B. LES DÉPENSES DE CONSEIL DE L'ÉTAT DÉPASSENT LE MILLIARD D'EUROS EN 2021 ET ONT PLUS QUE DOUBLÉ PENDANT LE QUINQUENNAT
Mme Amélie de Montchalin , ministre de la fonction et de la transformation publiques, a déclaré devant la commission d'enquête : « les dépenses [de conseil des ministères] sont stables . La Cour des comptes, dans son rapport de 2014, a estimé les dépenses de consultants - hors informatique - à environ 130 millions d'euros en moyenne entre 2011 et 2013. Entre 2018 et 2020, l'État a dépensé environ 140 millions d'euros » 27 ( * ) .
Relayé dans les médias par le porte-parole du Gouvernement 28 ( * ) , ce message présente toutefois au moins trois lacunes : il exclut le conseil en informatique ainsi que les dépenses des opérateurs de l'État (agences, établissements publics, etc .) ; il se fonde sur une moyenne sommairement calculée entre 2018 et 2020 ; il ne dit rien sur l'année 2021.
Les travaux de la commission d'enquête démontrent une tendance inverse et même une explosion des prestations de conseil, documentée à partir des données de la direction du budget .
Au sens large et en intégrant toutes les dépenses de conseil en informatique, les prestations de conseil des ministères ont plus que doublé depuis 2018, pour atteindre 893,9 millions d'euros .
Il faut également y ajouter les opérateurs de l'État . En l'absence de données centralisées, la commission d'enquête a examiné un échantillon de 44 d'entre eux , qui présentaient les budgets les plus importants 29 ( * ) .
Au total, les dépenses de conseil de ces opérateurs s'élèvent à 171,9 millions d'euros , également en hausse depuis 2018. Ces dépenses sont en réalité plus élevées, l'échantillon retenu se limitant à environ 10 % des opérateurs.
En 2021, les dépenses de conseil de l'État, ministères et opérateurs compris, dépassent donc le milliard d'euros , en intégrant les dépenses d'informatique.
Ce constat d'augmentation des prestations de conseil est observé quel que soit le périmètre des données prises en compte.
Il rejoint le constat général établi par les professionnels au cours des auditions de la commission d'enquête . À titre d'exemple, M. Vincent Paris, directeur général de Sopra Steria, a déclaré : « depuis 2015, on observe une croissance importante [du conseil en général], au-dessus de 10 %, certaines années même assez nettement plus que ça. Entre 2015 et 2019, c'était sur tous les secteurs. Depuis le début de la crise pandémique, beaucoup de secteurs ont continué à avoir de la croissance, en particulier dans le secteur public, mais pas uniquement » 30 ( * ) .
1. Le conseil au secteur public est historiquement un marché limité en France
Les données de la Fédération européenne des associations de conseil en organisation ( FEACO ) permettent d'établir des comparaisons entre les pays . Disponibles jusqu'en 2018, elles doivent toutefois être analysées avec prudence : contrairement aux travaux de la commission d'enquête, elles portent sur l'ensemble de la sphère publique et incluent les collectivités territoriales.
Par rapport aux autres pays européens, le conseil au secteur public apparaît historiquement limité en France : le chiffre d'affaires réalisé par les cabinets de conseil s'élevait à 657 millions d'euros en 2018 contre, par exemple, 3 143 millions d'euros en Allemagne et 2 640 millions d'euros au Royaume-Uni.
Cet écart s'explique notamment par une différence de culture administrative : comme l'a souligné le sociologue Frédéric Pierru, « le politiste canadien Denis Saint-Martin, qui a mené une approche comparative internationale sur le sujet, estimait encore, au début des années 2000, que la France se montrait relativement imperméable à la colonisation des États par les grandes firmes du conseil, en raison de l'obstacle représenté par les grands corps de l'État . » 31 ( * )
Entre le milieu des années 2000 et 2018, le marché du conseil au secteur public a toutefois progressé de 188 millions d'euros en France selon les chiffres de la FEACO, soit une hausse supérieure à 40 % .
Chiffre d'affaires réalisé par les
entreprises du secteur du conseil
en secteur public
(en millions d'euros)
Source : calcul de la commission d'enquête, d'après les rapports annuels de la Fédération européenne des associations de conseil en organisation (FEACO)
En tout état de cause et malgré une hausse sensible entre 2007 et 2010 à la faveur de la révision générale des politiques publiques (RGPP) , la part du conseil dans les dépenses des administrations publiques demeurait contenue en 2018 .
