Rapport d'information n° 100 (2021-2022) de M. Stéphane ARTANO , fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, déposé le 25 octobre 2021
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GASTON MONNERVILLE
Repères biographiques
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OUVERTURE
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PREMIÈRE PARTIE - L'HOMME DES
TERRITOIRES
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DEUXIÈME PARTIE - LE GRAND
RÉPUBLICAIN
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LA CARRIÈRE POLITIQUE
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L'HÉRITAGE D'AUJOURD'HUI
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Olivier Serva,
député de la Guadeloupe,
président de la Délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale
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Ramachandra Oviode-Siou,
président de l'Institut Gaston Monnerville
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Laurent Lise-Cabasset,
trésorier de la Société des amis du président Monnerville
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Félix Beppo,
ancien adjoint au maire du XVIIIème arrondissement de Paris
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Olivier Serva,
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LA CARRIÈRE POLITIQUE
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SYNTHÈSE
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CLÔTURE
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ANNEXES
N° 100
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022
Enregistré à la Présidence du Sénat le 25 octobre 2021
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer (1) sur les actes de la table ronde : « Gaston Monnerville - L'héritage » du 7 octobre 2021,
Par M. Stéphane ARTANO,
Sénateur
(1) Cette délégation est composée de : Stéphane Artano, président ; Maurice Antiste, Éliane Assassi, Nassimah Dindar, Pierre Frogier, Guillaume Gontard, Micheline Jacques, Victoire Jasmin, Jean-Louis Lagourgue, Viviane Malet, Annick Petrus, Teva Rohfritsch, Dominique Théophile, vice-présidents ; Mathieu Darnaud, Vivette Lopez, Marie-Laure Phinera-Horth, Gérard Poadja, secrétaires ; Viviane Artigalas, Philippe Bas, Agnès Canayer, Guillaume Chevrollier, Catherine Conconne, Michel Dennemont, Jacqueline Eustache-Brinio, Philippe Folliot, Bernard Fournier, Daniel Gremillet, Jocelyne Guidez, Abdallah Hassani, Gisèle Jourda, Mikaele Kulimoetoke, Dominique De Legge, Jean-François Longeot, Victorin Lurel, Marie Mercier, Serge Mérillou, Thani Mohamed Soilihi, Georges Patient, Sophie Primas, Jean-François Rapin, Michel Savin, Lana Tetuanui.
GASTON MONNERVILLE
Repères biographiques
v 2 janvier 1897 : Naissance à Cayenne (Guyane)
v 1912 : Études au lycée Pierre de Fermat (Toulouse)
v 1921 : Inscription au Barreau de Paris
v 1931 : Avocat au procès de l'affaire Galmot
v 1932 - 1942 : Député de la Guyane
v 1940 : Engagement dans la Résistance au sein du mouvement « Combat »
v 1946 - 1948 : Sénateur de la Guyane
v 1948 - 1974 : Sénateur du Lot
v 1947 - 1968 : Président du Conseil de la République puis du Sénat
v 1951 - 1970 : Président du Conseil général du Lot
v 1964 - 1971 : Maire de Saint-Céré
v 1974 - 1983 : Membre du Conseil constitutionnel
v 7 novembre 1991 : Décès à Paris
OUVERTURE
Gérard Larcher,
président du
Sénat
Monsieur le président de la Société des amis du président Gaston Monnerville, vice-président du Sénat, cher Georges Patient,
Monsieur le président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, cher Stéphane Artano,
Monsieur le président de groupe, cher Jean-Claude Requier,
Messieurs les présidents de groupe,
Mesdames et messieurs les sénateurs d'outre-mer, du Lot ou d'autres territoires,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Monsieur le maire de Marly-le-Roi que je souhaite saluer et dont chacun connaît la curiosité et l'attachement à la personne que nous allons évoquer,
Mesdames et messieurs,
Je suis très heureux d'être parmi vous et de participer à cette table ronde consacrée à l'héritage de Gaston Monnerville, à l'initiative de la Délégation sénatoriale aux outre-mer et de la Société des amis du président Gaston Monnerville.
Cet évènement s'inscrit dans un ensemble de commémorations qui ont eu lieu, ou vont avoir lieu, qu'il s'agisse de l'exposition dans le Jardin du Luxembourg sous le préau Saint-Michel, des Journées du patrimoine, de la Nuit du droit ou de l'hommage organisé par la Délégation sénatoriale aux outre-mer lors du Congrès des maires. Je remercie Stéphane Artano, Georges Patient, Angèle Préville et Jean-Claude Requier qui se sont particulièrement impliqués dans leur préparation.
C'est donc à moi, qui ai puisé mes valeurs, dès mon engagement politique, dans le gaullisme, qu'il revient de débuter cet hommage à Gaston Monnerville. Le temps cicatrise les blessures qui ont marqué notre histoire politique et je peux vous avouer, occupant le bureau qui était celui de Gaston Monnerville, que j'ai découvert et construit une admiration pour celui qui fut l'un de mes plus glorieux prédécesseurs, et je le dis avec une grande sincérité.
Trente ans après sa disparition, Gaston Monnerville continue à incarner l'engagement, l'audace, l'indépendance et le courage au service de l'idéal républicain. C'est ce que nous avons - me semble-t-il - en partage les uns et les autres, car les lieux qui ont été habités continuent de nous inspirer et à éclairer ceux qui l'occupent au sens républicain du terme, et donc à titre temporaire.
Homme de combat, Gaston Monnerville a lutté pour la justice et la liberté. L'avocat, le résistant, l'élu de la Guyane et du Lot, le ministre, le membre du Conseil constitutionnel est l'un de ces grands hommes qui ont contribué au prestige de la France.
Homme d'État, il a su, à chaque étape de sa vie, atteindre les plus hautes fonctions notamment en devenant président du Conseil de la République, puis président du Sénat.
Ses luttes - son attitude comme on dirait aujourd'hui - ont traduit sa vision politique, celle de la liberté, et son idéal, la défense des droits de l'homme et de la démocratie parlementaire.
Gaston Monnerville a été un visionnaire qui a promu, bien avant leur constitutionnalisation, les principes d'indivisibilité et de laïcité de la République ainsi que son caractère démocratique et social.
Sans jamais renier ses origines guyanaises, il a dépassé les frontières invisibles des préjugés sociaux, raciaux, politiques et culturels.
Celui qui est né à Cayenne, d'un père fonctionnaire de l'administration coloniale et d'une mère couturière, ce petit-fils d'esclaves par ses deux parents n'a jamais varié du cap qu'il s'était fixé tout au long de sa vie.
Il a oeuvré pour une stricte égalité des droits des habitants de la Guyane, de la Martinique, de la Guadeloupe et de La Réunion ainsi que pour le développement économique de ces territoires. Il a en partie obtenu satisfaction lorsque ces derniers ont accédé au statut de départements d'outre-mer.
Ce changement statutaire était alors perçu par ses promoteurs comme la garantie de l'égalité civile, juridique, économique et sociale, mais aussi comme la pleine appartenance de ces territoires à la République.
Gaston Monnerville, en 1946, parviendra à créer un fonds d'investissement pour le développement économique et social des territoires d'outre-mer et à inscrire dans la loi la suppression de la déportation en Guyane, tout un symbole !
L'engagement était une vocation pour Gaston Monnerville. Le 7 septembre 1939, il s'engage comme « officier de justice » dans la Marine. Démobilisé, il entre dans la Résistance en adhérant au mouvement « Combat ».
Gaston Monnerville a très tôt compris que la Nation se construisait sur l'adhésion et que la démocratie se nourrissait de convictions. Il a non seulement apporté sa pierre à l'édifice national, mais il a également participé à renforcer la démocratie parlementaire en présidant un Sénat libre et indépendant.
Le 18 mars 1947, élu Président du Conseil de la République, il déclarait : « Ne pas être un homme de parti, mais un arbitre impartial entre les partis ».
Il mit tout en oeuvre pour augmenter les pouvoirs d'une assemblée dont la Constitution de la IV e République avait prévu qu'ils ne seraient que consultatifs, ce qu'a corrigé la réforme constitutionnelle du 7 décembre 1954, et il a consolidé le prestige de la présidence du Sénat.
Il présida, le 20 mai 1949, la cérémonie de transfert au Panthéon des cendres de Victor Schoelcher et Félix Éboué, dont les cercueils avaient été veillés, la nuit précédente, au Jardin du Luxembourg, lieu où il inaugura le monument des étudiants résistants et celui des patriotes exécutés par les nazis en 1956 sur ces lieux même.
La sagesse de Gaston Monnerville tenait à sa vision et à son audace.
Tout au long de ces vingt-et-une années passées au « plateau », il s'identifia totalement à la fonction et s'imposa comme l'une des grandes figures de la vie publique française, à la fois pour sa place au sein du groupe du Rassemblement des gauches républicaines et pour sa ténacité face au général de Gaulle. Mais Gaston Monnerville, qui a approuvé la Constitution de 1958, savait aussi entretenir un dialogue avec ce dernier. Je ne vais pas tenter de réécrire l'Histoire mais je retiendrai quelques moments.
À la suite de l'insurrection militaire en Algérie, dans la nuit du 21 au 22 avril 1961, un Conseil des ministres décida l'état d'urgence, l'application de l'article 16 de notre Constitution. Le président du Sénat, reçu à l'Élysée comme le prévoient les textes, déclara alors : « Il est dans la vie des nations, des circonstances où, sans rien abdiquer des principes républicains, un homme d'État doit savoir consentir à la concentration momentanée des pouvoirs entre les mains d'un chef responsable, précisément si elle vise à sauvegarder la démocratie elle-même ».
Mais, au début du mois de juin 1961, son attachement aux libertés le poussa à demander à être reçu par le général. Le procès des généraux Challe et Zeller ayant pris fin, l'application de l'article 16 ne lui paraissait plus indispensable. Je me retourne ici vers mes collèges et vers le secrétaire général du Sénat car n'est-ce pas une attitude constante du Sénat face à l'État d'urgence quel qu'il soit ? Comme vous le savez, le général décida de le maintenir jusqu'au 30 septembre.
Ses convictions républicaines et démocratiques, son attachement au régime parlementaire, lui offrirent l'occasion de manifester avec force son indépendance quand il a contesté la décision du général de Gaulle en 1962, lors de la révision constitutionnelle du mode d'élection du Président de la République. Il déclara alors : « Si je me suis permis, en face de cette violation de la Constitution, en face du plébiscite, du pouvoir personnel qui s'annonçait, d'élever la voix, c'est précisément parce que je reste fidèle à cet enseignement de la France et à cet enseignement républicain ! ».
Le peuple français en décida autrement et nous savons combien l'élection du Président de la République au suffrage universel est devenue la clé de voûte de nos institutions.
Pendant sept années, de 1962 à 1969, les rapports entre l'Élysée et le Sénat ont connu des soubresauts, ce que n'arrangea pas l'épisode de mai 1968, où Gaston Monnerville se démarqua publiquement du général de Gaulle, à qui il reprochait « l'exercice solitaire du pouvoir », avant de se lancer dans un autre combat : le projet de fusion entre le Sénat et le Conseil économique et social.
Le 27 septembre 1968, Gaston Monnerville déclara : « Devant la gravité de cette situation, ayant longuement réfléchi à ses conséquences, ne voulant pas laisser s'accomplir une nouvelle et grave violation de notre Constitution et démanteler le régime républicain en France, j'ai pensé que mon action serait plus efficace si j'étais libre de mes mouvements, de ma parole et de mes actes. »
Il fit activement campagne jusqu'à la victoire du non au référendum du 27 avril 1969. Il fit encore entendre sa voix dans l'hémicycle, jusqu'à ce 22 février 1974, où il en prit congé, puisque son successeur, Alain Poher, décida de le nommer au Conseil constitutionnel.
Le sénateur Henri Caillavet voyait en lui « un citoyen aux choix lucides qui avait le courage tranquille du patriote », homme protéiforme aussi, puisque tour à tour juriste, écrivain, peintre et musicien, il écrivit également plusieurs ouvrages .
Une salle du Palais du Luxembourg porte le nom de celui dont la mère, au tout début de sa vie, lui avait dit ces mots qui le marquèrent à jamais : « Va mon fils, et tâche de bien faire ». C'est vrai que Gaston Monnerville passa sa vie à « faire bien », c'est cela que nous célébrons aujourd'hui. C'est aussi ce que nous ferons devant nos collègues ultramarins à l'occasion du Congrès des maires.
C'est aussi pour cela que je pèse mes mots et que je vous parle comme je le ressens : celui qui présida l'entrée au Panthéon de Victor Schoelcher et Félix Éboué mérite de les rejoindre aujourd'hui.
Bon colloque à vous toutes et à vous tous.
Stéphane
Artano,
président de la Délégation
sénatoriale aux outre-mer
Monsieur le président du Sénat,
Monsieur le vice-président,
Mesdames et messieurs les députés,
Chers collègues,
Mesdames et messieurs,
Je suis particulièrement heureux de vous accueillir aujourd'hui, en mon nom et en celui des membres de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, pour cette table ronde consacrée à l'héritage de Gaston Monnerville.
Je remercie chaleureusement le président Gérard Larcher de sa présence et d'avoir bien voulu permettre l'organisation d'une série d'évènements au Sénat, sous l'autorité du président de la délégation du Bureau à l'événementiel, Pierre Laurent, dans le cadre de la commémoration du 30 ème anniversaire de la disparition d'un homme, venu d'outre-mer, qui a présidé cette maison pendant plus de vingt ans.
Au départ de cette mobilisation sénatoriale, il y a l'initiative déterminée du vice-président Georges Patient, sénateur de la Guyane et président depuis 2017 de la Société des amis du président Gaston Monnerville. Georges Patient nous a sensibilisés à son engagement à la tête de cette association dont de nombreux membres sont présents aujourd'hui, et que je salue également.
Notre délégation a répondu avec enthousiasme à l'idée d'organiser cette table ronde dédiée à l'héritage de Gaston Monnerville qui réunit aujourd'hui une douzaine d'intervenants prestigieux à qui j'adresse nos vifs remerciements. Ils vont témoigner d'un parcours exceptionnel, mais largement méconnu de nos concitoyens.
Contribuer à mieux faire connaître cette trajectoire à travers ceux qui l'ont côtoyé ou étudié de près, ainsi que son actualité aujourd'hui, c'est l'objectif que notre délégation partage avec les initiateurs de cette commémoration.
Je crois que notre délégation est dans son rôle lorsqu'elle contribue à porter la voix des outre-mer au sein des institutions françaises. Vous le savez, notre délégation existe depuis novembre 2011, et elle s'est vu confier une triple mission : une mission d'information du Sénat sur les questions relatives aux outre-mer, une mission de veille pour la prise en compte des caractéristiques de leurs collectivités et une mission d'évaluation des politiques publiques les concernant.
Dans le cadre de ses missions, la délégation a développé dès l'origine une importante activité de colloques et de tables rondes. En dix ans, elle a ainsi organisé une vingtaine de manifestations de ce type qui ont fait l'objet d'autant de rapports accessibles à tous en ligne.
Malgré le travail déjà accompli, l'ambition est toujours d'aller plus loin, de faire mieux et davantage pour poursuivre sur la voie d'une meilleure connaissance des outre-mer et d'une prise de conscience accrue de leurs réalités.
La présente rencontre s'inscrit donc dans cet esprit, en réunissant des parlementaires, des historiens, des hommes de loi, de grands témoins, qui ont pour point commun d'être attachés à la mémoire d'un homme qui aimait à rappeler que le fils d'outre-mer qu'il était devait tout à la République.
