qu'individuelles, renforcées notamment par la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, qui a constitué une grande avancée pour les rédactions.
(1) Une liberté d'expression garantie à l'échelle française et européenne
(a) Une liberté d'expression encadrée
L'exercice de la liberté de la presse en France repose sur plusieurs règles fixant un cadre déontologique à l'activité des journalistes.
La liberté d'expression est d'abord affirmée à l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, qui dispose que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
L'article 1 er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse confirme que « L'imprimerie et la librairie sont libres » et ne prévoit pas de statut de l'entreprise de presse, d'où l'existence d'un pluralisme externe avec des journaux d'opinion.
Cette liberté est cependant limitée, selon la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1982 54 ( * ) : « Il appartient au législateur de concilier en l'état actuel des techniques et de leur maîtrise, l'exercice de la liberté de communication (...) , avec d'une part, les contraintes techniques inhérentes aux moyens de la communication audiovisuelle, et, d'autre part, les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de l'ordre public, le respect de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socioculturels auxquels ces modes de communication par leur influence considérable sont susceptibles de porter atteinte . »
Ces principes ont été consacrés par la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication. Le 21 janvier 1994, le Conseil constitutionnel a confirmé que « le pluralisme des courants d'expression socioculturels » est un objectif de valeur constitutionnelle 55 ( * ) .
Le pluralisme est donc un corollaire nécessaire à la liberté de communication et à la liberté d'expression , et un principe fondamental du droit de la communication.
Cette liberté d'expression est également garantie à l'échelle européenne. L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950 prévoit que « toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière . »
Ce droit à la liberté d'expression est défini assez largement par la jurisprudence . Dans son arrêt Handyside 56 ( * ) , la Cour européenne des droits de l'homme en a une conception très étendue, comprenant des propos choquants : « La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve des restrictions mentionnées, notamment dans l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'y a pas de société démocratique. »
Enfin, l'article 19 de la Déclaration universelle des Droits de l'homme de 1948 dispose que « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. »
(b) Éviter les connivences : recommandations européennes et droit d'opposition
La résolution 1003 adoptée par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe relative à l'éthique du journalisme rappelle que « l'exercice du journalisme comporte des droits et des devoirs, des libertés et des responsabilités », « que la fin ne justifie pas les moyens », mais également que « dans les rapports nécessaires qu'il leur faut entretenir avec les pouvoirs publics ou les milieux économiques, les journalistes doivent éviter d'en arriver à une connivence de nature à nuire à l'indépendance et l'impartialité de leur profession . »
Le législateur a fixé les obligations fondamentales des journalistes et de leur employeur, notamment pour le service public . Ainsi en est-il de l'Agence France-Presse (AFP), qui « ne peut en aucune circonstance tenir compte d'influences ou de considérations de nature à compromettre l'exactitude ou l'objectivité de l'information », et « ne doit, en aucune circonstance, passer sous le contrôle de droit ou de fait d'un groupement idéologique, politique ou économique » (article 2 de la loi n° 57-32 du 10 janvier 1957 portant statut de l'AFP).
En 2009, le législateur a reconnu un droit d'opposition aux journalistes de l'audiovisuel public 57 ( * ) , droit qui a été étendu à l'ensemble de la profession par l'article 1 er de la loi du 14 novembre 2016 58 ( * ) visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias .
L'article 2 bis de la loi du 29 juillet 1881, dans sa rédaction issue de la loi du 14 novembre 2016 , dispose désormais que « Tout journaliste (...) a le droit de refuser toute pression, de refuser de divulguer ses sources et de refuser de signer un article, une émission, une partie d'émission ou une contribution dont la forme ou le contenu auraient été modifiés à son insu ou contre sa volonté. Il ne peut être contraint à accepter un acte contraire à sa conviction professionnelle formée dans le respect de la charte déontologique de son entreprise ou de sa société éditrice ».
S'agissant en particulier des relations qu'entretient la presse avec ses annonceurs , l'article 10 de la loi n° 86-897 du 1 er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse dispose qu'« il est interdit à toute entreprise éditrice ou à l'un de ses collaborateurs de recevoir ou de se faire promettre une somme d'argent, ou tout autre avantage, aux fins de travestir en information de la publicité financière. Tout article de publicité à présentation rédactionnelle doit être précédé de la mention "publicité" ou "communiqué" ».
Pour les programmes d'information du secteur audiovisuel, le CSA a prévu de nombreux garde-fous. Dans sa délibération du 18 avril 2018 59 ( * ) , il prévoit que ces informations doivent être honnêtes, distinctes de tout divertissement, et être présentées par des journalistes, qui font preuve de rigueur dans la présentation d'une information sourcée (article 1). L'article 2 prévoit une contextualisation, la transparence sur l'utilisation de certains procédés (scénarisation, caméras cachées, micros-trottoirs), tandis que l'article 3 veille au respect de la vie privée. L'article 4 prévoit que les programmes « garantissent l'indépendance de l'information, notamment à l'égard des intérêts économiques de ses actionnaires et de ses annonceurs . »
Les récentes initiatives de l'Union européenne: l'European Media Freedom Act
La Commission européenne a décidé, en avril 2021, de renforcer son arsenal législatif pour assurer la liberté, l'indépendance et la pluralité des médias européens, avec un plan en trois axes :
1) des aides et soutiens financiers directs , avec un outil simplifié dédié aux subventions pour les médias européens, lancé le 26 avril 2021
2) un volet sur la régulation, la concurrence et les fake news avec la loi sur les services numériques (DSA, Digital Services Act ) et la loi sur les marchés numériques (DMA, Digital Markets Act )
3) un volet sur la liberté de la presse
Sur ce troisième axe, le 10 janvier 2022, la Commission européenne a lancé une consultation publique pour élaborer d'ici l'automne un Media Freedom Act (MFA), une législation européenne sur la liberté des médias, destinée à « assurer l'intégrité, l'indépendance et la pluralité » des médias d'information au sein du marché unique. Trois domaines du marché des médias sont couverts :
* la transparence et l'indépendance du marché des médias : surveillance des transactions, transparence sur la propriété des médias et mesure de l'audience ;
* les conditions d'un fonctionnement sain : pluralisme des points de vue, médias innovants ;
* la distribution équitable des ressources publiques : indépendance des médias de service public, transparence et répartition équitable des publicités publiques.
Ce travail s'appuiera sur la directive révisée sur les services de médias audiovisuels (SMA) qui fixe des règles pour l'indépendance des autorités de régulation, favorise la transparence sur la propriété des médias et veille à la non-ingérence sur les décisions éditoriales. Il complètera la Recommandation sur la protection, la sécurité et le renforcement des moyens d'action des journalistes, et la DSA.
La Commission européenne prépare aussi un projet de directive contre les poursuites légales abusives (procédures baillons) envers les journalistes et les défenseurs des droits.
Jusqu'à présent, le groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (ERGA), rassemblant les autorités de régulation des 27 États membres de l'Union européenne, n'avait pas mené de réflexions spécifiques sur le pluralisme des médias dans le cas de concentrations.
En 2021, l'ERGA a adopté des positions sur les propositions de la Commission européenne de règlements Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), préparées dans le cadre du sous-groupe sur l'évolution du cadre réglementaire européen des médias présidé par le CSA.
Pour 2022, le programme de travail de l'ERGA prévoit notamment sa contribution aux travaux préparatoires du MFA.
L'Arcom présidera le sous-groupe de l'ERGA sur l'évolution du cadre réglementaire des médias , et coordonnera à ce titre les positions de l'ERGA sur le MFA.
Par ailleurs, un sous-groupe sur la lutte contre la désinformation et le renforcement de la démocratie dans l'environnement numérique , présidé par l'autorité slovaque, poursuivra ses travaux relatifs aux initiatives s'inscrivant dans le cadre l'European Democracy Action Plan , en lien avec le sous-groupe présidé par l'Arcom.
Une telle régulation européenne est très attendue par de nombreux acteurs des médias : Delphine Ernotte Cunci estimait devant la commission d'enquête que le MFA serait « une très bonne chose », tandis que Patrick Eveno appelait le 17 janvier 2022, à la création d'un « Observatoire européen du pluralisme et de la transparence dans les médias » et d'une « Fondation européenne pour la liberté de la presse ».
Les droits et les devoirs des journalistes sont consacrés par la convention collective nationale de travail des journalistes , établie le 1 er novembre 1976 et refondue le 27 octobre 1987. Son article 3D assure « le droit, pour les journalistes, d'avoir leur liberté d'opinion », mais « l'expression publique de cette opinion ne [doit] en aucun cas porter atteinte aux intérêts de l'entreprise de presse dans laquelle ils travaillent. »
(2) Des protections collectives inégalement appliquées
(a) Les syndicats, les CSE et les SDJ, au service de l'indépendance des journalistes ?
Le Comité social et économique (CSE) est l'instance de dialogue entre l'employeur et une délégation du personnel élue pour un mandat de 4 ans. La délégation du personnel présente à l'employeur les réclamations individuelles ou collectives des salariés (relatives aux salaires, à l'application du code du travail etc.). Dans les entreprises d'au moins 50 salariés, le CSE assure en plus une expression collective des salariés permettant la prise en compte de leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion et à l'évolution économique et financière de l'entreprise, à l'organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de production. Des dispositions plus favorables relatives aux attributions du CSE peuvent résulter d'accords collectifs de travail ou d'usages. Les syndicats de journalistes 60 ( * ) représentent ceux-ci au CSE. 61 ( * )
Au JDD, c'est le CSE qui a adopté la charte déontologique en 2020. À l'automne 2021, les élus au CSE d'Europe 1 ont publié un communiqué dénonçant la matinale commune avec CNews le week-end, et selon Olivier Samain, ancien délégué du SNJ, « le secrétaire du CSE a été secrétaire du CSE a été mandaté pour engager une procédure de délit d'entrave à l'encontre de la direction d'Europe 1 » sur ce sujet, car le CSE n'a même pas été consulté sur le projet, mais cette procédure n'aurait a priori pas été engagée. Mais alors que le SNJ semble plutôt favorable à un renforcement des pouvoirs du CSE, certaines SDJ préféreraient la création d'un comité d'éthique dans des entreprises de presse. Selon Vanessa Boy-Landry, présidente de la SDJ de Paris Match , « Nous sommes sollicités quand un problème de déontologie est identifié, mais nous n'avons pas de "process" clair pour saisir le CSE chargé d'établir le bilan annuel. Nous avons besoin de nous appuyer sur un comité d'éthique composé de personnalités indépendantes qui pourra plus facilement intervenir. »
Une société de journalistes (SDJ) ou de rédacteurs (SDR) est une association 62 ( * ) , constituée au sein d'une rédaction. Son objectif est de faire respecter un minimum d'indépendance éditoriale du média, notamment face aux pressions des actionnaires, et de veiller au respect de la charte de déontologie des journalistes. Vanessa Boy-Landry, présidente de la SDJ de Paris Match , a ainsi expliqué à la commission d'enquête : « Notre SDJ a été créée en mars 1999, à l'époque de Roger Thérond, l'ancien directeur emblématique de Paris Match. Lors de sa création, elle s'est donné pour mission de veiller au maintien des traditions de qualité, d'indépendance et de liberté de Paris Match ainsi qu'au respect de son identité, issue d'une histoire longue de plus de 70 ans qui inclut désormais le numérique . ». Juliette Demey estime que le rôle de la SDJ du Journal du dimanche (JDD), « tel qu'il est défini dans notre charte déontologique adoptée en CSE en 2020, est de veiller au respect de l'indépendance journalistique de la publication face aux pressions de tout ordre, de faire entendre le point de vue des journalistes sur tous les problèmes touchant à la rédaction et à la politique éditoriale. »
Elles ont surtout été créées dans un contexte de changement de l'actionnariat des médias pour s'opposer à certaines reprises ou pour faire pression afin d'obtenir des garanties 63 ( * ) , directement auprès de la direction ou par des actions publiques, comme des communiqués de presse. Juliette Demey, co-présidente de la SDJ du Journal du dimanche (JDD), a indiqué ainsi : « Notre dernière manifestation publique a été le communiqué que nous avons publié il y a moins d'un mois après le énième changement à la tête du journal, pour lequel nous n'avons reçu, à ce jour, aucune explication à ce jour et qui est intervenu à quelques semaines de l'élection présidentielle et en pleine OPA. » Bertrand Greco, son co-président, rappelait son attachement à la ligne éditoriale du JDD et à son indépendance : « Notre journal n'a jamais été un média d'opinion et nous pensons qu'il se mettrait gravement en danger s'il le devenait. »
Dans le cas d'un groupe plurimédia, chaque média peut disposer de sa propre SDJ pour défendre son identité propre et son indépendance éditoriale. Nicolas Ropert, président de la SDJ de RMC, a ainsi rappelé que sa SDJ défend « le fait que RMC est une rédaction à part entière, même si les rédacteurs en chef des différentes entités se parlent. Notre rôle, en tant que journalistes, - mais les rédacteurs en chef en ont aussi conscience -, est d'arriver à exister malgré tout à côté d'une grosse machine comme BFM TV. (...) Nous avons bien en tête la question de l'indépendance du travail journalistique et le souci de faire vivre notre radio, et en discutons régulièrement avec la direction, avec laquelle nous nous réunissons toutes les quatre à six semaines. La SDJ s'est battue, à l'époque, contre cette mutualisation des antennes opérée pour la matinale commune du week-end. »
Élus par leurs pairs, les journalistes qui représentent les SDJ ou les SDR exercent leurs fonctions de manière bénévole et ne bénéficient ni d'« heures de délégation », ni d'un régime de protection particulier en matière de sanction ou de licenciement - ce dont bénéficient les représentants du personnel. 64 ( * )
En 2005, un certain nombre de sociétés de journalistes et de rédacteurs se sont regroupées au sein du Forum permanent des sociétés de journalistes. 65 ( * )
(b) Des chartes de déontologie négociées par la profession, mais inégalement appliquées
Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT, déclarait devant la commission d'enquête le 14 janvier 2022 suite à une interrogation du Sénateur Michel Laugier : « Je ne crois aucunement à la neutralité du journaliste : c'est une fable. Chaque publication a une ligne éditoriale représentée par le directeur de la rédaction - seul l'audiovisuel public doit faire preuve de neutralité. Si la neutralité du journaliste n'existe pas, ses pratiques professionnelles doivent être conformes à notre déontologie : publier une idée politiquement orientée suppose que celle-ci soit vraie et vérifiée . » De manière proche, Patrick Eveno, en réponse à une question de la Sénatrice Monique de Marco qui l'interrogeait sur l'indépendance des rédactions, a également réagi : « Je ne crois pas à l'indépendance des rédactions, dont le budget est pris en charge par des investisseurs (...) »
Avant l'entrée en vigueur de la loi du 14 novembre 2016, des règles de déontologie s'appliquaient déjà au métier de journaliste . Elles trouvent leurs sources dans différents textes de nature conventionnelle négociés en France, mais aussi au niveau international. Elles apportent à la fois une garantie dans le contenu de l'information et une protection du métier de journaliste.
En juillet 1918, la première charte, appelée Charte des devoirs professionnels des journalistes français constitua l'un des actes fondateurs du Syndicat national des journalistes (SNJ). Révisée en 1938, puis en 2011 - et désormais intitulée « Charte d'éthique professionnelle des journalistes », elle estime qu'une information de qualité doit être exacte et ne pas avoir été obtenue de manière déloyale. Elle précise les principes déontologiques de base et notamment le fait que les journalistes doivent considérer la calomnie, les accusations sans preuve, la déformation des faits et le mensonge comme les plus graves fautes professionnelles.
En novembre 1945, la « Déclaration des droits et des devoirs de la presse » de la Fédération nationale de la presse française (FNPF) affirme que « la presse n'est pas un instrument d'objet commercial, mais un instrument de culture ». La presse a pour mission de « donner des informations exactes, défendre des idées, servir la cause du progrès humain ».
Au niveau européen, la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes a été adoptée en 1971 à Munich par les représentants des fédérations de journalistes de la Communauté européenne ainsi que de diverses organisations internationales de journalistes. Dans son préambule, elle réaffirme que « le droit à l'information, à la libre expression et à la critique », et estime que « la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l'égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics . » Cette responsabilité a été particulièrement mise en avant par les syndicalistes interrogés par la commission d'enquête.
Elle reprend les grands principes de la charte française en y ajoutant un chapitre sur les droits des journalistes. Elle énonce dix devoirs et cinq droits fondamentaux des journalistes et de leurs employeurs. Parmi ces devoirs figurent le respect de la vérité et de la vie privée, la liberté d'information, l'obligation de rectifier toute information qui se révèle inexacte, mais aussi « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ; n'accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs » 66 ( * ) et « refuser toute pression et n'accepter de directives rédactionnelles que des responsables de la rédaction 67 ( * ) ». Parmi ces droits, elle affirme un droit de retrait, de refus de subordination « contraire à la ligne générale de son entreprise 68 ( * ) » et de ne pas être « contraint à accomplir un acte professionnel ou à exprimer une opinion qui serait contraire à sa conviction ou à sa conscience » 69 ( * ) . Selon cette charte, la rédaction doit être informée de toute décision importante affectant la vie de l'entreprise 70 ( * ) .
Au niveau international, la Charte d'éthique mondiale des journalistes de la Fédération internationale des Journalistes (FIJ), adoptée en 2019 à Tunis, précise les droits et les devoirs des journalistes en termes d'éthique, en se fondant sur des textes majeurs de droit international.
Ces chartes s'organisent autour de trois principes : respect dû au lecteur, respect des confrères (refus du plagiat) et protection du secret de ses sources par le journaliste. Elles énoncent ainsi des principes tels que le respect des faits et de la vérité, ou le devoir d'honnêteté morale et financière des journalistes.
Elles constituent avant tout des outils d'autorégulation pour la profession. La convention collective nationale des journalistes, signée par les partenaires sociaux, précise seulement que « les parties reconnaissent l'importance d'une éthique professionnelle et l'intérêt que celle-ci représente pour une bonne information du public ». Les trois chartes précitées n'ont donc pas de valeur contraignante dans l'ordre juridique interne, même si leur annexion au contrat de travail a été évoquée devant la commission d'enquête.
De nombreux syndicats et journalistes interrogés comme François Bonnet estiment qu'il faudrait annexer aux contrats de travail des journalistes la charte de Munich, « texte fondamental de notre métier, de sa déontologie et ses pratiques professionnelles » selon François Bonnet, président du Fonds pour une presse libre.
À la suite des États généraux de la presse écrite à l'automne 2008, un comité de sages présidé par Bruno Frappat devait unifier ces règles au sein d'un texte unique, un « code de déontologie », dans la perspective de l'annexer à la convention collective nationale des journalistes. Toutefois, ce projet n'a pu aboutir, le texte présenté le 27 octobre 2009 n'étant pas parvenu à rassembler l'ensemble de la profession. Le SNJ avait notamment regretté l'absence de devoirs pour l'ensemble des acteurs de la chaîne éditoriale, rejoint en cela par l'Union syndicale des journalistes CDT et le SNJ-CGT.
Même si la charte du SNJ et la charte de Munich n'ont pas de valeur contraignante, la loi du 14 novembre 2016 a prévu qu'à défaut de conclusion d'une charte déontologique dans l'entreprise avant le 1 er juillet 2017 et jusqu'à l'adoption de celle-ci, les déclarations et les usages professionnels relatifs à la profession de journaliste pourront être invoqués en cas de litige . Ces chartes pourront donc servir de fondement au droit d'opposition des journalistes en cas d'absence de charte déontologique dans l'entreprise.
(c) Des chartes internes aux entreprises parfois anciennes et diverses
Sans attendre les prescriptions nouvelles de la loi du 14 novembre 2016 en ce qui concerne l'adoption de règles déontologiques, de nombreuses entreprises de presse ou audiovisuelles se sont spontanément dotées de chartes, comme Ouest-France , Le Monde ou France Télévisions, qui soit reprennent les chartes adoptées par les syndicats ou les représentants des journalistes, soit adoptent des chartes plus spécifiques, selon leur spécialité et leur public, pour garantir l'indépendance des rédactions et des journalistes. Le Manuel de l'agencier de l'Agence France-Presse comprenait ainsi des règles déontologiques et des conseils pratiques.
Leurs contenus, malgré une base commune, peuvent être assez différenciés. Par exemple, la première « Charte des droits et devoirs des journalistes du groupe Canal+ » 71 ( * ) , très détaillée, reprenait largement la charte de Munich, et notamment la primauté du droit du public de connaître les faits et les opinions. La charte dont s'est doté le journal Libération mentionne ainsi les grands principes entourant l'indépendance éditoriale du journal ainsi que les règles de déontologie de l'information (vérification des sources, distinction fait/commentaire) et de déontologie professionnelle (pas de prise en charge extérieure des frais de déplacement des voyages de presse). Le groupe PlayBac presse, qui édite des quotidiens pour enfants, a opté pour le code d'éthique de la société des journalistes professionnels américains. Le groupe La Dépêche du Midi a depuis le début des années 2000 deux chartes : la charte éditoriale, « rappelle les valeurs républicaines et les engagements » du groupe « vis-à-vis de son territoire et de ses lecteurs », tandis que la charte rédactionnelle reprend « les règles d'écriture et de déontologie qui engagent les journalistes », et détaille la manière d'écrire chaque type d'article. La Charte de déontologie d'Altice Media comprend 50 engagements, dont le fait de « privilégier » les informations obtenues par les journalistes du groupe ou leurs correspondants. Philippe Carli, président du groupe Est Bourgogne Rhône Alpes (EBRA), a indiqué à la commission d'enquête que le groupe avait des chartes éditoriales et vient de signer un « accord de qualité de vie au travail pour le groupe, incluant une charte de savoir-vivre. » Il a également signalé avoir un « recueil de déontologie » au niveau du groupe et un « manuel de lutte contre la corruption ». Le Parisien a une charte bi-média. La charte déontologique du groupe M6 a été négociée conjointement avec les journalistes de RTL et M6.
Le Canard enchaîné impose des règles d'indépendance très strictes à ses journalistes, qui s'engagent à ne pas investir en bourse, ni faire de piges pour d'autres journaux et à n'accepter aucun cadeau ou décoration officielle. La nouvelle « Charte déontologique du groupe Canal » interdit, quant à elle, à ses journalistes d'exercer toute responsabilité politique. La charte des Échos est extrêmement précise sur de possibles conflits d'intérêts économiques ou politiques et même sur tout soupçon de partialité : « les journalistes s'interdisent toute situation susceptible de créer un doute sur leur impartialité ». Cette précaution est aussi prévue par la charte d'Altice : « les collaborateurs des services audiovisuels d'Altice Media évitent toute situation pouvant jeter un doute sur l'impartialité de l'entreprise et son indépendance vis-à-vis des groupes de pression, de quelque nature qu'ils soient ».
Radio France a publié le 15 juin 2000 un « Code des principes et des valeurs de l'information », comprenant des chapitres sur l'indépendance, la fiabilité de l'information, les conflits d'intérêts, pluralisme et diversité, l'investigation, et « face à l'événement terroriste ». De nombreuses chartes prévoient, en outre, un traitement spécifique de l'actionnaire et de ses sociétés , en mentionnant systématiquement qu'il est propriétaire du journal. C'est notamment le cas au Monde et aux Échos.
La plupart des syndicats de presse se sont dotés de chartes ou de guides de bonnes pratiques adossés à leurs statuts : l'adhésion d'une entreprise à ces syndicats vaut adhésion à ces règles professionnelles. Cela vaut pour la Fédération nationale de la presse spécialisée (FNPS, regroupement de 7 syndicats), dont la charte a été adoptée dès 1985, le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (SPIIL), dont la charte a été adoptée dès sa création en 1989, l'Union de la presse en région (UPREG, regroupement de deux syndicats), dont la charte a été adoptée en 1991, la Fédération de la presse périodique régionale (FPPR, composée désormais de deux syndicats au lieu de trois), dont la charte a été adoptée en 1998 et pour le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM), dont la charte a été adoptée en 2010. Les sociétés de presse du groupe Reworld n'ont ainsi pas de charte déontologique spécifique, mais sont adhérentes du SEPM 72 ( * ) . En juillet 2019, 30 membres de l'Alliance pour la presse d'information générale (APIG), représentant 60 titres de presse 73 ( * ) , ont signé une charte de la traçabilité de l'information.
Certains médias, notamment ceux qui se veulent indépendants, font de ces chartes de déontologie leur marque de fabrique : ainsi, le site d'information Les Jours met en avant sa charte déontologique, avec entre autres l'interdiction de cadeaux, la séparation de l'éditorial et du commercial, la transparence des aides et de l'actionnariat et une déclaration des devoirs et des droits des journalistes, reprenant très largement la charte de Munich. La charte déontologique de Mediapart est de teneur équivalente, et prévoit même que chaque journaliste rende publique une déclaration d'intérêts.
(d) Une généralisation de ces chartes prévue par la loi du 14 novembre 2016
Depuis le 1 er juillet 2017, chaque entreprise de presse ou audiovisuelle doit avoir engagé des négociations pour signer une charte déontologique rédigée conjointement par la direction et les représentants des journalistes .
Prévues par le décret du 13 avril 2012 modifié régissant le fonds stratégique pour le développement de la presse (FSDP), les conventions-cadres entre l'État et les titres et groupes de presse conditionnent le versement des aides à la presse à l'adoption, par ces derniers, d'engagements et de bonnes pratiques - sociales, environnementales, éducatives... D'une durée de trois ans, elles concernent principalement les titres et groupes percevant plus d'un million d'euros d'aides par an sur les trois dernières années.
L'article 5.1 de la convention-cadre type stipule que les entreprises se dotent d'une charte déontologique, conformément aux dispositions de la loi du 14 novembre 2016.
Des critères déontologiques sont requis pour l'attribution de certaines aides à la presse
Prévues par le décret du 13 avril 2012 modifié régissant le fonds stratégique pour le développement de la presse (FSDP), les conventions-cadres entre l'État et les titres et groupes de presse conditionnent le versement des aides à la presse à l'adoption, par ces derniers, d'engagements et de bonnes pratiques - sociales, environnementales, éducatives.
Les groupes de presse ayant bénéficié d'un montant d'aides supérieur à 1 M€ en moyenne annuelle sur les trois années précédentes, ou qui ont bénéficié d'un montant d'aides représentant au moins 20 % du chiffre d'affaires du titre et supérieur à 0,5 M€ en moyenne annuelle sur les trois années civiles précédentes, ou qui bénéficient directement au cours de l'année civile d'une aide supérieure à 1 M€ au titre FSDP doivent signer une convention-cadre avec l'État comprenant plusieurs engagements. Parmi ceux-ci figurent des règles de déontologie et transparence : signature d'une charte déontologique négociée avec les représentants des journalistes, transparence de la composition du capital, transparence vis-à-vis des lecteurs sur le détail des aides à la presse reçues, etc . ;
Pour la deuxième génération de conventions-cadres (2018-2020), 27 groupes de presse sont concernés ; certains ayant demandé à conclure des conventions-cadres séparées pour leurs différents titres ou familles de titres, le nombre de conventions-cadres à conclure est de 38.