Ainsi, en 2018, sur mille euros de dépenses de fonctionnement, les administrations publiques avaient engagé 1,56 euro de dépenses de conseil en France contre 6,76 euros au Royaume-Uni et 7,20 euros en Allemagne.
Ce montant s'élevait à 1,46 euro pour mille euros de dépenses de fonctionnement en France en 2005, ce qui témoigne d'une augmentation sensible (+ 10 centimes d'euros), mais mieux contenue qu'en Allemagne (+ 0,32 centime d'euros) sur la même période.
Dépenses de conseil de l'ensemble des
administrations publiques
pour mille euros de dépenses de
fonctionnement
(en euros)
Lecture : en 2018, sur 1 000 euros de dépenses de fonctionnement payées par les administrations publiques (fédérales, sociales et locales) allemandes, 7,20 euros étaient destinés à couvrir des prestations de conseil.
Source : calcul commission d'enquête d'après les rapports annuels de la Fédération européenne des associations de conseil en organisation (FEACO), les comptes nationaux publiés par l'OCDE et les taux de change annuel euros/livres sterling publiés par l'INSEE
2. Les dépenses de conseil de l'État ont plus que doublé depuis 2018
a) Plusieurs périmètres d'analyse coexistent
La commission d'enquête a souhaité concentrer ses travaux sur le seul périmètre de l'État et de ses opérateurs.
Dans un souci de précision et au regard de la diversité des activités qui peuvent être regardées comme relevant du conseil au plan fonctionnel, juridique ou budgétaire, elle a estimé qu'il était nécessaire de présenter les différentes typologies de prestations rencontrées .
Ces dépenses regardées comme du conseil aux administrations par la nomenclature des achats de l'État peuvent relever du champ de l'informatique (stratégie des systèmes d'information ou expertise technique, par exemple) ou de prestations hors informatique (stratégie et organisation, ressources humaines, assurance et communication, etc .).
Néanmoins, au sein de l'ensemble du conseil en informatique, les échanges avec l'administration ont montré que certaines prestations comportaient une dimension de conseil stratégique plus faible , qu'il paraît nécessaire de distinguer.
Typologies d'analyse des prestations de conseil
aux
administrations de l'État
Source : commission d'enquête
Au final, au sein de l'ensemble des prestations considérées comme du conseil au sens de la nomenclature des achats de l'État, deux catégories d'analyse sont retenues par la commission d'enquête :
- les prestations de conseil au sens large , incluant des prestations, essentiellement informatiques, dont la part de conseil stratégique est plus faible (étude de projet applicatif, expertise technique, etc .) ;
- le conseil, y compris en informatique, qui intègre une forte dimension stratégique (stratégie et organisation, recrutement RH, expertise métier, stratégie des systèmes d'information, etc .).
Exemples illustrant la nature des actions concrètement réalisées pour les principales catégories de prestations de conseil au sens de la nomenclature des achats de l'État
Groupe de marchandises « Stratégie et organisation »
- « Réalisation de diagnostics, scénarios d'organisation processus et modalités de fonctionnement, organisation d'ateliers de travail et entretiens, études sur l'impact des évolutions des missions du secrétariat général du ministère » (Ernst & Young pour le ministère de l'économie en 2019 - 1,3 million d'euros) ;
- « Accompagnement dans la mise en place d'une démarche comportementale de prévention des risques en lien avec les missions d'exploitation et d'entretien du réseau routier, incluant une dimension managériale » (Id'Quation pour le ministère de la transition écologique entre 2018 et 2020).
Groupe de marchandises « Expertise métier »
-
« Identification d'opportunités
d'actions nouvelles
[en matière de politique d'achat],
accélération d'actions déjà engagées,
parangonnage des achats de l'État avec d'autres organismes ou
entreprises »
(Accenture pour le ministère de
l'Économie
entre 2020 et 2021) ;
- « Évaluation économique de l'EPR II (structure du coût du projet) » (Roland Berger pour le ministère de la transition écologique en 2020).
Groupe de marchandises « Stratégie des systèmes d'information »
- « Établissement d'un plan stratégique de développement du portail commun de recouvrement et assistance méthodologique de la direction de programme au pilotage de sa maîtrise d'ouvrage » (Tasmane pour le ministère de l'économie en 2020) ;
- « Étude de faisabilité de la mise en place d'un système d'information partagé Accompagnement des services connaissance des territoires et évaluation (SCTE) » (Naomis pour le ministère de la transition écologique en 2016).