La délégation aux outre-mer que je préside aborde ainsi cette table ronde avec beaucoup d'intérêt mais aussi beaucoup d'attentes.
Du point de vue du passé et de l'histoire, nos échanges peuvent aider à éclairer des facettes peu connues et pourtant remarquables de Monnerville. L'exposition organisée dans le Jardin du Luxembourg le 15 septembre dernier a permis de redécouvrir la richesse de son parcours et ses engagements pour la démocratie, la lutte contre le nazisme mais aussi la défense des terroirs et des territoires.
Du point de vue des outre-mer, enfant de la Guyane, il convient de rappeler le rôle précis qu'il a joué dans la départementalisation des « quatre vieilles colonies », départementalisation qui sera actée en 1946.
Enfin, cette table ronde peut aussi être l'occasion de se tourner vers l'avenir, de faire oeuvre pédagogique en s'adressant aux jeunes générations avec le parcours républicain exemplaire de l'intéressé. Ayant gravi les plus hautes fonctions de la République, Gaston Monnerville constitue-t-il encore un modèle pour les jeunes, et la jeunesse ultramarine en particulier ? C'est une des questions que nous pourrons aborder au cours de cette table ronde qui va se dérouler tout l'après-midi et se répartir autour de deux séquences, l'une consacrée à l'homme des territoires, nous verrons que cet homme a des racines multiples, et l'autre articulée autour de son attachement aux valeurs de la République dont il est en quelque sorte l'incarnation.
Pour des raisons liées aux conditions sanitaires, cette table ronde n'a pu être ouverte au public comme nous en avons l'habitude, mais elle fait l'objet d'une captation audiovisuelle en direct et d'une diffusion en VOD sur le site du Sénat, ce qui permettra d'en élargir l'audience.
Je vous remercie de votre attention.
Georges Patient
,
sénateur de la Guyane,
vice-président du Sénat,
président de la
Société des amis de Gaston Monnerville (SAPGM)
Monsieur le président du Sénat,
Monsieur le président Stéphane Artano,
Monsieur le président Jean-Claude Requier,
Mes chers collègues parlementaires,
Mesdames, messieurs,
Puisque vous êtes là, puisque nous sommes là réunis autour de Gaston Monnerville, trente années après sa mort pour célébrer son héritage, il est permis de dire qu'il est loin d'avoir disparu de notre mémoire nationale.
Il me semble même qu'il est là, de plus en plus proche de nous, en un temps où il n'est pas négligeable de pouvoir s'appuyer sur des valeurs sûres.
Valeur sûre, la fidélité absolue de Gaston Monnerville à la République, à ses institutions. Valeur sûre, le courage et la droiture de Gaston Monnerville face aux menaces sur son pays, sur la démocratie. Valeur sûre, sa pratique politique comme un engagement total. Valeur sûre, son attachement à ses lieux d'élection : la Guyane natale, le Lot adopté ensuite. Valeurs sûres, son humanisme, son désintéressement parfait. Valeurs sûres, la tolérance de Gaston Monnerville, son souci des faibles, des discriminés, des oubliés, de la dignité due à chacun.
Sans me mettre en avant, je veux juste rappeler qu'en 2008, quand j'ai sollicité pour la première fois les suffrages des grands électeurs, après une assez longue liste de mandats locaux, c'est la figure tutélaire de Gaston Monnerville qui m'a inspiré, qui a justifié mon ambition. Dans des conditions matérielles, celles des déplacements et des communications, qui n'ont plus grand-chose à voir avec celles des années Monnerville, j'ai personnellement choisi de mettre l'essentiel de mon énergie sénatoriale à défendre les outre-mer en général, et la Guyane en particulier : défendre leur développement économique et social, défendre leur capacité à prendre et à exercer les responsabilités nécessaires à leur développement, défendre leur jeunesse et leur avenir, défendre leur place dans la République, dans son histoire, dans sa construction, défendre leur place dans la Nation française.
En cela, je ne m'éloigne pas de la trajectoire « monnervillienne ». Nous ne devons pas oublier qu'après avoir défendu et fait relaxer les accusés guyanais de l'affaire Galmot, avec une remarquable plaidoirie en forme de réquisitoire contre le colonialisme et le traitement infligé à la Guyane, il fera fermer le bagne de Guyane, qu'il voyait comme une véritable indignité et un obstacle majeur au développement de ce pays. Il sera ensuite l'un des artisans de la départementalisation de 1946, dont l'objectif - par la suite contesté, certes - était de mettre au même niveau dans la République les populations d'outre-mer et la population de France métropolitaine.
C'est pour cela, par fidélité à la vie et à l'action de Gaston Monnerville, qu'il y a quelques années déjà, j'ai pris l'initiative de le remettre dans le débat public, de travailler à le faire mieux connaître, de fédérer toutes les énergies disponibles pour une réelle et définitive connaissance et reconnaissance de la place éminente qu'il a occupée dans la vie politique française.
C'est ainsi que j'ai souhaité que le trentième anniversaire de sa mort soit marqué par un certain nombre de manifestations destinées à la fois au grand public, aux spécialistes et aux responsables politiques actuels : une exposition, inaugurée il y a trois semaines, qui développe avec intelligence et pédagogie les divers aspects et les épisodes successifs de la vie de Gaston Monnerville ; la lecture pendant la « Nuit du droit » de son discours en faveur de la panthéonisation de Victor Schoelcher ; et ce colloque qui nous réunit aujourd'hui, enregistré et filmé et qui restera visible assez longtemps sur le site du Sénat : il est important de donner accès au plus grand nombre à ce riche programme d'interventions et aux débats.
Avant de laisser la parole aux intervenants, je voudrais respectueusement et amicalement les saluer. Je commencerai par mes compatriotes guyanais : Annie Robinson Chocho, qu'on entendra en vidéo, enseignante, inspectrice de l'Éducation nationale, engagée dans la vie publique, militant en Guyane pour une connaissance de Monnerville moins superficielle, pour la constitution d'une sorte de panthéon de grandes figures guyanaises, susceptibles d'enrichir la connaissance de ce que nous sommes, de ce que nous pouvons être ; mon ami Rodolphe Alexandre, historien passionné, qui a construit sa détermination et sa rigueur politique sur l'exemple de Gaston Monnerville ; et maître Patrick Lingibé, éminent avocat, digne héritier de Gaston Monnerville.
Je salue également mes collègues du Lot, Angèle Préville et Jean-Claude Requier. Ils nous diront combien Gaston Monnerville fut attaché à ses « territoires », et comment il a appuyé son action sur sa connaissance du droit.
Nous entendrons aussi Philippe Martial, secrétaire général de la Société des amis du président Gaston Monnerville, ancien directeur de la bibliothèque et des archives du Sénat, et qui fut pour Monnerville comme un fils adoptif, et maître Christian Charrière-Bournazel qui nous retracera « de l'intérieur » sa carrière politique.
Les quatre derniers intervenants que je voudrais également remercier, sont à la fois jeunes et ultramarins : ils sont tous chacun dans leur domaine et avec leurs ambitions propres les héritiers de Gaston Monnerville. Je veux citer Olivier Serva, député de Guadeloupe et président de la délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale, Félix Beppo, ancien adjoint au maire du XVIII ème arrondissement de Paris. Je veux avoir un mot particulier pour nos deux derniers invités : Laurent Lise, dont le grand-père Roger Lise, sénateur de la Martinique, fut l'un des fondateurs de la Société des amis du président Gaston Monnerville car ce dernier était né en Guyane, mais ses parents étaient d'origine martiniquaise, et Ramachandra Oviode-Siou, le benjamin des intervenants, étudiant en droit et président de l'Institut Gaston Monnerville que nous entendrons en vidéo.
Je trouve encourageant que de très jeunes gens aillent chercher et trouvent en Gaston Monnerville de quoi incarner des valeurs auxquelles ils sont attachés, mais qu'ils jugent un peu malmenées depuis quelques années. Je trouve également admirable que ces très jeunes gens, regrettant de n'avoir jamais « appris » Gaston Monnerville à l'école, s'attachent maintenant à faire fructifier son héritage.
Il me reste à remercier chaleureusement André Bendjebbar, éminent historien et pédagogue, et Luc Laventure, empathique et talentueux, qui assurera la modération des débats.
Je nous souhaite de belles découvertes et des débats que j'espère riches et fructueux.
PREMIÈRE PARTIE - L'HOMME DES TERRITOIRES
Modérateur : Luc
Laventure, journaliste, président d'Outremers 360
Mesdames et messieurs, merci d'être présents à cette table ronde Gaston Monnerville , l'héritage . L'après-midi que nous passerons ensemble nous permettra de passer en revue les aspects d'une personnalité complexe en insistant tout particulièrement sur deux points caractéristiques de la figure de Gaston Monnerville : d'abord, l'homme des territoires qu'il était, puis le républicain qu'il se revendiquait.
Pour nous accompagner dans cette réflexion, nous entendrons pour commencer Rodolphe Alexandre. Monsieur le président, merci d'être venu spécialement de Guyane pour cette table ronde. Vous êtes docteur en histoire et votre thèse a été consacrée à Gaston Monnerville. Vous y développez et analysez notamment sa pensée politique. Vous allez aujourd'hui nous parler d'un Français épris de culture française, d'un homme de droit qui a été au coeur de grandes décisions sociopolitiques mais qualifié aussi d'« assimilationniste », terme qui évoque aujourd'hui le conflit entre les générations.
LA GUYANE
Rodolphe Alexandre,
docteur en
histoire, auteur d'une thèse sur Gaston Monnerville
Monsieur le président du Sénat, Gérard Larcher,
Monsieur le président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, Stéphane Artano,
Monsieur le vice-président du Sénat, Georges Patient,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Mesdames et messieurs,
Gaston Monnerville a consacré librement et avec détermination sa vie et sa carrière aux principes et valeurs de la République. Ce Guyanais a été nourri par l'école laïque auprès de ses maîtres. Il a donc été engoncé dans la culture de l'assimilation. À l'époque de Gaston Monnerville, ce n'est pas en soi une insulte car l'assimilation apparaît comme un élément de progrès social, comme un élément d'évolution de lui-même.
Gaston Monnerville, comme tous ceux de sa génération, apprendra sur les bancs de l'école que ses ancêtres sont les Gaulois et son esprit sera buriné par la géographie de la France et de l'Europe. Le jeune homme qui se présentera comme pensionnaire au lycée Pierre de Fermat est déjà ancré dans la civilisation française. Ce jeune homme, qui va obtenir sa licence de droit et sa licence de lettres, va travailler sa philosophie , une philosophie de tendance « schoelcherienne » et marquée par l'abbé Grégoire, avant de se radicaliser puisqu'il sera membre du Parti radical auprès de Henri Queuille et Yvan Delbos et même « jeune turc » au sein du Parti radical. Sa pensée va s'articuler autour de Léon Gambetta, Jules Ferry et Georges Clemenceau sur lequel il a écrit un ouvrage.
Le considérer sur la base de nos valeurs actuelles est anachronique car il faut placer Gaston Monnerville dans son contexte, celui des colonies françaises, notamment des Antilles, de la Guyane et de La Réunion. Il ne faut pas confondre cette époque avec celle de Léon Gontran-Damas et encore moins avec celle de Félix Eboué. Comme tous ces jeunes des colonies qui arrivaient en France métropolitaine pendant la III e République, Gaston Monnerville est l'archétype de l'assimilation. Au-delà des termes de liberté, de démocratie et de respect de l'être humain qui le caractérisent, Gaston Monnerville est un compatriote qui a bâti sa vie et qui, avec pugnacité, a voulu faire mieux que le Français de métropole. Il a voulu incarner cette République qui lui avait été accordée par Victor Schoelcher. Son adage était « Fais ce que dois » qui est aussi l'un des principes de la franc-maçonnerie qu'il n'oubliera jamais.
Ce petit-fils d'esclaves a été confronté au préjugé de race. Il n'en parlera pas ou très peu. Venant d'une Amazonie mystérieuse, mystique, de territoires primitifs, il est jugé sur le territoire de la relégation car tout Guyanais qui débarquait en métropole à cette époque était supposé être fils de bagnard. Cet homme n'est pas Félix Éboué qui va assumer le préjugé de race et qui mettra 27 ans pour devenir administrateur. Ce n'est pas non plus René Maran, prix Goncourt avec son roman Batouala , qui sera sanctionné et rejeté du système. C'est encore moins le commandant Mortenol, Guadeloupéen, premier noir polytechnicien, major de promotion, qui ne sera jamais nommé amiral. Le seul moment où Gaston Monnerville ressent ce préjugé de race est peut-être lorsque, en décembre 1953, il faudra dix-huit tours pour élire René Coty ! C'est alors sans doute qu'il comprend que le préjugé de race est un obstacle rédhibitoire pour toute promotion au poste suprême.
Cet amoureux de la civilisation hellénistique classique écoutait aussi Schuman, Mozart, Beethoven et pouvait décrire toutes les toiles de Goya et Delacroix, mais jamais il ne s'en vantait par pudeur. Il ne voulait pas que l'on connaisse l'étendue de sa culture artistique.
Aujourd'hui, je veux démontrer que Gaston Monnerville a le droit aux honneurs du Panthéon. Pour cela, je souhaite montrer à quel point Gaston Monnerville appartient à l'Histoire de la France et à quel point il a été au coeur des décisions prises à l'époque.
Gaston Monnerville est d'abord un homme qui a connu tous les élus de son époque. Il a fréquenté les caciques du Parti radical : Henri Queuille, Yvon Delbos, Léon Martinaud-Déplat. Il a connu tous les ministres de la IV e République et du début de la V e République : Marc Rucart, Marius Moutet, Paul Reynaud, Edouard Daladier et bien d'autres jusqu'à de Gaulle. C'est un homme qui a de l'entregent et qui est souvent sollicité pour dispenser des conseils. Sans Gaston Monnerville, il n'y aurait pas eu Félix Éboué. Félix Éboué ne voulait pas être nommé gouverneur du Tchad puisqu'il considérait le Tchad comme un territoire de troisième zone. Après 27 ans en Afrique, après avoir subi vexations et brimades, enfin le Front populaire le nomme en Guadeloupe mais on lui demande de revenir en Afrique. C'est alors Gaston Monnerville qui va appuyer de tout son poids auprès de Georges Mandel pour nommer Félix Éboué.
C'est aussi Gaston Monnerville qui va attaquer le décret des parlementaires pour leur permettre de s'engager dans la Seconde Guerre mondiale. C'est encore Gaston Monnerville qui va permettre la départementalisation avec Aimé Césaire et Raymond Vergès. Gaston Monnerville, en tant que militant des mouvements associatifs, de la Ligue des droits de l'homme et de la Ligue internationale contre le racisme avec Bernard Lecache, fait aussi le tour de la France pour dénoncer les prétentions hitlériennes. Gaston Monnerville a lu Mein Kampf et connaît donc sa vision de la race aryenne, ses prétentions coloniales sur l'Afrique et son racisme. Je pourrai multiplier les exemples pour montrer tous les rôles qu'il a joués dans notre histoire allant de la départementalisation à la suppression du bagne en passant par la création du fonds d'investissement pour le développement économique et social des territoires d'outre-mer (Fides) devenu ensuite fonds d'investissement des départements d'outre-mer (Fidom).