Au 1 er août 2021, seuls 23 groupes de presse sur 38 avaient signé cette convention.
Le ministère de la culture assure un suivi régulier des conventions. Il peut suspendre en partie les aides en cas de non-respect des engagements pris après mise en demeure infructueuse. Au 1 er septembre 2021, plus de 60 % des conventions-cadres ont été signées tandis que 16 autres sont en cours de finalisation 74 ( * ) .
Mais comme le rappelle Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT, « la loi Bloche contraint les titres d'information politique et générale, qui reçoivent des aides financières, à disposer d'une charte. Pour les autres titres, elle prévoit l'ouverture de négociations, mais pas la signature d'une charte. »
Les entreprises peuvent également s'engager à participer à un observatoire de déontologie en matière d'information ou à la mise en place d'un médiateur de l'information - dont les groupes assurent les conditions d'un travail indépendant en lien avec les journalistes, les instances de direction et le public. Il en existe notamment dans le service public ou sur certaines grandes chaînes, notamment TF1. En 2020, Le Monde a remplacé son médiateur par un « directeur délégué aux relations avec les lecteurs. »
Le bilan quantitatif des chartes déontologiques issues de la loi du 14 novembre 2016, réalisé par le ministère en lien avec les syndicats professionnels, se heurte à de faibles taux de réponse. Les statistiques sont donc sous-évaluées.
Éditeurs ayant adopté une charte déontologique au 1 er septembre 2021 75 ( * )
Syndicat |
Sociétés éditrices |
% de sociétés éditrices |
Titres rattachés |
% de titres rattachés |
SPQN |
9 (sur 11) |
82 % |
12 (sur 14) |
82 % |
UPREG |
40 (sur 44) |
91 % |
48 (sur 52) |
92 % |
FFPPR |
95 (sur 129) |
74 % |
217 (sur 263) |
83 % |
FNPS |
86 (sur 239) |
36 % |
372 (sur 871) |
35 % |
SPIIL 76 ( * ) |
23 (sur 215) |
11 % |
49 (sur 289) |
8 % |
SEPM |
27 (sur 34) |
79 % |
170 (sur 218) |
78% |
Il est à noter qu'en 2019, France Télévisions a souhaité étendre l'exigence de respect des principes de sa charte éthique à tous ses partenaires d'affaires, par l'insertion d'une clause dans tous ses contrats en 2019. Ces principes sont les suivants : respect des personnes et de l'environnement ; santé, hygiène et sécurité ; engagements éthiques et déontologiques en matière de contenus et de produits diffusés ; activité politique et associative ; prévention des conflits d'intérêts ; cadeaux et invitations ; relations avec les clients, les fournisseurs et les prestataires ; lutte contre la fraude et la corruption ; discrétion professionnelle et confidentialité ; protection des actifs de l'entreprise ; communication à l'extérieur du groupe et sur les réseaux sociaux.
(e) D'autres garde-fous protègent la qualité de l'information et les journalistes
Ouest-France , dès 1990, a été le premier journal français à rédiger une « Charte du traitement des faits divers », reposant sur différents principes : respect des faits, des personnes et des sensibilités, responsabilité, protection des individus, refus du sensationnel, de la vulgarité et de la violence.
Les entreprises peuvent aussi mettre en oeuvre des systèmes de modération des commentaires des internautes. Ouest-France a ainsi une charte utilisateur, tandis que Mediapart a imposé pour son « Club Mediapart », partie du site Internet comprenant des articles rédigés par les utilisateurs, avec un principe de responsabilité individuelle et collective, la signature d'une « Charte de participation ».
En sus de ces chartes de déontologie, certains médias cherchent à assurer leur indépendance, tant éditoriale que financière, par la structure même de leur organisation : association loi 1901 pour Ouest France 77 ( * ) , fondation 78 ( * ) comme Mediapart (Fondation pour une presse libre) ou Libération (Fonds de dotation pour une presse indépendante), pôle d'indépendance au Monde . Selon son slogan, « Mediapart n'appartient qu'à ses lecteurs ». Quant au site d'information Les Jours, il a opté pour le statut d'entreprise solidaire de presse d'information (ESPI). 79 ( * )
Lors de son audition, Matthieu Pigasse, co-gérant de la holding « Le Monde libre », a insisté sur « l'indépendance éditoriale absolue » du journal Le Monde , avec une stricte séparation entre le pouvoir actionnarial et le pouvoir éditorial, grâce à la holding « Le Monde libre » au pôle d'indépendance et à son « golden share », et au droit d'agrément tant pour les nouveaux actionnaires que pour la nomination du directeur de la rédaction.
Thomas Rabe, président-directeur général de Bertelsmann, se félicitait de telles mesures de protection des journalistes : « En France, des règles formalisées existent pour garantir l'indépendance des journalistes et des rédactions. Vous disposez également de comités de déontologie. Il me semble que ces garde-fous fonctionnent. » Cependant, il attache davantage d'importance à la culture d'entreprise assurant une séparation entre propriétaire et journalistes. « Bien entendu, il existe un statut pour les journalistes et les rédacteurs en chef, mais la pratique, fondée sur une culture bien établie, fonctionne. Cela me semble plus efficace que les assurances écrites. »
(f) Des comités d'éthique encore balbutiants et trop faibles
L'article 11 de la loi du 14 novembre 2016 80 ( * ) prévoit également qu'« un comité relatif à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes (CHIPIP) composé de personnalités indépendantes soit institué auprès de toute personne morale éditrice d'un service de radio généraliste à vocation nationale ou de télévision qui diffuse, par voie hertzienne terrestre, des émissions d'information politique et générale ».
Il est chargé du respect des principes énoncés au troisième alinéa de l'article 3-1 de la loi Léotard. Il peut être consulté à tout moment par les dirigeants de l'entreprise, un médiateur ou toute autre personne. Lors de leur audition le 17 février 2022, les représentants de trois CHIPIP ont confirmé qu'ils pouvaient s'autosaisir. Le comité informe le CSA « de tout fait susceptible de contrevenir à ces principes », et publie chaque année un bilan annuel .
Ses membres sont indépendants , l'indépendance étant considérée comme l'absence d'un intérêt quelconque dans l'éditeur, à l'égard d'un de ses actionnaires ou dans une société avec laquelle ils sont liés financièrement ou commercialement. Cette indépendance doit perdurer durant un an après leurs fonctions. Ils exercent leurs fonctions à titre bénévole, nous ont confirmé les représentants des comités de TF1, Canal+ et France Télévisions.
Les membres sont nommés « par le conseil d'administration ou le conseil de surveillance de la personne morale ou, à défaut, pour les associations, par l'assemblée générale. » La composition du comité est paritaire et doit être notifiée au CSA. Les modalités de fonctionnement du comité sont fixées par la convention conclue entre le CSA et les éditeurs privés ou par le cahier des charges des sociétés nationales de programme. Ainsi, le nombre de membres du comité peut varier (huit à TF1, six à Canal+, cinq à France Télévisions, Radio France ou chez Altice Media...), de même que la fréquence des réunions (semestrielle à TF1, trimestrielle à France Télévisions...)
Selon Richard Michel, membre du CHIPIP de Canal+ : « nous ne sommes ni des juges d'instruction, ni des procureurs, ni des censeurs, ni des donneurs de leçons, ni des directeurs de l'information. Nous sommes simplement, dans le cadre de la loi, des veilleurs, voire des lanceurs d'alerte. Notre pouvoir est donc simple : nous pouvons donner des avis, faire éventuellement des propositions pour rectifier certaines attitudes problématiques tant sur le respect du pluralisme que sur l'honnêteté de l'information. A contrario , comme le stipule la loi, nous n'avons pas à intervenir, ni sur les choix ou les évolutions éditoriales des rédactions, ni sur le recrutement des journalistes ou des chroniqueurs : c'est l'affaire des chaînes de télévision. » Il estime agir « avec bienveillance, mais aussi avec lucidité . »
Un comité peut être commun à tout ou partie d'un groupe, lorsqu'une personne morale contrôle plusieurs services de radio et de télévision.
Les modalités d'action du CHIPIP de France Télévisions, Radio France et l'audiovisuel extérieur ont été précisées par le décret du 21 mars 2017 81 ( * ) .
Lors de son audition, Édith Dubreuil, membre du CHIPIP de TF1, a rappelé que ces comités ont été instaurés très récemment et n'ont pas bénéficié d'une période favorable à leur démarrage, en raison de la pandémie de covid-19. Celui de TF1 n'a ainsi reçu aucune saisine en quatre ans, même s'il se réunissait une fois par semestre et a réalisé différentes actions : visite des rédactions, partage d'expériences avec d'autres comités, révision de la charte des journalistes, auditions par l'Arcom.
D'autres comités ont été davantage saisis. Le CHIPIP de Radio France est monté très vite en puissance et est de loin le plus sollicité, avec un record de 146 saisines en 2020 82 ( * ) . Celui de France Télévisions a été saisi à onze reprises en 2021 : sept venaient de sociétés commerciales, trois de particuliers, une d'une parlementaire 83 ( * ) .
Le 10 décembre 2019, le CHIPIP de Radio France a émis des recommandations « visant à guider le traitement des situations dans lesquelles les personnels des antennes de Radio France, ou leur conjoint, partenaire ou concubin, décident de se porter candidats à une élection politique, » à la suite d'une saisine de sa directrice. En 2021, il a également publié des recommandations sur la place des experts à l'antenne et un Guide des bonnes pratiques pour usage des réseaux sociaux par les salariés de Radio France. 84 ( * )
Le CHIPIP de M6 a publié une seule délibération, le 16 avril 2021, à la suite d'une saisine du bureau de la SDJ de RTL, relative aux podcasts commerciaux. Il a ainsi émis des demandes de clarification et notamment souhaité que la distribution se fasse « dans un espace partenaire, sans confusion avec les contenus non commerciaux. » 85 ( * ) Il a été également saisi en 2020 par la direction du groupe au sujet d'un documentaire prêtant à controverse.
Le CHIPIP de Canal+ a été saisi à plusieurs reprises, notamment par la direction du groupe. Richard Michel estime que le comité a été « très actif », notamment grâce à « un vrai dialogue avec la direction générale. » Son avis a été suivi d'effets à plusieurs reprises. Lors des manifestations de Gilets jaunes, son avis sur l'émission « Les Terriens », qui prévoyait de faire intervenir Maxime Nicolle, leader du mouvement, en lien avec des négociations avec le CSA, a abouti à la déprogrammation de l'émission. Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews, l'interprète comme le fait de « baisser la voilure » sur les Gilets jaunes, alors que la chaîne avait « tendance à relayer systématiquement les images des samedis de manifestations, de façon non filtrée. Le comité d'éthique nous a dit que nous faisions bien notre travail, mais que nous pouvions prendre un peu plus de recul. »
Le comité a obtenu également l'enregistrement préalable et la diffusion en différé de l'émission « Face à l'info » en 2019 « pour contrôler les propos qui ne seraient pas diffusables », selon Maxime Saada. Par ailleurs, lorsque le CHIPIP de Canal+ a été saisi en 2017 par Reporters sans frontières sur le documentaire « L'effet papillon », concernant les activités africaines du groupe Vivendi, Richard Michel a indiqué que le comité a appelé le groupe à « prendre des dispositions pour qu'à chaque fois qu'il y a un risque de conflit d'intérêts, par exemple, au regard du pays concerné par le reportage, les décisions prises et les procédures suivies soient tout à la fois transparentes et incontestables. »
Chez NextRadioTV (Altice), après des observations de l'une de ses membres, le CHIPIP a mis un terme en 2020 à la participation d'un des intervenants de l'émission « Les Grandes gueules », et a émis plusieurs recommandations.
Arte ne dispose pas de comité d'éthique, mais a mis en place, depuis sa création, un « comité consultatif des programmes », composé de seize personnalités de la vie civile et culturelle de la France et de l'Allemagne (à parité), qui conseille le Comité de gérance et l'Assemblée générale en matière de programmes. Mais le groupe Arte a une charte de déontologie et les journalistes d'Arte France une charte d'éthique et de déontologie, reprenant la charte de Munich. Certains grands journaux ont aussi l'équivalent d'un comité d'éthique . Le journal Les Échos a ainsi un « Comité d'indépendance éditoriale » que peut saisir tout journaliste confronté à un problème d'ordre déontologique, et Le Monde a un « Comité d'éthique et de déontologie » présidé par Dominique de la Garanderie, ancienne bâtonnière de l'Ordre des Avocats du barreau de Paris. Le groupe La Dépêche du Midi est également en train de créer un « Comité honnêteté, indépendance et pluralisme. »
Mais pour d'autres journaux, comme l'a rappelé Vanessa Boy-Landry, journaliste à Paris Match et Juliette Demey, coprésidente de la SDJ du Journal du dimanche , c'est le comité social et économique (CSE ) qui adopte la charte déontologique et « veille au respect de l'indépendance journalistique de la publication face aux pressions de tout ordre, de faire entendre le point de vue des journalistes sur tous les problèmes touchant à la rédaction et à la politique éditoriale. » À Europe 1, fin septembre 2021, le CSE a ainsi publié un communiqué de presse pour dénoncer la création d'une matinale commune entre Europe 1 et CNews le week-end. Il a obtenu en partie gain de cause, puisqu'un mois et demi plus tard, la rédaction d'Europe 1 a pu récupérer la tranche 7 heures/8 heures, ne laissant plus à la chaîne CNews que la tranche 8 heures/ 9 heures. Le secrétaire du CSE a même été mandaté pour pouvoir engager, si besoin, une procédure de délit d'entrave.
(g) Le rôle limité du conseil de déontologie journalistique et de médiation
Dans son rapport remis en 2014 à la ministre de la culture et de la communication, Marie Sirinelli estimait que la mise en place d'une instance de déontologie de l'information sous la forme d'un « conseil de presse », comme il en existe dans de nombreux pays dans le monde, suscitait de nombreux débats au sein de la profession, alors que le consensus politique semblait assez acquis lors des débats préparatoires à l'adoption des lois (organique et ordinaire) du 22 décembre 2012 relatives à la lutte contre la manipulation de l'information.
Comme l'a rappelé Patrick Eveno, professeur des universités en histoire des médias à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, devant la commission d'enquête, « une étude menée par l'Alliance des conseils de presse indépendants d'Europe (AIPCE) avait montré que la confiance du public envers les journalistes était plus importante quand il existait un conseil de déontologie. »
C'est pourquoi la mission d'expertise indépendante présidée par Emmanuel Hoog, ancien président de l'Agence France-Presse, invitait la profession à s'organiser elle-même pour mettre en place une instance d'autorégulation et de médiation de l'information, indépendante des pouvoirs publics. 86 ( * )
À la suite de la remise des conclusions de ce rapport et d'un travail mené par l'Observatoire de la déontologie de l'information (ODI), un collectif réunissant journalistes, éditeurs et représentants de la société civile s'est réuni pour instituer une instance tripartite d'autorégulation. Par l'Assemblée générale fondatrice du 2 décembre 2019 s'est créé le conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) présidé par Patrick Eveno universitaire et président de l'ODI. Le 1 er avril 2021, l'Assemblée générale du CDJM a élu Kathleen Grosset en tant que nouvelle présidente.
Le CDJM se veut une instance de dialogue et de médiation entre les journalistes, les médias, et le public - chacun formant un collège - sur toutes les questions relatives à la déontologie journalistique dont il est saisi ou dont il souhaite se saisir. Ses statuts rappellent qu'il n'est pas un ordre professionnel et qu'il a vocation à défendre la liberté éditoriale des médias , dont les choix éditoriaux doivent dépendre du seul directeur de la publication.
Les saisines du CDJM peuvent porter sur tout acte journalistique édité, publié ou diffusé en France, ou à destination du public français. Ses travaux n'ont pas vocation à aboutir au prononcé de sanctions à l'égard du média visé. L'instance rend un avis qui est ensuite rendu public sur le site du CDJM et par un communiqué de presse. Le média concerné est invité à informer largement son public de l'avis rendu le concernant. Depuis sa création, le CDJM a reçu 492 saisines de la part du public, portant sur 232 actes journalistiques différents. 59 ont fait l'objet d'un avis et 14 sont en cours d'analyse. 87 ( * )
Une convention pluriannuelle d'objectifs a été signée pour la période 2020-2022. Il est prévu que les financements publics ne peuvent dépasser la moitié du budget annuel de l'association, excepté au moment de sa création et pour une durée maximale de trois ans. Au-delà, le soutien financier de l'État ne dépassera pas 25 % du budget du CDJM. Dans le projet de loi de finances pour 2022, il était prévu une participation de l'État à hauteur de 25 % des recettes prévisionnelles annuelles du CDJM, pour un montant maximum de 100 000 euros. L'essentiel des ressources devrait ainsi provenir des contributions de ses adhérents.
Patrick Eveno, ancien président du CDJM, a éclairé la commission sur le rôle du CDJM, qui ne se substitue pas à la justice. Sur les propos tenus par Éric Zemmour sur CNews sur les mineurs étrangers, le CDJM a refusé la saisine concernant M. Zemmour, « qui n'est plus un journaliste, mais une personnalité politique : cette affaire relève non pas de la commission de déontologie, mais bien de la justice et de la loi de 1881. En revanche, le conseil a accepté la saisine concernant Mme Christine Kelly, qui, en tant que journaliste, aurait dû réagir aux paroles de M. Zemmour : nous avons considéré qu'elle a fait preuve d'un manque de déontologie. » Selon M. Eveno, le CDJM « ne se place pas sur le terrain politique ; ses réponses portent sur le processus de fabrication, la collecte et la diffusion d'une information. »
(3) Des protections individuelles importantes : clause de cession et clause de conscience
Le législateur a renforcé les conditions d'indépendance dans l'exercice de la profession de journaliste. Pierre Louette, président de l'Alliance de la presse d'information politique et générale (APIG) s'en félicitait : « Notre pays peut s'enorgueillir d'avoir institué la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dont on vient de célébrer les 140 ans ; il existe les clauses de cession ou de conscience. Bref, il y a mille façons, pour quelqu'un qui ne serait pas en accord avec la ligne de son journal, de le quitter. »
Le statut professionnel des journalistes , qui figure à l'article L. 7111-3 du code du travail, a été institué par la loi « Brachard » du 29 mars 1935. Ce statut pose deux principes complémentaires destinés à protéger son indépendance, et reconnus dans la convention collective nationale de travail des journalistes : la clause de conscience et la clause de cession, qui assurent l'autonomie des rédacteurs vis-à-vis de la direction et des propriétaires du titre de presse. Elles fondent la liberté intellectuelle des journalistes, en leur permettant d'opposer leur droit moral et de quitter leur publication, en percevant le cas échéant des indemnités dans des conditions déterminées par voie d'accord collectif et en général au moins égales à celles perçues en cas de licenciement.
Selon Emmanuel Poupard, premier secrétaire général du SNJ, interrogé par la commission d'enquête le 10 décembre 2021, « les clauses de cession et de conscience sont le socle commun du statut des journalistes ; nous y tenons, tout comme à la commission arbitrale, qui peut être saisie en cas de faute, car, en fait, elle protège les journalistes. »
La clause de cession est un droit exceptionnel et dérogatoire au droit commun, prévu à l'article L. 7112-5 du code du travail. Alors que normalement, en cas de cession d'une activité ou d'une entreprise, tous les contrats de travail sont censés perdurer entre le nouvel employeur et les employés, 88 ( * ) cette clause se déclenche automatiquement en cas de vente ou de changement de l'actionnaire principal, même si la ligne éditoriale du journal ne subit pas de modification 89 ( * ) . Elle permet au journaliste de quitter une entreprise sans faire acte de démission tout en bénéficiant des indemnités légales de licenciement et des allocations chômage. Tous les journalistes, qu'ils soient « en pied » ou pigistes réguliers, quelle que soit leur ancienneté, sont concernés.
En théorie, cette clause s'ouvre quand la vente est réalisée, mais ne se ferme jamais - même si en pratique, le repreneur peut indiquer un délai pour que les journalistes utilisent cette clause. C'est un droit individuel et volontaire, et imprescriptible . À titre d'exemple, deux journalistes d' Investir , journal racheté par le groupe LVMH en 1993, ont pu faire jouer la clause de cession en 2019. C'est ce qu'a dénoncé Laurent Bérard-Quélin, président de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée (FNPS) : « nous croyons nécessaire de renforcer la clause de conscience et de faire évoluer la clause de cession. En effet, la façon dont cette dernière est mise en oeuvre est extrêmement destructrice de valeur ; pis, dans de nombreux cas, elle n'est pas - ou plus - légitime, son exercice n'étant pas limité dans le temps ».
La Commission arbitrale des journalistes (CAJ) est saisie lorsque le journaliste a plus de quinze ans d'ancienneté. Le nombre de saisines de la Commission arbitrale des journalistes au titre de la clause de cession est très inégal selon les années, 90 ( * ) mais reflète , dans une certaine mesure, les mouvements de concentration des médias , notamment pour la presse magazine, 91 ( * ) la presse quotidienne régionale, mais parfois aussi la télévision. On observe des pics en 2015 et 2016 , au moment où Vincent Bolloré est devenu actionnaire majoritaire de Canal Plus et où il a repris i-Télé, mais aussi lors du rachat du Nouvel observateur par le groupe Le Monde, et du rachat en 2015 du Midi libre par le groupe La Dépêche du midi .
En dehors des données de la CAJ valant pour les journalistes de plus de quinze ans d'expérience, le groupe La Dépêche du Midi a indiqué à la commission d'enquête que 46 journalistes avaient fait usage de la clause de cession en 2015, 19 en 2016 et 4 en 2017. Le groupe Les Échos-Le Parisien a également confirmé que 53 journalistes du Parisien ont exercé leur clause de cession en 2016, 3 en 2017, 5 en 2018, 2 en 2019 et 2 en 2020. Aux Dernières nouvelles d'Alsace (groupe EBRA) , 18 journalistes ont fait usage de leur clause de cession ou d'un plan de sauvegarde de l'emploi en 2011, et 37 en 2012, alors que le titre avait été racheté en 2009. Les pics de 2019 et 2020 de la CAJ s'expliquent notamment avec la reprise de Mondadori par Reworld . Le président de la commission d'enquête rappelait ainsi qu'au moment du rachat de Mondadori, plus de la moitié des 330 journalistes du groupe ont fait valoir leur clause de cession. En 2020 et 2021, de nombreuses saisines concernent la presse magazine, et notamment les médias des groupes Prisma, Reworld, CMI et L'Express, mais également la presse quotidienne régionale, et notamment France Antilles . D'après Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT, « s ur 400 titulaires de la carte de presse au sein de Prisma Media, 60 journalistes ont déjà quitté le groupe ; la direction prévoit un total de 140 départs d'ici à la fin de l'année . »
Ces chiffres sont aussi à prendre avec précaution, puisqu'un effet d'aubaine pour des journalistes en fin de carrière - et qui du coup peuvent prétendre à des indemnités complémentaires importantes, non négligeables dans une profession fragilisée - n'est pas à exclure. C'est l'explication principale qu'a donnée Pascal Chevalier, président de Reworld Media, à la commission d'enquête : « Vous savez qu'en France les journalistes ont un droit : la clause de cession. Les journalistes dont vous avez parlé ont décidé de faire jouer cette clause, en raison notamment d'un grand nombre d'années passées dans le groupe, etc. En interne, les jeunes ont pris la place des plus anciens. (...) Oui, j'assume la nécessité de restructuration après la reprise d'une marque média, puisqu'à terme, nous embauchons d'autres personnes, différentes de celles qui ont fait jouer leur clause de cession . »
Laurent Bérard-Quélin, président de la FNPS, dénonce « une double peine: on finance le départ des journalistes, qui vont ensuite monter un titre concurrent. Ce dispositif non seulement entame largement l'attractivité du secteur de la presse pour les investisseurs, mais aussi entraîne un risque et une incertitude qui obèrent la capacité d'investissement de celui qui rachète. En outre, la clause de cession engloutit directement ou indirectement une part des aides à la presse en créant un besoin de financement. » Et de citer l'exemple d' Epsiloon , magazine monté quelques mois après l'usage de leur clause de cession par des journalistes de Sciences & vie , qui appartient au groupe Reworld. Selon lui, l'usage de la clause de cession fragilise les journaux, ainsi L'Infirmière magazine , qui s'est retrouvé devant le tribunal de commerce après l'activation de plusieurs clauses de cession.
Usage de la clause de cession
92
(
*
)
(comme motif de
saisine de la CAJ pour les journalistes ayant plus de 15 ans
d'expérience)
Source : Commission arbitrale des journalistes, février 2022
La clause de conscience est issue de la notion de liberté de conscience, liberté fondamentale reconnue notamment par l'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, ou encore l'article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
Accordée par la loi « Brachard » du 29 mars 1935, elle est prévue par l'article L. 7112-5 du code du travail. Considérée comme l'un des corollaires de la liberté d'expression, elle permet au journaliste professionnel de quitter son entreprise éditrice de presse ou audiovisuelle, de sa propre initiative.
Elle s'apparente à la clause de cession quand le journaliste apporte la preuve d'un « changement notable dans le caractère ou l'orientation du journal », ayant pour conséquence de créer « une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d'une manière générale, à ses intérêts moraux ».
L'usage de cette clause obéit à une double particularité : d'une part, le journaliste n'est lié par aucun préavis préalable à la rupture contractuelle et d'autre part, il bénéficie d'indemnités de licenciement. Celle-ci est très peu utilisée : entre 2015 et 2020, seuls deux cas ont été remontés à la Commission arbitrale des journalistes, et uniquement pour l'année 2016 93 ( * ) .
Auparavant, les journalistes travaillant en agence de presse - statut parfois utilisé par certaines entreprises pour des raisons fiscales, selon Olivier Samain, ancien responsable SNJ d'Europe 1 - ne pouvaient bénéficier de ces clauses, puisque les agences n'étaient pas citées dans l'article du code du travail le concernant, comme l'avait reconnu un arrêt de la Cour de cassation en 2016. C'est pourquoi les journalistes d'Europe 1 avaient négocié avec leur employeur, à la suite de la grève de juin 2021 un dispositif spécifique, encadrant des ruptures conventionnelles individuelles, mais s'inspirant de la clause de conscience, qui a été adopté entre la direction et les syndicats le 14 septembre 2021. 94 ( * ) Près de 40 journalistes sont partis par cette voie entre septembre et décembre 2021.