Source : commission d'enquête à partir des données transmises par les secrétariats généraux des ministères
b) En 2021, les dépenses de conseil, au sens large, des ministères atteignent 893,9 millions d'euros
D'après les informations produites par la direction du budget à la demande de la commission d'enquête, le montant des dépenses des ministères relevant du conseil au sens de la nomenclature des achats de l'État s'élevait à 893,9 millions d'euros en 2021, contre 379,1 millions d'euros en 2018 (hors opérateurs).
Les dépenses de conseil ont donc plus que doublé au cours de la période, avec une forte accélération lors de l'exercice 2021 (+ 45 %) .
Évolution des dépenses de conseil des ministères
(en millions d'euros)
Source : commission d'enquête d'après les données fournies par la direction du budget
c) Une hausse également attestée pour les dépenses les plus stratégiques, qui s'élèvent à 445,6 millions d'euros en 2021
Les dépenses de conseil à forte dimension stratégique (voir supra ) s'élèvent en 2021 à 445,6 millions d'euros , dont plus de la moitié (247,5 millions d'euros) correspond à des prestations hors informatique.
Elles ont presque triplé depuis 2018 (152,5 millions d'euros), ce qui atteste une nouvelle fois de la forte augmentation des dépenses de conseil pendant le quinquennat.
Au sein de cette enveloppe, les principaux postes de dépenses concernent :
- le conseil en stratégie et organisation (135,3 millions d'euros), qui a été multiplié par 3,7 depuis 2018 ;
- et le conseil en stratégie des systèmes d'information (142 millions d'euros), qui a été multiplié par 5,8 depuis 2018 et pour lequel l'État manque clairement de moyens en interne .
Évolution des dépenses de conseil des
ministères
intégrant une forte dimension de conseil
stratégique
(en millions d'euros)
Source : commission d'enquête d'après les données fournies par la direction du budget
La commission d'enquête relève que même au périmètre strict des prestations de conseil en stratégie et organisation, la dépense a largement progressé depuis 2018, au contraire du constat d'une stabilité évoqué par la ministre.
Dans un horizon temporel plus large, et toujours pour les dépenses les plus stratégiques, il apparaît également que, si le coût des prestations de conseil hors informatique des ministères s'était manifestement réduit entre 2014 et 2018, il a depuis fortement accéléré .
Ainsi, les montants de ces prestations étaient inférieurs entre 2018 et 2020 à ceux observés en 2014 (177 millions d'euros) tels qu'ils ont été évalués par la direction du budget.
En 2021, toutefois, les dépenses de conseil,
hors informatique, ont dépassé de 70,5 millions d'euros le
niveau atteint en 2014 pour s'établir
à 247,5 millions
d'euros.
Évolution des dépenses de conseil des
ministères
hors informatique
(en millions d'euros)
Source : commission d'enquête d'après les données fournies par la direction du budget
Les différences constatées avec les chiffres évoqués par Mme de Montchalin lors de son audition
Évoqué par Mme Amélie de Montchalin, le chiffre de 140 millions d'euros de dépenses de conseil semble correspondre à une moyenne des dépenses de conseil des ministères hors informatique entre 2018 et 2020 .
Les chiffres de la commission d'enquête sont plus complets dans la mesure où :
- ils reposent sur une analyse des dépenses annuelles, et non sur une moyenne ;
- ils intègrent le conseil en informatique, secteur pour lequel le Gouvernement a besoin d'un appui extérieur important ;
- ils prennent en compte 2021, année pendant laquelle les dépenses de conseil ont fortement augmenté.
d) Cinq ministères concentrent l'essentiel de la dépense de conseil en 2021
En 2021, l'essentiel des dépenses de conseil les plus stratégiques , y compris informatiques, soit 445,6 millions d'euros, se partage entre cinq ministères : l'Intérieur, les ministères financiers, les Armées, le ministère de la transition écologique et les ministères sociaux.
Ventilation par ministère des dépenses de
conseil
à forte dimension stratégique en 2021
(en millions d'euros, y.c informatiques)
Source : commission d'enquête d'après les données fournies par la direction du budget
Il en va de même sur le périmètre des dépenses de conseil hors informatique , soit 247,5 millions d'euros en 2021 32 ( * ) .
Ventilation par ministère des dépenses de
conseil
hors
informatique en 2021
(en millions d'euros)
Source : commission d'enquête d'après les données fournies par la direction du budget
e) Une hausse des dépenses de conseil dans tous les ministères
Les dépenses de conseil ont donc augmenté en général et toutes catégories de prestations confondues entre 2018 et 2021 .
Cette hausse concerne l'ensemble des ministères , comme la commission d'enquête a pu le constater.