Je terminerai mon propos par quelques mots sur le Guyanais qu'il était. En 1932, il devient député. Élu, il enraye la machine de la fraude électorale et de la corruption. Il met fin aux candidatures téléguidées des gouverneurs, il met fin aux coteries du monde des affaires et aux lobbys. Mais Gaston Monnerville ne peut pas être député et maire de Cayenne et déléguera donc cette responsabilité à d'autres. Cependant, alors qu'il aura été député pendant 14 ans, Monnerville n'ira en Guyane que trois fois, c'est-à-dire que ce qu'il aura construit sur des valeurs de liberté et de respect de l'autre et de l'État s'effilochera et se délitera jusqu'à recréer les mêmes coteries d'antan.
De plus, Gaston Monnerville ne prend pas conscience de l'émergence d'une nouvelle génération, celle de René Jadfard, puissamment aidé par ceux qui auront perdu le pouvoir économique du temps du bagne, et celle du poète et essayiste Léon-Gontran Damas. À la faveur de la montée en puissance de cette nouvelle génération, Gaston Monnerville perdra en novembre 1946. Une autre fierté guyanaise va alors s'installer : celle qui remet en cause la départementalisation et le « monnervillisme ». Au final, en Guyane, la pensée « monnervilliste » sera remplacée par la pensée gaulliste avec un effacement progressif de la départementalisation au profit d'un conservatisme gaulliste qui, à partir de 1958, se heurte à une autre forme de pensée : l'autonomie de gestion.
Pour finir, je souhaite revenir brièvement sur la puissance de l'attaque à l'endroit de Gaston Monnerville décrit comme un « député mi-Antillais, mi-Guyanais », comme « un député qui n'a rien fait pour son pays d'origine ni pour son pays d'adoption », comme « un ministre noir qui n'a jamais rien fait pour les nègres ni ceux d'Amérique ni ceux d'Afrique que de parler volontiers en leur nom ». C'est pourtant l'homme qui bâtit la liberté en Guyane et qui est à l'initiative de la départementalisation. Le radicalisme de Gaston Monnerville apporte aujourd'hui un nouveau souffle dans les débats animés sur les articles 73 et 74 de la Constitution. Je vous remercie de votre attention.
Luc Laventure . - Avant de poursuivre avec nos autres invités, je me permets une question un peu irrévérencieuse : l'assimilation et la départementalisation étaient-elles de bon choix ? En étant petit-fils d'esclaves, être assimilationniste ne préfigurait-il pas des crispations dans une société en quête d'identité culturelle ?
Rodolphe Alexandre . - Au risque de choquer quelques personnes, j'ose dire qu'il n'existait pas à l'époque cette fierté guyanaise et cette prise de conscience de la négritude. C'est Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor qui porteront ces idées. Aimé Césaire vote certes la départementalisation en 1946 mais, dès 1960, commence à demander d'autres perspectives, notamment le développement économique. Les hommes qui ont voté la départementalisation l'ont fait sur l'impôt du sang, sur l'histoire et sur l'égalité des hommes. Par ailleurs, être assimilé, c'était être dans la culture française, dans la pensée française, dans sa matrice.
Par ailleurs, en Guyane, toutes les actions dont Gaston Monnerville avait jeté les bases comme le « plan banane » et le port de pêche n'ont jamais été réalisées. Cependant, il n'avait été que trois fois en Guyane comme je l'ai déjà souligné. Plusieurs textes de l'époque dénoncent d'ailleurs les responsables qu'il a mis en place et qui agissent comme une mafia. Tous ces éléments justifient que le terme « assimilationniste » soit replacé dans son contexte.
Luc Laventure . - Je vous propose maintenant d'écouter Madame Annie Robinson Chocho, deuxième vice-présidente de la collectivité& territoriale de Guyane, qui intervient en duplex de Guyane.
Annie Robinson
Chocho,
deuxième vice-présidente de la collectivité
territoriale de Guyane
(en vidéo)
Mesdames et messieurs, en vos titres, grades et qualités, je vous présente mes respectueuses salutations de Guyane.
Je tiens à adresser mes remerciements à monsieur Georges Patient, sénateur de la Guyane et vice-président du Sénat pour cette heureuse initiative en sa qualité de président de la Société des amis du président Gaston Monnerville et qui m'amène aujourd'hui à prendre part à un de ces moments mémorables qui glorifie un fils de ma Guyane natale, un illustre Guyanais, Gaston Monnerville que l'on surnommait « Ti Momo ».
Gaston Monnerville est ce Français exceptionnel qui du langage de la gestion a su exprimer la politique dans le langage de l'Histoire : l'histoire de la Guyane, l'histoire de France. Ceux qui ont eu la chance de faire partie de ses amis le présentent comme un homme de conviction, ce qui est rare en politique, un homme intègre, courageux, tenace et supérieurement intelligent et cultivé.
Pour ma part, je regrette que la connaissance de Gaston Monnerville de bon nombre de Guyanais demeure superficielle et souvent anecdotique. Ce sont des connaissances transmises dans le cadre d'une oralité informelle, souvent empruntes de subjectivité et parfois de reproches et qui ne mettent pas en exergue la dimension et l'importance de l'homme des territoires qu'a été Gaston Monnerville.
Il faut reconnaître que, dans le cadre scolaire, il n'y avait pas d'espace réservé à l'étude des hommes d'exception issus du territoire guyanais. Les noms d'illustres Guyanais n'étaient pas mentionnés dans les livres d'école. On les découvrait à travers les noms de rue, au fronton des écoles et parfois à travers quelques ouvrages de bibliothèques privées qui avaient suscité notre curiosité juvénile ou encore au hasard d'une démarche esquissée par un enseignant audacieux.
Aujourd'hui, de nombreux espaces d'expression et de réalisation offrent l'opportunité de découvrir et de s'approprier ces éléments de notre histoire qui enrichissent la connaissance de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons être. Cette manifestation en est la preuve puisqu'elle met en lumière, et de belle manière, ce Guyanais exceptionnel.
Gaston Monnerville était un homme attaché à des territoires, comme en témoigne sa carrière, avec deux écharpes de maire, plusieurs mandats de conseiller général dont un dans un canton rural du Lot, deux mandats de député en Guyane et la carrière glorieuse que nous lui connaissons au sein de l'État.
C'est l'occasion de dire, malgré l'insuffisance de reconnaissance et surtout la méconnaissance de l'homme, que Gaston Monnerville n'a jamais oublié qui il était et d'où il venait.
C'est en Guyane qu'il est né. Il y a fait ses premiers pas et ses premiers apprentissages. Il le souligne avec force dans les souvenirs qu'il a lui-même rédigés dans son livre Témoignage dans lequel il fait l'éloge de ses maîtres qui ont su ouvrir devant lui les merveilles du savoir. Ses maîtres s'appelaient Albert Stanislas, Edmard Malacarnet, Ulrich Sophie, des noms qui, à l'instar de Gaston Monnerville, s'affichent aux frontons d'établissements scolaires.
C'est en Guyane que Ti Momo a fait ses premiers pas en politique et son talent d'avocat a largement contribué à son succès. C'est après avoir obtenu l'acquittement de quatorze émeutiers impliqués dans l'affaire Galmot en 1931 que ce jeune avocat sera brillamment élu député de Guyane en 1932. Il est tout aussi brillamment élu maire de Cayenne au premier tour et laisse les rênes de la ville à son premier adjoint car il est convaincu que c'est à Paris que les batailles se gagnent, les batailles pour la Guyane !
Gaston Monnerville veut alors, en choisissant d'agir sur le champ politique - ce qui n'était pas son premier projet - donner à la Guyane les moyens de développer une économie solide et durable, les moyens de s'assurer un avenir digne. Gaston Monnerville fait supprimer la transplantation des condamnés et travaille obstinément à l'Assemblée pour obtenir la suppression totale et définitive du bagne.
C'est aussi une question d'avenir, de dignité, de développement qui est au coeur de l'ambition de Gaston Monnerville quand il milite pour l'assimilation de celles qu'il convenait d'appeler les « quatre vieilles colonies ». Il sera l'un des artisans de la départementalisation actée en 1946. Gaston Monnerville est un défenseur des droits. En sa qualité d'avocat, il assure systématiquement la défense de ceux que le gouvernement de Vichy emprisonne pour délit d'opinion ou pour leur couleur de peau. Cette activité lui vaut d'être inquiété par la police et plusieurs fois arrêté. Toute son existence restera au plus près de ceux qui subissent des discriminations. Lui-même n'a pas été épargné par certaines humiliations.
Il s'établit de 1942 à 1944 à Cheylade, un village du Cantal, et s'y intègre très aisément avec son épouse.
On peut croire que c'est dans ce village que Gaston Monnerville va se familiariser avec les problématiques rurales, où il va établir définitivement son ancrage politique. En 1946, il sera élu sénateur de la Guyane sans même avoir été candidat. En 1947, il est élu président du Conseil de la République et, s'il n'oublie pas la Guyane, il est clair qu'il s'en tient éloigné et que la vie politique locale évolue désormais sans lui. Mais il souhaite poursuivre une carrière politique plutôt que de reprendre son métier d'avocat. C'est ainsi qu'il sera candidat dans le Lot pour les sénatoriales de 1948 où il est élu dès le premier tour. Il le sera jusqu'en 1974.
En novembre 1949, il est élu conseiller général du canton de Sousceyrac. On le présente comme un homme à l'écoute, au service de ceux qui l'ont élu. Paysans, artisans, forestiers, il leur rendra toujours service. Il n'est pas là pour faire de la figuration. Ce sont les problèmes qu'il s'efforce de régler localement qui lui permettent de comprendre tous les autres, là où sont les gens, là où sont les espoirs, là où il faut agir, là où la réalité du pays se touche du doigt.
Élu président du conseil général du Lot de 1958 à 1971, Gaston Monnerville veut faire progresser le département, rattraper le retard en matière d'infrastructures, développer l'activité économique, stopper l'exode vers Toulouse, Montpellier ou Paris. Les témoignages de contemporains affirment que Monnerville n'était pas le genre d'élu qui s'arrête partout pour discuter autour d'un verre ou d'un repas, ce qui ne l'empêchait pas d'être unanimement respecté. Il n'était plus Ti Momo mais monsieur le président !
En 1964, on le sollicite pour le fauteuil de maire de Saint-Céré. Il accepte à la condition de ne pas abandonner le canton de Sousceyrac. Entre lui et le Lot, le lien créé et maintenu pendant plusieurs dizaines d'années était fort et profond. Ce qu'a fait Monnerville dans le Lot et à Saint-Céré aurait-il pu le faire en Guyane et à Cayenne ? Cette énergie qu'il a mobilisée pour aller au bout des projets aurait-il pu la mettre au service de la Guyane ? Sans doute, mais c'était à une époque, pas si lointaine, où il était matériellement impossible de concilier efficacement des responsabilités nationales à Paris avec un travail de terrain, une présence active sur un terrain exigeant à 8 000 kilomètres de la métropole. Je ne pense pas que nous, Guyanais, devons tenir rigueur à Ti Momo, ce grand républicain qui fait figure d'exemple de droiture, de ténacité et de courage. Nous devons essayer de comprendre la démarche de l'homme qui a accepté d'être en mouvement dans l'Hexagone et au coeur de l'État.
Tenir rigueur à cet illustre Guyanais, à Gaston Monnerville, ce serait à mon sens faire preuve d'étroitesse d'esprit et surtout oublier que là où vos pieds sont posés vous êtes à votre place et qu'il vous appartient de faire honneur aux vôtres et de devenir un exemple pour les générations futures. Je vous remercie.
Luc Laventure . - Merci madame la vice-présidente, c'est une belle transition car nous allons maintenant entendre deux sénateurs du Lot, là où Gaston Monnerville fut un élu de la République pendant vingt-quatre ans. Sénateur de 1948 à 1974, conseiller général en 1949, président du conseil général de 1951 à 1970, maire de Saint-Céré de 1964 à 1971, on voit là que Gaston Monnerville a eu une carrière politique singulière car il a exercé un mandat local après avoir été élu au Parlement.
LE LOT
Angèle
Préville,
sénatrice du Lot
Merci de cette invitation à participer à cette table ronde. Monsieur le vice-président, monsieur le président de la délégation, mesdames et messieurs les parlementaires, mesdames et messieurs, la carrière de Gaston Monnerville met en lumière ce beau principe de la République qui indique que tout citoyen est chez lui sur le territoire de la République. Notre département a été une terre d'accueil, d'ouverture. Le canton de Sousceyrac a été créé pour Gaston Monnerville en détachant cinq communes de trois cantons. Il a aussi été créé pour lui un second siège de sénateur.
Je n'ai pas connu personnellement Gaston Monnerville car je suis arrivée en politique bien après lui, mais je salue son ouverture d'esprit. Monnerville était un humaniste, un excellent orateur. Ses discours étaient intelligents, teintés d'humour. C'était un homme politique à l'écoute des élus et des habitants. Il a été très fidèle à notre département. C'était aussi un homme très compétent et toutes ses qualités ont beaucoup joué en faveur de son acceptation dans notre département. Il faisait preuve de beaucoup d'objectivité. Il a également été un fervent défenseur du bicamérisme, un grand défenseur du Sénat. Il avait une hauteur de vue incomparable et il a été un homme d'État véritable.
Je souhaite également insister sur son humilité, son écoute, son respect des opinions divergentes et son absence de sectarisme, valeurs qui sont toujours portées par le Sénat.
La curiosité de son parcours est que Gaston Monnerville sera élu sénateur du Lot sans aucun ancrage local. Je citerai ici Maurice Faure qui lui a succédé à la présidence du conseil général du Lot : « Gaston Monnerville est un homme exceptionnel. Oui, il ne fait jamais rien comme personne. Ainsi, pour le cursus honorum auquel nous tenons tellement nous les républicains, nous commençons par essayer d'être conseiller municipal dans notre commune et, si possible, un peu plus tard maire, quand nous avons fait nos preuves, et, si dans le canton on a distingué au bout de quelques années nos mérites et nos efforts, il nous arrive d'être conseiller général, et peut être même président du conseil général. Après quoi, au cours des années, on peut un jour être parlementaire, un député, un sénateur, qui sait ? Peut-être même un président d'Assemblée. Monnerville a fait exactement le contraire. Il a commencé par être député, étant député, il est devenu ministre, étant ministre, il est devenu sénateur, président d'Assemblée, et c'est dans le Lot qu'il a appris à être conseiller général, puis maire ! ».
Gaston Monnerville a eu une fidélité absolue et c'est ce qui explique sa réélection. Ce sont ses qualités qui expliquent son parcours politique exceptionnel. Mon parcours a été inverse au sien : j'ai d'abord été élue dans une commune en 2014, avant d'être élue au département en 2015 et au Sénat en 2017. Mon parcours a donc été plus rapide que le sien mais aussi beaucoup moins glorieux. Malgré tout ce que l'on peut dire, ce parcours montre que la démocratie peut s'exercer et que les territoires ruraux qui sont les nôtres permettent de dérouler ce type de carrière.
Pour terminer, je souhaite indiquer que j'ai été professeure à Saint-Céré où Gaston Monnerville a été maire et où il avait absolument voulu établir un collège. Je souhaite également saluer son investissement en faveur de la culture dans sa ville de Saint-Céré où il a notamment créé des rencontres internationales. Il existe toujours dans la commune un festival de musique lyrique que je vous recommande si vous êtes de passage sur nos belles terres du Lot.
Luc Laventure . - Monsieur le président Jean-Claude Requier, quelle trace a laissé Gaston Monnerville dans votre territoire ?