Lorsque la Commission arbitrale des journalistes est saisie en cas de rupture de contrat de travail, une grande majorité des saisines (47 % en 2020) concerne l'usage de la clause de cession, suivie par les licenciements économiques (21,5 %).
Selon Alexandre Buisine, membre du bureau national du SNJ, entendu le 10 décembre 2021 : « La clause de conscience ou de cession est importante, c'est une reconnaissance de la conscience professionnelle, mais c'est aussi l'arme nucléaire, la dissuasion. Vous la faites valoir, vous partez dans les conditions d'un licenciement et vous n'avez plus d'emploi. Ainsi, 198 personnes dans l'ancien groupe Mondadori ont fait ce choix parce qu'ils savaient ce qui les attendait, mais beaucoup n'ont pas retrouvé de travail dans la presse depuis. »
Laurent Bérard-Quélin, président de la FNPS, propose donc de « maintenir en l'état la clause de conscience, actionnable à tout moment, et qui suppose que le journaliste démontre qu'il n'y a plus adéquation entre la ligne éditoriale et sa conscience professionnelle. En cas de cession, nous proposons une clause de conscience inversée : il reviendrait alors à l'éditeur de faire la preuve que son changement de ligne éditoriale, s'il existe, n'est pas de nature à heurter la conscience professionnelle, l'honneur et la considération du journaliste. Dans un cas, la charge de la preuve incombe au journaliste, et c'est difficile ; dans l'autre cas, la charge en incombe à l'éditeur, et c'est tout aussi difficile . »
Patrick Eveno, lui, propose « la transformation de ces deux clauses en une clause de conscience collective en cas de changement de ligne éditoriale . »
Alain Augé, président du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM), se dit « assez content de l'équilibre actuel. Entre la surprotection et la sous-protection, compte tenu des travaux qui ont été réalisés - je veux citer ceux auxquels avait participé l'ancien président de Bayard, Bruno Frappat, notamment sur l'émergence des chartes éditoriales -, nous considérons que nous sommes aujourd'hui à une bonne distance. S'il ne faut pas affaiblir la protection des journalistes, la renforcer trop, par des systèmes surprotecteurs et verrouillants, nuirait très fortement au dynamisme et à la liberté d'entreprendre. »
2. Faire prévaloir les intérêts du groupe ?
L'influence des actionnaires peut emprunter plusieurs voies, que la commission a cherché à sonder dans sa réalité comme dans ses modalités.
Deux motivations principales émergent : économique et de nature idéologique , l'une n'étant pas exclusive de l'autre. Dans les médias, en raison du poids du service public, une telle méfiance existe quant à la dépendance de ces services vis-à-vis du pouvoir politique. Ainsi, dans le dernier sondage La Croix-Kantar Public Onepoint de 2022, 62 % des sondés estiment que les journalistes ne sont pas indépendants du pouvoir politique. Il s'agit d'un soupçon constant et régulièrement relayé. La commission d'enquête a donc interrogé les différents acteurs pour établir un diagnostic sur ce faisceau de présomptions qui constitue un très sévère danger pour la crédibilité des médias et, au-delà, pour le système démocratique dans son ensemble .
Contrôlés par l'État pour certains, par de grands groupes médiatiques ou industriels pour d'autres, ils sont dépendants des recettes publicitaires et donc des grands annonceurs.
a) Dans le secteur public : proximité au pouvoir en place ?
L'influence - réelle ou supposée - de l'exécutif sur les médias est très ancienne, ceux-ci étant un vecteur d'informations et d'opinions pouvant influencer les votes des citoyens. Sans en revenir aux régimes de déclaration ou d'autorisation de la presse, le contrôle de l'ORTF par le pouvoir exécutif perdura jusqu'à son démantèlement en 1974. Alain Peyrefitte, ministre de l'information entre 1962 et 1966, avouait ainsi en 1988 que « le JT se faisait dans le bureau du ministre de l'information », avec une ligne directe vers les directeurs des journaux, de la télévision et de la radio.
Le poids du service public audiovisuel en France est tel qu'une éventuelle influence est scrutée avec attention.
Preuve de l'actualité de la question, des ouvrages sont parus récemment pour dénoncer l'influence du pouvoir politique sur les médias, et rapporter plusieurs cas de tentatives d'influence et de pression, et les liens existant entre politique et médias. 95 ( * ) Daniel Schneidermann va même jusqu'à parler d'une « télévision d'État 96 ( * ) ».
Plusieurs journalistes entendus par la commission d'enquête ont regretté l'influence du pouvoir politique sur les médias publics . Cela passe d'abord par la maîtrise de son financement, ainsi que par la nomination des dirigeants : « Le poids de la tutelle sur l'audiovisuel public est lourd, en France, par exemple quand il s'agit de la nomination des dirigeants », estime Jean-Baptiste Rivoire.
Cette nomination est pourtant faite par le CSA, désormais Arcom. Sibyle Veil, présidente de Radio France, a ainsi réaffirmé l'indépendance du service public sur ces deux points du financement et de la nomination : « l'indépendance du service public repose à la fois sur une culture d'entreprise et sur des principes structurels, notamment sur le mode de nomination des présidents qui font intervenir une autorité administrative indépendante. Elle repose aussi sur son mode de financement via une taxe affectée à l'audiovisuel public ».
L'article 47-4 de la loi du 30 septembre 1986 prévoit que « les présidents de la société France Télévisions, de la société Radio France et de la société en charge de l'audiovisuel extérieur de la France sont nommés pour cinq ans par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, à la majorité des membres qui le composent. Ces nominations font l'objet d'une décision motivée se fondant sur des critères de compétence et d'expérience ».
Ces dispositions, issues de la loi du 15 novembre 2013 sur l'indépendance de l'audiovisuel public, n'ont cependant pas permis de lever tous les doutes quant aux conditions de ces nominations. Ainsi, la nomination de Delphine Ernotte à la tête de France Télévisions en 2015 avait fait l'objet de plaintes de la CFDT-Medias et de la CGC-Audiovisuel, ce qui, quel que soit le bien fondé des questions posées, avait rendu plus difficile la prise de fonctions de Delphine Ernotte en 2015. Les conditions de nomination des dirigeants de l'audiovisuel public par l'Arcom ont pu souffrir d'un manque de transparence. Les conditions d'appel à candidatures, l'ensemble des candidatures collectées et les auditions des finalistes doivent mieux permettre le choix éclairé et indépendant par les membres de l'Arcom.
Cette influence passerait par la moindre importance de l'investigation. Élizabeth Drévillon, présidente de la Garrd, regrettait ainsi l'arrêt de l'émission « Pièces à conviction » sur France 3. La création d'un « guichet unique » pour les documentaires à France Télévisions en 2019 renforcerait cette influence.
Certains sujets seraient également difficiles à couvrir pour les journalistes, par peur de déplaire à l'exécutif.
Interrogée à ce sujet par le Rapporteur, Delphine Ernotte Cunci, présidente de France Télévisions, a estimé que « l'investigation se porte bien » sur le service public et que les magazines d'investigation ne sont pas « particulièrement orientés d'un côté ou de l'autre ». Le « Code des principes et des valeurs de l'information » à Radio France rappelle qu'il y a une direction de l'investigation commune aux différentes chaînes, pour « mener des enquêtes approfondies visant notamment à révéler des faits dissimulés ou cachés et dont la divulgation au public présente un intérêt légitime (...) , en toute impartialité », sans spectaculaire, avec respect du « principe du contradictoire et de la présomption d'innocence ».
D'autres enfin accusent le service public d'être « orienté politiquement » , alors qu'il est censé être indépendant et pluraliste. Ainsi le Sénateur Jean-Raymond Hugonet, lors de l'audition des responsables du service public, a fait part de son sentiment : « Madame Ernotte Cunci, vous avez évoqué l'existence d'une presse d'opinion en France, que les contribuables français financent partiellement, même quand l'opinion en question n'est pas de leur sensibilité. Nous l'acceptons, car le fondement légal de cette pratique est ancien. Dans l'audiovisuel, c'est tout à fait différent : comme les fréquences sont considérées comme un bien public, il n'y a pas officiellement d'audiovisuel d'opinion. Il en apparaît pourtant un, par la force des choses, en dépit des cahiers des charges. On entend d'ailleurs dire que l'audiovisuel public aussi est politiquement orienté, même s'il n'est pas sous la tutelle du Président de la République .
Le 22 octobre 2021, le Figaro Magazine tirait en Une « À gauche toute », reprochant au service public une « mainmise culturelle », et notamment aux radios du service public de « teinter le débat national », profitant de leur audience de 15 millions d'auditeurs. En 2021, plusieurs saisines du CHIPIP de Radio France ont porté sur le respect du pluralisme politique, sans qu'un manquement ne soit constaté. Lors de son audition, Delphine Ernotte Cunci, présidente de France Télévisions, a estimé que le service public est « indépendant des pouvoirs économiques et politiques », et « que le pluralisme est au coeur de nos offres . » France Info est en tête des enquêtes de confiance pour les chaînes d'information. Sibyle Veil, présidente de Radio France, soulignait que le succès des audiences de son groupe, avec plus de 30 % de part de marché, était notamment dû à la qualité des contenus diffusés, et à la confiance des auditeurs dans la radio publique. « L'indépendance des médias publics est aujourd'hui ancrée dans les esprits de tous les responsables politiques ; je n'ai jamais eu à faire face à une quelconque tentative d'influence. Cette indépendance est donc réelle. Elle se manifeste par le pluralisme et la représentation de la très grande diversité des opinions. » Sibyle Veil explique aussi la montée des critiques au fur et à mesure de la progression des audiences, et alors que sera engagé le débat sur la réforme de la contribution à l'audiovisuel public (CAP).
L'indépendance des rédactions de l'audiovisuel public est ainsi parfois remise en cause .
Si, comme la suite du rapport le montre, des interrogations ont pu être soulevées par les travaux de la commission d'enquête quant à l'intervention des actionnaires dans le fonctionnement des rédactions des médias, l'audiovisuel public n'échappe pas lui-même à la critique.
En particulier, le journal Le Monde s'est fait l'écho, le 13 mars 2021, d'interrogations des personnels de France Télévisions concernant la neutralité de certaines nominations dans l'entreprise.
Les conditions des nominations des dirigeants de l'audiovisuel public doivent s'assurer qu'ils n'entretiennent pas une trop grande proximité avec la majorité en place. Ils justifient également de renforcer l'impartialité de l'information sur le service public conformément aux pratiques en vigueur dans plusieurs pays européens.
Interrogée par le Rapporteur de la commission d'enquête sur la déclaration du président de la République le 5 décembre 2017, qui avait déclaré que « l'audiovisuel public est une honte pour nos concitoyens, c'est une honte en termes de gouvernance », Delphine Ernotte Cunci a indiqué ne pas l'avoir pris comme une pression. Elle a affirmé n'avoir jamais subi, en six ans et demi, « une pression pour ne pas diffuser un sujet ou pour intervenir sur une ligne éditoriale quelconque, que ce soit sous le précédent gouvernement ou sous l'actuel ». Certes, elle reconnaît une baisse des effectifs de 20 % en dix ans, qui a concerné aussi l'information. Par contre, elle reconnaît des « menaces » d'acteurs privés, avec une trentaine de mises en examen, notamment pour diffamation. « Certes, il existe des pressions. Pour autant, est-ce que je me sens en difficulté pour garantir l'indépendance du service public vis-à-vis des pouvoirs privés ? La réponse est non. »
Dans un entretien à la sociologue Julie Sedel, rendu public dans son ouvrage paru en 2021 « Dirigeants des médias », la même indiquait procéder à une classification des appels reçus « appels de menace » et « appels de mécontentement », notamment de tel ou tel ministre ou de tel ou tel acteur privé, en notant également ne pas le vivre comme une pression.
Il n'en reste pas moins que le lien de confiance qui unit les spectateurs au service public, dont témoignent les succès d'audience de ce dernier, doit faire l'objet de toutes les attention s, et passe nécessairement par une liberté éditoriale absolue qui doit être préservée, voire confortée par une pérennisation de son financement.
b) Dans le secteur privé
La question symétrique à celle des influences sur le service public est celle de ces mêmes influences sur la ligne éditoriale des acteurs privés . Selon certains, les concentrations renforceraient les pressions des financeurs sur les rédactions, dans un contexte de crise.
Cette présomption est une des préoccupations de la commission d'enquête . Elle figure au demeurant au troisième alinéa de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 comme une mission de l'Arcom qui « s'assure que les intérêts économiques des actionnaires des éditeurs de services de communication audiovisuelle et de leurs annonceurs ne portent aucune atteinte à ces principes . »
L'influence sur les journalistes du secteur privé peut être le fait de l'actionnaire, de ses partenaires ou des annonceurs, mais aussi du pouvoir exécutif. Pour autant, elle est difficile à établir avec certitude, tant la question est étroitement mêlée à celle de choix éditoriaux parfois contestés par les rédactions.
Ainsi, lors de l'audition du 14 février, le Sénateur Jean-Raymond Hugonet soulignait la complexité de la relation entre l'investisseur et la rédaction : « Pensez-vous qu'un investisseur, dans n'importe quel média, presse, radio ou télévision investira beaucoup d'argent, sans possibilité de piloter l'entreprise, dans le respect bien entendu de l'activité spécifique qui est la vôtre ? »
Dans le cadre de ses auditions, la commission d'enquête a cherché à obtenir des précisions sur la réalité de ses influences , sur leurs modalités et sur leur impact sur le travail des rédactions.
(1) Intérêt direct de l'actionnaire ou de ses partenaires ?
Selon Christophe Deloire, directeur général de RSF, entendu le 14 janvier, « Les journalistes n'exercent pas une activité aux ordres d'un patron ; ils sont censés être des tiers de confiance. Cela repose sur la prohibition des conflits d'intérêts, l'indépendance »
Tous les grands actionnaires de médias interrogés par la commission d'enquête se sont défendus d'une quelconque intervention.
Pour certains, cette « muraille de Chine » est même une fierté, et un élément intrinsèque à la culture de l'entreprise. Pour Thomas Rabe, président de Bertelsmann entendu le 27 janvier, l'étanchéité entre les propriétaires et la rédaction « appartient à la culture de l'entreprise, aux côtés des valeurs de créativité et d'entrepreneuriat. Il représente une des clés du succès du groupe en ce qui concerne les contenus, en matière d'information comme d'édition. (...) Évidemment, je n'interviens jamais dans la ligne éditoriale. (...) Je fais confiance aux responsables, sinon ce serait ingérable ! » Tandis que Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel-Alliance Fédérale, estimait le 10 janvier qu'« une pratique constante produit aussi une forme d'apaisement de la relation, où chacun fait son métier en toute responsabilité, sans interférence sur la ligne éditoriale. »
Extrait de l'audition d'Arnaud Lagardère le 17 février
David Assouline , rapporteur. - Vous nous assurez formellement que M. Canteloup n'a pas été remercié parce qu'il avait raillé M. Bolloré ? Il s'agit d'un chroniqueur qui était aimé et ramenait des auditeurs. Il est étrange de s'en débarrasser de la sorte pour une radio qui est en perte d'audience .
Arnaud Lagardère . - S'il y avait eu un problème éditorial avec M. Canteloup, nous nous en serions séparés depuis longtemps. Il ne s'est pas moqué souvent de M. Bolloré, et je fais sans doute partie des trois personnes qu'il taquinait le plus.
David Assouline , rapporteur. - Je vous demandais si vous interveniez pour dire que vous ne vouliez pas traiter d'un sujet ou qu'il devait être traité d'une certaine façon.
Arnaud Lagardère . - Ce n'est pas mon rôle.
(...)
David Assouline , rapporteur. - Je souhaite revenir sur votre réponse concernant le changement de ligne éditoriale. On dit que la rupture de contrat avec M. Canteloup vous a coûté un million d'euros. Je trouve que c'est cher pour un simple changement de positionnement, comme vous nous l'avez dit, mais j'ai entendu votre réponse et en prends acte .
Les directeurs de la rédaction interrogés le 10 décembre ont également jugé que leur actionnaire les laissait libres de leur ligne éditoriale . Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews, dénonçait ainsi « des fantasmes ». « Je n'ai jamais reçu de demandes spécifiques, directes ou indirectes, visant à traiter ou ne pas traiter telle ou telle information. »
Philippe Carli, président du groupe Est Bourgogne Rhône-Alpes (EBRA), justifiait le 10 janvier cette absence d'intervention directe devant la commission d'enquête : « Le meilleur moyen pour qu'un sujet explose dans la presse est d'expliquer aux rédactions ce qu'elles doivent faire ! C'est quelque chose qui n'existe pas. »
Plusieurs cas d'intervention de l'actionnaire principal d'un média pour diffuser ou retirer un sujet ou un article ont été relayés devant la commission d'enquête . La plupart du temps, ce sont cependant le respect de la ligne éditoriale et le choix du directeur de la rédaction qui sont invoqués comme justificatif de la décision, et non l'obéissance à une « demande de l'actionnaire ».
(a) Quelques cas d'intervention directe en faveur des activités du groupe
Les cas d'intervention directe sont rares , comme le soulignait Cécile Dubois, coprésidente du syndicat de la presse indépendante en ligne (SPIIL), à propos des groupes ayant des activités médiatiques et non médiatiques : « Cette tentation d'influence peut conduire à exercer des pressions sur une rédaction. C'est assez rare, mais il suffit que cela arrive de temps en temps pour être absolument inacceptable. Nous sommes favorables à l'ouverture d'une réflexion pour empêcher que la ligne éditoriale soit impactée par les intérêts non médiatiques des groupes. »
Cela peut prendre la forme d'une présentation favorable au groupe ou à ses dirigeants , faute d'une véritable séparation entre l'actionnaire et la rédaction.
François Bonnet, président du Fonds pour une presse libre, entendu le 28 janvier, estimait ainsi que les grands propriétaires de médias dont les intérêts sont dans « l'armement, le BTP, le luxe, la téléphonie, la finance et la banque », ne connaissent pas les métiers de l'information, et « achètent de la protection et de l'influence. »
Éric Fottorino a indiqué avoir subi de telles pressions lorsqu'il était directeur de la rédaction du Monde, « pendant six mois avec les nouveaux actionnaires du Monde, qui [lui] demandaient de soutenir Dominique Strauss-Kahn. » Il relate aussi, « dans Le Figaro , deux pages d'entretien du patron de Dassault Aviation signées par Étienne Mougeotte. Comment le patron du journal peut-il interroger un représentant de l'actionnaire, alors que ce journal publie d'excellents articles ? Quand vous êtes contrôlés par un actionnaire, il y a deux moments où on vous le rappelle : lorsque vous touchez à son domaine privé - son activité concurrentielle - et l'élection présidentielle - des marchés publics sont en jeu, et certains misent même sur tous les candidats. »
Plusieurs personnes auditionnées ont cité le groupe Vivendi. Vincent Bolloré serait ainsi très attentif quant au traitement médiatique des activités africaines de son groupe. Il serait intervenu auprès des journalistes de Canal+ pour faire diffuser, le 22 décembre 2017, un documentaire consacré à un président africain. Par une décision du 24 octobre 2018, le CSA a estimé que le téléspectateur avait pu, à cette occasion, être trompé par ce reportage, dont plusieurs images « proviennent de films institutionnels de cet État , [ce qui] n'a pas été indiqué ».
S'appuyant sur l'article 15 de la convention passée entre la chaîne et le régulateur, qui dispose que « L'exigence d'honnêteté s'applique à l'ensemble des programmes du service. La société vérifie le bien-fondé et les sources de l'information. Dans la mesure du possible, son origine doit être indiquée. L'information incertaine est présentée au conditionnel », le CSA a condamné la chaîne à diffuser à l'antenne pendant huit jours un communiqué la rappelant à ses obligations d'honnêteté 97 ( * ) .
Céline Pigalle, ancienne directrice de la rédaction d'i-Télé, a indiqué de son côté le 10 décembre devant la commission d'enquête que si elle n'avait « jamais reçu personnellement de directives spécifiques venant de l'actionnaire, ni d'un directeur ou directeur général », elle avait refusé une demande formelle de diffuser un sujet sur les salles de spectacle en Afrique, qui ne lui « semblait pas directement le sujet de [son] antenne. »
(b) Des synergies entre médias d'un même groupe
Dans le cas de concentration dans le secteur de l'information, l'intérêt du groupe peut se mesurer dans le renforcement des synergies.
Par exemple, cela peut amener à favoriser l'intérêt des autres médias du groupe, au détriment d'un nouveau support racheté . De nombreux actionnaires justifient, à juste titre, le rachat d'autres médias par le souhait de réaliser des synergies éditoriales - mutualisation des équipes, matinales communes - pour plus d'efficacité, mais aussi pour réaliser des économies budgétaires. Cependant, pour certains journalistes, cela passerait par la dénaturation de leur propre support . Alexandre Buisine, membre du bureau général du SNJ, dénonçait ainsi « la cannibalisation d'une partie de l'antenne par CNews . » En septembre 2021, Europe 1 s'est vu « imposer » une matinale commune avec CNews le week-end. Le 23 septembre, les élus du CSE d'Europe 1 ont alors publié un communiqué regrettant une décision qui « ne ressemble pas au fonctionnement d'Europe 1 », et qui aurait été prise non « au sein de l'entreprise, mais dans une enceinte extérieure qui s'appelle... Vivendi », pour favoriser CNews dont les audiences seraient plus faibles que celles d'Europe 1 sur ce créneau. Selon Olivier Samain, ancien délégué du SNJ, « il y aura presque un aveu de ce que nous pressentions, avec la décision de la direction, à peu près un mois et demi plus tard, de revenir en arrière le week-end », avec la rétrocession d'une heure à Europe 1 sur les deux communes de la matinale.
Pour autant, la mise en oeuvre de synergies peut constituer une réponse économiquement rationnelle face à une situation dégradée, comme l'a souligné le Sénateur Michel Laugier le 14 février lors de l'audition de sociétés de rédaction : « Trouvez-vous anormal qu'un actionnaire investisse dans des médias en difficulté et tente de nouvelles approches, par le biais de synergies ou de mutualisations ? C'est peut-être aussi une façon de sauver des médias . »
(c) Des pressions, voire des censures pour éviter un reportage gênant ?
Trois cas en particulier ont été portés à la connaissance de la commission d'enquête.
Le premier concerne le groupe de Vincent Bolloré .
Ces journalistes lui reprochent d'être intervenu directement pour éviter la diffusion de reportages remettant en cause ses activités ou celles de ses partenaires financiers.
En mai 2015, le documentaire Évasion fiscale, enquête sur le Crédit Mutuel , de Nicolas Vescovacci et Jean-Pierre Canet, aurait été déprogrammé de Canal+, qui l'avait pourtant financé, à la demande de Vincent Bolloré à la suite d'un appel de Michel Lucas, président de la banque concernée, avant d'être diffusé sur France 3 quelques mois plus tard. Jean-Baptiste Rivoire affirme ainsi que cette intervention aurait conduit à une censure de la ligne éditoriale, pour ne pas nuire aux intérêts de son groupe : « Quand Vincent Bolloré vient devant le comité d'entreprise, le 3 septembre 2015, et assume la censure du reportage sur le Crédit Mutuel, il nous dit qu'il ne faut pas embêter le propriétaire de l'immeuble, ou quelque chose comme ça. Quinze jours plus tard, la direction nous écrit pour nous dire qu'il ne faut pas d'attaques frontales ou polémiques contre les partenaires actuels ou futurs du groupe. »
Vincent Bolloré a déclaré devant la commission d'enquête que Maxime Saada avait déjà répondu il y a cinq ans sur le sujet . Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel-Alliance fédérale, a précisé que la filiale avait été aux trois quarts cédée à l'époque et qu'« aucun des faits allégués n'a été confirmé nous concernant. Je constate que rien, depuis, n'a modifié ce jugement. Aucune suite judiciaire n'est intervenue sur ces faits. Le groupe Canal Plus a démenti cette réalité. »
Ce témoignage mettant en avant une demande explicite de la hiérarchie, même si elle n'a pas eu de suite, semble de nature à corroborer l'existence d'une forme d'influence au sein des rédactions sur des sujets sensibles concernant les autres activités concurrentielles du groupe.
Le deuxième exemple concerne le groupe LVMH.
Lors de la sortie en février 2016 du documentaire Merci Patron, de François Ruffin, journaliste à Fakir, qui critiquait le groupe LVMH, la direction du Parisien aurait « ordonné aux confrères du service culture-spectacle qui l'avaient visionné de ne pas le chroniquer, fût-ce en dix lignes ». Une publicité pour le DVD aurait été refusée, et le journaliste aurait ensuite été espionné par Bernard Squarcini. Cette affaire s'est soldée par une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) proposée par la justice, avec l'interruption des poursuites moyennant le versement de 10 millions d'euros . Selon Bernard Arnault, ce n'est pas une reconnaissance de culpabilité, et il « réfute toute responsabilité dans ce dossier. »
Lors de l'audition de Bernard Arnault, le Rapporteur ainsi que plusieurs sénateurs se sont toutefois étonnés de ce versement d'un montant substantiel par le groupe LVMH.
Le troisième cas concerne le groupe Bouygues .
Xavier Niel, le 18 février, affirmait ainsi que TF1 n'avait pas parlé du lancement de Free Mobile alors que ce lancement avait été largement repris dans le reste des médias. Moqués, les journalistes de TF1 auraient fini « par en parler trois secondes sur leur antenne ». Il s'est également étonné de ne jamais avoir été interviewé par TF1, alors que Martin Bouygues l'est régulièrement dans Le Monde. Le même jour, Martin Bouygues a rappelé devant la commission d'enquête que Xavier Niel avait participé à une émission de « Quotidien », sur TMC, chaîne du groupe TF1, et que TF1 recevait « très peu de chefs d'entreprise » - ni Xavier Niel, ni Vincent Bolloré, ni lui-même.
Le site Acrimed a affirmé de son côté à plusieurs occasions que des informations négatives concernant le groupe Bouygues (condamnation définitive en 2021, Cyberattaque en 2020...) n'avaient jamais été évoquées sur ses antennes.
Extrait de l'audition de Martin Bouygues le 18 février
David Assouline , rapporteur . - Vous assurez que vous n'intervenez jamais. Nous savons néanmoins qu'un nuage peut planer au-dessus des rédactions et se traduire par une forme d'autocensure, lorsqu'un propriétaire a d'autres activités.
