SYNTHÈSE

André Bendjebbar,
historien, commissaire de l'exposition
« Gaston Monnerville, une fierté de la République »

Je tiens tout d'abord à remercier monsieur le président, Stéphane Artano, et monsieur le vice-Président du Sénat, Georges Patient, qui m'a confié la responsabilité d'organiser une exposition sur Gaston Monnerville. Cette sollicitation m'a ému car j'ai rencontré Gaston Monnerville en 1989. J'étais alors un jeune agrégé, producteur à France Culture, mais je ne le connaissais pas. Alors que j'avais fréquenté les bancs des écoles les plus prestigieuses, aucun de mes maîtres, aucun de mes professeurs n'avait jamais évoqué Gaston Monnerville. Quand je l'ai rencontré, il m'a parlé d'un autre homme quasiment inconnu de moi : l'abbé Grégoire.

Depuis ce jour, je n'ai plus quitté Gaston Monnerville, en republiant « Vingt-deux ans de Présidence », et en oeuvrant à le faire connaître. En 1997, je fus chargé de faire une communication à Cayenne sur le rôle de Gaston Monnerville au moment de la Résistance. Déjà, je m'étais aperçu à quel point Gaston Monnerville était ignoré, si bien que dans la salle du colloque, un homme m'avait rétorqué que Gaston Monnerville n'avait jamais fait son service militaire ! C'est faux, car je connais son numéro d'immatriculation, son régiment, et que je dispose de photographies de l'époque où on le voit au milieu des appelés du contingent et des officiers.

Au-delà de l'anecdote, je vous la conte pour illustrer, avec tristesse, que Gaston Monnerville est méconnu même en Guyane.

Si Gaston Monnerville n'est pas mon unique terrain de chercheur, c'est certainement un terrain de continuité. Après les interventions que nous venons d'entendre, je n'aurai pas la prétention d'en établir une synthèse. Je vais simplement vous relater tout ce que j'ai appris au cours de ces derniers mois de travail acharné sur Gaston Monnerville.

Cette exposition a été organisée dans une espèce d'urgence, et j'ai considéré qu'il fallait préparer deux expositions : une exposition à l'extérieur dans le préau Saint-Michel, et une exposition d'intérieur. À cet effet, vingt kakemonos ont été préparés. Ces supports avaient pour objet de montrer que, devant la prouesse et la valeur d'un homme comme Gaston Monnerville, certains avaient osé le ridiculiser, lui faire mal et le dénaturer. Alors que je voulais que ces illustrations soient un éclairage sur l'incapacité de lire le monde, c'est finalement beaucoup de déconvenues que j'ai recueillies, et même d'agressions verbales, car l'on me déclara que j'étais un homme raciste.

Cette douleur, elle vous concerne tous, elle nous concerne tous. Désormais, chaque mot compte, chaque image peut être source de trouble. Gaston Monnerville, lui, se riait d'être l'objet d'une injure raciste.

Je sais beaucoup de choses sur Gaston Monnerville, car j'ai passé ma vie à le lire et à le relire. J'ai lu les six carnets manuscrits de sa main, et je sais ainsi qu'il lut 54 livres dans le seul trimestre 1942. Toutes ses lectures étaient annotées. Il n'était pas homme à parler de choses qu'il ne savait pas. Le catalogue que je suis en train de préparer que le président Larcher me fera l'honneur de préfacer, et dont le vice-président Patient écrira l'avant-propos, vise à faire ressentir par des mots ce qui est donné à voir, à éclairer l'émotion que je ressens à son égard.

La première question que nous pouvons nous poser face au parcours de vie de Gaston Monnerville est de comprendre comment un être humain, sorti d'une rue modeste, est-il devenu ce grand homme d'État ? Finalement, cette construction vient d'une modélisation de lui-même par lui-même. Je pense toujours à Plutarque en pensant à Gaston Monnerville. Jadis, on éduquait les gens en leur donnant des modèles. Or les modèles de Gaston Monnerville sont l'abbé Grégoire, Schoelcher, Gambetta, Clemenceau, Ferry. Gaston Monnerville, comme Aimé Césaire, s'est construit un imaginaire patriotique, pas exactement le même, mais un imaginaire qui structure une personne, et au-delà une personnalité. La mythologie fait croire que les eaux du Léthé permettent d'effacer les souvenirs, comme on promettait aux esclaves de Ouidah que cette eau leur ferait oublier leur pays.