Jean-Claude
Requier,
sénateur du Lot,
président du groupe
RDSE
Avant de vous répondre, je tiens à rappeler que le Lot est un département rural situé au nord de la région Midi-Pyrénées. Ce département compte 175 000 habitants et son chef-lieu, Cahors, 20 000 habitants. C'est un territoire éloigné de la mer et sans trait commun avec l'outre-mer. C'est pourtant là que Gaston Monnerville vint s'installer en 1948. Il n'y connaissait personne mais y a été appelé par Henri Queuille, « le bon docteur Queuille » d'Ussel en Corrèze, radical socialiste, appuyé par le maire de Gramat, Paul Mazet, et chapeauté par Maurice Faure qui l'a accompagné dans le Lot pour faire campagne. Gaston Monnerville a été élu au premier tour et a alors commencé à s'impliquer dans la vie du département.
Comme cela a été rappelé par Angèle Préville, en 1949 on lui a créé le canton de Sousceyrac en retirant cinq communes à d'autres cantons. Pour un homme venu de contrées au climat chaud, il faut souligner que Sousceyrac se trouve à l'orée du Massif central, c'est-à-dire que ce sont les terres les plus froides du Lot. Gaston Monnerville s'y rendait relativement peu souvent, deux jours par trimestre. Il logeait alors soit chez le maire, le radical Henri Clamagirand, soit à l'Hôtel Prunet qui a inspiré le romancier Pierre Benoit pour Le déjeuner de Sousceyrac .
Gaston Monnerville devint ensuite président du conseil général et s'intéressa en particulier aux questions d'aménagement, notamment aux adductions d'eau, et aux affaires scolaires. Au cours de ses fonctions, il fit construire beaucoup d'écoles pour répondre aux besoins d'une population marquée par le babyboom .
En 1964, il devint maire de Saint-Céré. Là encore, il s'intéressa aux questions d'assainissement et y créa une station d'épuration car on envoyait les eaux usées dans la Bave.
J'ai rencontré Gaston Monnerville à deux reprises. Notre seconde rencontre a eu lieu en 1987 à l'occasion d'un voyage organisé par le conseil général du Lot en Espagne. J'étais professeur d'histoire, c'est à cette occasion que je lui ai demandé s'il était exact que le général de Gaulle avait refusé de lui serrer la main et de le faire asseoir au moment des débats sur le référendum. Il m'a alors confirmé que le général ne lui avait pas serré la main mais il l'avait bien invité à s'asseoir ! Il m'a aussi dit qu'il avait sillonné la France lors de la campagne du référendum et que le « non » avait réalisé un bon score dans les villes où il s'était rendu mais qu'il n'avait malheureusement pas pu se rendre dans toutes les communes de France !
Ma première rencontre avec Gaston Monnerville eut lieu lors du Congrès des maires à Martel en 1986, j'étais tout jeune maire et tout jeune conseiller général. Ce congrès se termina par un grand banquet, près de 1 000 personnes, suivi de discours dont celui de Maurice Faure qui salua Gaston Monnerville avec beaucoup de déférence en rappelant qu'ils avaient fait ensemble un long chemin sans avoir le même tempérament. Maurice Faure décrivit Gaston Monnerville comme un homme austère tandis qu'il l'était moins, il dit aussi qu'il était la rigueur tandis que lui avait sa rigueur mais d'une nature différente. Il ajouta que Gaston Monnerville était toujours à l'heure mais reprochait à Maurice Faure de ne pas l'être ! Il termina son allocution en disant : « Nous vous revoyons toujours avec plaisir, le cheveu un peu plus blanc, l'oeil toujours aussi vif et le discours toujours aussi prompt ». Gaston Monnerville prit ensuite la parole d'abord pour rappeler qu'il n'était pas présent à titre officiel, puisqu'il n'avait plus de mandat, mais pour rendre hommage à cette terre qui lui avait beaucoup donné. Il parla de la République, de ses valeurs, de son attachement pour ce département, puis termina son allocution, remarquant que certains estimaient que la France était dévaluée et n'avait plus sa grandeur d'antan, en reprenant une apostrophe de Léon Gambetta : « Tombée la France ? Mettez-la donc debout et vous verrez quelle est sa taille ! ». C'était cela Gaston Monnerville : Gambetta, la France et la République.
Luc Laventure . - Merci infiniment à Angèle Préville et Jean-Claude Requier qui nous ont retracé leurs histoires avec Gaston Monnerville retraçant ainsi l'Histoire de cet homme.
Pour clôturer cette première table ronde consacrée à l'homme des territoires, je donne maintenant la parole à monsieur le bâtonnier Patrick Lingibé. Vous êtes vice-président de la délégation outre-mer à la conférence des bâtonniers. Vous allez nous parler d'un homme qui fut avocat pendant 53 ans. Pouvez-vous nous parler de « Gaston Monnerville l'avocat » ? Pouvons-nous dire qu'il fut un grand avocat car la Guyane de l'époque était une terre d'injustice profonde ?
L'HOMME DE DROIT
Patrick
Lingibé,
président de la délégation outre-mer
de la Conférence des bâtonniers
Monsieur le président Stéphane Artano,
Monsieur le vice-président Georges Patient,
Mesdames et messieurs,
On ne peut comprendre le républicain qu'était Gaston Monnerville que si l'on sait ce qu'a été l'avocat. Dans son histoire personnelle, Gaston Monnerville a traversé des épreuves. La notion d'égalité qu'il poursuivra pendant toute sa vie prend naissance en Guyane, et plus précisément à Cayenne.
Pour vous en convaincre, je vous parlerai tout d'abord du système juridique de la Guyane. Lorsque naît Gaston Monnerville en 1897, la colonie guyanaise est une colonie d'exception par son régime juridique qui diffère de celui des Antilles et de La Réunion. Je retracerai ensuite en quelques exemples les grands combats qu'il a menés en tant qu'avocat.
Le sénatus-consulte du 3 mai 1854 crée un nouveau régime applicable aux colonies à l'exception de la Guyane. Ce sénatus-consulte met en place le régime des décrets, ce qui permet à l'autorité en place d'étendre la législation ou la réglementation existantes dans l'Hexagone par simple décret. La Guyane, quant à elle, sera régie par une ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 qui sera modifiée en 1833 et qui stipule qu'un texte ne pouvait être applicable dans la colonie guyanaise qu'à la suite de la conjonction de deux éléments : d'une part, que le texte soit expressément applicable ; d'autre part, que le gouverneur de la Guyane décide de l'appliquer.
Gaston Monnerville, enfant, va connaître une première injustice de la part de l'administration coloniale. En 1910, son père Saint-Yves, fonctionnaire modèle de la colonie, ne fait pas état de ses idées politiques. Toutefois, à l'occasion d'élections qui approchent, le gouverneur François-Pierre Rodier convoque tous les fonctionnaires, dont le père de Gaston Monnerville, pour leur dire quel candidat il soutient. Il les appelle ainsi à voter pour ce même candidat. Marc Saint-Yves Monnerville répond alors que, en tant que citoyen, seule sa conscience le guidera et qu'il fera son propre choix. Le gouverneur Rodier lui rappelle alors que son choix libre risque d'avoir des conséquences, mais Saint-Yves lui répond qu'il assumera sa décision. Il en résulte que le père de Gaston Monnerville sera licencié comme d'autres fonctionnaires et ce n'est qu'après plusieurs années que l'arrêté du gouverneur sera annulé par le Conseil d'État.
Gaston Monnerville, alors enfant, entend ses parents parler de cet événement et en est marqué à jamais. Entre la révocation de son père et l'annulation de la décision par le Conseil d'État, plusieurs années vont s'écouler pendant lesquelles la famille Monnerville connaîtra la privation et la faim. Elle ne sera soutenue que par des amis. Cette période le marquera à tel point qu'il ne l'oubliera jamais, notamment dans sa plaidoirie dans l'affaire Galmot pour dénoncer la fraude organisée. À l'époque, le système guyanais était un système verrouillé car même le pouvoir central ne pouvait pas d'autorité appliquer les textes puisqu'il fallait l'intervention du gouverneur. Ceci explique que les gouverneurs de Guyane, jusqu'en 1946 et même après, joueront un rôle clé dans la vie politique locale.
Il fait une deuxième rencontre avec l'injustice lorsque, toujours enfant, il constate l'indignité au travers du bagne. Le régime des bagnards est totalement dérogatoire au droit pénal, puisque les bagnards ne sont pas considérés comme des êtres humains, ce qui va profondément le marquer. Plus tard, l'une de ses premières actions en tant que député sera d'oeuvrer à la suppression de cette ignominie. En tant qu'humaniste, il ne peut pas concevoir que des êtres humains soient traités ainsi.
Plus tard, l'armistice du 22 juin 1940 sépare le territoire français en deux zones : la France occupée placée sous l'administration allemande et la zone libre gérée par le gouvernement de Vichy. Pendant cette période, Gaston Monnerville est avocat dans la zone libre, à Marseille. Avant de rejoindre la résistance combattante, il commencera par une résistance sur le terrain juridique. Pour rappel, une ordonnance allemande fixait les conditions à remplir pour franchir la ligne de démarcation mais le gouvernement de Vichy complète cette disposition, notamment en prévoyant des sanctions pénales pour toute personne franchissant la ligne sans remplir les conditions requises. Il était alors interdit aux juifs, aux noirs, aux sangs-mêlés de franchir cette ligne mais Gaston Monnerville, qui est pourtant placé sous surveillance, les défendra, plaidera devant le conseil correctionnel de Marseille et obtiendra des acquittements. Il démontrera que le gouvernement de Vichy avait excédé ses droits en ajoutant des obligations non prévues par le traité de Rhetondes et par l'ordonnance prise par l'armée allemande. Les deux décisions de relaxe qu'il obtiendra donneront naissance à la jurisprudence Gaston Monnerville qui sera utilisée dans toute la zone occupée. Gaston Monnerville qui fait partie d'une minorité visible sait qu'il est sous surveillance mais il se battra devant les tribunaux et obtiendra ce résultat.
Cette lutte perpétuelle pour l'égalité vient de son enfance et du constat qu'un pouvoir peut dicter les choix qui ne devraient être faits qu'en conscience par les personnes. Comme le marqueur de la République est l'élection, Gaston Monnerville, l'avocat, verra dans l'élection le choix de la liberté. C'est aussi ce qui expliquera plus tard son opposition au général de Gaulle. Il croit au Parlement où le débat permet la démocratie tandis qu'il voit le danger de l'exercice d'un pouvoir personnel, comme il l'a connu dans la colonie de Guyane et sous Vichy.
L'une des références de Gaston Monnerville est Georges Clemenceau, anticolonialiste. En 1946, lorsque Gaston Monnerville parle d'assimilation, son objectif par l'intermédiaire de la départementalisation est de faire accéder à la juste égalité à laquelle il croit. Gaston Monnerville a d'ailleurs dit sur l'égalité : « J'ai toujours eu un goût profond de l'égalité. La recherche de l'égalité entre les hommes est une réaction naturelle chez l'être humain ». Elle l'est plus encore chez lui qui fait partie d'une minorité dont les ascendants ont été traités comme tels, c'est-à-dire ont été victimes de l'injustice d'autres hommes. Il ajoute : « La liberté sans l'égalité, ce n'est qu'un mot, qu'une chimère théorique. Selon mon sentiment, seule l'égalité lui donne sa valeur, sa substance, sa saveur, sa réalité et la fraternité vient parachever ce triptyque, rendre harmonieuse, heureuse même parfois, la vie collective des humains. Autrement dit, cette recherche de l'égalité se confond avec celle de la justice ».
Georges Clemenceau disait quant à lui ceci : « Il faut d'abord savoir ce que l'on veut, il faut ensuite avoir le courage de le dire, il faut ensuite de l'énergie pour le faire ». Gaston Monnerville savait ce qu'il voulait - l'égalité -, il avait le courage de le dire ouvertement et sans détour - notamment dans le procès Galmot où il dénonce les travers de l'administration coloniale - et il va déployer l'énergie pour la mettre en oeuvre avec la loi de 1946, mais pas uniquement.
Pour terminer, je souhaite dire que la plaidoirie de Gaston Monnerville m'a servi de charpente pour ma première plaidoirie aux Assises, car ce texte est l'expression même de l'humanité et de la dénonciation de l'injustice mais aussi un appel à la dignité humaine.
Luc Laventure . - Monsieur le bâtonnier, je vous remercie. Votre exposé a permis de recontextualiser la mission de juriste de Gaston Monnerville dans cette période charnière sur le plan du statut politique.
Échanges avec le public
Jean-Yves Perrot, maire de Marly-le-Roi . - Je souhaite tout d'abord remercier tous ceux qui ont pris l'initiative de rendre hommage à Gaston Monnerville et de retracer son parcours de manière aussi complète et - je dirais même - républicaine. Cette dualité territoriale entre le Lot et la Guyane nous offre un message particulièrement adapté à notre contexte.
J'apporterai deux éléments personnels, puis je poserai une question. La première anecdote est que j'ai eu la chance en tant que jeune auditeur à la Cour des comptes de lire le premier tome de ses mémoires De la France équinoxiale au Palais du Luxembourg et d'être reçu chez lui avenue Raymond Poincaré. Je dois dire qu'il m'a reçu avec l'extrême élégance qui le caractérisait, avec une grande chaleur mais aussi avec une grande simplicité. Il est venu lui-même ouvrir la porte. Dans le hall d'entrée de son appartement, se trouvaient deux immenses défenses d'éléphant dont il m'a dit que c'était Félix Houphouët-Boigny qui les lui avait offertes à l'occasion de l'inauguration d'un pont en Côte-d'Ivoire.
Ma deuxième anecdote est que je suis Vendéen, né à côté du village natal de Georges Clemenceau où il a passé les dix derniers étés de sa vie. J'ai des photographies qui témoignent de la visite du président Gaston Monnerville à Saint-Vincent-sur-Jard et sur lesquelles nous voyons Gaston Monnerville tel qu'il était, c'est-à-dire à la fois jovial et passionné jusqu'à mettre ses pas dans ceux de Clemenceau pour écrire sa biographie.
Ma question est maintenant la suivante et s'adresse sans doute au président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer et au président Georges Patient.
Il se trouve que la vie a fait de moi le président de l'Institut français de recherche sur la mer pendant huit ans et demi. J'ai donc parcouru les outre-mer français. Comment cette belle figure, alors que notre pays est en proie à de graves interrogations, peut-elle éclairer la route de nos compatriotes et notamment celle de nos jeunes compatriotes ultramarins ?
Philippe Folliot , sénateur du Tarn . - Nous ne pouvons que nous incliner devant le parcours du président Gaston Monnerville. Je souhaite saluer tous les intervenants pour la qualité de leurs propos. Au-delà de l'érudition qui a été la leur, nous avons ressenti qu'ils parlaient tous avec le coeur.
Ma question fera référence à un autre grand Guyanais, Félix Éboué. L'un comme l'autre ont eu des parcours exceptionnels, l'un en tant qu'administrateur et l'autre en tant qu'avocat et homme politique. Ils ont poursuivi des chemins parallèles, parfois côte à côte, mais sans symbiose. Paradoxalement, c'est le plus jeune des deux, Gaston Monnerville, qui a poussé son aîné. Pourriez-vous nous parler de l'admiration réciproque de ces deux hommes ? Ces deux personnages ont quitté leur terre natale guyanaise mais y sont restés attachés l'un dans le Lot et l'autre en Afrique équatoriale tout en suivant des parcours républicains exemplaires. Je souhaite que Gaston Monnerville rejoigne Félix Éboué au Panthéon le plus rapidement possible.
Victoire Jasmin , sénatrice de la Guadeloupe . - Je souhaite saluer et remercier le président Georges Patient ainsi que tous les autres intervenants de cette table ronde. Je veux aussi remercier chaleureusement le président Stéphane Artano d'avoir pris l'initiative d'organiser ce colloque et le président Larcher pour son intervention.