On m'a par exemple alerté sur des circonstances à propos desquelles j'aimerais avoir votre réaction. Le groupe Bouygues a été définitivement condamné, le 12 janvier 2021, pour recours au travail dissimulé sur le chantier de l'EPR de Flamanville. L'affaire n'est pas anecdotique puisque selon l'ancien directeur du travail Hervé Guichaoua, l'État estime avoir perdu au moins 10 à 12 millions d'euros de cotisations sociales non versées. Aucun média du groupe TF1 n'a évoqué ce sujet. On peut se dire que vous n'avez probablement passé aucun coup de téléphone pour demander aux rédactions de ne pas traiter ce sujet. On peut aussi penser que celles-ci vont peut-être d'elles-mêmes rester à l'écart de certains sujets touchant à vos activités. Le problème ne se résume pas à savoir si M. Niel a l'occasion ou non de s'exprimer sur TF1. Il s'agit d'un risque structurel. Dès lors que des activités industrielles importantes touchent à de multiples choses dans notre pays, la façon de traiter les informations relatives à ces activités, pour un groupe dont le propriétaire est responsable de ces activités, constitue un sujet, indépendamment de vous et de votre volonté d'intervenir. Avez-vous quelque chose à dire sur ce cas particulier ?”
Martin Bouygues . - S'agissant de l'indépendance des rédactions, je vais vous raconter une anecdote authentique. Dès que j'ai pris la présidence de Bouygues, j'ai été confronté à un phénomène que vous n'avez peut-être pas connu, la fin du financement occulte des partis politiques. (...) Dès qu'un problème s'est posé chez nous, je me suis rendu, un jour, dans le bureau de Patrick Le Lay. Etienne Mougeotte était présent. (...) Je leur ai dit que je tenais d'abord à la qualité de la crédibilité de TF1 et donc que ce sujet devait bien sûr être traité aux informations. Je les ai assurés que je n'y voyais aucun inconvénient. Cela m'a paru au contraire un gage de qualité de la rédaction.
David Assouline , rapporteur . - Vous voyez bien que la question se posait et qu'ils avaient besoin que vous y répondiez. Sinon, peut-être se seraient-ils autocensurés.
S'il est donc délicat de trancher sur des influences directes d'actionnaires, certains faisceaux de présomptions convergent selon le Rapporteur pour étayer l'hypothèse d'une forme de pression. La plupart du temps, comme le dit Céline Pigalle, « lorsque des situations plus compliquées se font jour, les choses sont plus subtiles que ce qu'on imagine. »
(d) Une « frilosité » à traiter certains sujets ?
Le plus souvent, les journalistes hésitent d'eux-mêmes à évoquer les sujets concernant le groupe de leur propriétaire, par peur d'être accusés de collusion. Or lorsque ce groupe détient de nombreuses activités, ce serait donc une part d'information qui ne serait pas mise à disposition du public.
Les journalistes auraient certaines réticences à interroger le propriétaire de leur média . Philippe Carli, président du groupe EBRA, le reconnaissait : « Les journaux ont tendance à hésiter à parler de leur actionnaire, plutôt qu'à essayer de valoriser ses actions. Nous recevons des communiqués de presse de la part d'acteurs de la banque. Lorsque de tels sujets sont traités, c'est la rédaction qui décide de ce qu'elle en fait. » Nicolas Théry, président de Crédit Mutuel-Alliance fédérale se plaignait d'intervenir « beaucoup plus souvent dans d'autres médias que dans ceux du groupe EBRA, justement pour qu'il n'y ait pas de soupçons. En revanche, nous sommes très heureux de répondre aux journalistes du groupe EBRA lorsque nous sommes interviewés, à leur demande . »
Il n'aurait parlé du groupe EBRA que deux fois à la presse depuis six ans, alors que le Rapporteur de la commission d'enquête lui faisait remarquer que son prédécesseur « regardait le chemin de fer tous les soirs. » Alain Weill le regrettait même le 10 février : « En tant que président de SFR, je n'ai jamais pu être interviewé sur BFM Business, comme les présidents de Free, d'Orange ou de Bouygues Telecom ont pu l'être. Les journalistes étaient mal à l'aise avec le sujet. Je ne me suis jamais battu, car ce n'était pas vital. Pour autant, ce n'était pas normal. Les invités, quels qu'ils soient, doivent être traités de la même manière. Si les résultats de SFR sont mauvais, on le dit. Il ne sera reproché à personne de dire la vérité. » Il justifie son intérêt pour les contenus « d'un point de vue qualitatif, et pas du tout politique ou commercial », ce que confirmait également Pierre Louette : l'actionnaire tient à la qualité de son média, parce qu'il veut faire de l'audience . Thomas Rabe, président-directeur général de Bertelsmann, estimait même que l'indépendance des rédactions est un élément commercial.
Les rédactions éviteraient aussi de parler des activités concurrentielles du groupe de leur actionnaire. Edwy Plenel mentionnait le cas du Figaro, journal qu'il estime cependant, et qui « ne traitera évidemment pas des questions qui mettent en cause ce groupe, par exemple dans le scandale de corruption en Inde autour de la vente d'avions Rafale », avec « pas même une dépêche », alors que ce sujet est « au coeur du débat public du Parlement indien . » Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFM, nuance cette affirmation, en soulignant que le problème n'est pas de pouvoir dire du mal du Rafale dans Le Figaro , mais de pouvoir en dire ailleurs. Il faut surtout « que l'on puisse écrire sur le Rafale dans un espace pluriel où tout peut être dit. Est-il absolument nécessaire que ce soit Le Figaro qui s'en charge ? Les journalistes du Figaro seront-ils parfaitement à l'aise pour le faire ? Au fond, quoi que vous fassiez, sur ce sujet, en étant journaliste du Figaro , on lira toujours votre travail avec un regard suspicieux, pour le moins. »
Lors de l'audition du 10 décembre, à la suite d'une question du Sénateur Vincent Capo-Canellas, la présidente de la Société des Journalistes de TF1 a pu s'exprimer sur cette question de l'indépendance des rédactions au sein d'un groupe :
« Vincent Capo-Canellas . - Pensez-vous que le fait d'appartenir à un groupe crée des difficultés supplémentaires en matière d'indépendance rédactionnelle ? Faudrait-il un corpus de règles différentes ? Si oui, de quel niveau ?
Frédérique Agnès . - Il m'est difficile d'énoncer des difficultés « supplémentaires », car j'ai toujours travaillé pour le groupe Bouygues, de sorte que je n'ai pas de point de comparaison. Sans doute faut-il pérenniser ce qui existe. TF1 est une chaîne de programmes. L'information est une entité au sein d'un groupe qui a une diversité de supports et de fonctions. Peut-être faut-il renforcer encore la sanctuarisation de l'information ? Au sein d'un groupe, les rédactions constituent des entités spécifiques, qu'il faut préserver. A-t-on besoin d'outils supplémentaires pour cela ? Je ne sais pas . »
Certains actionnaires reconnaissent au demeurant une possibilité d'intervenir dans certains cas limités. Ainsi, Bernard Arnault, président-directeur général du groupe LVMH, estimait à propos des journaux de son groupe : « Il faut bien sûr éviter que la ligne change radicalement et que l'actionnaire, par exemple en raison de réglementations diverses et variées, ne puisse pas intervenir. Si Le Parisien venait, demain, à défendre des thèses d'extrême droite ou d'extrême gauche ou Les Échos l'économie marxiste (...) , je serais évidemment gêné et il faudrait que l'actionnaire puisse, s'il le souhaite, réagir. Il faut donc des garde-fous . »
Nicolas Beytout, le 21 janvier, a précisé un dispositif original pour son journal L'Opinion , à savoir une « majorité éditoriale », et non une indépendance absolue : « dans le pacte qui lie entre eux nos actionnaires, une disposition particulière me donne la majorité absolue sur toutes les questions éditoriales : le contenu, les choix, les limites à se fixer, le choix des journalistes. » Mais il conteste le fait de réserver « un traitement particulier et plus favorable à LVMH dans nos colonnes ».
Éric Fottorino explique ce pouvoir des actionnaires par leur pouvoir financier : « Quand les journaux rencontrent des difficultés et vont chercher des repreneurs, ces derniers s'arrogent évidemment des droits, des prérogatives qu'ils ne devraient probablement pas avoir. Mais il ne faut pas oublier que pour danser le tango, il faut être deux et, très souvent, si des médias n'avaient pas été rachetés, ils seraient morts ! »
Laurent Bérard-Quélin, président de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée, justifie aussi d'une certaine manière une influence de l'actionnaire qui souhaite, d'une certaine manière, en avoir pour son argent, et que son média ne soit pas en conflit ouvert avec lui : « Le rôle de l'éditeur est indissociable de la définition et de l'élaboration de la ligne éditoriale : son rôle est de rappeler que l'on ne fait pas un titre pour soi, mais pour ses lecteurs. Il s'agit de la rencontre d'une offre et d'une attente. Il faut laisser cette possibilité aux entrepreneurs qui sont en capacité d'investir dans les médias. La loi ne doit pas les amener à se confronter à un pôle rédactionnel avec lequel la discussion serait difficile . »
Dans la presse régionale, certains justifient une ligne éditoriale particulière . La charte rédactionnelle du groupe La Dépêche du Midi précise que le groupe « exprime une identité et un positionnement qui dépassent la neutralité du statut de quotidien régional ». Jean-Michel Baylet, son président, se défend de toute intervention, même s'il assume un « journal d'engagement », ce qui se sent dans « ses éditoriaux », alors que le Rapporteur de la commission d'enquête évoquait le cas d'une critique d'une décision de justice concernant une élue locale.
(2) Défendre l'intérêt des annonceurs ?
Dans un contexte de concentration, le poids des annonceurs pour le financement d'un média est renforcé, et peut être un moyen d'influence sur le journal. « Contrôlés par l'État pour certains, par de grands groupes médiatiques ou industriels pour d'autres, ils sont dépendants des recettes publicitaires et donc des grands annonceurs », estimait Matthias Reymond, animateur d'Acrimed. Plusieurs actionnaires ont justifié le fait de « ménager leurs annonceurs » pour ne pas mettre en danger les finances du groupe et préserver son image.
Ainsi, interrogé par le Rapporteur, Bernard Arnault a confirmé le 20 janvier 2022 qu'à la suite de la Une de Libération , en septembre 2012 - avec « un titre aussi agressif à l'encontre de la première entreprise française, et pour un motif inexact » selon lui - il a supprimé l'ensemble de la publicité de LVMH, à savoir 150 000 euros en moins pour le quotidien : « J'ai effectivement appelé le directeur du journal pour me plaindre que l'une des plus grosses entreprises françaises, son actionnaire et dirigeant soient traités de la sorte . » S'il a démenti avoir supprimé toute publicité, à hauteur de 600 000 euros, au Monde en novembre 2017, qui enquêtait sur les Paradise Papers, les informations du Canard Enchaîné avaient à l'époque été relayées par l'AFP, France Info, Challenges ou encore L'Express .
Et concernant la régie publicitaire de son groupe, « comme la régie publicitaire de tout organisme de presse, elle a des relations avec les marques et essaie de les convaincre d'acheter des publicités. À cet égard, Pierre Louette se plaint régulièrement que nos marques n'investissent pas assez dans les magazines du groupe. Les chiffres en témoignent . »
Un échange entre le Rapporteur et Nicolas de Tavernost mérite d'être analysé plus en profondeur , même si Nicolas de Tavernost occupe une fonction non d'actionnaire, mais de dirigeant.
Le Rapporteur a ainsi interrogé le président de M6 sur une possible intervention dans le cas précis d'Orange :
« (...) invité en mai 2015 de Maïtena Biraben, qui évoque la censure de certains sujets réalisés par des journalistes de la chaîne, vous lui répondez qu'il s'agit de pressions économiques et non politiques. « Je ne peux pas supporter que l'on dise du mal de nos clients. Nous vivons de nos clients ». Vous expliquez : « il y avait une émission de Capital sur la téléphonie et nous sommes parties prenantes puisque nous détenons M6 Mobile, de l'opérateur Orange. Je leur ai expliqué que si on faisait une émission sur la téléphonie et qu'elle était bonne pour Orange, on aurait forcément dit que c'était compréhensible et si elle était mauvaise pour Orange, on se serait fâché avec notre client, donc il y a des choses à éviter ».
Nicolas de Tavernost apporte alors une réponse incomplète qui ne mentionne pas l'opérateur en question, mais d'autres dossiers :
« Pour faire mon métier, je suis obligé de juger d'un certain nombre de critères. Lorsque je parle à la première personne, j'inclus bien sûr dans mon propos mes équipes et celles de Thomas Valentin, patron des programmes. Je vais vous donner un exemple très précis. Nous avons diffusé dimanche dernier une émission, Zone Interdite, sur l'islam radical, qui a eu des répercussions importantes. Nous avons discuté de cette émission. Si vous appelez cela de l'ingérence, j'ai fait preuve d'ingérence à propos de cette émission. (...) Je citerai un autre exemple à propos des affaires économiques. Lorsque nous étions propriétaires du club de football de Bordeaux (...) À l'inverse, nous avons fait un sujet sur Amazon (qui est un de nos grands clients) et sur les invendus. »
Le Rapporteur a alors relancé le président de M6 : « Je n'ai pas porté de jugement général. J'ai cité des faits. Vous ne m'avez pas dit si vous regrettiez avoir tenu les propos que j'évoquais. Ce sont des propos portant sur une ingérence. Ils n'entrent pas dans les différents cas de figure que vous venez de citer. Je comprends qu'un responsable d'une antenne se penche sur un reportage sur l'islam radical et la façon dont il faut gérer certaines de ses conséquences possibles. (...) Orange et Free ont été cités. Vous avez également déclaré dans Le Nouvel Économiste : « je considère avoir un droit d'ingérence professionnelle. Étant responsable de tout, j'ai le droit d'intervenir sur tout ». Cela inclut donc l'information et les rédactions .
Nicolas de Tavernost finit alors par reconnaître à demi-mot une forme d'ingérence dans ce cas précis : « Je crois avoir fait une réponse, que j'espère complète, à M. le rapporteur. Je suis directeur de publication. Je suis, à ce titre, responsable. Je vous ai cité des exemples qui montrent la liberté complète qu'ont les journalistes au sein du groupe M6 et du groupe RTL pour exercer leur métier. Il y a des cas qui me sont présentés, dans lesquels je tranche. Lorsqu'une publicité pour M6 Mobile by Orange est diffusée toute la journée et que vous faites un reportage comparant M6 Mobile et Free, j'estime que personne n'imaginerait que son contenu serait objectif. C'est l'exercice de ma responsabilité. Pour la protection de mon public et pour la protection de l'image de la chaîne, je n'ai pas souhaité que ce reportage soit diffusé. Il portait sur les forfaits bloqués. Je m'en souviens très bien. Je considère avoir fait mon métier et préservé l'image du groupe . (...) Je pourrais citer de nombreux autres exemples de reportages très défavorables à nos clients. »
Nicolas de Tavernost a donc justifié être intervenu pour refuser la diffusion d'un reportage sur la téléphonie mobile, pour défendre l'image du groupe, ce qui s'apparente au moins dans les faits à une forme d'ingérence dictée par des impératifs économiques . Même si les interventions sont limitées, elles semblent donc exister dans certains cas où le dirigeant se sent autorisé à intervenir .
Nicolas Vescovacci, d'Informer n'est pas un délit, résumait ainsi sa demande d'indépendance des rédactions : « Certes, la presse privée a besoin d'investisseurs, mais ce qui importe à notre collectif, c'est que les journalistes qui travaillent pour ces médias puissent le faire en toute quiétude et indépendance, sans devoir slalomer entre les intérêts des industriels qui possèdent les médias et ceux de leurs amis ou clients. Tel est le problème qui se pose dans les rédactions. »
La commission d'enquête a donc pu recueillir plusieurs témoignages et a cherché à confronter les points de vue. Il en ressort une forme de zone « trouble » , révélant tout à la fois l'existence a minima de pressions directes ou indirectes, mais également une capacité de résistance de journalistes en mesure de « faire fuiter » une information , même si cela doit passer par d'autres médias et dans une seule partie de la presse.
(3) Connivence avec les pouvoirs politiques ?
Il existe enfin dans le cas de concentrations concernant des groupes vivant de la commande publique, un risque d'influence du pouvoir politique sur les médias privés et inversement . L'historien Patrick Eveno le reconnaissait ainsi : « Le politique est toujours intervenu dans le secteur . »
La question de l'influence prêtée en la matière aux propriétaires de médias est diffuse, et là encore délicate à aborder, tant elle repose pour l'essentiel sur des déclarations et des suspicions non précisément étayées.
Matthias Reymond, co-animateur d'Acrimed, souhaite ainsi « interdire à des groupes capitalistiques qui vivent des commandes de l'État ou des collectivités de posséder des médias. Il s'agit là, en effet, d'un levier d'influence très puissant sur les élus nationaux et locaux. François Bayrou, candidat à l'élection présidentielle en 2007, plaidait déjà en ce sens. »
En des termes généraux, Alexandre Buisine, membre du bureau national du SNJ déclare : « les grands patrons achètent une influence ! Voyez Patrick Drahi : quand il a racheté L'Express et Libération , il a été vu d'un autre oeil par le pouvoir politique », ce que confirmait aussi Christophe Deloire, directeur général de RSF, le 14 janvier 2022.
Posséder un média pourrait donc être un moyen d'exercer une influence sur le pouvoir politique.
Sur ces sujets d'influence, on peut souligner l'importance prise par des faits qui occupent encore une large place dans l'espace médiatique. On ne peut que constater les dommages qu'ils provoquent pour la crédibilité de l'information dans l'opinion publique .
3. Existe-t-il un biais idéologique de l'actionnaire ? Des médias d'opinion ?
L'information telle que rapportée dans les médias serait viciée par l'influence trop grande qu'exerceraient sur les médias les orientations idéologiques de tel ou tel actionnaire. La liberté d'expression doit pouvoir exister pleinement dans le respect des limites qui lui sont imposées par la loi. La commission a donc tenu à établir un diagnostic précis et lucide, qui n'élude pas les préoccupations exprimées devant elle.
a) Pluralisme externe et pluralisme interne
Le pluralisme dans les médias repose sur deux ensembles complémentaires qui sont supposés rendre possible la vitalité du débat démocratique : le pluralisme externe dans la presse, le pluralisme interne dans l'audiovisuel.
(1) La presse écrite et le pluralisme externe
En érigeant en principe la liberté de la presse, la loi du 29 juillet 1881 a entendu permettre à chacun de s'exprimer dans des journaux qui étaient à l'époque le seul média de diffusion de l'information. Si les publications doivent désigner un directeur personnellement responsable des écrits, le régime est cependant celui de la liberté d'expression . Il a ainsi rendu possible, sous la III e République, l'expansion d'une presse engagée et prolifique, dont certains épisodes, comme la publication dans le quotidien L'Aurore par Émile Zola le 13 janvier 1898 de « J'accuse... ! » sur l'affaire Dreyfus, appartiennent à l'histoire de France. L'actionnaire ou le dirigeant est pleinement admis dans une fonction d'orientation idéologique du journal. Certains titres sont ainsi marqués à gauche ( L'Aurore), au centre (Le Temps), à droite (L'Echo de Paris).
Évoquant cet « âge d'or » de la presse française, Pierre Albert dans son « Histoire de la presse » souligne l'originalité du modèle français, très axé sur la politique : « L'originalité des journaux français resta très grande par rapport à leurs confrères anglo-saxons, et d'abord par la place que la politique intérieure continua à occuper dans ses colonnes tant sous la forme d'exposés doctrinaux que sous celle de polémiques dont la violence nous surprend aujourd'hui ». La concentration était d'ailleurs extrême, puisqu'au milieu d'une multitude de publications, les quatre plus grands titres de la presse parisienne ( Le Petit Journal , Le Petit Parisien , Le Matin et Le Journal ) représentaient avant la Première Guerre mondiale 75 % du tirage de la presse quotidienne et 40 % de l'ensemble.
Les journalistes qui rejoignent un titre de presse n'ignorent pas la ligne éditoriale et politique du journal, et agissent ainsi « en leur âme et conscience ». Cela a cependant pu conduire à des débordements, comme le financement à fonds perdu par le parfumeur François Coty d'une presse ouvertement antisémite et xénophobe, avec en particulier le quotidien à fort tirage L'Ami du Peuple dans l'entre-deux-guerres.
Aujourd'hui encore, les titres de presse écrite, en particulier la presse quotidienne nationale, disposent très souvent d'une « couleur » politique parfaitement connue des lecteurs et qui oriente d'ailleurs leur choix.
Ce pluralisme externe repose sur l'idée que la profusion de titres portant des opinions différentes et rendus largement accessibles sur l'ensemble du territoire par un système de distribution unique au monde mis en place après la Libération, garantit à elle seule le pluralisme . Cette notion est toujours présente avec les nouvelles publications, comme ont pu en témoigner les divergences entre les fondateurs de Mediapart , Edwy Plenel, et de L'Opinion , Nicolas Beytout, lors de la table ronde organisée par la commission d'enquête le 21 janvier.
Ainsi, comme l'a rappelé l'historien Patrick Eveno, lors de son audition le 17 janvier : « Pour le législateur de 1881, l'essentiel était la liberté de la presse. L'existence de journaux d'opinion n'était pas un problème. Le pluralisme externe ne pose pas de difficulté pour la presse . »
Au fil du temps, des garanties, notamment la clause de cession et de conscience ou les comités de déontologie, ont été intégrées au statut des journalistes afin de leur permettre de marquer leur désapprobation avec un changement de ligne éditoriale du titre. Pour autant, jamais l'idée de revenir sur le régime de pluralisme externe de la presse écrite n'a été évoquée devant la commission d'enquête , tant elle appartient à l'histoire de chaque titre, sous réserve des exigences déontologiques propres au journalisme.
Ce principe suppose cependant pour être pleinement effectif la faculté pour les journalistes qui souhaiteraient partir de pouvoir exercer de nouvelles fonctions dans d'autres titres, ce qui rejoint les préoccupations sur la dégradation de leur statut et des conditions matérielles d'exercice de leur profession développées par ailleurs dans le présent rapport. De manière très large, Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT), lors de son audition le 14 janvier, déclare ainsi : « Je ne crois aucunement à la neutralité du journaliste : c'est une fable. Chaque publication a une ligne éditoriale représentée par le directeur de la rédaction - seul l'audiovisuel public doit faire preuve de neutralité. Si la neutralité du journaliste n'existe pas, ses pratiques professionnelles doivent être conformes à notre déontologie : publier une idée politiquement orientée suppose que celle-ci soit vraie et vérifiée . »
(2) L'audiovisuel et le pluralisme interne
Ce régime très libéral, qui ne suppose pas de contrôle autre que déontologique, n'a pas pu être retenu pour le média audiovisuel . En effet, la rareté des fréquences a conduit à inscrire dans la loi de 1986 une forme différente de pluralisme dit interne réputé garantir la neutralité de l'antenne. Il était en effet inenvisageable d'accorder un canal de communication si dominant à une entreprise privée qui aurait pu y traiter l'information sans aucune contrainte autre qu'économique .
Comme l'a précisé Jean-Baptiste Gourdin, directeur général de la direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la culture, lors de son audition devant la commission d'enquête le 2 décembre : « Le pluralisme s'entend à la fois comme un pluralisme externe et comme un pluralisme interne. Le pluralisme externe s'applique à l'ensemble des médias et le pluralisme interne - une règle propre à l'audiovisuel - est lié au caractère de média de masse de l'audiovisuel et, historiquement, à la rareté du spectre hertzien . »
Mathias Reymond, co-animateur du site Acrimed, lors de son audition le 7 décembre, a synthétisé ces approches : « Le pluralisme interne intervient à l'intérieur d'un même média. Je ne crois pas qu'il soit gênant qu'il y ait des médias d'opinion. Ils existent dans la presse écrite : L'Humanité ce n'est pas Le Figaro , et Le Monde , ce n'est pas Libération . Ce qui importe, c'est qu'il y ait un pluralisme externe . »
La question posée est donc celle du contrôle du respect de cette obligation par les médias audiovisuels.
(3) Comment définir la « ligne éditoriale » ?
(a) Un concept à clarifier
La ligne éditoriale définit l'identité d'un média, sa ligne directrice. Elle est le fruit de l'ensemble des choix rédactionnels effectués par les journalistes.
Elle est complexe à définir, et ne peut pas être pleinement objectivée. Elle est connue, voire revendiquée dans la presse écrite, mais pas dans l'audiovisuel, qui est précisément supposé être « neutre » en matière idéologique. En la matière, toute reconnaissance par les éditeurs d'une « télévision d'opinion » serait contraire à leurs engagements et entraînerait des conséquences pouvant aller jusqu'à la perte de l'antenne .
Au demeurant, aucun actionnaire ou dirigeant interrogé par la commission d'enquête n'a revendiqué ni reconnu l'existence d'un biais idéologique , ce qui a contrario marque la défiance qui entoure cette notion. Ainsi Vincent Bolloré, entendu par la commission d'enquête le 19 janvier : « Personne n'a l'ambition, l'intention ou l'erreur de vouloir créer des chaînes d'opinion . », ou Patrick Drahi le 2 février : « Vous pourrez interroger tous les patrons d'édition chez BFM ou ceux qui étaient patrons, à l'époque, chez Libération. Ils sont très connus. Je ne leur ai jamais parlé. Je ne parle que de la qualité et du résultat économique, car il faut faire de la qualité avec les moyens que nous avons . »
(b) L'action du CSA
Le CSA, maintenant dénommé Arcom, est chargé de faire respecter les prescriptions de la loi du 30 septembre 1986. La « ligne éditoriale » n'est en elle-même ni définie, ni contrôlée, mais deux éléments permettent de l'approcher : le respect du pluralisme politique et le respect des prescriptions de la convention passée entre la chaîne et le CSA :
? d'une part, l'article 13 de la loi du 30 septembre 1986 prévoit que « l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique assure le respect de l'expression pluraliste des courants de pensée et d'opinion dans les programmes des services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d'information politique et générale ». Ce contrôle est effectué sur la base des données précises transmises par les chaînes, selon des modalités définies par la délibération du CSA du 22 novembre 2017 relative au principe de pluralisme politique dans les services de radio et de télévision .
? D'autre part, les conventions passées entre les chaînes et le CSA listent leurs engagements et responsabilités, définis de manière identique en préambule, entre autres, le respect de la dignité de la personne humaine, le caractère pluraliste des courants de pensée et d'opinion, la qualité et diversité des programmes. Elles sont publiques et font l'objet d'une attention particulière du régulateur.