Nous pouvons dire que la mémoire de Gaston Monnerville a aussi été lavée par l'eau du Léthé. Il s'est alors construit une patrie, il s'est reconstitué une mémoire, a pris racine dans une Nation en adoptant les panthéons des autres, et il a voulu être digne de ses ancêtres de valeur. Soyons fidèle aux promesses qu'il se donna à lui-même, et notre pays puisera l'énergie qui était la sienne.

Cependant, je crois que la République a désormais perdu ce sens. Elle a perdu la faculté à nous donner des patries qui n'étaient pas là. Gaston Monnerville se fait donc moquer par Bernard Pivot dans son émission Apostrophes en 1975 en lui rappelant avec mépris qu'il avait chanté « Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine », propos auquel il a répondu qu'il voulait, même à 7 000 kilomètres, que la mère-patrie soit reconstituée. Certes, ses ancêtres n'étaient pas les Gaulois mais il s'est constitué une patrie d'adoption.

Je souhaiterais aussi partager avec vous quelques informations inédites. C'est une douleur pour moi d'observer cette insuffisance d'engagement vis-à-vis de Gaston Monnerville. Je ne parle évidemment pas du président Gérard Larcher auquel je rends dévotion et admiration. Cependant, cela fait trente ans que l'on attend. En 1969, Gaston Monnerville ne pouvait pas accepter que l'on élimine le Sénat. Les sénateurs devraient même se rappeler tous les jours qu'ils sont là parce que Gaston Monnerville a fait le sacrifice de sa carrière pour cela. Il a participé à 162 meetings pour rappeler qu'il ne fallait pas toucher au Sénat.

Philippe Martial m'a aussi invité à écrire sur l'épisode de Saint-Cloud car c'est le moment où les deux présidents des assemblées, André Le Troquer et Gaston Monnerville, vont à la demande du président en exercice, René Coty, rencontrer le général de Gaulle lors d'une nuit profonde et secrète. Le président de l'Assemblée nationale dit à de Gaulle qu'il le connaît et qu'il est un dictateur. Mais Gaston Monnerville calme le jeu en rappelant le désordre public, la guerre d'Algérie et les guerres coloniales et lui propose de suivre la procédure constitutionnelle pour devenir Président de la République. René Coty demande à Gaston Monnerville et à Le Troquer de veiller au respect de la procédure républicaine pour que de Gaulle soit élu au suffrage universel, mais indirect.

J'ai appris ensuite dans La Revue des Deux Mondes en 2020, sous la plume de Jean-Louis Debré, fils de Michel Debré, qu'il existait une délibération du Conseil d'État tenue secrète. De Gaulle annonce en effet que l'heure n'est pas encore venue pour le suffrage universel car, tant que les colonies sont encore là, le suffrage universel sera impossible puisque tous les citoyens de l'outre-mer et des territoires colonisés non encore indépendants seraient des citoyens de plein exercice et qu'il existerait alors la possibilité de voir apparaître un « Colombey-les-deux-mosquées » comme le relate Peyrefitte.

Tous les constitutionnalistes, tous les membres du Conseil d'État, tous ceux ayant une honnêteté intellectuelle, tous les plus grands juristes disent que la modification de la Constitution ne peut se faire qu'à partir de l'article 89. Or de Gaulle l'a fait à partir de l'article 11. Gaston Monnerville a plaidé pour une révision par l'article 89 et c'est aussi pourquoi le discours du 9 octobre 1962 lui vaut une haine indescriptible. Le président Charrière-Bournazel qui connaît si bien Monnerville pourrait réciter par coeur ce discours et ces mots fameux : « Non monsieur le président, vous n'avez pas le droit, vous le prenez ».