Pour ma part, je suis frappée par la grande méconnaissance de cet homme illustre. Pour ma génération, le combat est perdu mais je souhaiterais que les jeunes générations aient l'occasion de découvrir son parcours dans les livres d'histoire.
J'ai connu son frère Pierre Monnerville, qui a été maire de Morne-à-l'Eau en Guadeloupe, mais aussi son neveu Kali, musicien largement apprécié aux Antilles.
Gaston Monnerville mériterait d'être bien mieux connu dans les territoires d'outre-mer mais aussi en métropole.
Antoine Karam, ancien sénateur et ancien président du conseil régional de Guyane . - J'ai eu la chance de rencontrer Gaston Monnerville à la fin de sa vie sénatoriale au coeur des événements de 1974 lorsque huit Guyanais avaient été arrêtés par la Cour de sûreté de l'État. Gaston Monnerville faisait partie de ceux qui s'opposaient depuis longtemps à cette Cour de sûreté installée par le général de Gaulle au début des années 60. Par la suite, j'ai eu le bonheur, avec Rodolphe Alexandre, de rencontrer Gaston Monnerville lorsque nous débarquions à Paris et que nous lui apportions le poulet boucané et tous les autres produits guyanais qu'il adorait tant !
Ma question est la suivante : au cours de ce colloque, allons-nous évoquer la journée du 23 décembre 1953, jour où René Coty devient Président de la République alors qu'il était sénateur tandis que Gaston Monnerville, président du Sénat, n'a pas été proposé à la Présidence de la République ? Je pense que cet événement a laissé une trace indélébile dans la suite de sa carrière. De plus, nous savons tous pourquoi il n'est pas devenu Président de la République ce 23 décembre 1953 après treize tours de scrutin.
Marie-Thérèse Lacombe, membre de la Société des Amis de Gaston Monnerville . - Je tiens à adresser mes remerciements à tous les intervenants car ils nous permettent d'apprendre beaucoup sur Gaston Monnerville. Je tiens tout particulièrement à remercier les sénateurs du Lot car les Guyanais ignorent totalement ce parcours de Gaston Monnerville. C'est mon mari, qui n'est ni lotois ni guyanais, qui m'a amené à Sousceyrac et à Saint-Céré pour découvrir le parcours lotois de Gaston Monnerville.
Georges Patient . - Nous sommes à la moitié de la table ronde et d'autres sujets restent à évoquer et qui pourront répondre à vos questions. En particulier, des jeunes prendront la parole et vous diront comment ils voient l'héritage de Gaston Monnerville et quel exemple il peut être pour eux.
Stéphane Artano , président . - Comme Victoire Jasmin l'a rappelé, nous connaissons assez peu l'histoire de Gaston Monnerville. Certains Guyanais ne connaissent pas non plus son parcours dans l'Hexagone. Cependant, l'ensemble des manifestations que nous organisons et le combat mené par Georges Patient pour que Gaston Monnerville entre au Panthéon permettent de donner un éclairage historique et de parler aux jeunes générations. De plus, ce qui est intangible et intemporel dans tout ce qui a été dit sur Gaston Monnerville, c'est la manière dont il a porté les valeurs de la République.
Hier comme aujourd'hui, c'est bien le vrai sujet de la classe politique. Auprès de notre jeunesse, notre rôle est de dire que ces valeurs de la République doivent être portées de la même manière avec les mêmes combats, avec peut-être parfois des hésitations ou des renoncements, mais toujours avec une rectitude et une permanence dans le combat. Parler de ces grandes figures est le rôle de l'école de la République.
Par ailleurs, sur nos territoires ultramarins, nous devons faire en sorte que notre jeunesse s'approprie cette histoire, ce qui faciliterait aussi la transmission, toujours avec les valeurs de la République chevillées au corps.
DEUXIÈME PARTIE - LE GRAND RÉPUBLICAIN
Modérateur : Luc
Laventure, journaliste, président d'Outremers 360
Luc Laventure . - Nous allons à présent évoquer le président du Sénat et sa carrière politique. Monsieur Philippe Martial, vous êtes secrétaire général de la Société des amis du président Gaston Monnerville et surtout « fils adoptif » de ce dernier. Vous êtes haut fonctionnaire de la République et auteur de la biographie de Gaston Monnerville. Que retenez-vous de lui, vous qui l'avez côtoyé au quotidien ?
LA CARRIÈRE POLITIQUE
Philippe
Martial,
secrétaire général de la Société
des amis du président Gaston Monnerville (SAPGM)
Messieurs les présidents,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Mesdames et messieurs,
Avant de répondre à vos questions, je souhaite revenir sur les circonstances de l'élection de décembre 1953.
Un témoin de l'époque m'a expliqué que tous les partis attendaient que le Parti radical présente la candidature de Gaston Monnerville. André Cornu, sénateur des Côtes-du-Nord, ambitieux féroce, lui aussi radical, souhaitait devenir Chef de l'État, et sut convaincre le groupe qu'il ne fallait pas présenter Gaston Monnerville, quoique postulant naturel, en sa qualité de Président de la Haute Assemblée. Gaston Monnerville ne voulait pas poser lui-même sa candidature, car il pensait qu'en cas d'échec, ce serait l'outre-mer qui serait humilié tandis que la défaite prendrait une autre teinte s'il était présenté au nom de son groupe ; à la suite d'André Cornu, le groupe radical s'abstint. Ce n'est donc pas le président de la Haute Assemblée qui a été élu mais le vice-président René Coty.
Un historien, Jean-Paul Brunet, a consacré une biographie à Gaston Monnerville et je vous invite à vous y référer pour mieux connaître sa vie.
Quant à moi, je vais vous parler de l'être d'exception que j'ai connu. Je dois avouer que je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi exceptionnel et cela à tous les titres : pour son caractère, son courage, son intelligence, sa culture, sa carrière, sa moralité.
Gaston Monnerville a été le « petit dernier » d'une fratrie de sept enfants. Or il me semble que, en politique, nous avons souvent affaire au petit dernier ou à l'enfant unique, en tout cas toujours au « préféré » de la mère. Napoléon lui-même l'avait reconnu en disant que c'est la mère qui fait l'avenir d'un homme ! Dès l'enfance, Gaston Monnerville a été très choyé et il n'a jamais caché que ses frères et soeurs avaient toujours été admirables avec lui.
Cet état de « petit dernier » lui donne finalement une force, car personne après lui ne lui a pris sa couronne ! D'ailleurs, Gaston Monnerville a toujours eu une grande confiance en lui-même. C'était aussi un réaliste. La plupart du temps, les réalistes voient tous les obstacles sur leur route et ne sont donc pas toujours audacieux. Gaston Monnerville, lui, voyait bien qu'il risquait l'échec, mais il était résolument décidé à agir. Il voyait le mal mais intervenait pour le corriger. Comme Paul Valéry, il était l'illustration d'un « pessimisme contredit d'activités ».
Ses conseils étaient particulièrement précieux et j'en ai beaucoup bénéficié. Il conseillait de ne pas tenir compte du premier échec et de recommencer jusqu'à réussir. C'était à chaque fois une leçon d'opiniâtreté.
Il était aussi courageux. Combien de fois ai-je entendu qu'un avocat ne sait que parler et rien d'autre ? Mais Gaston Monnerville a donné l'exemple du contraire. En 1939, il est député. La loi sur l'organisation de la Nation en temps de guerre dispose qu'un parlementaire doit rester au Parlement et non rejoindre le front.
Mais Gaston Monnerville ne l'entend pas du tout de cette oreille. Il a passé son temps à combattre le nazisme et il décide de défendre ses idées les armes à la main. Il fait alors prendre un décret-loi qui autorise les parlementaires de plus de 40 ans à s'engager. Il est nommé officier de justice sur le cuirassé La Provence, la plus belle unité de la flotte de la Méditerranée. Gaston Monnerville va alors participer à toute une mission de guerre qui va se terminer tragiquement le 3 juillet 1940 à Mers el-Kébir. Lors de ces journées, il tient un journal de bord que je viens de finir de retranscrire et qui pourra être publié. Il y décrit le combat qui a lieu et la flotte française qui sombre emportant au moins 400 personnes. Les historiens oublient de citer Gaston Monnerville lorsqu'ils parlent de l'opposition au congrès de Vichy qui accorde les pleins pouvoirs constitutionnels à Pétain car Gaston Monnerville était encore dans la Marine à cette époque. Malheureusement, je n'ai pas encore vu d'historien qui le signale.
Il était également intelligent. La consultation de ses bulletins scolaires en atteste avec le prix d'excellence en classe de seconde au lycée Fermat, le premier prix de mathématiques, le premier prix en anglais, le premier prix en espagnol, etc. Il avait un esprit de raisonnement et une capacité logique exceptionnelle. En 1914, il reçoit la plus haute distinction du lycée Fermat de Toulouse : le prix Ozenne. Gaston Monnerville combine une puissance intellectuelle et une grande indulgence du jugement. Je ne l'ai jamais entendu dire du mal de personnes politiques à l'exception de deux : Edgar Faure et Françoise Giroud !
Gaston Monnerville était aussi l'homme le plus cultivé que j'ai rencontré. Dès l'enfance, les hussards de la République lui disent qu'il doit s'approprier la culture de la France. C'est ce qu'il fera, guidé aussi par sa curiosité exceptionnelle pouvant le conduire jusqu'à interroger lors de ses promenades en campagne les forgerons sur leur travail partant du principe, selon ses propres mots, que « l'on ne sait commander que ce que l'on sait faire ».
D'autres avant moi ont parlé de ses discours, de son éloquence, de sa capacité d'improvisation. Il était aussi un homme de culture jusqu'à devenir lui-même un écrivain. En tant que lecteur, il a commencé par Alexandre Dumas et par Anatole France, parmi les penseurs, il avait une préférence pour Alain, qui était le penseur du Parti radical, et pour Paul Valéry. Il était féru de poésie et m'a fait connaître Alexandre Pouchkine, qui était un sang mêlé russe. Au théâtre, il était l'ami de Madeleine Renaud et de Jean-Louis Barrault. Il m'emmenait donc à des premières ou à des reprises.
Dans toute l'oeuvre de Gaston Monnerville, on retrouve le mythe de l'esclave libéré. En tant que juriste, il avait le culte du droit, mais le droit n'est pas statique, il doit s'adapter.
Enfin, sa carrière politique a été exceptionnelle. Ambitieux, il a commencé à refuser d'être élu en Martinique. Après les émeutes de 1928 et l'affaire Galmot avec son procès en 1931, sa plaidoirie est tellement brillante que les quatorze accusés sont acquittés. C'est alors que l'on vient le chercher pour devenir député. Ensuite, il devient maire de Cayenne. Il n'a donc pas suivi le parcours habituel en commençant par être conseiller municipal avant de prendre d'autres fonctions. De même, il était déjà sénateur lorsqu'il est devenu maire de Saint-Céré.
Il était aussi un homme d'une moralité totale. À une époque où l'on accuse les parlementaires de tout, en 1962, lorsque les gaullistes ont cherché désespérément quelque chose à lui reprocher, ils n'ont rien trouvé au point même que des gaullistes historiques se sont inscrits à l'association des amis du président Gaston Monnerville à sa mort, ce qui en dit long !
En parlant de lui, nous essayons de rétablir la réputation d'un homme qui a souffert de l'opposition acharnée des gaullistes. Lorsque nous avons voulu qu'une rue, qu'une place porte son nom, on m'a montré la note d'un gaulliste important qui expliquait qu'il ne fallait surtout pas prendre cette initiative. Nous avons connu les mêmes résistances lorsque nous avons voulu que son effigie apparaisse sur un timbre. Cependant, si nous avons gagné ces batailles, c'est aussi parce que nous avons été soutenus par des gaullistes. C'est le maire du VI e arrondissement de Paris, pourtant gaulliste, qui a suggéré que l'on y installe un buste de Gaston Monnerville.
À sa mort, nous avons souhaité créer une société du souvenir pour le citer en exemple. Deux gaullistes historiques se sont inscrits parmi les premiers dont Roger Frey, ministre de l'Intérieur, et Marc Lauriol. Roger Frey savait que l'on avait accusé Gaston Monnerville d'avoir organisé l'attentat du petit Clamart mais, si ces accusations avaient été avérées, jamais Roger Frey, ministre de l'Intérieur, ne se serait inscrit à la société des amis du président Gaston Monnerville ! Quant à Marc Lauriol, celui-ci m'a dit que Gaston Monnerville était un homme de conviction ajoutant : « Croyez-moi, cher monsieur, en politique, c'est rare ! ».
Le Sénat composé d'hommes blancs a élu un président de couleur, un Sénat de majorité conservatrice a élu un homme se déclarant de gauche, tout cela prouve que le Sénat n'est ni raciste ni sectaire. Je crois que c'est à l'honneur de la Haute Assemblée !
Luc Laventure . - Monsieur Christian Charrière-Bournazel, vous êtes ancien président du Conseil national des barreaux, ancien bâtonnier de Paris. En quoi ses mémoires Témoignage : de la France équinoxiale au palais du Luxembourg est-il obsessionnel pour vous et en quoi cet ouvrage est-il important pour comprendre la carrière politique de Gaston Monnerville ?
Christian
Charrière-Bournazel,
ancien président du Conseil national des
barreaux, ancien bâtonnier du Barreau de Paris
Cher monsieur le vice-président du Sénat,
Monsieur le président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer,
Mesdames et messieurs les sénateurs et sénatrices,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Cher André Bendjebbar,
Cher tous,
C'est pour moi un moment extrêmement émouvant que d'être ici au Sénat pour parler de Gaston Monnerville, et en particulier pour évoquer les souvenirs personnels que j'ai de lui.
Pendant toute mon enfance et mon adolescence, j'ai connu Gaston Monnerville à la maison puisque mon père, Guy Charrière, était conseiller général du canton de Vayrac. Il est donc venu tous les étés pour déjeuner dans notre maison du Lot avec Maurice Faure, avec le député Georges Juskiewenski, avec le préfet, etc. J'ai eu l'occasion de l'écouter parler et de l'écouter me parler, moi qui étais un tout jeune homme.
Pour répondre à votre question, l'histoire de Gaston Monnerville commence effectivement dans ce que l'on appelait la France équinoxiale, qui était une manière un peu hautaine, un peu lointaine de désigner cette France d'outre-mer. Il a repris ce terme lorsqu'il a choisi un titre à son ouvrage de souvenirs : De la France équinoxiale au palais du Luxembourg . Ce n'était pas pour se vanter mais pour s'émerveiller et montrer que l'on pouvait naître dans la France équinoxiale et finir président du Sénat. Il n'en tirait aucune vanité, mais simplement une grande reconnaissance envers la République.
Je me rappellerai toujours ce qu'il me disait de son enfance. Il allait place des Amandiers à Cayenne regarder l'océan en espérant qu'un jour il pourrait le traverser et aller dans cette France de la République qui avait donné la liberté aux esclaves et qui avait donné une égalité totale de principe, et très souvent d'actes, à tous les citoyens français. Il récitait le vers de Victor Hugo : « Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » ou encore celui de Lamartine : « Je suis concitoyen de tout homme qui pense. La liberté, c'est mon pays ! ». Quand il était sur la place des amandiers, il savait que, de l'autre côté, un homme était au large, sur l'île du Diable, souffrant mille maux parce qu'il avait eu le malheur de naître juif.