Si le CSA constate un manquement à l'une de ces obligations qui incombent aux chaînes, il dispose de moyens juridiques définis aux articles 42 et suivants de la loi de 1986 précitée, la première étape étant la mise en demeure , éventuellement suivie d'une sanction. Comme son président Roch-Olivier Maistre l'a indiqué devant la commission d'enquête le 7 décembre : « Le CSA n'est donc pas défaillant, mais il ne contrôle pas la ligne éditoriale des chaînes . Il contrôle leur format, mais il ne compose pas les plateaux des émissions de télévision ni ne choisit les journalistes ou les éditorialistes. Nous intervenons quand nous constatons des manquements clairement identifiés, mais nous ne sommes pas les juges de la ligne éditoriale d'une chaîne . »
Tel est le cas lorsque des propos jugés contraires aux stipulations de la convention sont tenus sur une chaîne. Ils donnent alors lieu à une instruction des services, et éventuellement à des suites décidées par le collège. Pour autant, le Conseil n'a pas la faculté d'agir comme un censeur : une décision de mise en demeure, voire de sanction, doit réaliser un équilibre entre respect des grands principes fixés dans la convention, et liberté de parole. Comme le rappelle le Président du CSA : « La loi de 1986 que nous mettons en oeuvre est fondamentalement une loi de liberté. Elle est intitulée "loi pour la liberté..." et constitue le pendant pour l'audiovisuel de la loi relative à la liberté de la presse pour la presse écrite. Son premier article affirme la liberté de communication et la liberté éditoriale des chaînes. Toutes les limites fixées par la loi doivent se lire au regard de ce principe premier . »
Dès lors, l'atteinte aux grands principes doit être suffisamment grave pour justifier d'une mise en demeure.
Les limites des pouvoirs du CSA : l'arrêt du Conseil d'État du 15 octobre 2018
Lors de son audition le 7 décembre, le Rapporteur de la commission d'enquête, David Assouline, a interrogé le président du CSA Roch-Olivier Maistre sur la latitude de décision du Conseil en matière d'encadrement de la liberté d'expression : « Comment décidez-vous si ponctuellement dans une émission, si un acteur d'une émission ou si globalement un éditeur contrevient à sa convention ? Quelles explications demandez-vous ? La liberté d'opinion est encadrée par des lois punissant le racisme ou les actes de délinquance . »
Le président du CSA a ainsi été amené à préciser les conditions et les limites des pouvoirs de son institution en matière de contrôle de la parole exprimée sur les antennes, et de sa conciliation avec le principe de la liberté d'expression. Il a alors fait référence à un arrêt du Conseil d'État du 15 octobre 2018.
Dans cette affaire, invité sur RTL, Éric Zemmour avait commenté le 2 février 2017 de manière critique l'application faite selon lui par la Cour suprême des États-Unis de ce qu'il avait appelé le « principe de non-discrimination » et dénoncé l'influence de cette jurisprudence.
Par une décision du 14 juin 2017, le CSA avait mis en demeure la chaîne compte tenu de « la gravité et du caractère provocateur des propos tenus par le chroniqueur, qui constituent un éloge de la discrimination et la critique de toutes les institutions judiciaires qui contribuent à lutter contre celles-ci ».
Tout en relevant le caractère polémique de l'intervention du chroniqueur, l'importance des principes d'égalité devant la loi et de non-discrimination, le Conseil d'État a été amené à préciser que les atteintes à ces principes devaient se combiner avec la liberté d'expression, elle-même garantie par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. En conséquence, l'engagement inscrit dans le cahier des charges de la radio « ne saurait être interprété comme imposant à l'éditeur du service de prohiber sur son antenne toute critique des principes et des valeurs républicains » . Il convient de relever que, à l'opposé, le Conseil d'État a validé la sanction imposée par le CSA à CNews en 2019 pour des propos tenus par la même personne.
b) CNews : une chaîne « qui fait débat »
L'attention médiatique a été ces derniers mois focalisée sur la chaîne CNews . L'annonce de la candidature à l'élection présidentielle 2022 d'un éditorialiste très présent sur ses antennes a en particulier contribué à interroger sa ligne éditoriale. Cette dernière a été très régulièrement évoquée devant la commission d'enquête, à la différence des deux autres chaînes d'information pour lesquelles ce débat ne semble pas exister.
(1) De i-Télé à CNews
À l'origine, i-Télé a été créée en 1999 comme chaîne d'information à péage du groupe Canal Plus, devenant après LCI la deuxième chaîne d'information en continu du paysage audiovisuel. Elle est devenue gratuite au moment du passage à la TNT en 2005 et constitue alors l'une des trois chaînes d'information privées de l'audiovisuel français avec LCI et BFM TV .
i-Télé traverse une très grave crise en 2016, après la montée au capital de Vivendi de Vincent Bolloré. À l'issue d'un conflit social marqué par la plus longue grève de l'histoire de l'audiovisuel entre le 17 octobre et le 16 novembre, les trois-quarts des journalistes quittent la rédaction. Interrogé par le Rapporteur lors de son audition du 10 décembre, Thomas Bauder, son directeur de la rédaction, décrit ainsi cette période : « Monsieur le rapporteur, vous indiquiez tout à l'heure que 80 personnes avaient été débarquées d'i-Télé qui devenait CNews. Personne n'a été « débarqué ». Ils sont partis, car ils n'étaient pas en accord avec le projet qui leur avait été présenté. Je venais d'arriver. Le matin, j'avais une équipe. À midi, des gens me disaient « j'arrête, je m'en vais » et le soir aussi. L'objectif était de garder tout le monde. Il n'y avait pas de volonté de débarquer les gens . »
Il est toutefois important de préciser que ces départs étaient dus aux incertitudes concernant l'avenir de la chaîne et de sa future ligne éditoriale. La situation sociale était également tendue due à une relation avec une direction souhaitant licencier et voulant faire des économies.
En effet, avant cette grève, le Rapporteur avait déjà mis en lumière le souhait du groupe Canal+ de réduire les effectifs lors de l'audition devant la commission de la culture de Maxime Saada et Vincent Bolloré le 22 juin 2016 : « On aurait annoncé hier, lors de la réunion du comité d'entreprise d'i-Télé, la suppression de 50 contrats à durée déterminée (CDD). »
Maxime Saada avait alors répondu « La situation d'i-Télé (...) est critique. La chaîne a perdu 16 millions d'euros voilà deux ans, perdra 20 millions cette année et environ 25 millions l'année prochaine. Cette situation n'est pas durable. (...) nous ne pensons pas que la non-reconduction de 50 contrats à durée déterminée d'usage, ou CDDU, mette en péril l'existence de la rédaction. »
Dénommée CNews depuis février 2017, la chaîne a connu une forte progression de son audimat, passant de 0,6 % en 2017 à 1,4 % en 2020 et 2 % en 2021 . Elle est dorénavant la deuxième chaîne d'information en France , derrière le leader BFM TV.
(2) Une évolution qui fait débat
De nombreux observateurs, sans nier ce succès économique indéniable, estiment que l'antenne de CNews aurait subi une profonde mutation après 2016, et ce dans deux directions complémentaires.
Les chaînes d'information en continu en France
Le Sénateur Évelyne Renaud-Garabedian a interrogé Patrick Drahi lors de l'audition du 2 février sur l'arrivée des chaînes d'information en continu en France.
Évelyne Renaud Garabedian . - BFM TV a été, en France, la première chaîne d'information en continu. Elle est décriée ou admirée et laisse peu de gens indifférents. Il existe en tout cas un avant et un après BFM, ce qui est bien le signe d'une influence singulière et d'une vision. La façon de couvrir un événement n'a plus rien à voir aujourd'hui avec ce qu'elle était à l'époque où elle se résumait à un sujet de quelques minutes au journal télévisé de 20 heures. Êtes-vous d'accord avec ce constat et avec le fait que vous avez provoqué un mouvement qui a induit une façon différente de construire l'information ?
Patrick Drahi . - Oui, mais ce n'est pas moi. C'est Alain Weill qui a créé BFM. Il est allé voir ce qu'il se passait aux États-Unis. C'est d'ailleurs ainsi que j'ai commencé ma carrière, en me demandant pourquoi le câble ne fonctionnait pas en France alors qu'il connaissait un grand succès aux États-Unis. Alain Weill a regardé la façon dont fonctionnaient les deux ou trois chaînes d'information en continu aux États-Unis. CNN est plus connue, à l'échelle mondiale, que BFM. Cette chaîne a démarré pendant la guerre du Golfe, car elle permettait de suivre l'information en direct, et pas seulement au journal de 20 heures.
D'une part, les émissions dites « de plateau » , qui rassemblent des chroniqueurs et éditorialistes réguliers, ont pris une place plus importante à l'antenne. CNews aurait ainsi popularisé à grande échelle en France le principe du « débat d'actualité » très présent dans les médias américains. Il rassemble des éditorialistes et chroniqueurs connus du public, qui commentent l'information du jour sous la conduite d'un animateur qui n'hésite pas à participer lui-même aux débats.
D'autre part, la « ligne éditoriale » de la chaîne serait devenue plus orientée politiquement , en particulier sous l'influence de l'actionnaire principal de Vivendi, Vincent Bolloré. Ce constat a été formulé à de très nombreuses reprises par des personnes auditionnées.
Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours a ainsi exprimé cet avis : « (...) je rappelle tout de même que le slogan de CNews est "Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion." C'est donc revendiqué jusque dans le slogan et dans les publicités ! »
Hervé Rony, directeur général de la SCAM, a pour sa part exprimé les dérives qu'entraînent les médias d'opinion pour la démocratie : « Certains médias audiovisuels ont décidé de changer d'attitude et de privilégier certaines opinions. Il est difficile de placer le bon curseur entre le journalisme d'opinion et le journalisme qui décrit une situation et dévoile les faits de manière objective et honnête. Nous percevons une dérive dans ce pays vers des médias qui véhiculent une certaine opinion, ce qui impacte la vie démocratique. »
Pour sa part, Gilles Sacuto, président du Syndicat des producteurs indépendants (SPI) met en garde sur l'un des autres dangers de l'arrivée de médias audiovisuels d'opinion : « Or ces dernières années, certains médias se sont fortement polarisés politiquement et ne respectent plus leurs obligations en matière de pluralisme. Cela a des effets sur la diversité de la production. »
Lors de son audition par la commission d'enquête le 21 janvier, Éric Fottorino a synthétisé les principales remarques entendues : « Il me paraît problématique aujourd'hui de voir Vincent Bolloré feindre d'être complètement étranger au contenu de ses antennes et à l'identité de ses chroniqueurs, en particulier d'Éric Zemmour, qui est maintenant candidat à la présidence de la République. Nul besoin d'être un spécialiste pour se rendre compte qu'il nous prend pour des imbéciles ! Il est aussi problématique que, même lorsque ce candidat n'est pas à l'antenne, différents chroniqueurs et animateurs entretiennent sa présence en reprenant ses propos. »
Ce constat n'est cependant pas partagé par son directeur de la rédaction Thomas Bauder , interrogé à ce sujet par le Rapporteur lors de son audition du 10 décembre : « (...) il y a beaucoup de fantasmes. C'est particulièrement le cas chez nous, à CNews. Il arrive souvent, lorsque je croise quelqu'un, qu'on me demande : "alors, est-ce que Vincent Bolloré t'appelle tous les jours ?" Non, je n'ai jamais eu d'appels de Vincent Bolloré ni de qui que ce soit pour me dire ce qu'il fallait faire à l'antenne de CNews. (...) Parfois, il peut être aisé de faire un raccourci et de coller à la rédaction de CNews l'image de certains des chroniqueurs ou des intervenants de CNews. La réalité est très différente. Il ne faut pas avoir de format ni penser de telle ou telle manière. Les opinions et avis, à l'intérieur de la rédaction de CNews, sont divers et à mon avis conformes à l'état des forces politiques et idéologiques dans notre pays, avec des personnes qui sont plutôt d'un bord et des personnes plutôt de l'autre. »
Sur la question posée par le Rapporteur de l'exposition d'un chroniqueur régulier devenu candidat à l'élection présidentielle, et au-delà, de la promotion d'une idéologie, Thomas Bauder a également défendu la neutralité de la rédaction :
« J'anime personnellement la conférence de rédaction du matin, les conférences de rédaction de prévision et parfois les conférences de rédaction du soir, et celles qui préparent la matinale. À aucun moment je n'ai favorisé ni ne cherche à favoriser un candidat ou un parti plutôt qu'un autre, et personne ne m'a demandé de le faire. Je vous l'assure .
David Assouline , rapporteur. - J'ai aussi parlé d'idéologie.
Thomas Bauder . - Ma réponse est la même. Je vois bien à quelle idéologie vous faites allusion. Il y a aussi l'idéologie globale, on pense que les choses sont comme ceci ou cela. C'est une idéologie cachée, mais nous avons tous une idéologie, un biais idéologique. Je le sais et j'y fais attention. Je veille à ce qu'il n'y ait aucune idéologie qui soit privilégiée par rapport à une autre. (...) Aucune idéologie n'est favorisée sur CNews, monsieur le rapporteur. Je vous l'assure . »
Interrogé sur le même sujet le 19 janvier par le Rapporteur, Vincent Bolloré a également fait part de son désaccord sur cette analyse : « Dans son audition, Thomas Bauder indique que c'est une chaîne de débats. (...) Personne n'a l'ambition, l'intention ou l'erreur de vouloir créer des chaînes d'opinion. Le groupe Vivendi-Canal est positionné sur la liberté d'expression pour donner le meilleur à ses clients voulant voir du sport, du cinéma et des séries. »
De chaîne d'information, CNews est donc également devenue un « objet médiatique » dont l'antenne est commentée en elle-même.
(3) La chaîne face au CSA
Les critères permettant de définir une ligne éditoriale sont peu complets, même si leur analyse permet de tirer certaines tendances.
Dans le champ des chaînes d'information en continu, CNews a été l'objet de cinq mises en demeure depuis 2016, contre deux pour BFM et aucune pour LCI. CNews a également subi une sanction d'un montant de 200 000 euros , la seule jusqu'à présent émise par le Conseil d'État pour une chaîne d'information. Elles sont synthétisées dans le tableau suivant.
Mises en demeure et condamnation des chaînes
d'information en continu
par le CSA depuis 2016
Procédure |
Affaire |
Extrait de la décision du CSA |
BFM TV |
||
Mise en demeure du 24 avril 2019 |
Diffusion répétée d'une information erronée lors de la couverture médiatique des attentats survenus à Trèbes et Carcassonne le 23 mars 2018 |
« durant la couverture médiatique des attentats survenus dans les communes de Carcassonne et de Trèbes le 23 mars 2018, la société BFM TV a indiqué à plusieurs reprises dans la journée du 23 mars 2018 que l'auteur de ces actes terroristes, d'origine étrangère, avait été naturalisé français en 2015 alors même qu'il faisait l'objet d'une inscription au fichier des personnes recherchées pour risque d'atteinte à la sûreté de l'État depuis l'année 2014 ; (...) que ces faits caractérisent ainsi un manquement à l'obligation de rigueur dans la présentation et le traitement de l'information fixée par les stipulations précitées de l'article 2-3-8 de la convention du service « BFM TV ». |
Mise en demeure du 5 juin 2019 |
Diffusion en direct par BFM TV de la finale de la ligue des
champions de football
|
« Le 1 er juin 2019 à partir de 21h02, le service de télévision « BFM TV » a diffusé en direct la finale de la ligue des champions de football opposant les équipes de Tottenham et de Liverpool. La diffusion en direct de la totalité de ce match, qui ne peut être qualifié ni de programme d'information ni de rediffusion d'un événement d'anthologie du sport, constitue un manquement aux stipulations précitées des articles 1-1 et 3-1-1 de la convention du 19 juillet 2005. |
CNews |
||
Mise en demeure 3 novembre 2016 |
Lors de l'émission « Morandini
Live » du 18 octobre 2016, l'animateur présente comme
« correspondante aux États-Unis » pour commenter un
sujet consacré au classement des salaires des animateurs de
télévision américains une photographe
|
« (...) que la présentation de cette personne comme étant une « correspondante aux États-Unis » constitue un manquement à l'exigence d'honnêteté ainsi qu'à celle de rigueur dans la présentation et le traitement de l'information énoncées par les stipulations précitées ; qu'en outre, la présentation de cette personne comme disposant d'une expertise sur la télévision américaine qui lui conférerait une qualité pour intervenir à ce titre sur l'antenne du service constitue un autre manquement à ces mêmes exigences d'honnêteté et de rigueur dans la présentation et le traitement de l'information » |
Mise en demeure 31 mai 2017 |
Dépassement répété de la
durée autorisée pour les messages publicitaires les
28 février 2015,
|
« Les dépassements répétés de la durée autorisée des messages publicitaires pour une heure d'horloge donnée, dont certains présentent un caractère très significatif, sont constitutifs d'une méconnaissance des dispositions du 1° du V de l'article 15 du décret du 27 mars 1992 ; qu'en conséquence, il y a lieu d'adresser à la Société d'exploitation d'un service d'information la présente mise en demeure » |
Mise en demeure du 27 novembre 2019 |
Propos tenus par un chroniqueur lors d'émissions diffusées entre le 14 et le 23 octobre 2019 |
« concernant les émissions diffusées entre le 14 et le 23 octobre, son attention [du CSA] a été appelée à de très nombreuses reprises sur les propos qui y ont été tenus par ce chroniqueur. Ainsi, ses interventions lors d'un débat portant sur l'ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples de femmes, le 15 octobre 2019, ont pu être perçues comme stigmatisant les personnes homosexuelles, de même que celles du 21 octobre 2019 ont pu être perçues comme minimisant le rôle joué par l'État français dans la déportation des Juifs français pendant la Seconde Guerre mondiale ; (...) Il ressort du compte rendu de visionnage de l'émission du 23 octobre 2019 que, lors d'une séquence du « Face à face » consacrée au « risque de l'Islam radical » dans les « banlieues » diffusée lors de l'émission du 23 octobre 2019, le chroniqueur s'est exprimé à plusieurs reprises sur la religion musulmane, en assimilant islam et islamisme - « l'islam est par essence une religion politique, ça a toujours été comme ça, on peut appeler ça islamisme politique, radical (...) », « l'immigration, l'islam et islamisme, tout ça c'est le même sujet » - tout en évoquant incidemment la nécessité « de prendre des mesures radicales ». |
Décision du 17 mars 2021 Sanction |
Décision faisant suite à la mise en demeure du 27 novembre 2019 Une sanction de 200 000 euros est prononcée Cette décision est confirmée par un arrêt du Conseil d'État du 28 avril 2021. |
« au cours de l'émission "Face à l'info" diffusée sur le service de télévision CNews le 29 septembre 2020, un chroniqueur s'est exprimé sur la situation des mineurs étrangers isolés en France et a notamment déclaré à plusieurs reprises qu'ils étaient, pour la « plupart » ou « tous » des « voleurs », des « violeurs » et des « assassins », à tout le moins qu'« il y en a beaucoup qui le deviennent », évoquant une « invasion » à laquelle la France devrait mettre un terme. (...) aucune réaction suffisamment marquée n'a été apportée à ces déclarations par les personnes présentes en plateau. La circonstance qu'ait été indiqué à l'antenne que ces propos émanaient non de la chaîne, mais du chroniqueur, au demeurant collaborateur de la chaîne et non simple invité, est à cet égard sans incidence. Par ailleurs, alors que l'émission a été diffusée avec un léger différé, il résulte des informations données par la chaîne durant l'audience du 10 mars 2021 que cette séquence a été diffusée sans aucune modification. (...) Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu, compte tenu de la nature et de la gravité des manquements constatés, intervenus au surplus au cours de la même émission que celle ayant donné lieu à la mise en demeure du 27 novembre 2019, émission sur laquelle le comité d'éthique avait par ailleurs alerté la chaîne, de prononcer une sanction pécuniaire d'un montant de 200 000 euros à l'encontre de la Société d'exploitation d'un service d'information (S.E.S.I.) » |
Mise en demeure du 9 juin 2021 |
Exposition excessive du candidat aux élections régionales du Rassemblement national entre le 10 et le 28 mai 2021 |
« qu'entre le 10 et le 28 mai 2021, le service de télévision "CNews" a invité sur le plateau de plusieurs de ses émissions de débat et d'information le candidat présenté en tête de la liste du Rassemblement national à Paris dans le cadre des élections régionales des 20 et 27 juin 2021, à neuf reprises. Il ressort du visionnage de ces séquences que l'intéressé a été présenté, dans la quasi-totalité des cas, en sa qualité de candidat, que ce soit oralement ou par le biais d'incrustations à l'écran. Par ailleurs, l'examen des séquences fait également apparaître qu'il s'est exprimé, contrairement à ce que soutient l'éditeur, sur des thématiques majeures de la campagne électorale en vue du scrutin à venir en région d'Île-de-France, telles que la sécurité publique. » |
Mise en demeure du 3 décembre 2021 |
Sous-exposition sur les écrans de la chaîne entre
le 1
er
octobre et le 15 novembre des intervenants de la France
Insoumise
|
« Il ressort de l'examen des temps de parole relevés sur l'antenne du service CNews entre le 1 er octobre et le 15 novembre 2021 qu'une proportion très significative des interventions de l'exécutif et des interventions de La France Insoumise a été diffusée dans des émissions programmées entre 0h00 et 5h59, avec plus de 82 % du volume total des interventions des membres de l'exécutif et plus de 53 % du temps de parole des représentants de La France Insoumise diffusés sur cette tranche horaire.
(...)
|
La nature des mises en demeure pour les deux chaînes est différente : pour BFM TV, elles portent pour la première sur une information inexacte diffusée pendant une journée, pour la seconde sur la diffusion d'un match de football, en contradiction avec l'objet de la chaîne. Dans le cas de CNews, elles relèvent plus spécifiquement du champ politique : propos tenus par un chroniqueur (deux fois), exposition jugée excessive d'un candidat aux élections régionales, non-respect du temps de parole des différentes expressions politiques. Sur l'ensemble de l'année 2021, la chaîne a cependant respecté ses obligations de temps de parole.
(4) « Culture du clash » et émissions de plateau
De facto , la ligne de CNews pose la question des émissions dites « de plateau », qui sont d'ailleurs toutes à l'origine des mises en demeure supportées par la chaîne.
Cette évolution est pleinement reconnue et assumée par sa direction, qui l'explique par le contexte économique global né de la profusion de chaînes d'information en continu sur la TNT. Ainsi Maxime Saada, lors de son audition devant la commission d'enquête le 28 janvier : « Comment résorber ce déficit ? En se différenciant sur un marché pléthorique. BFM TV, seule chaîne d'information privée rentable, se positionne sur les breaking news . Son travail est remarquable, mais ce créneau est trop coûteux pour nous. Notre logique est celle de la durée d'écoute pour capter les téléspectateurs et générer du revenu publicitaire. Nous avons donc choisi de nous positionner sur le débat. Si des opinions diverses peuvent s'y exprimer, CNews ne constitue pas pour autant une chaîne d'opinion. »
Ce constat a été partagé a contrario par Patrick Drahi , propriétaire de BFM, lors de son audition devant la commission d'enquête le 2 février : « Lorsqu'on passe toute la journée à faire du débat sur un micro-sujet, j'appelle cela du débat et non de l'information ».
Bruno Patino , président du directoire d'Arte, abonde également en ce sens d'une décision essentiellement basée sur des considérations de coûts à l'occasion de son audition le 24 janvier : « Si les médias audiovisuels d'opinion se multiplient aujourd'hui, c'est avant tout parce que l'opinion coûte moins cher à produire que l'information . Si cela attire en outre davantage l'attention, ce sera économiquement bien plus rentable ».
Enfin, Alain Weill , lors de son audition devant la commission d'enquête le 10 février, fait un parallèle avec le marché américain : « Le nombre de chaînes d'information a poussé à la radicalisation . L'un de ces acteurs a craqué, et a créé un équivalent de Fox News, première chaîne d'information aux États-Unis, avant MSNBC, puis seulement CNN (...) De mémoire, la durée d'écoute sur BFM avoisine les 20 minutes, voire moins si l'actualité n'est pas très forte, et bien évidemment plus en cas d'actualité très forte. Seuls les professionnels l'allument du matin au soir. Sur une chaîne d'opinion, c'est différent. Fox News est la première chaîne d'information aux États-Unis, parce qu'elle propose de vrais shows d'actualité avec des personnalités engagées. Les téléspectateurs regardent alors la totalité du programme. Pour une chaîne factuelle, la durée d'écoute est plus courte. »
(5) La place structurante des chroniqueurs
Ces émissions mettent en avant des invités réguliers ou permanents, mais qui ne disposent pas d'une appartenance politique explicite. Aucune autorité n'est qualifiée pour caractériser sans risque de contestation des biais idéologiques de tel ou tel. Le président du CSA, lors de son audition du 7 décembre, a ainsi souligné : « Il faut bien peser ce que voudrait dire une autorité administrative indépendante qui commencerait à se faire le juge du beau et du bien, qui dirait quels journalistes ou quels éditorialistes ont leur place dans tel ou tel débat. Je ne connais pas de démocratie qui fonctionne ainsi . »
À l'occasion de l'audition de Vincent Bolloré le 19 janvier, le Sénateur Vincent Capo-Canellas a synthétisé cette approche : « (...) nous voyons bien que la culture du clash domine aujourd'hui les médias. Ils se tournent donc plutôt vers des éditorialistes clivants, qui apportent aussi parfois une logique d'opinion . »
Ce point a également été relevé par Isabelle Roberts, Présidente du site Les Jours, lors de son audition devant la commission le 21 janvier : « Cette petite musique passe surtout par une catégorie d'invités que je qualifierais de « permanents », qui, en réalité, ne sont plus des invités, mais des chroniqueurs rémunérés - M. Bauder, que vous avez auditionné, l'a lui-même reconnu . »
Ces émissions peuvent donc être considérées comme caractéristiques de la « ligne éditoriale » de CNews. Le choix des sujets, la sélection des chroniqueurs, la conduite plus ou moins orientée des débats relèvent de choix rédactionnels pleinement assumés.
Un « cas limite » s'est cependant présenté récemment. Par une décision du 8 septembre 2021, applicable le lendemain, le CSA a finalement demandé à CNews de décompter le temps de parole d'un chroniqueur au titre des personnalités politiques : « Le CSA rappelle que les dispositions de la loi du 30 septembre 1986 prévoient la prise en compte des interventions des personnalités politiques. Au regard des récents développements, le Conseil supérieur de l'audiovisuel a considéré que M. Zemmour pouvait être regardé dorénavant, tant par ses prises de position et ses actions, que par les commentaires auxquels elles donnent lieu, comme un acteur du débat politique national . »
Il convient de relever que cette décision ne limite pas la liberté d'expression de la personne en question. Elle l'a fait simplement basculer du côté, plus précisément encadré, du champ politique. L'annonce de la candidature l'élection présidentielle de l'intéressé montre au demeurant la pertinence de cette décision en termes juridiques.
(6) Vers une télévision de débats voire d'opinion ?