Je ne suis pas du tout antigaulliste et je connais la grande valeur du Général, mais je vois aussi l'impasse qu'il a créée pour notre cher pays. Quelques paragraphes plus loin dans ce même discours, Gaston Monnerville lâche effectivement que cette décision annonce la dictature. Il prononce ce mot car ce grand républicain a des modèles. Chaque fois que la dictature est revenue en France, elle est venue par le suffrage universel direct : au moment du premier Consul, au moment de Napoléon III. Gaston Monnerville n'est pas contre le suffrage universel mais il souhaite qu'il soit indirect, comme c'est le cas dans toutes les grandes démocraties d'Europe. Avec ses mots, Gaston Monnerville nous éclaire avec sagesse et modération, mais aussi avec pondération pour que nous reprenions son message d'espérance. Il disait d'ailleurs : « Déserter, c'est désespérer. Je ne veux pas désespérer et je ne veux pas déserter ».

Luc Laventure . - Avant de conclure cette manifestation je vous propose d'ouvrir ce dernier moment d'échange avec le public.

Échanges avec le public

Jean-Yves Perrot . - Je ne souhaite pas poser une question mais partager avec vous une réflexion sur l'épisode de 1962. Je précise que je suis membre de la fondation Charles de Gaulle, membre de la société des amis de Georges Clemenceau et que je vais adhérer ce soir à la Société des amis du président Gaston Monnerville !

En 1962, quand le général de Gaulle prend la décision que nous savons, on assiste à quatre réactions. La première est celle des « godillots » qui se contentent de répondre : « Bien, mon général ! » et qui sont au garde-à-vous. La deuxième est la réaction de Gaston Monnerville qui a été éloquemment et abondamment commentée. La troisième est celle de Paul Reynaud qui fait un discours à l'Assemblée nationale très proche de celui de Gaston Monnerville, mais pas tout à fait avec la même vigueur.

Pour rappel, Paul Reynaud, avant-dernier président du Conseil de la III e République, est celui qui nomme le colonel de Gaulle, général de brigade à titre temporaire, condition sine qua non à l'époque pour entrer au gouvernement. La quatrième réaction est celle d'Edgar Pisani, sénateur au sein du même groupe que celui où siégeait Gaston Monnerville.

En août 1961, il rentre au gouvernement comme ministre de l'Agriculture car la France fait face à une crise agricole.

Lorsque va se poser la question de la réforme de 1962, Edgar Pisani va suggérer au général de Gaulle que les deux finalistes du deuxième tour soient sélectionnés par le collège qui a élu le Président en 1959, ce que le doyen Vedel appelait les élus « du seigle et de la châtaigne », c'est-à-dire les 80 000 grands électeurs. Évidemment, le général de Gaulle ne peut que refuser ce mécanisme au nom de sa vision du dialogue direct entre le peuple et le président. Cependant, ce retour en arrière montre que trois différentes attitudes ont convergé pour souligner que cette décision, peut être taillée, pour le général serait très vite « un costume trop grand ». Je crois que depuis la situation n'a fait que s'aggraver d'autant plus qu'à la dimension personnelle s'est ajoutée une dérive institutionnelle majeure dont nous sommes tous les témoins, mais non désabusés, car, si nous étions désabusés, nous serions sur le point de déserter... Or déserter, ce serait désespérer !

Rodolphe Alexandre . - J'ai eu l'honneur de participer à des recherches sur Gaston Monnerville et de l'avoir réhabilité. Sous la présidence de Georges Tilly, sénateur, nous avons organisé son retour en Guyane alors qu'il l'avait quittée dans la diffamation et dans la calomnie. Il peut même être prouvé aujourd'hui qu'il y avait eu fraude électorale.

Une question a été posée sur sa relation avec Félix Éboué. Sans Félix Éboué, il n'y aurait jamais eu de Gaulle.

Jean-Yves Perrot . - D'ailleurs, il le dit lui-même dans ses mémoires.

Rodolphe Alexandre . - Félix Éboué est un gouverneur noir du Tchad qui fait face au préjugé de race. C'est lui qui va organiser la Résistance et permettre le départ des troupes de Bir Hakeim. C'est Félix Éboué, en lui offrant l'Afrique, qui permet à de Gaulle de s'asseoir aux côtés de Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill.