Son engagement a été immédiat, dès la jeunesse et dès l'enfance, pour la fraternité républicaine. Quand il est arrivé en France, il a participé avec Bernard Lecache à la fondation de la Ligue internationale contre l'antisémitisme (Lica) devenue en 1972 la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) dont j'ai eu l'honneur d'être vice-président national et président de la commission juridique.
Le titre qu'il a choisi pour son ouvrage illustre bien aussi son parcours depuis son enfance dans la misère après la révocation de son père fonctionnaire jusqu'à son arrivée à Toulouse et son inscription au barreau. Après avoir réussi le concours de la conférence de Toulouse, il cherche à venir à Paris. Il se présente alors au bâtonnier et lui dit qu'il veut être inscrit très vite au tableau. Le bâtonnier lui demande pourquoi et Gaston Monnerville lui répond : « Pour gagner ma vie ! ». Le bâtonnier s'exclame : « Comment ? Vos arrières ne sont pas assurés ? », résumant ainsi les moeurs de l'époque. Cette anecdote, je la tiens de la bouche même de Gaston Monnerville car celui-ci, avec clairvoyance, a su se rattraper en ajoutant : « C'est pour passer très vite le concours de la conférence de Paris ». Cette réponse lui a permis d'être inscrit aussitôt.
Au-delà de nos rencontres dans la maison familiale, j'ai aussi entendu souvent Gaston Monnerville lors de réunions publiques au cours desquelles j'ai pris toute la mesure de l'orateur exceptionnel qu'il était. Il ne faisait jamais étalage de sa culture, mais sa langue était parfaite. Sa vie intérieure se reflétait dans ses mots. Il était toujours dans une sorte d'intensité jamais feinte, jamais vaniteuse, mais toujours dans une cordialité à l'égard du public.
C'est par ailleurs dans le Lot que je l'ai connu et que je l'ai vu à l'oeuvre. Lorsque j'étais enfant, mon père, alors conseiller général, avant d'être maire de Vayrac, lui demande de poser la première pierre du groupe scolaire qu'il avait fait construire. Gaston Monnerville a accepté et rappelé dans son discours que l'école était un lien de fraternité républicaine et un lieu de progrès contre tous les dangers.
C'est ce même homme que les « fanatiques gaullistes » continuent à dénigrer à cause de 1962. Mais, à ce sujet, on colporte encore des choses inexactes car j'ai encore à l'oreille le discours qu'il a prononcé pour s'opposer au référendum : « Dans une récente allocution radio-télévisée, le Président de la République a dit : « J'ai le droit ! ». Avec la haute considération due à ses fonctions, mais avec gravité, avec fermeté, je réponds : non, monsieur le Président, vous n'avez pas le droit, vous le prenez ! ». Ses propos sont donc autre chose que son procès pour forfaiture. Sa phrase était remarquable, profondément juridique et profondément exacte. Après ses déclarations, il a été mis au ban. Gaston Monnerville avait été un résistant sous le nom de Saint-Just et s'était engagé contre les nazis et contre l'occupant, comme de Gaulle. Il n'a pas été antigaulliste, il n'a fait que professer sa foi dans une République parlementaire et contre une monarchie présidentialiste républicaine à la manière des pays latino-américains, comme le disait Maurice Duverger. Aujourd'hui, nous élisons en même temps le Président de la République et le Parlement pour la même durée, il n'y a donc plus qu'une unanimité totale autour d'un pseudo-monarque. Il n'y a même plus l'espérance d'une cohabitation de temps en temps ! Je pense que Gaston Monnerville serait, s'il était parmi nous, extrêmement sévère à l'égard de notre régime politique dont il ne résulte rien de très glorieux ni de très admirable...
Je parlerai aussi du complot. Je tairai les trois noms qu'il citait, qui étaient des noms de personnages célèbres, mais je les dirai ensuite à l'oreille de Philippe Martial car je ne souhaite pas les citer publiquement. Ce sont des personnes qui ont cherché à s'allier pour que Gaston Monnerville ne puisse pas accéder à l'Élysée pour y assurer la présidence par intérim si jamais Charles de Gaulle venait à disparaître. Je pense que ce complot mériterait d'être su. Le général de Gaulle n'a pas été responsable d'une tentative éventuelle d'attentat sur Gaston Monnerville mais son acrimonie à son endroit va se manifester lors du référendum de 1969 qui porte une réforme visant à amoindrir le Sénat pour réduire Gaston Monnerville qui y siège déjà depuis vingt ans. C'est la seule raison pour laquelle ce référendum est organisé par le général de Gaulle. Que fait alors Gaston Monnerville ? Alors qu'il est sûr d'être réélu président du Sénat en septembre 1968, il ne se représente pas pour avoir les mains libres dans son combat contre le référendum de 1969 afin qu'on ne lui dise pas qu'il cherche à sauver sa place. Son combat, il le mène pour sauver une assemblée essentielle de la République française. Cette posture ne peut recevoir que notre respect et notre admiration.
Ce grand homme mérite d'entrer au Panthéon. Je ne vois pas comment l'on peut s'allier davantage pour faire en sorte que les rumeurs injustes se taisent car il n'y avait pas d'orgueil chez Gaston Monnerville. Il faut cesser de le décrire comme un antigaulliste primaire. Au contraire, il a toujours été un homme très respectueux du général de Gaulle.
Gaston Monnerville aurait dû être élu à la place de René Coty, puisque le président du Conseil de la République était naturellement le président de la République au moment de l'alternance, mais il n'avait pas la bonne couleur ! C'est en tout cas le sentiment que tout le monde a pu avoir. Cet homme exceptionnel, cet avocat prodigieux, a été ma caution morale lorsque j'ai prêté serment. J'ai fait forger son médaillon pour l'apposer dans les couloirs du palais de justice et j'ai baptisé une des salles de la maison du barreau salle Gaston Monnerville en signe du respect, de l'attachement et de la reconnaissance que j'ai eus pour cet homme et que nous devons tous avoir à son égard.
Luc Laventure . - Les témoignages que nous avons entendus cet après-midi sont des paroles très fortes. En cette période de crispation de l'identité culturelle, il est intéressant de dire les choses pour les démystifier et pour permettre que la parole circule. En tant que journaliste et réalisateur, et avec le concours d'André Bendjebbar, nous aurons l'occasion de revenir sur ces pages d'Histoire. En tant que natif de cette France équinoxiale, « poussière de l'Empire », entendre toujours parler de tout ce que la France a donné à Gaston Monnerville, c'est oublier que Gaston Monnerville et que l'outre-mer ont aussi apporté beaucoup à la France du point de vue de l'épaisseur, de la couleur et d'une humanité transverse.
L'HÉRITAGE D'AUJOURD'HUI
Luc Laventure . - Nous allons maintenant entamer la dernière séquence. Monsieur Olivier Serva, vous êtes député de Guadeloupe et président de la Délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale. Quel est selon vous l'héritage de Gaston Monnerville pour les outre-mer ?
Olivier
Serva,
député de la Guadeloupe,
président de la
Délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale
Monsieur le président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, cher Stéphane Artano,
Monsieur le vice-président du Sénat, cher Georges Patient,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Mesdames et messieurs,
Je suis très impressionné de prendre la parole après les propos incarnés de deux orateurs brillants qui ont connu Gaston Monnerville. Ce n'est pas mon cas.
Il y a une cinquantaine d'années, la France a su élire un homme noir au Sénat, mais j'ai l'impression que l'ambiance a changé de nos jours. Comme Philippe Martial l'a rappelé, le Sénat n'était pas raciste. Aujourd'hui, quand je regarde notre héritage, je ne suis pas sûr que nous n'ayons retenu que le meilleur de cette période.
Gaston Monnerville était un avocat, un très bon orateur. Un parlementaire a besoin de cette qualité pour faire passer ses idées. C'était un homme de gauche, ce n'est pas forcément une qualité, mais ce n'est pas un défaut non plus pour l'homme de gauche que je suis !
Sur le plan local, je retiens qu'il a fait fermer le bagne de Cayenne, sûrement par humanisme, un humanisme philosophique, maçonnique, qui là aussi est une valeur dont on ne doit pas avoir honte et dont on ne doit pas se cacher dans une période où parfois la laïcité et le droit de croire ou de ne pas croire sont bafoués.
Je retiens qu'il a été un parlementaire à part entière. Il s'est même érigé contre une légende, le général de Gaulle, que cela soit en 1962 ou en 1969. Il a voulu défendre les prérogatives des parlementaires à élire le Président de la République et défendre le rôle du Sénat. Même sous la V e République, et pourquoi pas sous la VI e , il demeure essentiel de défendre le poids du Parlement et le bicaméralisme face à un pouvoir exécutif qui - nous devons le reconnaître - a de plus en plus de moyens de nous contraindre.
Gaston Monnerville était un visionnaire sur le devenir des territoires ultramarins. Il avait une vision des colonies « à la britannique » dans un esprit de Commonwealth c'est-à-dire avec d'anciennes colonies autonomes mais conservant des liens assez forts dans l'Hexagone dans le domaine régalien. Lorsque l'on regarde aujourd'hui la Nouvelle-Calédonie, et à des degrés divers la Guyane et la Martinique ou encore la Guadeloupe, nous pourrions imaginer que chacun de ces peuples puisse accéder à l'autonomie tout en gardant un lien régalien avec l'Hexagone. En ce sens, je le vois comme un visionnaire alors que nous constatons actuellement des réticences que je juge rétrogrades.
Je retiens aussi que Gaston Monnerville était un homme brillant mais sans ostentation, avec sobriété et avec la volonté de ne jamais oublier d'où il venait. Il disait lui-même que rien ne ferait de lui un déraciné. Or il est important de savoir d'où l'on vient pour être fier de ses origines et apporter à la France archipélagique une richesse qui lui permet d'être ce qu'elle est sur les trois océans, c'est-à-dire une puissance mondiale.
Voilà ce que je retiens d'une personne que je n'ai pas connue mais que j'admire.
Luc Laventure . - Merci monsieur le député. Je vous propose d'écouter maintenant en duplex Ramachandra Oviode-Siou, étudiant en droit et président de l'Institut Gaston Monnerville.
Ramachandra
Oviode-Siou,
président de l'Institut Gaston Monnerville
Mesdames et messieurs,
Je tiens tout d'abord à remercier la Société des amis du président Gaston Monnerville et son président le sénateur Georges Patient, la Délégation sénatoriale aux outre-mer et son président, le sénateur Stéphane Artano, ainsi que la présidence du Sénat pour l'organisation de cette manifestation. Je souhaite également m'excuser car, étant retenu par des impératifs universitaires, je ne peux malheureusement pas être physiquement présent avec vous aujourd'hui. Je veux donc remercier les organisateurs de me permettre d'intervenir dans ce format à distance.
Durant cette table ronde spécifiquement axée sur son héritage, je m'efforcerai, sans faire de jeunisme, d'apporter mon éclairage - je précise que je suis originaire de La Réunion - et le prisme de la jeunesse face à l'héritage de Gaston Monnerville.
Mon intervention s'organisera autour de deux principaux axes : un premier plus national autour de ce qu'incarne Gaston Monnerville pour la République et un second plus ultramarin qui se concentrera sur ce qu'il représente ou ce qu'il pourrait représenter pour la jeunesse, particulièrement celle des outre-mer.
Je ne vais pas revenir sur la biographie de Gaston Monnerville qui a été détaillée plus avant par les différents intervenants mais, effectivement, dans ce parcours, il y a quelques points saillants qui, de son enfance jusqu'à ses brillantes études dans l'Hexagone, puis sa carrière d'avocat et son engagement politique qui l'a mené aux plus hautes fonctions de la République, s'apparentent à un cursus honorum républicain.
Gaston Monnerville incarne résolument une réussite républicaine. À une époque où les principes fondamentaux de la République énoncés dans notre devise ainsi que les valeurs qu'elle véhicule sont malmenées, nous aurions tous à gagner à nous réapproprier la figure de Gaston Monnerville et son héritage. Il est vrai que son parcours témoigne d'un engagement sans faille pour les valeurs républicaines, pour cette République à laquelle il a dédié sa vie et dont l'intérêt a toujours guidé ses choix comme une boussole.
Ces valeurs dont on aime se réclamer, que l'on aime proclamer, elles restent difficiles à concevoir pour les jeunes car elles sont désincarnées. Pourtant, Gaston Monnerville incarne très bien cet engagement et donne corps aux valeurs auxquelles il croyait. En effet, en tant que législateur, il a participé à la fabrique de la loi, mais il a également été avocat, et donc il a concouru à son effectivité. Plus que jamais aujourd'hui, ces valeurs demandent à être effectives, demandent à être incarnées. Dans son parcours professionnel et politique, Gaston Monnerville a su leur donner corps.
À titre personnel, j'ai découvert Gaston Monnerville lors de mes études à Paris après une scolarité à La Réunion. C'est en effet un homme que l'on n'évoque jamais dans les programmes scolaires. C'est un véritable paradoxe car il a laissé une empreinte indélébile dans l'histoire et la vie politique française, mais demeure inconnu tant dans l'Hexagone que dans les outre-mer. Les commémorations organisées à l'occasion du trentième anniversaire de sa disparition sont fondamentales à ce titre car ces manifestations sont autant d'occasions de planter des graines que nous espérons voir germer dans un avenir proche pour perpétuer et diffuser l'héritage de Gaston Monnerville.
Il m'apparaît aussi important de nous réapproprier la figure de Gaston Monnerville comme un role model . Gaston Monnerville peut réellement être une boussole pour la jeunesse. La jeunesse ultramarine peut être en manque de modèles, en manque d'exemples. Gaston Monnerville peut montrer que de grandes choses sont possibles. Il est vrai qu'il a été empêché d'accéder à la magistrature suprême pour diverses raisons, mais il peut malgré tout incarner nos valeurs républicaines par son beau parcours. Certains aiment à le comparer à un « Barack Obama à la française », mais nous pourrions même dire qu'il a été un Barack Obama bien avant l'original ! Voilà pourquoi j'estime que le travail de mémoire que nous faisons aujourd'hui est fondamental car il doit concourir à diffuser la figure de Gaston Monnerville parmi les jeunes et à assurer une pérennité de son héritage et de ses engagements, et peut-être à inspirer et donner envie à d'autres jeunes d'endosser ses engagements.
Luc Laventure . - Merci beaucoup. Je me tourne à présent vers Monsieur Laurent Lise-Cabasset, trésorier de la Société des amis du président Gaston Monnerville et petit-fils du sénateur Roger Lise, président fondateur de la Société des amis du président Gaston Monnerville.
En échangeant en amont de ce colloque, nous avons évoqué le dépassement des barrières psychologiques de Gaston Monnerville, puisqu'il était petit-fils d'esclaves, et ses motivations à se hisser haut dans la pyramide sociale. Pensez-vous que ces questions sont encore actuelles ?
Laurent
Lise-Cabasset,
trésorier de la Société des amis du
président Monnerville
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais d'abord remercier la présidence du Sénat d'avoir organisé cet événement. C'est un devoir essentiel que celui de devoir évoquer Gaston Monnerville car ce personnage considérable va jalonner les III e , IV e et V e Républiques, non pas en tant que commentateur ou spectateur, mais en tant que véritable acteur des événements qui marqueront le siècle. En témoignent son discours de 1933 au Trocadéro, son engagement dans la Résistance, son opposition au référendum de 1969, etc.