Au-delà de ce cas particulier, les débats autour de CNews portent sur la possibilité, voire l'opportunité, d'assister à l'émergence des télévisions d'opinion , comme il existe une presse écrite d'opinion. Alain Weill, lors de son audition le 10 février, a noté une évolution vers une chaîne de débats voire d'opinion.
« David Assouline . - Vous, connaisseur des chaînes d'information, nous dites que c'est une chaîne d'opinion ?
Alain Weill . - Oui, c'est une chaîne de débats. Je crois que les éditeurs de la chaîne ne le contestent pas. Être une chaîne de débat ou d'opinion n'est pas négatif.
David Assouline . - Vous avez dit "une chaîne d'opinion".
Alain Weill . - Oui. Ils font moins de journaux que BFM. Il y a plus de débats, qui rencontrent le succès. C'est une expérience intéressante. Le CSA doit s'assurer que l'offre est équitable sur l'ensemble du paysage audiovisuel . »
La commission d'enquête reconnait pleinement l'utilité pour la vitalité du débat démocratique de l'organisation de débats, présentant les différents points de vue dans le respect du pluralisme des opinions, conformément aux conventions passées avec le régulateur. Ces émissions participent incontestablement à l'information éclairée du citoyen, en le confrontant à la diversité des analyses, matérialisée par les différents chroniqueurs. Elles n'ont cependant pas vocation à se substituer à un travail journalistique indépendant et à un traitement professionnel de l'information.
Le cadre légal ne permet pas en France l'émergence de tels médias, pour les raisons exposées précédemment . Signée le 27 novembre 2019, la convention liant CNews au CSA contient en son III (articles 2-3-1 à 2-3-12) les clauses standards destinées à assurer sa neutralité, le respect du pluralisme et les différents points de vigilance, comme le fait de ne pas inciter à des comportements inciviques ou à promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité.
Interrogé par le président de la commission Laurent Lafon, le président de l'Arcom a ainsi pu développer son analyse sur la question :
« Laurent Lafon . - La presse écrite est organisée comme une presse d'opinion avec différents courants. Jusqu'à maintenant, la télévision n'était pas organisée en courants d'opinion. Percevez-vous un glissement de certaines chaînes vers de la télévision d'opinion ? Si tel est le cas, comment organiser le pluralisme entre les différentes chaînes ? (...)
Roch-Olivier Maistre . - La loi de 1881 sur liberté de la presse a constitué l'un des piliers de la République naissante. Elle a posé un principe fondamental qui a permis une floraison extraordinaire de la presse, avec une presse d'opinion couvrant l'ensemble des sensibilités politiques, que personne n'envisage de remettre en question, tout en permettant de sanctionner la diffamation ou l'injure.
Notre paysage audiovisuel ne s'est pas construit de la même façon. (...) D'emblée, le législateur a imposé un principe de pluralisme, l'audience de TF1 étant à l'époque considérable. Il n'était pas envisageable que cette chaîne devienne une chaîne d'opinion qui aurait pu déséquilibrer notre vie politique. Ce principe vaut pour tous les opérateurs. Il est d'autant plus justifié qu'ils émettent sur des fréquences qui appartiennent au domaine public. (...)
Nous constatons effectivement une évolution des lignes éditoriales de certaines chaînes d'information et nous pouvons nous interroger sur la façon dont nous rédigerons demain les conventions qui lient les éditeurs au régulateur, tout en préservant la liberté d'expression . »
Patrick Eveno, lors de son audition par la commission d'enquête le 17 janvier, résume de manière très directe, voire fataliste, ce que pourrait être un paysage médiatique autorisant les chaînes d'opinion : « S'agissant de la télévision, la loi de 1986 s'explique par son contexte. Mais la distinction entre le pluralisme externe et le pluralisme interne est maintenant dépassée. Le pluralisme externe existe sur Internet, sur YouTube, qui abrite de nombreuses chaînes, dont certaines ont plus d'audience que les chaînes classiques et qui se moquent du pluralisme interne et de la diversité d'opinion. Il suffit de consulter les sites egaliteetreconciliation.fr ou fdesouche.com, par exemple, pour s'en convaincre. Dès lors, pourquoi n'assisterions-nous pas à l'émergence, parmi les chaînes de télévision, d'un bloc de la "réaco-sphère" bolloréenne ? Les chaînes concernées n'ont qu'une faible audience : moins de 4 % pour Europe 1, 2 % pour CNews, 2 % pour C8, etc. Si l'on veut bloquer cette fusion, il faudrait donc prévoir un seuil très bas, mais cela aurait pour effet de dissuader tout nouvel investisseur de s'engager dans la télévision . »
Ces analyses appellent quatre remarques .
Première remarque, le succès économique et d'audimat justifie, aux yeux de son actionnaire et de ses dirigeants le choix du changement de format opéré en 2016 . La chaîne est proche de l'équilibre financier et a su fidéliser une partie du public. En ce sens, le regard que l'on peut porter sur la chaîne doit équilibrer des décisions purement économiques avec les normes en vigueur dans l'espace médiatique.
Deuxième remarque, l'influence de CNews, « objet médiatique », dépasse de loin son audimat , comme en ont témoigné les très nombreuses références à son cas lors des auditions. A minima , on peut y voir la capacité des émissions de plateau à s'insérer dans un écosystème médiatique qui réagit avec vigueur aux éléments de polémiques.
Troisième remarque, la récurrence des mises en demeure peut interroger sur la « force de dissuasion » du CSA, maintenant Arcom. La procédure existante dans la loi de 1986 suppose la mise en oeuvre d'une procédure longue et complexe qui, à l'heure des réseaux sociaux, peut sembler déconnectée de l'ampleur des polémiques soulevées.
Quatrième remarque enfin, il existe une limite, définie par les tribunaux, entre la règle, qui est la liberté d'expression , et les abus qui en sont faits. Les condamnations de la chaîne témoignent de l'attention que lui accorde le régulateur.
La commission d'enquête n'a pas débattu, et n'a donc pas tranché, sur le fait de savoir si CNews était une chaîne de débats ou d'opinion. Les avis de ses membres divergent. La conviction personnelle du Rapporteur est que ces condamnations témoignent d'un problème, qui dépasse le simple et légitime débat démocratique. Il est utile de rappeler à ce titre que même la reconnaissance hypothétique en France de médias d'opinion ne permettrait pas de s'affranchir des principes du droit, qui figurent au reste également dans la loi de 1881 .
En définitive, sur ce sujet éminemment polémique, il importe de rappeler solennellement, d'une part, les obligations contractuelles auxquelles sont soumis les détenteurs d'une autorisation d'émettre, d'autre part, la liberté d'entreprendre qui donne à l'entreprise la faculté de déterminer son format et son contenu afin d'assurer son équilibre économique, enfin, son impact plus global sur la qualité du débat public. Un juste équilibre suppose un régulateur en capacité de réagir rapidement et fermement à des débordements qui, faut-il le rappeler, ont lieu sur des fréquences qui sont des ressources publiques rares et donc soumises au respect des obligations tant légales que contractuelles .
4. Un contexte favorable aux soupçons : la précarisation du métier de journaliste
Si la crise de la presse a des origines plus anciennes, les récents mouvements de concentration, mais également la situation de la presse écrite, semblent avoir participé à la baisse du nombre de journalistes et à leur précarisation. Comme le soulignait Michel Laugier , rapporteur pour avis de la commission de la culture sur les crédits de la presse lors de l'audition du 13 décembre : « Il faut remettre le phénomène de concentration, qui peut avoir des effets positifs ou négatifs, dans son contexte . La presse écrite est dans une situation difficile, avec 60 % de recettes en moins depuis le début des années 2000, la mutation vers la diffusion en ligne, la disparition de points de vente, la réforme du portage . »
Selon la loi « Brachard » de 1935, qui a créé ce statut, est journaliste professionnel, selon l'article L. 7111-3 du code du travail, « toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques, ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources. »
a) Des journalistes moins nombreux depuis l'accélération des concentrations dans la presse écrite
(1) Le nombre de journalistes a globalement baissé depuis le pic de 2009
En 2020, il y avait 34 182 journalistes selon la Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels (CCIJP). 98 ( * ) Si ce chiffre est stable par rapport à 2001 (-0,2 %), il est en net recul par rapport au pic de 2009 (-8,6 %), donc parallèlement aux mouvements de concentration du secteur. Signe aussi de la moindre attractivité du métier, la proportion de premières demandes a baissé, passant de 9 % en 2001 à 4 % en 2020.
Nombre de cartes délivrées
Source : CCIJP
Il est nécessaire de préciser que la réduction des effectifs de France Télévisions, qui sont passés de 2 910 journalistes en 2010 à 2 767 en 2021, en diminution de 5 % est due à plusieurs plans d'économie demandés par les différents gouvernements depuis plus de dix ans.
(2) Une prédominance de la presse écrite qui s'érode
Selon l'Observatoire des métiers de la presse 99 ( * ) , en 2019, la presse écrite reste le secteur dominant avec 57 % des cartes, une part qui se réduit régulièrement depuis 2000 (moins 7 points). Cette chute est d'autant plus importante pour les premières demandes, en baisse de 13 points en 18 ans.
Au contraire, le secteur de la radio voit sa part progresser de 8 % à 9,7 % du total des cartes, tandis que la télévision est en forte progression (plus 8 points par rapport à 2000) , et plus 11 points sur les premières demandes. Cette augmentation des effectifs se voit également dans les chiffres des chaînes de radio et de télévision qui nous ont été transmis : par exemple, les effectifs des journalistes des différentes chaînes d'Altice sont en croissance depuis 2017, passant de 458 journalistes en CDI au 31 décembre 2017 à 594 journalistes au 31 décembre 2021. (+29,7 %) 100 ( * ) , malgré un plan de départ volontaire au dernier trimestre 2020. De même, le nombre de journalistes du groupe M6 a ainsi légèrement augmenté (+1,7 %) depuis le rachat du pôle radio en 2017, passant de 349 journalistes à 355. 101 ( * ) Les effectifs des radios sont également en hausse puisque le nombre de journalistes de RTL en CDI a augmenté de 3,3 %, passant de 121 à 125 102 ( * ) , celui de RTL2 est stable et celui de Fun radio en légère hausse (+1,25 %). Si les effectifs totaux du groupe TF1 ont baissé de 2016 à 2022, passant de 470 collaborateurs à 430 (-8,6 %), une partie de la baisse est due à l'évolution du périmètre du groupe (cession de Ouest Info), les effectifs de LCI sont globalement en baisse sur la période (-16,7 %). 103 ( * )
Les secteurs d'activité en 2019
Source : données Observatoire des métiers de la presse - Afdas CCIJP - http://data.metiers-presse.org
(3) Une réduction du nombre des journalistes en partie liée aux mouvements de concentration
Outre les difficultés financières qui ont abouti à des licenciements économiques ou à des plans de départ volontaire, pour les groupes que nous avons interrogés, le rachat de nouveaux titres de journaux va de pair, la plupart du temps, avec une diminution du nombre de journalistes. 104 ( * )
Cette diminution du nombre de journalistes est particulièrement marquante avec les mouvements de concentration dans la presse régionale. François Bonnet, président du Fonds pour une presse libre, rappelait qu'EBRA avait certes sauvé la plupart des journaux qu'il avait rachetés, mais « au prix de 900 départs et de grandes fusions entre les rédactions . » Mais selon Philippe Carli, président du groupe EBRA, les transformations ont été réalisées « sans aucun départ contraint, uniquement avec des accords signés majoritairement par les partenaires sociaux . » Et le groupe investit 2 millions d'euros par an dans la formation. La commission d'enquête n'a pu obtenir que les chiffres à partir de 2019, qui montrent une réduction globale de 4,6 % des effectifs en deux ans (passage de 1 454 journalistes en CDD et en CDI au 31 décembre 2019 à 1 387 journalistes en 2021) 105 ( * ) . Ce chiffre global cache cependant de fortes disparités selon les pôles et titres : en deux ans, Le Républicain Lorrain a perdu -14 % de ses journalistes, le groupe Progrès SA -10,7 % et le Dauphiné Libéré -8,9 %. Par contre, les effectifs d'AGIR (agence générale des informations régionales, qui est une sorte d'agence de presse régionale, entre autres pour le Progrès ) et d'Est-Info TV ont presque doublé, gagnant respectivement +72,7 % et +77,7 % de journalistes. Dans le groupe La Dépêche du Midi, le rachat du Midi libre en 2015 a fait passer l'effectif de ce titre de 211 journalistes en 2015 à 172 en 2022 soit -18,5 % 106 ( * ) .
Au sein du groupe Les Échos-Le Parisien, le nombre de journalistes au Parisien est en baisse de 18,5 % depuis son rachat en 2015 107 ( * ) , mais les effectifs de Radio Classique ont plus que doublé.
De même, au sein du groupe SIPA Ouest-France, le nombre de journalistes du groupe « Journaux de Loire « ( Le Courrier de l'Ouest , Le Maine libre et Presse Océan ) s'est réduit de 10,4 % entre le rachat en 2006 et actuellement (-19 postes), principalement en raison de la forte baisse des effectifs de Presse Océan (-36,7 %), mais dans le même temps, les effectifs de Publihebdos ont crû de 120 journalistes (solde net). 108 ( * )
Évolution des effectifs de
journalistes
(extraits des réponses aux demandes du
Rapporteur de la commission d'enquête, février et mars
2022)
Groupe |
Titre ou chaîne |
Effectif en 2022 |
Effectif avant rachat |
Évolution |
Date de rachat |
Les Échos-
|
Le Parisien/
|
403 |
430 |
- 18,5 % |
2015 |
Les Échos |
202 |
226 |
- 10,7 % |
2007 |
|
Investir |
23 |
57 |
- 59,7 % |
1993 |
|
Radio Classique |
26 |
10 |
+260 % |
1999 |
|
La Dépêche du Midi 110 ( * ) |
Le Midi Libre |
172 |
211 |
-18,5 % |
2015 |
Centre Presse |
26 |
27 |
-3,8 % |
2015 |
|
SIPA-Ouest France 111 ( * ) |
Le Courrier de l'Ouest |
87 |
84 |
+3,6 % |
2006 |
Le Maine libre |
39 |
39 |
0 |
2006 |
|
Presse Océan |
38 |
60 |
-37,6 % |
2006 |
|
SIPA-Ouest France et Rossel 112 ( * ) |
20 Minutes |
93 |
91 |
+2,2 % |
|
EBRA 113 ( * ) |
Groupe EBRA |
1 387 |
1 454 (en 2019) |
-4,6 % |
|
Le Républicain Lorrain |
117 |
136 (en 2019) |
-14 %
|
2006 |
|
L'Est républicain |
194 |
192 (en 2019) |
-1 % |
2009 |
|
Dernières nouvelles d'Alsace |
142 |
139 (en 2019) |
- 2 ,2 % |
2009 |
|
Groupe Progrès SA |
277 |
310 (en 2019) |
-10,7 %
|
2009 |
|
Le Dauphiné Libéré |
308 |
338 (en 2019) |
-8,9 %
|
2009 |
|
M6 |
Groupe (radio et TV) 114 ( * ) |
355 |
349 |
+1,7 % |
|
RTL dont CDI |
143 125 |
164 121 |
-12,9 % +3,3 % |
2017 |
|
Altice 115 ( * ) |
Groupe Altice |
594 |
458 |
+ 29,7 % |
2017 |
Canal+ 116 ( * ) |
Groupe Canal+ |
230 |
287 |
-19,9 % |
2015 |
CNews (dont rédaction digitale ex BMD) |
113 |
137 |
-17,5 % |
2015 |
|
Rédaction sports |
92 |
112 |
-17,9 % |
2015 |
|
Autres rédactions
|
25 |
38 |
-34,2 % |
2015 |
Canal+ a vu également ses effectifs de journalistes fortement baisser : il y avait 287 journalistes dans le groupe en décembre 2015, ils ne sont plus que 230 en janvier 2022, soit une baisse de près de 20%. 117 ( * ) Cette diminution est significative pour C8-Cstar, dont les effectifs ont diminué de moitié (passant de 17 journalistes en 2015 à 8 en 2022). Ces départs se sont faits par des ruptures conventionnelles et non par l'usage des clauses de cession ou de conscience.
Extrait de l'audition de Pascal Chevalier le 3 février
« David Assouline , rapporteur. - Je repose la même question pour que nous bénéficiions d'une réponse claire, car si nous ne comprenons pas, nous ne voyons pas comment les personnes qui nous écoutent pourraient comprendre. Vous parlez de 800 journalistes, de cartes de presse, de pigistes, et d'une troisième catégorie qui ne bénéficierait pas de la carte de presse. Quelle est la part de contrats précaires sur ces 800 journalistes ?
Pascal Chevalier . - Je pense que nous disposons de 200 CDI et d'autant de prestataires externes.
David Assouline , rapporteur. - Vous valorisez pourtant un nombre de 800 journalistes, alors que la grande majorité est en emploi précaire . »
La baisse est particulièrement marquée dans les groupes ayant choisi d'employer davantage de « chargés de contenus » plutôt que des journalistes , comme le groupe Reworld. Lors de son audition, Pascal Chevalier, président de Reworld Media a insisté sur la présence de 800 journalistes titulaires d'une carte de presse dans son groupe, pour la plupart précaires (un quart seulement sont en CDI). Il n'a toutefois pas infirmé les affirmations du président de la commission d'enquête indiquant que les effectifs de Marie-France étaient passés de 28 à 2 (-92,9 %) après sa reprise, ni celles du Rapporteur précisant que le nombre de journalistes de Mondadori était passé de 340 à 150 (-65,9 %) après le rachat du groupe. Il interprète cela comme une volonté de mieux coller aux attentes du marché, qui veut des « passionnés », et des contributeurs qui ne souhaitent pas forcément travailler à temps plein et préfèrent avoir un emploi du temps souple. Selon Alexandre Buisine, membre du bureau national du SNJ, « les méthodes de Reworld sont connues : il engage des chargés de contenus qui ne sont pas des journalistes, qui n'ont plus de droits d'auteur, mais sont seulement des fournisseurs de contenus, éventuellement auto-entrepreneurs. L'objectif du groupe est de réaliser des magazines sans journalistes. »
Ce nouveau modèle consistant à remplacer des journalistes par des « chargés de contenus » interroge beaucoup sur plusieurs aspects.
La première est la déontologie. En effet, ces nouveaux acteurs ont davantage des profils « communication », « numérique » et « marketing ». La logique n'est pas la même et va alors abaisser la qualité de l'information. Il va y avoir davantage un souhait de créer une action (un clic sur l'article avec un titre accrocheur pour faire du trafic par exemple) et optimiser le SEO (Search Engine Optimization) que de creuser sur le sujet en tant que tel. Ils n'ont également pas de charte de déontologie les contraignant à une certaine rigueur morale.
La deuxième est la protection de ces chargés de contenus. En effet, ces derniers n'ont pas les mêmes droits que les journalistes qui peuvent être protégés quand ils sont attaqués juridiquement, ils peuvent faire appel également de la clause de cession ou de conscience. Les chargés de contenus peuvent subir davantage de pression, les rendant plus influençables.
Enfin, ces nouveaux profils peuvent entraîner une uniformisation de l'information et une homogénéisation des contenus.
Si ce modèle tendait à se généraliser, cela pourrait entraîner de vrais risques pour la démocratie.
Les journalistes de la presse gratuite ont aussi été particulièrement touchés, en raison de la moindre attractivité du modèle. Ainsi 68 journalistes ont quitté 20 Minutes entre 2010 et 2021, la plupart au travers de ruptures conventionnelles, mais 30 en utilisant la clause de cession ou de conscience, et 10 par un licenciement économique. 118 ( * )
Dans le secteur radiophonique, l'ancien délégué SNJ d'Europe 1, Olivier Samain, a indiqué qu'après la présentation d'un plan de réduction d'effectifs le 11 mai 2021 et le rapprochement avec CNews durant l'été, « sur les 120 journalistes que la rédaction employait encore au printemps dernier, plus de 60, soit un sur deux, ont décidé de quitter Europe 1 entre le mois d'août et le mois de décembre 2021. » Vingt ont choisi de quitter l'entreprise par un licenciement économique à l'automne, et n'ont pas été remplacés, tandis que quarante d'entre eux ont utilisé, entre octobre et décembre 2021, l'accord collectif encadrant la rupture conventionnelle individuelle équivalant à la clause de conscience, et ont a priori été remplacés.
(4) Des journalistes majoritairement en région parisienne
Les journalistes sont pour plus de la moitié d'entre eux (56,5 %) situés en Île-de-France, proportion relativement stable par rapport à 2001.
Répartition par région de la population des journalistes 119 ( * )
b) Une précarisation croissante qui renforce la dépendance120 ( * )
(1) Des journalistes de moins en moins « postés », et une profession qui se féminise
La précarisation des journalistes se confirme aussi et s'aggrave depuis 2009. La part des pigistes (titulaires et stagiaires) augmente entre 2001 et 2020, passant de 17 % à 23 %. La part des titulaires 121 ( * ) est aussi en baisse, passant de 74 % lors du pic de 2009 à 69 % en 2020, ce qui montre un plus fort taux de renouvellement et le départ des journalistes les plus confirmés. Parmi les premières demandes, la proportion de pigistes atteint 72 % en 2020, contre 65 % en 2014.
La féminisation de la profession se poursuit , qui est désormais proche de la parité. Alors que les femmes représentaient 40,5 % des cartes en 2001, elles atteignent en 2020 47,4 % de ce total. Elles sont désormais plus nombreuses que les hommes dans les premières demandes : 54,6 % en 2020, contre 46,2 % en 2014. Elles sont aussi davantage touchées par le chômage que les hommes - 51,8 % des demandes de cartes de demandeurs d'emploi. Certains observateurs lient cette féminisation à un moindre attrait de la profession et à la précarisation, puisque les femmes gagnent moins que leurs confrères masculins, quel que soit le type de contrat.
Les revenus des journalistes sont également globalement en baisse , même si cela dépend énormément des types de contrats. Selon l'Observatoire des métiers de la presse 122 ( * ) , si le revenu médian des journalistes en CDI augmente (+0,9 % entre 2000 et 2019, il atteint désormais 3 614 euros), celui des pigistes baisse de 8 %, pour atteindre 1 970 euros, et celui des CDD a chuté de 22,3 % entre 2000 et 2019, passant de 2 459 euros en 2000 à 1 910 euros en 2019. Et le revenu médian des journalistes demandant leur première carte de presse se réduit pour tous les types de contrats.
(2) Un statut de plus en plus précaire
Si le nombre de journalistes professionnels se réduit, c'est aussi par la multiplication de journalistes non titulaires d'une carte de presse , comme de nombreux réalisateurs ou des « chargés de contenus » qui remplacent les journalistes, notamment dans le groupe Reworld, et qui ne travaillent plus à plein temps. Certains ont aussi été remplacés par des salariés au sein des directions numériques des services de presse en ligne pour les sites Internet des journaux, afin de mieux répondre à l'évolution des usages de consommation de la presse par les lecteurs.
Cette précarisation est particulièrement forte pour les réalisateurs , comme le rappelait Élizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires (Garrd) devant la Commission d'enquête : « Nous sommes la seule profession dans la création à ne pas avoir de salaire minimum garanti. Nous subissons une paupérisation systémique et un déclassement social. »
Cette précarisation passe aussi par une externalisation réalisée pour des raisons financières ou fiscales , au détriment de la protection des journalistes. C'est par exemple le recours au statut d'autoentrepreneur . Certains réalisateurs « sont contraints par les sociétés de production qui les embauchent de passer à l'intermittence , pour une simple raison financière », selon Mme Drévillon, et perdent donc leur carte de presse et toute protection par une rédaction ou charte déontologique. Un réalisateur, selon Mme Drévillon, est payé à 60 % en salaire et à 40 % en droits d'auteur, et relève donc du statut d'intermittent, et non de journaliste, faute de salariat suffisant. 80 % des documentaristes ne seraient pas détenteurs de la carte de presse. Ils ne peuvent pas opposer la protection des sources, et cela les fragilise lors de manifestations, puisqu'ils sont considérés comme de simples manifestants et peuvent être mis en garde à vue. 123 ( * )
De même, certains journalistes ont le statut de journalistes d'agence de presse , pour des raisons fiscales, ce qui remet en cause leur droit à certains avantages du statut de journaliste, comme les clauses de cession ou de conscience. Olivier Samain, ancien délégué SNJ d'Europe 1, a ainsi rappelé que la station ne dispose pas d'une rédaction intégrée, mais recourt à une agence de presse, Europe News. C'est pour cela que les journalistes ont dû négocier avec la direction, à l'automne 2021, une « rupture conventionnelle individuelle » pour quarante d'entre eux, qui a remplacé la clause de conscience à laquelle ils n'avaient pas droit. Le groupe La Dépêche du Midi a également une agence de presse régionale, la Dépêche News, et le groupe EBRA une Agence générale des informations régionales (AGIR), au départ regroupant les journalistes du Progrès, et désormais regroupant 57 journalistes sous statut de salarié d'agence de presse.
Les concentrations semblent donc, du moins dans la presse, avoir largement été suivies de réduction d'effectifs . Une partie d'entre eux, notamment grâce à l'usage de la clause de cession ou équivalent, ont été remplacés par des journalistes ou chargés de contenus plus jeunes, avec un statut plus précaire, davantage tournés vers les nouvelles technologies, accroissant la diversité des profils travaillant dans les rédactions, au détriment du journaliste professionnel posté « à l'ancienne ». On assiste donc à une certaine atomisation de la profession qui renforce le pouvoir de l'employeur.
5. La place essentielle du directeur de la rédaction pour garantir la déontologie du travail des journalistes
Le directeur de la rédaction, responsable juridiquement du contenu diffusé en cas de diffamation, est d'abord censé être le protecteur de la rédaction . Sa figure est cependant ambiguë : nommé par l'actionnaire, il peut être un instrument de son ingérence.
a) Le directeur de la rédaction, « tampon protecteur » des rédactions ?