L'histoire de Gaston Monnerville est marquée par beaucoup d'ombres car de nombreux documents ont disparu. Une première rencontre a lieu entre Gaston Monnerville et Félix Éboué, lorsque le premier était un jeune homme. Il le galvanise alors en parlant de culture française et de méritocratie car la République est indifférente aux couleurs de peau, aux races, aux confessions mais reconnaît la valeur des hommes dans le concert du travail formé pour la Nation.

Plus tard, Georges Mandel qui a compris que la France va inéluctablement vers la Seconde Guerre mondiale fera inventorier la vingtaine de gouverneurs et d'administrateurs des colonies. Dans cet inventaire, il retient un nom, celui de Félix Éboué. Une longue discussion suivra avec Gaston Monnerville pour lui expliquer comment éviter la colère de Félix Éboué qui considère qu'on dénature sa fonction et qu'on le méprise puisqu'on lui propose de retourner en Afrique.

Lors d'une conférence organisée en 1984, Gaston Monnerville raconte d'ailleurs cette rencontre avec Félix Éboué et comment il le convainc d'aller en Afrique pour préparer la Résistance. Alors que Félix Éboué est condamné par contumace, ses enfants sont encore à Paris et c'est encore Gaston Monnerville qui organisera leur voyage pour retrouver leur père en Afrique.

Pour terminer, j'ai été l'un des premiers à comparer Gaston Monnerville à Barack Obama. Gaston Monnerville est un « Obama de la République », mais l'histoire a décidé que son destin serait différent. Gaston Monnerville a été écrasé par le préjugé de race. Dès son enfance, il a connu des périodes très dures. Il faut aujourd'hui reconnaître le travail fait par Gaston Monnerville et que le Sénat permette à des historiens de lever le voile sur les zones d'ombre de son parcours.

Certes, Gaston Monnerville fait voter la départementalisation dont il est un des pères fondateurs, même si cette réforme est évoquée depuis 1790. Georges Clemenceau avait aussi fait acter le principe de la départementalisation. Cependant, force est de reconnaître que Gaston Monnerville ne voit pas l'éclosion de la décolonisation, l'émancipation de la race noire au travers du discours de la négritude de Léon-Gontran Damas et Aimé Césaire.

Le gaullisme s'est donc substitué à la pensée de Gaston Monnerville. Aujourd'hui, parler de Gaston Monnerville apparaît comme une tache dans l'histoire si l'on ne le replace pas dans son contexte car il est présenté comme un conservateur en proposant la départementalisation alors que les peuples réclament une autre forme de régime.

Philippe Martial . - Je pense que l'on a mal connu la pensée de Gaston Monnerville dans les colonies. Il considérait que l'une des chances de la France était l'empire, mais un empire entièrement décolonisé. Il voulait que les peuples s'administrent totalement mais gardent avec la métropole un lien touchant à la défense et à la politique étrangère. Il voulait un « Commonwealth à la française ».

Patrick Lingibé . - Toute la vision de Charles de Gaulle est dans son discours de Bayeux de 1946. Le général de Gaulle voulait un suffrage universel direct pour le président. Cependant, il savait que, après lui, ce serait peut-être un homme des colonies qui serait élu.

Lorsque j'étais adolescent, la figure de Gaston Monnerville était rejetée car on le considérait comme un assimilationniste. Il faut savoir que, par une décision du 2 décembre 1982, une simplification administrative entend modifier le statut de la Guyane pour créer une assemblée commune réunissant le département et la région. Le Conseil constitutionnel affirme alors que les départements d'outre-mer ne sont pas autre chose que des départements excentrés devant répondre aux mêmes règles que les départements métropolitains. Le Conseil constitutionnel va donc stopper toute évolution institutionnelle, ce qui explique une partie des frustrations actuelles. On a alors assimilé la position de Gaston Monnerville à une vision d'assimilation mais il faut replacer cette idée dans son contexte et dans sa volonté de promouvoir l'égalité des droits.

Luc Laventure . - Pour conclure cette table ronde, je donne la parole aux présidents Stéphane Artano et Georges Patient.

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