Évidemment, Gaston Monnerville est une personnalité que je n'ai pas eu la chance de rencontrer physiquement, puisqu'il est décédé un an après ma naissance. En même temps, il me serait impossible de vous raconter la première fois que j'ai entendu parler de Gaston Monnerville tant j'ai l'impression de l'avoir toujours connu. Ce personnage, pourtant immense, a toujours habité les récits familiaux et celui qui en parlait le mieux, avec le plus de ferveur, était mon grand-père, encore aujourd'hui. Je suppose que c'est ce qui m'a conduit à considérer, dès mon enfance, Gaston Monnerville comme une figure tutélaire, une sorte de grand-oncle, respecté dont on entend souvent évoquer la mémoire. C'est une figure lointaine et proche à la fois, d'autant plus proche que ses parents sont tous les deux issus de Case-Pilote, petite commune de la Martinique dont je suis originaire.
En forçant un peu le trait, on peut dire que les habitants de cette commune ont tous un lien de parenté avec Gaston Monnerville tant les noms de Monnerville et Orville sont fréquents dans les familles de la ville. Les habitants de Case-Pilote entretiennent avec Gaston Monnerville une relation très forte. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'en cette année anniversaire sera érigé un quatrième buste de Gaston Monnerville, après Cayenne, Paris et Saint-Céré, sur la place qui porte déjà son nom, l'idée étant d'en faire un modèle pour les générations futures de la ville et bien au-delà.
Le souvenir d'enfance que j'ai de Gaston Monnerville tourne autour de mon grand-père qui lui vouait une admiration sans borne. Il ne manque jamais d'évoquer son souvenir, son parcours, sa vie, ses sacrifices, ses combats. Quand vous voyez le grand-père que vous admirez naturellement et que vous le voyez lui-même admirer un homme comme Gaston Monnerville, vous avez la sensation d'être en présence d'un personnage hors normes, un géant. S'il n'est pas encore au Panthéon, il a toujours été pour nous une figure majeure de notre panthéon familial. Malgré tous les récits de mon grand-père, les anecdotes, la petite et la grande Histoire, je dois avouer que ce personnage demeure pour moi sous certains aspects mystérieux voire énigmatique.
Je n'ai pas une connaissance aussi précise de Gaston Monnerville que d'autres de vos invités mais la question qui me fascine est de comprendre comment un homme de couleur, issu d'un territoire se situant aux confins de ce qui est encore un empire colonial, a pu se hisser aussi haut dans la République et, plus que cela, participer activement à la grande Histoire du XX e siècle.
Dès son enfance, Gaston Monnerville, petit-fils d'esclaves, né en Guyane, issu d'une famille modeste, va complètement dépasser les barrières mentales, des barrières presque psychologiques que l'on imaginait sans doute insurmontables à l'époque, puisque ce sont les mêmes que peuvent encore avoir aujourd'hui les jeunes de ma génération. Cette question du dépassement de ses propres limites, celles que l'on se donne et celles que la société nous impose, me paraît une question essentielle quand on évoque Gaston Monnerville comme modèle pour les générations futures.
Comment se sentir légitime dans un environnement où l'on ne nous attend pas forcément ? Comment a-t-il pu totalement s'affranchir de ces questions à son entrée au lycée Pierre de Fermat en 1912, puis à la faculté de droit de Toulouse, lors de ses premiers pas d'avocat dans le cabinet de César Campinchi en 1921, au cours de ses mandats de députés dès 1932, puis de maire et conseiller, à sa nomination au ministère des colonies en 1937, à son élection à la présidence du Sénat en 1947, au conseil général du Lot, et plus tard à son entrée au Conseil constitutionnel en 1974 ?
Naturellement, Gaston Monnerville se montre brillant dès ses premières années d'études. Il connaît sa valeur. Sans doute mesure-t-il une certaine supériorité sur ses camarades, ce qui lui donne une confiance en lui sans limite. Mais, au-delà du travail considérable qu'il abat pour en arriver là, ce qui est intéressant à comprendre, c'est ce qui le motive. C'est la force qui l'anime, les combats qu'il veut mener, ce qu'il doit absolument gagner. Un combat en particulier me semble façonner chaque moment de sa vie à chacun des postes qu'il occupera : c'est le combat pour le droit, le droit pour tous, le combat sans relâche pour l'égalité entre les peuples colonisés et les Français de plein droit de la métropole. Ce sera sa boussole : obtenir cette égalité et, plus tard, la garantir et la protéger coûte que coûte. « Fais ce que dois » est sa devise. C'est sans doute là une partie de son héritage.
Les armes pour mener ce combat pour le droit, c'est l'école de la République qui va les lui donner. Il est d'ailleurs fascinant de voir que ce sont avec les grands idéaux hérités des Lumières de 1789 que Gaston Monnerville, comme tous les intellectuels issus des territoires colonisés, va mener ses combats, l'universalité de la Déclaration des droits de l'Homme trouvant là un défi à la dimension mondiale. C'est donc la France républicaine qui donne les armes pour combattre la France coloniale, ses injustices insupportables dont il est témoin et sa violence inouïe.
Aujourd'hui encore, il y a sans doute à trouver dans les grands textes fondateurs, dans l'essence même de l'École républicaine, les ressorts pour les combats d'aujourd'hui pour vaincre ces ruptures d'égalité qui fragilisent encore notre société, et cela malgré les progrès considérables auxquels Gaston Monnerville a pris part d'une manière déterminante. C'est donc pour servir cet idéal de justice républicaine que Gaston Monnerville deviendra avocat défendant avec le brio que l'on connaît les insurgés de Cayenne.
Quand il devient député, c'est toujours le combat du droit qui le pousse. Sa nomination au ministère des Colonies, qui ne manquera pas de faire réagir à Berlin, sera l'occasion pour lui de fermer l'indigne bagne de Cayenne. Son opposition farouche au nazisme, son entrée en Résistance, c'est là encore le combat, mais cette fois les armes à la main, pour la liberté que l'Allemagne nazie menace.
La participation aux Assemblées constituantes des IV e et V e Républiques, c'est travailler de l'intérieur à l'égalité pour tous. Avant la présidence du Sénat, il met fin, avec d'autres, au statut colonial des quatre vieilles colonies donnant les mêmes droits à tous les colonisés, désormais citoyens de plein droit.
Enfin, lorsqu'il s'oppose à de Gaulle pour protéger les institutions, leur équilibre subtil, c'est là encore dans le seul but de protéger les droits acquis de haute lutte et, cette fois-ci, pour tous les citoyens français. C'est un combat qu'il continuera au Conseil constitutionnel jusqu'en 1983.
C'est peut-être ce combat de chaque instant qui permet de comprendre la cohérence d'un parcours qui peut en dérouter plus d'un. Ce parcours le mènera de sa Guyane natale au Palais du Luxembourg en passant par Mers el-Kébir ou les maquis de l'Auvergne. La raison pour laquelle on doit encore et toujours parler de Gaston Monnerville aux générations futures, c'est qu'il a montré la voie. Il a montré que c'était possible à chacun d'avoir une place dans la République. Malgré les difficultés qu'il a rencontrées, les humiliations qu'il a subies, il nous montre que tous les obstacles que l'on nous oppose ou les barrières mentales que l'on s'impose n'attendent qu'à être dépassés.
Luc Laventure . - Sans transition, je donne la parole à Félix Beppo qui clôturera cette table ronde. Monsieur Beppo, vous êtes ancien adjoint au maire du XVII ème arrondissement. Au vu de toutes ces analyses et de ces regards croisés, comment l'héritage de Gaston Monnerville peut-il nous aider à traverser les fractures républicaines et comment sa vie peut-elle éclairer l'avenir du pays ?
Félix Beppo,
ancien
adjoint au maire du XVIIIème arrondissement de Paris
Je souhaite tout d'abord remercier le président Georges Patient et le président Stéphane Artano de cette initiative et je remercie le Sénat d'accueillir la célébration du président Gaston Monnerville. Je ne suis pas un spécialiste de celui-ci mais je fais partie de ceux qui ont eu la chance de le côtoyer. Je l'ai découvert en 1976 derrière mon écran de télévision en regardant Les dossiers de l'écran ! Gaston Monnerville y intervenait pour parler de l'abolition de l'esclavage. Depuis ce jour, il est devenu un modèle pour moi, un modèle d'homme de conviction, un modèle de républicain. Puis, j'ai eu la chance de le rencontrer lors d'une dédicace organisée à la faculté de droit d'Assas. J'ai profité de cette rencontre pour lui avouer ma passion pour son parcours et le président Gaston Monnerville m'a invité à chaque fois que j'en avais besoin à échanger avec lui. Ces échanges sont devenus des séances de formation, auxquelles j'étais très assidu, et qui m'ont beaucoup appris. L'homme était à la fois généreux et il a toujours eu une position d'ouverture totale. Nous pouvions ne pas être d'accord sur deux ou trois sujets, mais le débat était libre et c'est cet esprit qui me guide encore aujourd'hui.
Je retiens tout d'abord de Monnerville qu'il était un républicain convaincu. C'était un homme de droit, un passionné, un érudit. La France et la République sont les combats que le président Gaston Monnerville a toujours incarnés. En 1946 et 1953, nous aurions pu imaginer qu'il accède à la fonction suprême et ces épisodes doivent interroger notre pays car il nous appartient de connaître l'Histoire, y compris dans ses détails, sauf à ce que la France ne soit pas fidèle à sa devise et passe à côté d'un certain nombre de sujets très actuels sur lesquels notre pays se trouve dans l'impasse. Mon propos renvoie à l'actualité et je ne peux que m'étonner qu'une personne condamnée pour racisme puisse prétendre à la fonction suprême. Je me dis que, sur ces sujets, le président Gaston Monnerville serait sans doute intervenu.
Philippe Martial rappelait l'engagement politique qui fut le sien et l'affaire Galmot, mais les échanges que j'ai pu avoir avec lui ont souvent porté sur le 6 février 1934 lorsque les extrêmes menaçaient la République. Le président Gaston Monnerville voulait me convaincre que le 6 février 1934 n'était pas terminé car les fascistes seront toujours là et qu'ils reviendront car ils n'admettent pas la République. Cet amour de la République et cet amour de la France sont indissociables pour Gaston Monnerville, et ces valeurs ont aussi été le socle de mon engagement en tant qu'homme et en tant que responsable politique lorsque j'ai assumé de telles responsabilités.
Il nous revient aujourd'hui de faire la lumière sur le parcours de Gaston Monnerville dans toutes ses composantes, y compris sur les théories du complot qui l'ont empêché d'accéder aux fonctions suprêmes. À ce moment précis, la France a manqué l'occasion de concrétiser sa devise en ne permettant pas à Gaston Monnerville de franchir cette étape. Si l'héritage de Gaston Monnerville doit nous servir, c'est bel et bien pour continuer ce combat.
Sur le plan politique, je remercie le président Charrière-Bournazel d'avoir rappelé que l'opposition de Gaston Monnerville au référendum ne tenait pas à la figure du général de Gaulle mais que son combat était mené au nom du droit et de la République. Dans son discours de 1962, tout est dit : l'amour de la France, l'amour de la République, l'amour du droit. Il dit aussi qu'en politique on doit être fidèle à ses engagements. Or le combat de 1962 est encore devant nous. Ce qu'a dénoncé le président Gaston Monnerville est encore d'actualité car la « monarchie présidentielle » nous fait croire tous les cinq ans qu'un homme providentiel peut changer tout un pays et le destin de tous les Français. Je pense pour ma part que ce sont des sornettes que l'on nous raconte depuis 1962 et, sans reprendre les propos du député Olivier Serva sur la VI ème République, je pense qu'il faut apporter un peu d'équilibre dans tout cela et qu'il est grand temps de le faire...
Je terminerai en disant que je suis allé à la Guadeloupe et à La Réunion en début d'année et que j'y constate un vrai écart entre les outre-mer et l'Hexagone. Je ne vais pas convoquer les difficultés rencontrées autour de l'épidémie de Covid, mais quand même. Il n'y a pas un seul département d'outre-mer qui n'ait pas souffert de la pandémie beaucoup plus qu'il n'aurait dû.
En 1946, Gaston Monnerville soutenait la loi de départementalisation car il était convaincu que les territoires d'outre-mer avaient les mêmes droits et que l'autorité devait s'y exercer de la même manière. Aujourd'hui, ne faut-il pas avancer sur cette départementalisation et reprendre le sujet pour faire en sorte que l'équilibre des territoires soit assuré ? Aujourd'hui, cet équilibre ne me semble pas établi comme le montre le hiatus entre les grandes agglomérations et le reste de la France dans la gestion de la crise. Assurément, je pense que la loi de départementalisation doit être revue.
Luc Laventure . - Pour effectuer la synthèse de nos échanges, j'accueille André Bendjebbar, commissaire de l'exposition « Gaston Monnerville, une fierté de la République », docteur en histoire et professeur. Vous avez publié de nombreux ouvrages dont une réédition des mémoires de Gaston Monnerville, Vingt-deux ans de présidence, puis vous avez réalisé en 2010 un film Gaston Monnerville, la mémoire retrouvée . En ce moment, vous préparez un documentaire intitulé Gaston Monnerville et la caricature .
SYNTHÈSE
André Bendjebbar,
historien, commissaire de l'exposition
« Gaston Monnerville,
une fierté de la République »
Je tiens tout d'abord à remercier monsieur le président, Stéphane Artano, et monsieur le vice-Président du Sénat, Georges Patient, qui m'a confié la responsabilité d'organiser une exposition sur Gaston Monnerville. Cette sollicitation m'a ému car j'ai rencontré Gaston Monnerville en 1989. J'étais alors un jeune agrégé, producteur à France Culture, mais je ne le connaissais pas. Alors que j'avais fréquenté les bancs des écoles les plus prestigieuses, aucun de mes maîtres, aucun de mes professeurs n'avait jamais évoqué Gaston Monnerville. Quand je l'ai rencontré, il m'a parlé d'un autre homme quasiment inconnu de moi : l'abbé Grégoire.
Depuis ce jour, je n'ai plus quitté Gaston Monnerville, en republiant « Vingt-deux ans de Présidence », et en oeuvrant à le faire connaître. En 1997, je fus chargé de faire une communication à Cayenne sur le rôle de Gaston Monnerville au moment de la Résistance. Déjà, je m'étais aperçu à quel point Gaston Monnerville était ignoré, si bien que dans la salle du colloque, un homme m'avait rétorqué que Gaston Monnerville n'avait jamais fait son service militaire ! C'est faux, car je connais son numéro d'immatriculation, son régiment, et que je dispose de photographies de l'époque où on le voit au milieu des appelés du contingent et des officiers.
Au-delà de l'anecdote, je vous la conte pour illustrer, avec tristesse, que Gaston Monnerville est méconnu même en Guyane.
Si Gaston Monnerville n'est pas mon unique terrain de chercheur, c'est certainement un terrain de continuité. Après les interventions que nous venons d'entendre, je n'aurai pas la prétention d'en établir une synthèse. Je vais simplement vous relater tout ce que j'ai appris au cours de ces derniers mois de travail acharné sur Gaston Monnerville.
Cette exposition a été organisée dans une espèce d'urgence, et j'ai considéré qu'il fallait préparer deux expositions : une exposition à l'extérieur dans le préau Saint-Michel, et une exposition d'intérieur. À cet effet, vingt kakemonos ont été préparés. Ces supports avaient pour objet de montrer que, devant la prouesse et la valeur d'un homme comme Gaston Monnerville, certains avaient osé le ridiculiser, lui faire mal et le dénaturer. Alors que je voulais que ces illustrations soient un éclairage sur l'incapacité de lire le monde, c'est finalement beaucoup de déconvenues que j'ai recueillies, et même d'agressions verbales, car l'on me déclara que j'étais un homme raciste.