Normalement, le directeur de la rédaction ou de la publication fait office de « paratonnerre » en cas d'attaque pour diffamation : la loi sur la presse de 1881 en fait le premier responsable du contenu diffusé. En cas de plainte, il revient à lui seul de prouver, face au juge judiciaire transformé en déontologue de l'information, la qualité du travail réalisé en amont de la diffusion, le sérieux de l'enquête, l'absence d'animosité personnelle, l'intérêt de traiter le sujet et la bonne foi du média. Avec la loi de 2016, les syndicats estiment qu'il a la possibilité de se retourner contre le journaliste pour manquement à la charte déontologique, à laquelle adhère automatiquement le journaliste lorsqu'il signe son contrat de travail. 124 ( * )
La charte éthique des Échos indique ainsi que « Le Directeur de la Rédaction est le responsable éditorial de la ligne et du contenu du journal dans le respect de la tradition 125 ( * ) de la publication. Il décide des éditoriaux et de leur contenu. » La charte éditoriale de 20 Minutes indique que la contrepartie de cette « responsabilité pleine et entière de tous les contenus » est « une indépendance totale et une complète liberté de décider du contenu. Le directeur de la rédaction, le rédacteur en chef, et tous les autres éditeurs, qu'ils soient journalistes ou de l'encadrement, oeuvrent dans le cadre et sous couvert de cette responsabilité. »
Les directeurs de la rédaction ou de publication qui ont été auditionnés ont tous fait valoir cette responsabilité . Delphine Ernotte Cunci, présidente-directrice générale de France Télévisions, a ainsi rappelé le 24 janvier qu'elle était poursuivie pour plus de trente mises en examen pour diffamation ou autres, mais que c'était son rôle et que cela ne l'empêchait pas de travailler : « Les directeurs de publication ont tous l'habitude de ces méthodes, qu'il s'agisse de la presse, de la télévision ou de la radio. Est-ce que cela nous influence ? Non. Nous sommes suffisamment solides quant à nos missions et confortés dans notre rôle auprès de nos concitoyens pour ne pas bouger d'un iota. »
Nicolas de Tavernost, président du directoire de M6, a également assumé le 28 janvier la diffusion de l'émission de « Zone interdite » sur l'islam radical, qui a eu d'importantes répercussions : « Pour faire mon métier, je suis obligé de juger d'un certain nombre de critères. Lorsque je parle à la première personne, j'inclus bien sûr dans mon propos mes équipes et celles de Thomas Valentin, patron des programmes. (...) Nous avons discuté de cette émission. Si vous appelez cela de l'ingérence, j'ai fait preuve d'ingérence à propos de cette émission. J'ai demandé si c'était une émission "extrémiste". J'ai demandé si la présentatrice, qui est menacée, était protégée. J'ai demandé si les témoins qui s'y exprimaient étaient bien floutés, etc. J'ai fait mon métier, tel que je le conçois, à propos de cette émission. In fine, la décision d'autorisation de diffusion de cette émission m'est revenue. Je la revendique. Elle m'a été demandée. Nous aurions pu prendre la décision contraire. J'estime que j'ai exercé les responsabilités afférentes à mon métier ».
Les directeurs de la rédaction s'estiment également tous garants d'une certaine déontologie . Lors de son audition, Céline Pigalle a jugé que BFM était « une chaîne qui s'emploie à proposer une information fiable, consolidée, en laissant une place à tous les points de vue. (...) j'ai pu mesurer que se trouver au sein d'une rédaction bénéficiaire, nombreuse, influente, constitue un élément fondateur pour travailler dans des conditions sereines et peser dans les décisions ». Son indépendance serait d'autant plus facilitée que la chaîne comprend de nombreux journalistes et est rentable . Bastien Morassi, directeur de la rédaction de LCI, indique avoir appris le métier de journaliste sur le tas à LCI et vouloir être un passeur des règles de déontologie du métier : « J'y ai appris la rigueur, le sérieux, comment utiliser des outils pour recueillir l'information, la vérifier. Il y a un an et demi, j'ai effectivement eu la fierté de me voir confier le poste de directeur de la rédaction. Ce sont ces méthodes de travail et ces intentions que je m'efforce à mon tour de transmettre. »
Tous les journalistes ont insisté également sur le collectif de la rédaction pour prendre des décisions collégiales et garantir un certain pluralisme. Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews, précise ainsi qu'il se réunit mensuellement avec la société des rédacteurs de la chaîne. « Nous échangeons sur le traitement de l'actualité, les difficultés ou les interrogations que peuvent avoir les journalistes. Ce travail s'effectue de façon continue, régulière et exigeante . »
Olivier Samain, ancien délégué SNJ d'Europe 1, estimait le 14 février que la conférence de rédaction permet de limiter l'autocensure : « Tous les journalistes sont invités pour proposer leurs sujets qui sont débattus avant d'être sélectionnés. Ces débats se déroulent aux yeux de tous et tous les journalistes comprennent les choix qui ont été opérés. Si la direction décide de ne pas traiter un sujet, les journalistes en sont témoins. Il est donc essentiel de faire vivre ces conférences de rédaction. »
Dans la plupart des cas, le directeur de la rédaction et de la publication semble donc être un « tampon » qui protège sa rédaction de diverses influences et lui permet de travailler en toute liberté. Cependant, il peut également relayer les volontés de l'actionnaire.
b) Le « cheval de Troie » de l'actionnaire ?
Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT, estimait le 14 janvier qu'« un journal est le fruit d'une histoire et d'un rapport de forces entre un collectif rédactionnel et son actionnaire. » Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews, a ainsi assumé porter le « nouveau projet » présenté par l'actionnaire.
Pour certaines personnes reçues par la commission d'enquête, l'influence de l'actionnaire se fait en nommant les bons acteurs au bon endroit, et notamment à la direction de la rédaction. Grâce à eux, il n'y aurait plus besoin d'interférer.
Philippe Carli, président d'EBRA, précise que dans son groupe, « les journalistes ne participent pas à la nomination des rédacteurs en chef. Cette décision de recrutement est prise par le directeur du titre concerné en lien avec la direction des ressources humaines. Je rencontre également les rédacteurs en chef pour me faire ma propre opinion sur leur éthique. » Jean-Michel Baylet a également confirmé qu'il recrutait le rédacteur en chef, mais pas les journalistes.
En général, les éventuelles pressions de l'actionnaire sur le directeur de la rédaction sont assez peu connues de la rédaction .
Selon Juliette Demey, coprésidente de la SDJ du JDD, le 14 février : « En tant que SDJ, représentant les journalistes "de base", nous ne pouvons pas vous dire ce qui se joue en termes de pression exercée au niveau de la direction. Nous ne sommes pas les témoins directs de ces échanges avec l'actionnaire, ni de ceux entre la direction et les rédacteurs en chef qui ne sont pas membres de la SDJ, c'est une particularité du Journal du dimanche. L'idée que l'actionnaire appelle directement les journalistes pour commander tel ou tel sujet ou leur dire ce qu'ils doivent écrire relève du fantasme. Des pressions peuvent exister, elles sont économiques, politiques, publicitaires, mais elles s'exercent sans doute de manière plus insidieuse. »
En réponse à une interrogation de Michel Laugier lors de son audition le 10 février, Alain Weill a indiqué sans plus de détails : « Je suis très attaché à l'indépendance des rédactions. Je n'étais un risque ni pour RMC, ni pour BFM TV, ni pour L'Express. Il m'est arrivé de protéger nos rédactions contre des pressions politiques ou commerciales . »
Le directeur de la rédaction aurait la capacité d'intervenir pour orienter la ligne des journalistes, sous couvert de « ligne éditoriale » ou d'orientation du journal , au service de l'actionnaire , mais au détriment d'un travail journalistique pluriel et fouillé. Il peut ainsi mettre de côté un article . Emmanuel Poupard, premier Secrétaire général du SNJ, en a donné un exemple le 10 décembre : « Dans mon groupe, SIPA Ouest-France, je me souviens qu'un article devait paraître concernant une société appartenant au groupe, il a été "caviardé" par la rédaction en chef, car il ne fallait pas froisser l'actionnaire. »
Cela peut prendre aussi la forme d'une modification du travail du journaliste. Selon Élizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires (Garrd) le 3 février : « Les rédacteurs en chef et les conseillers des programmes ont la main. Ils peuvent intervenir tout au long du montage, pour choisir les plans, rectifier les commentaires, les termes employés, les intervenants... C'est un peu comme à l'école, en fait. On peut ainsi totalement changer l'orientation d'un documentaire. La pression, la censure, ne sont jamais ouvertes, elles prennent toujours des chemins de traverse. » Si le journaliste a toujours la possibilité de refuser de signer ce travail modifié, grâce au droit d'opposition, il n'en reste pas moins que s'il n'est pas salarié, il ne touchera pas de rémunération.
Certains directeurs de la rédaction sont même parfois désavoués par leurs journalistes, notamment lorsqu'ils signent des éditoriaux, souvent à connotation politique, qui vont à l'encontre de leur rédaction . Vanessa Boy-Landry, présidente de la SDJ de Paris Match , a rappelé ainsi le 14 février que la nomination d'un nouveau directeur a changé la ligne du titre, et l'a politisée : « En octobre 2019, Arnaud Lagardère a nommé comme directeur de la rédaction Hervé Gattegno dont le projet bousculait les fondamentaux de Paris Match, notamment avec chaque semaine l'introduction d'un éditorial, donc une prise de position du journal, signé par la direction. Paris Match est devenu plus politique, plus polémique. »
En février 2021, un article du chef de la rédaction de la Dépêche du Midi du Tarn-et-Garonne a critiqué une décision de justice concernant la maire de Montauban, et a précisé : « ce billet engage toute la rédaction ». Par un communiqué du 11 février, intitulé « Pas en notre nom, ni en celui de la démocratie », le SNJ de Midi-Pyrénées s'est donc ému de cet article et l'a condamné : « Les journalistes de La Dépêche ne peuvent cautionner que soient ainsi foulés au pied les valeurs de démocratie, de justice et les principes déontologiques. » Interrogé le 3 février, Jean-Michel Baylet a minimisé l'affaire, indiquant qu'il ne pouvait être suspecté de prendre la défense d'une élue qui n'était pas de son camp politique et que le billet défendait les droits de la défense. Selon lui, le rédacteur de la Dépêche a « écrit ce billet, sans me consulter le moins du monde. Ce billet ne m'a pas heurté : les juges y étaient allés très fort. Mme Barèges a d'ailleurs été relaxée en appel. » Il a par ailleurs estimé que les relations du SNJ de la Dépêche « avec une grande partie de la rédaction et avec la direction sont très houleuses ». Il défend par ailleurs un « journal d'engagement » et la liberté des éditoriaux : « s'agissant des éditoriaux publiés chaque jour, la liberté est absolue et totale : aucune intervention n'a lieu sur leur contenu (...) la presse régionale, elle, est très peu engagée. La Dépêche du Midi, à cet égard, est une exception. Les autres journaux sont totalement apolitiques. Même nous, d'ailleurs, qui revendiquons toujours nos valeurs et nos engagements dans nos éditoriaux, nous sommes ouverts à toutes les formes de pensée. Ce sont surtout des journaux d'information générale, pas de combat. »
Pour éviter cette ingérence de l'actionnaire, certains médias ont décidé d'instaurer un mécanisme d'agrément du directeur de la rédaction par une majorité des membres de la rédaction. Au Monde, il doit obtenir 60 % des voix. Alexandre Buisine, membre du bureau national du SNJ, a estimé que cet équilibre était « bienvenu » et « important pour la bonne marche de l'entreprise. » Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT, estime aussi « nécessaire de briser la verticalité à l'oeuvre : le directeur de la rédaction doit être aux côtés non pas de ses actionnaires, mais de ses journalistes. Ces derniers doivent pouvoir approuver sa nomination, comme c'est le cas au Monde et à Libération. »
Alexandre Buisine et Emmanuel Vire, ainsi que Bertrand Greco, du SDJ du JDD , militent pour la création d'un réel statut juridique des rédactions . Lors de son audition devant la commission d'enquête, la ministre de la culture, Roselyne Bachelot, a cependant soulevé des difficultés juridiques importantes sur cette proposition, tout en rappelant les possibilités d'action déjà existantes : « En revanche, les rédactions peuvent s'organiser en tant que société civile ou association de type loi 1901 afin d'exercer des droits collectifs, notamment des actions en justice ou de se porter acquéreurs de parts de sociétés ».
Vanessa Boy-Landry, présidente de la SDJ de Paris Match , propose un droit de veto de la rédaction en cas de révocation du directeur de la rédaction, pour le protéger contre l'actionnaire : « les SDJ pourraient être dotées d'une personnalité juridique, pour que les rédactions soient des personnes morales face à l'actionnaire et qu'elles disposent de droits, comme celui de valider la nomination d'une directrice ou d'un directeur de la rédaction proposée par l'actionnaire, avec pourquoi pas la possibilité d'un droit de veto sur une éventuelle révocation décidée par l'actionnaire. »
Certains patrons de médias sont cependant opposés à des règles trop strictes, pour que les investisseurs continuent à financer la presse , notamment locale. Ils justifient un certain interventionnisme de l'actionnaire principal qui n'accepterait pas que la rédaction lui soit opposée. Laurent Bérard-Quélin, président de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée, indiquait que « l'intérêt pour des entrepreneurs qui s'intéressent à la presse, voire, comme M. Ganz chez Prima, qui touchent le papier ou caressent l'écran et ont "les mains dans le cambouis", est de pouvoir piloter la ligne éditoriale en dialogue avec la rédaction. En mettant des barrières trop importantes, vous allez casser cette dynamique d'entrepreneuriat. L'envie de piloter est partagée dans la presse en ligne. »
À plusieurs égards, les travaux de la commission d'enquête ont donc montré le caractère ambigu du directeur de la rédaction. D'un côté nommé par l'actionnaire, et donc en lien direct avec une logique économique, voire d'influence, de l'autre « rempart » de la rédaction.
Les changements intervenus dans les médias du groupe Lagardère ont ainsi été mis en avant et illustrent cette ambiguïté. Fin octobre 2021, Hervé Gattegno, directeur des rédactions du JDD et de Paris Match , est ainsi remplacé au JDD par Jérôme Bellay et à Paris Match par Patrick Mahé. Dans un mouvement assez inédit par sa rapidité, le nouveau directeur du JDD est cependant lui-même limogé moins de trois mois après sa nomination le 24 janvier, le poste étant depuis lors occupé par Jérôme Béglé. Juliette Demey, coprésidente de la SDJ du Journal du dimanche , commente ainsi cette décision : « Le choix d'un directeur n'est pas anodin puisqu'il est en première ligne face à l'actionnaire. Il peut faire écran à d'éventuelles pressions ou à l'inverse s'y montrer poreux . »
Extraits des auditions du 14 février et du 17
février :
pourquoi avoir changé le directeur de la
rédaction du JDD ?
Interrogées par le Rapporteur, les SDJ des deux titres ont simplement pu constater qu'elles ignoraient les motivations de ces mouvements :
David Assouline , rapporteur. - Comment interprétez-vous le départ d'Hervé Gattegno en octobre 2021 ? Est-il dû à des raisons économiques, à une diffusion en déclin, à une décision de l'actionnaire motivée par des considérations de proximité idéologique ou politique ou à la Une de Paris Match sur Éric Zemmour qui a suscité une polémique ? Nous avons l'impression qu'un actionnaire, pour l'instant minoritaire, a complètement bouleversé vos écosystèmes.
Bertrand Greco . - Nous avons posé la question à notre direction, mais nous n'avons pas obtenu de réponse. Nous ignorons pourquoi Hervé Gattegno a été remercié comme nous ignorons les raisons qui ont motivé le départ de Jérôme Bellay de la direction du Journal du dimanche seulement deux ou trois mois après sa nomination.
Vanessa Boy-Landry . - Son départ est couvert par une clause de confidentialité et la direction de notre journal nous a dit qu'elle ne savait pas non plus pourquoi Hervé Gattegno était parti. Je ne peux pas vous dire si son départ est lié à la Une que vous avez évoquée.
David Assouline , rapporteur. - Hervé Gattegno était employé par la direction. Je ne comprends pas pourquoi vous nous dites que la direction n'est pas au courant des motifs de son départ.
Vanessa Boy-Landry . - La direction actuelle de Paris Match ne dispose pas d'informations sur ce départ qui a été décidé par la direction du groupe.
Interrogé par le Rapporteur le 17 février, Arnaud Lagardère a assumé ces décisions sans lever les doutes et sans évoquer le court intérim de Jérôme Bellay :
« On m'a reproché d'avoir nommé M. Hervé Gattegno pour des raisons politiques. Ces mêmes critiques ont changé de stratégie lors de son départ et y ont vu la main de M. Vincent Bolloré. J'avais eu l'idée de placer une seule personne à la tête du Journal du Dimanche et de Paris Match, non pas pour faire des économies, mais par souci d'efficacité. (...) J'ai estimé que cette stratégie n'avait pas abouti, et il existe peut-être d'autres raisons au départ de M. Gattegno sur lesquelles nous n'avons pas souhaité communiquer ni l'un ni l'autre. Je peux cependant vous affirmer sous serment que nous ne nous sommes pas quittés pour des raisons éditoriales. (...) M. Jérôme Béglé est certes chroniqueur d'une émission menée par Pascal Praud, que j'aime beaucoup. Vous oubliez cependant que c'est également le patron du Point. Ce poste ne pose de problème à personne. En revanche, on nous reproche qu'il soit chroniqueur sur CNews. Il s'agit pourtant de la même personne. Je le connais depuis très longtemps et j'avais d'ailleurs failli le prendre lorsque j'ai embauché M. Hervé Gattegno. »
Cette situation d'incertitude et d'absence d'information des rédactions apparaît comme extrêmement regrettable, et susceptible de contribuer à un mouvement de défiance plus large envers le directeur de la rédaction , d'autant plus qu'elle intervient sur deux titres très emblématiques dans une période largement troublée par le rapprochement entre Vivendi et le groupe Lagardère.
6. Conséquences : un risque d'autocensure
a) Éviter les thèmes qui fâchent pour continuer à travailler
Si les interventions directes tant de l'actionnaire que du directeur de la rédaction semblent rares, car trop sensibles en termes d'image, et surtout susceptibles de nuire à la qualité du média, les journalistes peuvent aussi, par crainte de voir leur article ou leur production audiovisuelle refusés, s'autocensurer et ne plus parler de certaines thématiques, soit en raison de pressions trop fortes, soit en raison d'un rejet de leurs propositions de traiter certains thèmes .
Ce phénomène est cependant complexe à distinguer des choix éditoriaux du média en question .
Vanessa Boy-Landry, présidente de la SDJ de Paris Match , estime ainsi que « l'autocensure est très difficile à repérer. On pourrait parler de frilosité à aborder certains sujets, mais je ne peux pas dresser un tableau clair des thématiques qui ne sont pas abordées. Je pense que ces mécanismes existent dans tous grands groupes dont les actionnaires ont des activités multiples, avec des enjeux autres que ceux des médias. Elle peut être consciente ou inconsciente, mais nous sommes aussi confrontés à l'excès de zèle qui peut provenir des journalistes ou de leur hiérarchie. C'est pourquoi nous avons besoin de garde-fous pour qu'une rédaction se sente moins à la merci des actionnaires. »
b) L'autocensure pour des raisons économiques
Un cas de figure a été porté à la connaissance de la commission. Il prend sa source dans un article paru en mars 2016 dans Le Canard Enchaîné. L'article évoque l'existence d'une « liste noire » à Canal+, établie par son actionnaire principal. Jean-Baptiste Rivoire affirme en avoir fait partie. Il a ainsi indiqué qu'une filiale du groupe lui aurait demandé « de ne pas trop parler . » Après la prise de contrôle de Canal+ par Vincent Bolloré en 2015, il a été laissé cinq ans sans affectation - délégué syndical, il avait le statut de salarié protégé. Il explique : « Pour me laisser partir, le groupe m'a demandé de m'engager à ne rien dire, que ce soit devant un tribunal, un réseau social ou ailleurs, qui pourrait porter atteinte à la réputation de Vincent Bolloré, de l'une de ses filiales ou d'un des dirigeants de celles-ci. »
Olivier Samain, ancien responsable du SNJ à Europe 1, a confirmé aussi que les journalistes quittant Europe 1 ont aussi dû signer une clause de loyauté . Cette clause de confidentialité peut s'expliquer dans un souci de ne pas nuire au média et ne pas divulguer d'informations confidentielles, mais peut aussi être vue comme une manière de ne pas dévoiler des informations gênantes pour l'actionnaire, et donc une forme de censure.
Dans un contexte économique difficile pour les journalistes, et alors que la concentration réduit le nombre d'employeurs potentiels - cela concerne aussi le « guichet unique » des documentaires de France Télévisions - froisser un actionnaire, un annonceur ou le directeur de publication peut amener le journaliste à ne plus trouver de travail , notamment s'il est spécialiste d'investigation.
Les procédures-bâillons consistent à multiplier les procès, souvent de mauvaise foi et sans fondement en fait ou en droit, contre un journaliste, afin de reporter ou d'empêcher un reportage - en cours ou à venir. Lorsqu'elles se multiplient, même si elles sont perdues par le requérant, elles finissent par décourager le journaliste de travailler sur un sujet ou une personne. Elles sont souvent assorties de demandes d'indemnisation disproportionnées.
C'est notamment un réel problème en Italie 126 ( * ) , où les liti temeriae (« contentieux imprudents ») sont particulièrement redoutées par les journalistes pour plusieurs raisons : les frais de procédure sont énormes à supporter pour le journaliste ou sa rédaction ; les procès sont longs ; et selon la loi sur la presse italienne 127 ( * ) , en cas de condamnation pour diffamation par voie de presse, le journaliste risque une peine d'emprisonnement d'un à six ans. 128 ( * )
Quelques cas de procédures-bâillons ont été rapportés à la commission d'enquête, notamment celui ayant opposé Vincent Bolloré au réalisateur Tristan Waleckx en 2017, auteur du documentaire « Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien », lauréat ensuite du prix Albert Londres. Lors de son audition, Vincent Bolloré a indiqué que « le procès a relaxé les accusés de façon générale, parce qu'ils étaient de bonne foi », tout en contestant le fond de l'accusation.
Selon une tribune de plusieurs journalistes et ONG de 2018, « une vingtaine de procédures en diffamation ont ainsi été lancées par Bolloré ou la Socfin en France et à l'étranger - pour contourner la loi de 1881 sur la liberté de la presse -contre des articles, des reportages audiovisuels, des rapports d'organisations gouvernementales, et même un libre. (...) Une cinquantaine de journalistes, d'avocats, de photographes, de responsables d'ONG et de directeurs de médias ont été visés par Bolloré et ses partenaires. »
Extrait de l'audition de Vincent Bolloré le 19 janvier 2022
David Assouline , rapporteur. - « Vous êtes déjà venu devant le Sénat. À l'époque, j'avais relayé l'affaire du documentaire "Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien" de Tristan Waleckx, Il a depuis été primé d'un prix Albert Londres. Il mettait en accusation certaines de vos activités en Afrique, notamment au travers d'une histoire d'enfants travaillant sur les plantations. Vous avez réfuté ces accusations, et m'avez indiqué que vous attaqueriez M. Waleckx en justice. Vous avez demandé 50 millions d'euros. Ce n'est pas rien. Les jugements ont estimé que vous aviez dégénéré en abus de droit d'ester en justice, et que le montant demandé était exorbitant. Vous avez été condamné à verser 10 000 euros au groupe France Télévisions, qui avait diffusé le documentaire. Le confirmez-vous ? »
Vincent Bolloré . - « Ni moi, ni aucun cadre ou employé du groupe Bolloré ne nous sommes rendus dans les plantations en Afrique. Le procès a relaxé les accusés de façon générale, parce qu'ils étaient "de bonne foi". Il n'empêche que les plantations ne nous ont jamais appartenu. Le jeune homme soi-disant âgé de 14 ans, mais qui avait en vérité trois ou quatre ans de plus, n'a jamais travaillé pour moi. J'accepte d'être accusé de ce que j'aurais commis, sans me dérober. Ici, il s'agit pourtant encore d'un sujet d'amalgame. Nous ne gérons pas les plantations. Le groupe belge Fabbri y est majoritaire depuis 90 ans. Nous en avons hérité d'une participation, mais n'y avons jamais opéré. »
Face à de tels enjeux, nombreux sont les journalistes à ne plus vouloir prendre de risques, à moins d'aller dans des titres indépendants ou de créer leurs propres médias - Mediapart , Les Jours , Off Investigation , Médiacités . Les SDJ, en raison du manque de protection de leurs membres, peinent à recruter et hésitent à témoigner des conditions de travail dans leur média - une confidence faite par plusieurs membres de SDJ interrogés par la commission d'enquête. Bertrand Greco, coprésident de la SDJ du JDD, dénonçait que « le rôle, le fonctionnement voire les statuts d'une SDJ pouvaient être attaqués dans certaines circonstances par la direction. Cela nous semble inacceptable dans une période où son rôle de vigie est crucial. » À la suite de la réorganisation de la radio qu'il a contestée, le bureau de la SDJ d'Europe 1 a démissionné en bloc.
Le sujet de la faculté de journalistes à s'exprimer, y compris devant une commission d'enquête parlementaire, a fait particulièrement réagir le Rapporteur suite aux témoignages entendus le 14 février :
« Ce que vous nous dites, même si je ne suis pas naïf, me glace. Vos propos soulignent que notre commission d'enquête sur la concentration des médias traite d'un sujet essentiel et qu'elle n'a pas inventé un problème. Dans notre démocratie, devant une commission parlementaire, vous pouvez craindre de nous communiquer des informations et vous pensez que des éléments peuvent être cachés parce qu'une clause de silence vous interdit de mettre en difficulté l'actionnaire d'Europe 1 . »
7. La fragilisation économique et la crise de confiance en la presse font peser un vrai risque sur la démocratie et le pluralisme
La concentration des médias, issue des difficultés économiques du secteur, notamment de la presse écrite, et la crise de confiance, en fragilisant les journalistes, peuvent avoir un impact sur le pluralisme en réduisant le nombre de sujets traités, voire en uniformisant l'information.
a) Un risque pour le pluralisme de l'information ?
(1) La disparition de plusieurs titres de presse réduit-elle le pluralisme ?
La concentration et les difficultés économiques ont fait disparaître certains titres de presse, notamment dans la presse spécialisée ou la presse locale.
Par exemple, Les Échos est désormais le principal quotidien économique papier, avec la disparition de La Tribune en format papier - et si l'on excepte les suppléments économiques des autres quotidiens. De nombreux quotidiens régionaux ont disparu, il n'en reste en général qu'un seul sur chaque territoire. Emmanuel Poupard, secrétaire général du SNJ, prend ainsi l'exemple du Maine-et-Loire, où il y avait « trois journaux indépendants au début des années 2000 : Ouest-France , Le Courrier de l'Ouest , appartenant au groupe Hersant Socpresse, et La Nouvelle République du Centre-Ouest . Il y avait donc une forme d ' émulation : nous nous "tirions la bourre" et nous cherchions à sortir les papiers avant les autres. Cela nous donnait un moyen de pression au sein des rédactions, car, sachant que les concurrents avaient l ' information, nous devions sortir notre papier très vite. Cette concurrence saine s ' est effacée avec le rachat des titres et l ' extension des groupes. »
L'édition Maine-et-Loire, qui concernait surtout Saumur et ses environs, a été supprimée en 2006, et celle du Cher en 2009. La concentration aboutit à une réduction du pluralisme externe.