Sur le périmètre des dépenses de conseil les plus stratégiques, y compris informatiques, les augmentations les plus importantes sur la période concernent les ministères financiers (+ 69,4 millions d'euros), le ministère de l'Intérieur (+ 62,9 millions d'euros) et le ministère des Armées (+ 54,3 millions d'euros).
Évolution des dépenses de conseil par
ministère
(en millions d'euros) Source : commission d'enquête d'après les données fournies par la direction du budget |
En se concentrant sur le périmètre du seul conseil en stratégie et organisation, on peut relever l'importante augmentation des dépenses des ministères sociaux (+ 28,9 millions d'euros).
Ainsi, au cours de la période 2018-2021, les ministères sociaux ont multiplié par vingt le montant de leurs dépenses de conseil en stratégie et organisation, dans le contexte de la crise sanitaire .
Évolution des dépenses de conseil en
stratégie et organisation
(en millions d'euros) Source : commission d'enquête d'après les données fournies par la direction du budget |
3. Aux dépenses de conseil des ministères doivent s'ajouter celles des opérateurs, qui sont également importantes et croissantes
Les dépenses de conseil des ministères ne représentent pas l'ensemble de celles engagées par l'État : les dépenses des opérateurs n'y sont pas retracées 33 ( * ) .
Dans ce contexte, la mesure, le suivi et l'analyse des dépenses de conseil des opérateurs constituent une opération extrêmement complexe et que l'État ne met d'ailleurs pas en oeuvre .
Or, les informations transmises par la quarantaine d'opérateurs interrogés montrent que cette dépense serait loin d'être négligeable et qu'elle progresserait rapidement .
En effet, et sous toutes réserves, en incluant des dépenses informatiques, le coût annuel lissé 34 ( * ) du recours à des cabinets de conseil par ces 44 opérateurs pourrait s'être élevé, au minimum, à 171,9 millions d'euros en 2021, en hausse de 100 millions d'euros par rapport à l'année 2018 .
Évaluation des dépenses
minimales
de conseil
des opérateurs de l'État
(en millions d'euros - en moyenne lissée
sur la
période d'exécution des contrats)
Source : calculs de la commission d'enquête d'après les réponses fournies par les opérateurs
Les dépenses de conseil des opérateurs sont en réalité plus élevées : si la commission d'enquête a retenu ceux dont le budget était le plus important, l'échantillon ne représente qu'environ 10 % du nombre d'opérateurs.
4. Des dépenses de conseil également significatives dans le secteur parapublic
En parallèle, la rapporteure a interrogé quatre grandes entreprises publiques afin d'évaluer l'intensité de leur recours à des prestations de conseil.
Les montants en jeu sont ici aussi très importants puisqu'en 2020, la SCNF, La Poste, EDF et la RATP auraient dépensé en moyenne lissée environ 324,2 millions d'euros en services de conseil , y compris informatiques 35 ( * ) . Il s'agit, là encore, d'un échantillon du secteur parapublic, qui n'est pas exhaustif.
La tendance apparaît également haussière même si l'année 2020 marque un léger reflux des dépenses dans le contexte de la crise sanitaire et des confinements.
Évaluation des dépenses de conseil
de
quatre grandes entreprises publiques
(en millions d'euros - en moyenne lissée
sur la
période d'exécution des contrats)
Source : calculs de la commission d'enquête d'après les réponses fournies par les entreprises citées
* 27 Audition de Mme Amélie de Montchalin du 19 janvier 2022.
* 28 Interview sur BFM TV le vendredi 18 février 2022.
* 29 Sur un total de 483 opérateurs de l'État en 2020.
* 30 Table ronde des cabinets de conseil du 16 février 2022.
* 31 Audition de M. Frédéric Pierru du 2 décembre 2021.
* 32 Avec toutefois un poids moins important du ministère des Armées, ce qui s'explique par des dépenses élevées en informatique, dans un contexte de transformation présenté par la ministre lors de son audition du 1 er février 2022 (« depuis 2018, nous avons recentré ce recours aux cabinets de conseil sur la transformation numérique »).
* 33 Comme cela a pu être évoqué supra , les opérateurs de l'État ne sont pas pleinement intégrés au processus de suivi budgétaire mis en oeuvre par le logiciel Chorus .
* 34 Dans la mesure où un certain nombre de prestations sont servies sur plusieurs années, notamment dans le secteur informatique, le coût annuel retenu par la commission d'enquête correspond au coût renseigné par les opérateurs divisé par le nombre d'années. En pratique, le véritable profil de décaissement des prestations peut laisser apparaître une plus forte concentration des paiements à certains moments de l'exécution du contrat.
* 35 La méthode de calcul est la même que pour les opérateurs (coût annuel lissé, voir supra ).