Cette réduction du pluralisme externe a un impact sur la diversité des opinions présentées, mais également des impacts démocratiques. Aux États-Unis, l'étude du Centre Stigler 129 ( * ) montre la corrélation entre la disparition de la presse locale et la diminution du consentement à voter . Pierre Louette, président du groupe Les Échos-Le Parisien et de l'APIG, l'expliquait ainsi : « Les gens, lisant moins les journaux, se sentent moins investis dans la formation d'une opinion démocratique. »
(2) La disparition de certaines formes de journalisme
La crise économique, mais aussi les concentrations avec l'impératif d'une rentabilité à court terme, ont renforcé une incitation à travailler de plus en plus vite. Or l'investigation, les reportages de terrain, les documentaires fouillés nécessitent du temps. Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CFT, rappelait que « le journalisme d'investigation suppose du temps et il coûte cher. Un titre comme Mediapart, qui compte 70 cartes de presse, laisse à ses journalistes le temps de travailler . » Olivier Samain, ancien délégué du SNJ à Europe 1, regrettait la pression du toujours plus vite, au détriment du débat et du pluralisme. « Les conférences de rédaction sont chronophages. J'ai connu les grandes années d'Europe 1 et ses conférences de rédaction très riches, très nourries, mais aujourd'hui, le temps est compté. »
Élizabeth Drévillon, présidente de la Garrd, rappelait qu'un réalisateur était payé le même prix pour un reportage, « à peine 12 000 euros, qu'il travaille trois mois, six mois, neuf mois ou même un an. Compte tenu des charges qu'il lui reste à payer, cela représente à peine le SMIC sur un an. Nous travaillons pour que les citoyens puissent être informés et accéder aux connaissances, mais nous sommes payés une misère . »
Certains groupes ont dès lors décidé d'arrêter l'investigation, par exemple pour des raisons économiques et suite à un changement de ligne éditoriale chez Canal+.
Ainsi, selon Maxime Saada, le président du directoire du groupe, « les tranches d'investigation n'apportaient pas suffisamment sur Canal+ pour motiver à l'abonnement, ce qui est compréhensible, car ces thématiques sont couvertes par les chaînes hertziennes gratuites. » Vincent Bolloré a justifié cette réorganisation par une volonté de la chaîne de se recentrer sur une autre ligne éditoriale : « En réalité, notre part d'audiences sur l'information est risible tant elle est minime. Sur Canal, les vrais sujets sont le sport, le cinéma et les séries. »
(3) La disparition de certains thèmes
Pour ne pas « faire de vagues », certains thèmes auraient ainsi quasiment disparu dans le traitement de l'information audiovisuelle ou seraient très minoritaires, comme l'information économique ou politique sensible, le social, l'international, tant dans le secteur public que dans le secteur privé.
Emmanuel Poupard, lui, pointait l'influence des annonceurs sur la disparition de certains sujets, renforcée par le phénomène de concentration : « La publicité, qui nourrit les médias, exige que nous soyons consensuels. De plus, l'importance des annonceurs influe sur l'orientation journalistique même des rédactions. Par exemple, le traitement journalistique est beaucoup plus faible pour le volet social que pour le volet économique. » C'est d'après lui un cercle vicieux, le pluralisme tant interne qu'externe étant à la fois source de diversité et de qualité de l'information, et donc de vitalité économique du secteur : « Plus une presse est consensuelle, plus elle veut plaire, plus les lecteurs partent. Jamais les lectorats ne s'additionnent. Le pluralisme est donc aussi un signe de vigueur économique. De plus, quand plusieurs médias coexistent, nous savons que l'information finira par sortir quelque part. » Dans son témoignage du 28 janvier, François Bonnet a largement abondé en ce sens.
b) Vers une uniformisation de l'information ?
(1) La mutualisation des rédactions : chance ou menace pour les journalistes ?
En raison de la crise économique et des concentrations, de nombreux groupes de médias ont décidé de mutualiser tout ou partie de leurs rédactions.
C'est le cas au sein des groupes, avec notamment des synergies entre radios et télévisions , comme par exemple les matinales communes le week-end pour RMC et BFMTV ou CNews et Europe 1.
Le groupe EBRA a, de son côté, mutualisé le traitement des informations nationales, en particulier politiques et sportives par un « bureau d'informations générales » basé à Paris, et qui comprend une trentaine de journalistes. Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel-Alliance Fédérale, a rappelé cependant que sa création a été mûrement réfléchie : « Il nous a conduits à des propositions d'organisation très claires, notamment concernant le maintien de titres, l'articulation des rédactions, et le rôle non hiérarchique du bureau d'informations générales. Nous avons été soucieux d'éviter toute domination du bureau d'informations générales sur les titres. Il s'agit d'un contributeur, (...) qui produit des pages aux formats adaptés à chaque titre, et peut éventuellement proposer un traitement différent à la demande d'un rédacteur en chef local . » Philippe Carli, président d'EBRA, confirme cependant que « la décision de mettre ou non un sujet en avant est prise par le rédacteur en chef du quotidien, non par le bureau d'informations générales. » EBRA a aussi mutualisé les outils informatiques, les plateformes, les studios graphiques et la distribution. Pour la publicité, il travaille avec les autres titres de la PQR avec la régie nationale 366, comme il a pu le préciser suite à une interrogation de la Sénatrice Sylvie Robert.
Interrogé à ce sujet par Laurent Lafon, président de la commission d'enquête, il a pu développer les motivations plurielles de la mise en place de ce bureau :
« Laurent Lafon , président. - Cette organisation impliquant la formation d'une équipe dédiée à l'information générale et sportive et le maintien d'équipes au niveau régional constituait-elle un élément important du retour à l'équilibre financier du groupe ?
Philippe Carli . - Sans en être l'élément unique, cette organisation participe à l'équilibre des titres . Elle a en outre du sens du point de vue éditorial. Nous traitons beaucoup mieux l'information nationale depuis que le bureau d'informations générales s'en occupe. Nous avons renforcé également les contenus éditoriaux régionaux, et prenons beaucoup plus de temps pour mettre en valeur l'information régionale . »
La mutualisation passe aussi par des journalistes devenus multi supports , comme à L'Opinion ou à la Dépêche du midi . Certains dénoncent même des mobilités forcées à l'intérieur des groupes de PQR. Le recours au statut d'autoentrepreneur ou au journaliste d'agence de presse - à Europe 1, à la Dépêche du Midi ou chez AGIR (groupe EBRA) par exemple - concourt aussi à un travail multitâches. Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT, estime ainsi que « Les journalistes partent moins par peur d'une zemmourisation des esprits que par la dégradation de leurs conditions de travail. Beaucoup d'entre eux ne se reconnaissent plus dans les tâches qui leur sont demandées. Ils sont devenus des couteaux suisses ! Ils n'ont plus le temps de faire correctement leur travail. Or le journalisme d'investigation suppose du temps et il coûte cher ».
Cette mutualisation est aussi à l'oeuvre dans le service public , que ce soit par le « guichet unique » pour le documentaire, mais aussi le projet d'une offre de proximité alliant Radio France et France Télévisions. Selon Sibyle Veil, PDG de Radio France, cependant, « les projets de coopération au sein de l'audiovisuel public ont eu pour objet non pas de supprimer une offre existante, mais bien d'en créer une nouvelle en fonction des besoins . » « L'accroissement des liens entre France Bleu et France 3 vise à étendre l'offre régionale », par un effet démultiplicateur du numérique.
(2) La dépendance économique menace-t-elle l'indépendance des journalistes et la diversité de l'information ?
Elizabeth Drévillon, présidente de la Garrd, pointe un renversement des relations entre les producteurs et les réalisateurs , en raison d'une politique de commande qui aboutit à de l'autocensure : « Depuis cinq à huit ans, la tendance porte tant sur le public que sur le privé. Il y a de plus en plus de commandes pour le documentaire national de France Télévisions. Les producteurs discutent en amont avec les diffuseurs, avant d'appeler un réalisateur. C'est le monde à l'envers. Auparavant, le réalisateur allait trouver le producteur. Désormais, il peut se voir imposer des projets et des lignes pour les traiter, et il est contraint d'accepter s'il veut travailler. C'est inquiétant, surtout pour les jeunes journalistes, voire angoissant.
Initialement, il existait un véritable lien entre les citoyens et les journalistes, car ils avaient besoin de nous pour transmettre des messages. Aujourd'hui, leurs propos sont souvent biaisés ou transformés, de sorte que la confiance est rompue. »
Le changement à l'oeuvre dans certaines rédactions, avec notamment la réduction du nombre de journalistes professionnels titulaires de la carte de presse, peut également nuire à la qualité de l'information .
Le Rapporteur indiquait ainsi à Pascal Chevalier, président de Reworld Media : « Vous privilégiez des rédacteurs de contenus aux journalistes, qui ont une déontologie. Ces rédacteurs devraient rédiger des contenus en fonction des annonceurs cibles permettant d'attirer de la publicité. Il s'agit donc de publireportage, et pas d'information. »
Le 15 décembre 2020 130 ( * ) , un collectif de 300 universitaires a ainsi pris la défense des journalistes de Sciences & vie , à la suite d'une « fausse information » publiée par une apprentie en formation dans un article en ligne du 2 décembre, contre l'avis de la rédaction du journal, « qui n'a plus accès aujourd'hui aux contenus publiés sur son propre site ». Plusieurs journalistes de la rédaction auraient alors fait usage de leur clause de cession pour créer le magazine Epsiloon. Est-ce en raison de la défense d'une presse scientifique de qualité, ou un effet d'opportunité ? Selon Laurent Bérard-Quélin, président de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée (FNPS ), « publier un nouveau magazine ne se fait pas en quelques mois ». Reworld a par ailleurs lancé des poursuites contre ces journalistes qu'il accuse de « concurrence déloyale ».
À l'inverse de ces médias qui ne font plus appel que marginalement à des journalistes, d'autres fondent encore leur modèle sur une forte proportion de journalistes, comme La Croix, Le Monde ou Altice, qui a augmenté ses effectifs de près de 30 % (voir infra ). Edwy Plenel notamment défend cette stratégie. Son journal compte « 65 journalistes en CDI sur 120 salariés. Tout est internalisé, y compris la relation avec les abonnés, l'informatique, la gestion ou le marketing. Nous avons à peu près 70 collaborateurs pigistes réguliers, que nous recrutons sur des critères de qualité professionnelle que vous pouvez juger sur pièces . » (...) Nous sommes des entreprises et la première garantie de l'indépendance est la rentabilité. À Mediapart, nous montrons que l'on peut être rentable, en ne faisant que du journalisme, là où d'autres détruisent de la valeur et ruinent la confiance dans l'information . » Certes, la concurrence d'une presse « sans journalistes » n'est pas uniquement due à un changement dans les médias traditionnels, mais également aux nouveaux usages : les jeunes désormais s'informent en priorité sur les réseaux sociaux, et pas auprès des sites des médias traditionnels.
(3) Un appauvrissement du contenu ?
La pression des cadences, la mutualisation des rédactions, la politique de commande et les diverses influences, dues pour certains acteurs entendus par la commission d'enquête à la concentration du secteur, peuvent conduire à proposer une information « prémâchée et uniforme » : même si elle est éventuellement retravaillée par les rédactions locales ou adaptée selon les titres, l'information nationale issue du Bureau d'informations générales du groupe EBRA est la même initialement . Philippe Carli, son président, estime que cela permet de dégager des moyens pour davantage d'informations locales.
D'autres médias, pour gagner du temps ou de l'argent, ne font que reprendre les mêmes informations issues des agences de presse, externes ou internes . Philippe Carli, d'EBRA, l'assume et le justifie par la qualité des dépêches de l'AFP, tandis que Jean-Michel Baylet a confirmé la création d'une agence de presse, « La Dépêche News », qui regroupe entre 30 et 40 journalistes, dont les conditions de travail sont par rapport aux autres titres « légèrement différentes, mais pas dans des proportions considérables . » Il l'explique par un souci de rationalisation pour faire perdurer les journaux, dont la rentabilité serait « ric-rac » : « Nous devons donc rationaliser et mutualiser, à la fois la rédaction, mais aussi les ouvriers. »
François Bonnet, président du Fonds pour une presse libre, dénonce ainsi ce paradoxe d'une information appauvrie dans un contexte d'abondance de l'information : si « la demande d'information n'a jamais été aussi forte avec la révolution numérique, (...) l'offre globale d'information n'a jamais été aussi faible » , car « l'information reste très conformiste, redondante, mal hiérarchisée, trop institutionnelle et pas assez à l'écoute de notre société. Tout le monde copie tout le monde. C'est une information souvent sans qualité, sans plus-value, une information low cost produite par des journalistes précarisés. Les chaînes d'information, malheureusement, sont devenues trop souvent des chaînes de bavardage , quand elles ne sont pas simplement des vecteurs de propagande pour l'extrême droite et ses fake news . (...) Les réseaux de correspondants à l'étranger ont généralement été réduits, à peu près dans tous les titres, voire liquidés. Dès lors, le récit et la compréhension du monde sont sous-traités à des pigistes mal payés ou aux agences de presse. »
Certains ont changé leur modèle d'information et organisent des débats à faible coût , faisant appel à des « experts » extérieurs ou autres chroniqueurs. Serait-ce une information low cost ou un autre type d'information ? Selon Matthias Reymond, animateur d'Acrimed, « la pluralité ne signifie pas forcément le pluralisme. La concurrence se faisant souvent à moindre coût, (...) la qualité des contenus se tarit. Dans le domaine de l'information sur la télévision numérique terrestre (TNT), des débats peu coûteux, animés par des journalistes interchangeables, occupent l'essentiel de l'espace aux dépens des reportages et des enquêtes. »
Dans certains médias, on rechercherait l ' information facile qui fait vendre : les petites phrases, les bons clients. Delphine Ernotte Cunci, présidente de France Télévisions, dénonçait ainsi une « hystérisation du débat et une culture du clash ».
C'est à rebours de cette tendance que se positionne par exemple la chaîne Arte . Son président, Bruno Patino, définit ainsi la philosophie de la chaîne : « les enjeux, pas le jeu ; le débat, pas le combat. C'est une chaîne de récits, qui échappe aux clashs d'opinion autour d'une table. Enfin, sa culture propre est européenne, avec un décentrement des regards. Nous n'avons pas d'opinion, mais nous avons une valeur : l'Europe. C'est une valeur d'ouverture. Le triptyque que vous avez rappelé nous permet justement d'échapper à la logique des médias d'opinion. »
Il semblerait donc que la concentration, à moins que ce ne soit surtout les difficultés économiques du secteur qui lui préexistent, porte en elle le risque d'une information partielle, de qualité dégradée, insuffisante pour se forger une opinion éclairée, et qui augmente la défiance envers les médias. Par ailleurs, avec des coûts tirés vers le bas, il est difficile pour de nouveaux entrants de se faire une place sur ce marché, à moins de trouver un créneau particulier.
Cette autocensure et cet appauvrissement du contenu contribuent à une atmosphère de méfiance qui va bien au-delà de la réalité du travail quotidien des journalistes, et constituent de puissants facteurs de fragilisation de l'information .
*
* *
Le tableau tracé par les travaux de la commission d'enquête montre un paysage fortement contrasté des risques pesant sur le travail des journalistes suite aux mouvements de concentration. Il est cependant incontestable qu'une partie de la profession exprime un malaise et de légitimes préoccupations quant au respect de la déontologie au sein des rédactions.
* 47 Monique Canto-Sperber, Sauver la liberté d'expression , Albin Michel, 2021.
* 48 Ipsos - Global Trustworthiness Index 2021.
* 49 https://rsf.org/fr/actualites/les-cas-dagressions-violentes-de-journalistes-francais-sur-le-terrain
* 50 Sur ces douze cas recensés, quatre concernent des chaînes d'information en continu et quatre autres des quotidiens régionaux. Deux cas concernent des journalistes de France 3.
* 51 Tribune dans Le Monde , 9 décembre 2021.
* 52 Baromètre La Croix/ Kantar Public Onepoint sur la confiance des Français dans les médias, édition 2022, réalisé du 5 au 11 janvier 2022.
* 53 Selon un sondage Kantar, en 2010, la crédibilité de la radio était de 60 %, celle de la presse écrite de 55 %.
* 54 Décision n° 82-141 DC du 27 juillet 1982 du Conseil constitutionnel sur la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle.
* 55 Décision n° 93-33 DC du 21 janvier 1994.
* 56 CEDH, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, n° 5493/72.
* 57 Loi n° 2009-258 du 5 mars 2009 relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision.
* 58 Loi n° 2016-1524 du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias.
* 59 Délibération du CSA n° 2018-11 du 18 avril 2018 relative à l'honnêteté et à l'indépendance de l'information et des programmes qui y concourent.
* 60 Les organisations syndicales ont un monopole de présentation au premier tour des élections professionnelles.
* 61 Selon les élections professionnelles, les quatre organisations de salariés représentatives sont Solidaires (37,91 %), la CGT (25,49 %), la CFDT (25,06 %), et FO (11,53 %), sachant qu'il n'y a pas de collège spécifique « Journalistes ». Lors des dernières élections des représentants du collège des journalistes siégeant à la commission de première instance et à la commission supérieure de la CCIJP, le SNJ a obtenu 55,08 % des voix ; le SNJ-CGT 20,59 % ; la CFDT -journalistes 15,06 % ; la FASAP-FO 4,51 % ; la CFTC 3 %, la CFE-CGE 1,76 %.
* 62 Les statuts des SDJ ou SDR sont très divers : souvent associations relevant de la loi de 1901, mais aussi parfois sociétés civiles à capital variable ou sociétés en nom collectif.
* 63 La SDJ du Journal du dimanche (JDD) a ainsi été créée en 2006 après le renvoi du directeur de la rédaction de Paris Match (autre publication du groupe Lagardère) Alain Genestar, qui était un ancien directeur de la rédaction du JDD.
* 64 Pour une comparaison européenne, voir l'Étude de législation comparée du Sénat, n° 205 - février 2010 - Les sociétés de journalistes dans la presse écrite.
* 65 Selon son site internet (http://forumsdj.free.fr/SDJ_membres.php, consulté le 28 février 2022), le forum rassemble actuellement 34 SDJ.
* 66 Devoir n° 9.
* 67 Devoir n° 10.
* 68 Droit n° 2.
* 69 Droit n° 3.
* 70 Droit n° 4.
* 71 Cette charte a été remplacée en 2017 par une « Charte déontologique du groupe Canal », moins précise, rédigée en application de la loi du 14 novembre 2016.
* 72 Réponse du groupe Reworld au questionnaire de la Commission d'enquête, mars 2022.
* 73 L'APIG rassemble 300 titres de presse, selon son président, Pierre Louette.
* 74 DGMIC, réponses au questionnaire budgétaire, septembre 2021.
* 75 DGMIC, réponses au questionnaire budgétaire, septembre 2021.
* 76 Seuls 19 % des éditeurs (41 sur 215 adhérents) pour un total de 49 titres sur 289 (17 % des titres) ont répondu.
* 77 Avec l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste (ASPDH), créée en 1990.
* 78 Structure à but non lucratif reconnue d'intérêt générale et régie par l'article 40 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie.
* 79 Statut créé par la loi n° 2015-433 du 17 avril 2015 portant diverses dispositions tendant à la modernisation du secteur de la presse.
* 80 Loi n° 2016-1524 du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias.
* 81 Décret n° 2017-363 du 21 mars 2017 portant modification des cahiers des charges des sociétés nationales de programme France Télévisions, Radio France et de la société en charge de l'audiovisuel extérieur de la France.
* 82 D'après le bilan annuel 2021, il a reçu 81 saisines entre le 1 er janvier et le 16 novembre 2021. Il avait fait l'objet de 143 saisines en 2020, 4 en 2018 et 1 en 2017.
* 83 Le dernier bilan annuel disponible du CHIPIP de France Télévisions date de mars 2020, la commission d'enquête n'a pas pu consulter le bilan 2020-2021.
* 84 https://www.radiofrance.com/comite-ethique
* 85 Source : groupe M6, réponses au questionnaire de la commission d'enquête, février 2022.
* 86 Confiance et liberté : Vers la création d'une instance d'autorégulation et de médiation de l'information , rapport à la ministre de la culture, remis le 27 mars 2019.
* 87 Chiffres mentionnés sur le site internet du CDJM, mis à jour le 31 janvier 2022.
* 88 Selon l'article L. 1224-1 du code du travail.
* 89 Elle n'est cependant pas ouverte en cas de changement éditorial : la cession est liée à la structure financière d'une entreprise. Une mise en gérance n'ouvre pas la clause de cession.
* 90 Source : Commission arbitrale des journalistes.
* 91 Les saisines de la CAJ faisant intervenir le SEPM sont largement majoritaires : elles ont représenté 39 % des saisines en 2015, 36,5 % en 2018, 63 % en 2019 et 37,5 % en 2020.
* 92 Usage de la clause de cession comme motif de rupture du contrat de travail.
* 93 Source : Commission arbitrale des journalistes.
* 94 Mais en septembre 2020, la Cour de cassation, dans son arrêt du 30 septembre 2020 (Cour de cassation, civile, Ch. sociale, 30 septembre 2020, 19-12.885) a indiqué que les journalistes pouvaient bien relever de la Commission arbitrale des journalistes et bénéficier des indemnités légales prévues aux indemnités légales de licenciement : « les dispositions des articles L. 7112-3 et L. 7112-4 du code du travail sont applicables aux journalistes professionnels au service d'une entreprise de presse quelle qu'elle soit. »
* 95 Notamment Alexis Lévrier, Jupiter et Mercure - Le pouvoir présidentiel face à la presse , Les petits matins, 2021 ; Jean-Baptiste Rivoire, L'Élysée (et les oligarques) contre l'info, Les Liens qui libèrent, 2022.
* 96 Daniel Schneidermann, « Ce qu'est une télévision d'État : réponse à un journaliste de France 2 », Arrêt sur images, 10 janvier 2019.
* 97 https://www.csa.fr/Reguler/Espace-juridique/Les-textes-adoptes-par-l-Arcom/Les-decisions-du-CSA/Decision-du-24-octobre-2018-portant-sanction-a-l-encontre-de-la-societe-d-edition-de-Canal-Plus
* 98 CCIJP, nombre de cartes de presse délivrées en 2020, chiffres au 1 er juin 2021.
*
99
Observatoire
des métiers de la presse,
https://data.metiers-presse.org/overview.php#sector/alljournalists/2019/
none,
consulté le 13 janvier 2022.
* 100 Source : groupe Altice, réponse au questionnaire de la commission d'enquête, février 2022.
* 101 Source : groupe M6, réponse au questionnaire de la Commission d'enquête, février 2022.
* 102 Le nombre de pigistes à RTL a cependant fortement diminué en 2021, en raison de la crise sanitaire.
* 103 Source : groupe TF1, janvier 2022.
* 104 Ce lien est notamment visible par l'examen des chiffres concernant la clause de conscience ou les licenciements économiques et plans de sauvegarde de l'entreprise de la CAJ, cf supra .
* 105 Source : groupe EBRA, réponse au questionnaire de la Commission d'enquête, février 2022.
* 106 Source : groupe La Dépêche du Midi, réponse au questionnaire de la Commission d'enquête, février 2022.
* 107 Cependant, la baisse du nombre de journalistes au sein du groupe Les Échos-Le Parisien a été compensée par le recrutement de plus de 60 salariés au sein des directions numériques des services de presse en ligne lesechos.fr et leparisien.fr
* 108 Source : groupe SIPA-Ouest France, réponse au questionnaire de la Commission d'enquête, février 2022.
* 109 Groupe Les Échos-Le Parisien : chiffres au 1 er janvier 2022.
* 110 Groupe La Dépêche du Midi : chiffres au 1 er janvier 2022.
* 111 Groupe SIPA-Ouest France : effectifs en CDI en 2021.
* 112 Source : groupe SIPA-Ouest France.
* 113 Groupe EBRA : Effectifs des journalistes en CDD et en CDI au 31/12/2021.
* 114 Total groupe M6 (CDI et pigistes) : chiffres fin 2021.
* 115 Groupe EBRA : chiffres au 31/12/2021.
* 116 Groupe Canal+ : journalistes en CDI, au 1 er janvier 2022 et en décembre 2015. La date de 2015 correspond à la nomination de M. Vincent Bolloré au Conseil de surveillance du groupe.
* 117 Source : groupe Canal+, réponse au questionnaire de la Commission d'enquête, février 2022.
* 118 Source : groupe SIPA-Ouest France, réponse au questionnaire de la Commission d'enquête, février 2022.
* 119 Cartes attribuées en 2020, statistiques au 2 janvier 2021 du CCIJP.
* 120 CCIJP, nombre de cartes de presse délivrées en 2020, chiffres au 1 er juin 2021.
* 121 Selon la CCIJP, les titulaires sont les journalistes ayant plus de deux ans d'expérience.
*
122
Observatoire des métiers de la presse,
https://data.metiers-presse.org/overview.php#sector/
alljournalists/2019/none,
consulté le 13 janvier 2022.
* 123 Le statut des journalistes est régulièrement débattu lors d'incidents particuliers, par exemple lors des gardes à vue de Gaspard Glanz journaliste reporter d'images, mais sans carte de presse, durant les manifestations de gilets jaunes en 2019 et 2020, ou lors de l'élaboration du schéma national de maintien de l'ordre.
* 124 Selon l'alinéa 3 de l'article 1 er de la loi de 2016, « Toute convention ou tout contrat de travail signé entre un journaliste professionnel et une entreprise ou une société éditrice de presse ou de communication audiovisuelle entraîne l'adhésion à la charte déontologique de l'entreprise ou de la société éditrice. »
* 125 La charte décrit cette tradition comme « libérale et non partisane ».
* 126 Voir la note réalisée par la Division de la législation comparée du Sénat, annexe 2.
* 127 Article 13 de la loi n° 47 de 1948 sur la presse.
* 128 Même si en juin 2021, la Cour constitutionnelle a déclaré cet article inconstitutionnel et précisé que la peine ne devait être appliquée que dans les cas « d'une gravité exceptionnelle ». Elle a appelé le législateur à intervenir pour « assurer un équilibre plus adéquat entre la liberté d'expression et la protection de la réputation individuelle.
* 129 Stigler Center, « Stigler Committee on Digital Platforms”, 2019 https://lc.cx/StiglerPlatforms
* 130 « Parce que l'information n'est pas un contenu comme les autres, sauvons “Science & Vie” ! », tribune publiée dans Le Monde, 15 décembre 2020.