Cette douleur, elle vous concerne tous, elle nous concerne tous. Désormais, chaque mot compte, chaque image peut être source de trouble. Gaston Monnerville, lui, se riait d'être l'objet d'une injure raciste.
Je sais beaucoup de choses sur Gaston Monnerville, car j'ai passé ma vie à le lire et à le relire. J'ai lu les six carnets manuscrits de sa main, et je sais ainsi qu'il lut 54 livres dans le seul trimestre 1942. Toutes ses lectures étaient annotées. Il n'était pas homme à parler de choses qu'il ne savait pas. Le catalogue que je suis en train de préparer que le président Larcher me fera l'honneur de préfacer, et dont le vice-président Patient écrira l'avant-propos, vise à faire ressentir par des mots ce qui est donné à voir, à éclairer l'émotion que je ressens à son égard.
La première question que nous pouvons nous poser face au parcours de vie de Gaston Monnerville est de comprendre comment un être humain, sorti d'une rue modeste, est-il devenu ce grand homme d'État ? Finalement, cette construction vient d'une modélisation de lui-même par lui-même. Je pense toujours à Plutarque en pensant à Gaston Monnerville. Jadis, on éduquait les gens en leur donnant des modèles. Or les modèles de Gaston Monnerville sont l'abbé Grégoire, Schoelcher, Gambetta, Clemenceau, Ferry. Gaston Monnerville, comme Aimé Césaire, s'est construit un imaginaire patriotique, pas exactement le même, mais un imaginaire qui structure une personne, et au-delà une personnalité. La mythologie fait croire que les eaux du Léthé permettent d'effacer les souvenirs, comme on promettait aux esclaves de Ouidah que cette eau leur ferait oublier leur pays.
Nous pouvons dire que la mémoire de Gaston Monnerville a aussi été lavée par l'eau du Léthé. Il s'est alors construit une patrie, il s'est reconstitué une mémoire, a pris racine dans une Nation en adoptant les panthéons des autres, et il a voulu être digne de ses ancêtres de valeur. Soyons fidèle aux promesses qu'il se donna à lui-même, et notre pays puisera l'énergie qui était la sienne.
Cependant, je crois que la République a désormais perdu ce sens. Elle a perdu la faculté à nous donner des patries qui n'étaient pas là. Gaston Monnerville se fait donc moquer par Bernard Pivot dans son émission Apostrophes en 1975 en lui rappelant avec mépris qu'il avait chanté « Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine », propos auquel il a répondu qu'il voulait, même à 7 000 kilomètres, que la mère-patrie soit reconstituée. Certes, ses ancêtres n'étaient pas les Gaulois mais il s'est constitué une patrie d'adoption.
Je souhaiterais aussi partager avec vous quelques informations inédites. C'est une douleur pour moi d'observer cette insuffisance d'engagement vis-à-vis de Gaston Monnerville. Je ne parle évidemment pas du président Gérard Larcher auquel je rends dévotion et admiration. Cependant, cela fait trente ans que l'on attend. En 1969, Gaston Monnerville ne pouvait pas accepter que l'on élimine le Sénat. Les sénateurs devraient même se rappeler tous les jours qu'ils sont là parce que Gaston Monnerville a fait le sacrifice de sa carrière pour cela. Il a participé à 162 meetings pour rappeler qu'il ne fallait pas toucher au Sénat.
Philippe Martial m'a aussi invité à écrire sur l'épisode de Saint-Cloud car c'est le moment où les deux présidents des assemblées, André Le Troquer et Gaston Monnerville, vont à la demande du président en exercice, René Coty, rencontrer le général de Gaulle lors d'une nuit profonde et secrète. Le président de l'Assemblée nationale dit à de Gaulle qu'il le connaît et qu'il est un dictateur. Mais Gaston Monnerville calme le jeu en rappelant le désordre public, la guerre d'Algérie et les guerres coloniales et lui propose de suivre la procédure constitutionnelle pour devenir Président de la République. René Coty demande à Gaston Monnerville et à Le Troquer de veiller au respect de la procédure républicaine pour que de Gaulle soit élu au suffrage universel, mais indirect.
J'ai appris ensuite dans La Revue des Deux Mondes en 2020, sous la plume de Jean-Louis Debré, fils de Michel Debré, qu'il existait une délibération du Conseil d'État tenue secrète. De Gaulle annonce en effet que l'heure n'est pas encore venue pour le suffrage universel car, tant que les colonies sont encore là, le suffrage universel sera impossible puisque tous les citoyens de l'outre-mer et des territoires colonisés non encore indépendants seraient des citoyens de plein exercice et qu'il existerait alors la possibilité de voir apparaître un « Colombey-les-deux-mosquées » comme le relate Peyrefitte.
Tous les constitutionnalistes, tous les membres du Conseil d'État, tous ceux ayant une honnêteté intellectuelle, tous les plus grands juristes disent que la modification de la Constitution ne peut se faire qu'à partir de l'article 89. Or de Gaulle l'a fait à partir de l'article 11. Gaston Monnerville a plaidé pour une révision par l'article 89 et c'est aussi pourquoi le discours du 9 octobre 1962 lui vaut une haine indescriptible. Le président Charrière-Bournazel qui connaît si bien Monnerville pourrait réciter par coeur ce discours et ces mots fameux : « Non monsieur le président, vous n'avez pas le droit, vous le prenez ».
Je ne suis pas du tout antigaulliste et je connais la grande valeur du Général, mais je vois aussi l'impasse qu'il a créée pour notre cher pays. Quelques paragraphes plus loin dans ce même discours, Gaston Monnerville lâche effectivement que cette décision annonce la dictature. Il prononce ce mot car ce grand républicain a des modèles. Chaque fois que la dictature est revenue en France, elle est venue par le suffrage universel direct : au moment du premier Consul, au moment de Napoléon III. Gaston Monnerville n'est pas contre le suffrage universel mais il souhaite qu'il soit indirect, comme c'est le cas dans toutes les grandes démocraties d'Europe. Avec ses mots, Gaston Monnerville nous éclaire avec sagesse et modération, mais aussi avec pondération pour que nous reprenions son message d'espérance. Il disait d'ailleurs : « Déserter, c'est désespérer. Je ne veux pas désespérer et je ne veux pas déserter ».
Luc Laventure . - Avant de conclure cette manifestation je vous propose d'ouvrir ce dernier moment d'échange avec le public.
Échanges avec le public
Jean-Yves Perrot . - Je ne souhaite pas poser une question mais partager avec vous une réflexion sur l'épisode de 1962. Je précise que je suis membre de la fondation Charles de Gaulle, membre de la société des amis de Georges Clemenceau et que je vais adhérer ce soir à la Société des amis du président Gaston Monnerville !
En 1962, quand le général de Gaulle prend la décision que nous savons, on assiste à quatre réactions. La première est celle des « godillots » qui se contentent de répondre : « Bien, mon général ! » et qui sont au garde-à-vous. La deuxième est la réaction de Gaston Monnerville qui a été éloquemment et abondamment commentée. La troisième est celle de Paul Reynaud qui fait un discours à l'Assemblée nationale très proche de celui de Gaston Monnerville, mais pas tout à fait avec la même vigueur.
Pour rappel, Paul Reynaud, avant-dernier président du Conseil de la III e République, est celui qui nomme le colonel de Gaulle, général de brigade à titre temporaire, condition sine qua non à l'époque pour entrer au gouvernement. La quatrième réaction est celle d'Edgar Pisani, sénateur au sein du même groupe que celui où siégeait Gaston Monnerville.
En août 1961, il rentre au gouvernement comme ministre de l'Agriculture car la France fait face à une crise agricole.
Lorsque va se poser la question de la réforme de 1962, Edgar Pisani va suggérer au général de Gaulle que les deux finalistes du deuxième tour soient sélectionnés par le collège qui a élu le Président en 1959, ce que le doyen Vedel appelait les élus « du seigle et de la châtaigne », c'est-à-dire les 80 000 grands électeurs. Évidemment, le général de Gaulle ne peut que refuser ce mécanisme au nom de sa vision du dialogue direct entre le peuple et le président. Cependant, ce retour en arrière montre que trois différentes attitudes ont convergé pour souligner que cette décision, peut être taillée, pour le général serait très vite « un costume trop grand ». Je crois que depuis la situation n'a fait que s'aggraver d'autant plus qu'à la dimension personnelle s'est ajoutée une dérive institutionnelle majeure dont nous sommes tous les témoins, mais non désabusés, car, si nous étions désabusés, nous serions sur le point de déserter... Or déserter, ce serait désespérer !
Rodolphe Alexandre . - J'ai eu l'honneur de participer à des recherches sur Gaston Monnerville et de l'avoir réhabilité. Sous la présidence de Georges Tilly, sénateur, nous avons organisé son retour en Guyane alors qu'il l'avait quittée dans la diffamation et dans la calomnie. Il peut même être prouvé aujourd'hui qu'il y avait eu fraude électorale.
Une question a été posée sur sa relation avec Félix Éboué. Sans Félix Éboué, il n'y aurait jamais eu de Gaulle.
Jean-Yves Perrot . - D'ailleurs, il le dit lui-même dans ses mémoires.
Rodolphe Alexandre . - Félix Éboué est un gouverneur noir du Tchad qui fait face au préjugé de race. C'est lui qui va organiser la Résistance et permettre le départ des troupes de Bir Hakeim. C'est Félix Éboué, en lui offrant l'Afrique, qui permet à de Gaulle de s'asseoir aux côtés de Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill.
L'histoire de Gaston Monnerville est marquée par beaucoup d'ombres car de nombreux documents ont disparu. Une première rencontre a lieu entre Gaston Monnerville et Félix Éboué, lorsque le premier était un jeune homme. Il le galvanise alors en parlant de culture française et de méritocratie car la République est indifférente aux couleurs de peau, aux races, aux confessions mais reconnaît la valeur des hommes dans le concert du travail formé pour la Nation.
Plus tard, Georges Mandel qui a compris que la France va inéluctablement vers la Seconde Guerre mondiale fera inventorier la vingtaine de gouverneurs et d'administrateurs des colonies. Dans cet inventaire, il retient un nom, celui de Félix Éboué. Une longue discussion suivra avec Gaston Monnerville pour lui expliquer comment éviter la colère de Félix Éboué qui considère qu'on dénature sa fonction et qu'on le méprise puisqu'on lui propose de retourner en Afrique.
Lors d'une conférence organisée en 1984, Gaston Monnerville raconte d'ailleurs cette rencontre avec Félix Éboué et comment il le convainc d'aller en Afrique pour préparer la Résistance. Alors que Félix Éboué est condamné par contumace, ses enfants sont encore à Paris et c'est encore Gaston Monnerville qui organisera leur voyage pour retrouver leur père en Afrique.
Pour terminer, j'ai été l'un des premiers à comparer Gaston Monnerville à Barack Obama. Gaston Monnerville est un « Obama de la République », mais l'histoire a décidé que son destin serait différent. Gaston Monnerville a été écrasé par le préjugé de race. Dès son enfance, il a connu des périodes très dures. Il faut aujourd'hui reconnaître le travail fait par Gaston Monnerville et que le Sénat permette à des historiens de lever le voile sur les zones d'ombre de son parcours.
Certes, Gaston Monnerville fait voter la départementalisation dont il est un des pères fondateurs, même si cette réforme est évoquée depuis 1790. Georges Clemenceau avait aussi fait acter le principe de la départementalisation. Cependant, force est de reconnaître que Gaston Monnerville ne voit pas l'éclosion de la décolonisation, l'émancipation de la race noire au travers du discours de la négritude de Léon-Gontran Damas et Aimé Césaire.
Le gaullisme s'est donc substitué à la pensée de Gaston Monnerville. Aujourd'hui, parler de Gaston Monnerville apparaît comme une tache dans l'histoire si l'on ne le replace pas dans son contexte car il est présenté comme un conservateur en proposant la départementalisation alors que les peuples réclament une autre forme de régime.
Philippe Martial . - Je pense que l'on a mal connu la pensée de Gaston Monnerville dans les colonies. Il considérait que l'une des chances de la France était l'empire, mais un empire entièrement décolonisé. Il voulait que les peuples s'administrent totalement mais gardent avec la métropole un lien touchant à la défense et à la politique étrangère. Il voulait un « Commonwealth à la française ».
Patrick Lingibé . - Toute la vision de Charles de Gaulle est dans son discours de Bayeux de 1946. Le général de Gaulle voulait un suffrage universel direct pour le président. Cependant, il savait que, après lui, ce serait peut-être un homme des colonies qui serait élu.
Lorsque j'étais adolescent, la figure de Gaston Monnerville était rejetée car on le considérait comme un assimilationniste. Il faut savoir que, par une décision du 2 décembre 1982, une simplification administrative entend modifier le statut de la Guyane pour créer une assemblée commune réunissant le département et la région. Le Conseil constitutionnel affirme alors que les départements d'outre-mer ne sont pas autre chose que des départements excentrés devant répondre aux mêmes règles que les départements métropolitains. Le Conseil constitutionnel va donc stopper toute évolution institutionnelle, ce qui explique une partie des frustrations actuelles. On a alors assimilé la position de Gaston Monnerville à une vision d'assimilation mais il faut replacer cette idée dans son contexte et dans sa volonté de promouvoir l'égalité des droits.
Luc Laventure . - Pour conclure cette table ronde, je donne la parole aux présidents Stéphane Artano et Georges Patient.
CLÔTURE
Stéphane
Artano,
sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon,
président
de la Délégation sénatoriale aux outre-mer
Monsieur le vice-président,
Mesdames et messieurs,
Chers collègues et amis,
Au terme de cette table ronde, je tiens à remercier une nouvelle fois le président Gérard Larcher de nous avoir fait le grand honneur d'ouvrir cette table ronde et d'avoir parrainé les manifestations qui ont jalonné depuis septembre l'hommage que le Sénat rend cette année à Gaston Monnerville, à l'occasion du 30 ème anniversaire de sa disparition.
Nos vifs remerciements s'adressent d'abord au vice-président du Sénat, Georges Patient, qui a porté ce projet en tant que président de la Société des amis du président Gaston Monnerville, sénateur de Guyane, mais également en tant que citoyen épris d'Histoire républicaine et soucieux de raviver la mémoire d'un homme aux multiples mérites, comme l'ont admirablement montré les interventions de cet après-midi très riche.
Je tiens à saluer aussi l'implication et la mobilisation de l'équipe dont il s'est entouré, et tout particulièrement de messieurs André Bendjebbar et Luc Laventure, qui ont oeuvré pour que cet anniversaire soit un moment de redécouverte de cet homme paradoxalement à la fois illustre et malheureusement méconnu.
Le 8 juillet dernier, les membres de la délégation ont pu vous entendre, messieurs, et mesurer le sérieux et l'ampleur du programme déployé sur plusieurs mois. Nous saluons le travail considérable qui a été accompli afin de le mener à bien.
Cette manifestation n'aurait pas été réussie sans la qualité des intervenants que je tiens à saluer personnellement. Toutes les interventions ont donné un éclairage très intéressant, mais aussi personnel et intime, sur l'homme qu'était Gaston Monnerville. Je commencerai par remercier le président Rodolphe Alexandre, venu spécialement de Guyane, que nous connaissons pour les hautes responsabilités qu'il a exercées, mais peut-être moins en tant que spécialiste de Gaston Monnerville.
Je remercie également chaleureusement madame Annie Robinson Chocho, vice-présidente de la collectivité territoriale de Guyane, qui s'est associée par vidéo, et nos collègues sénateurs du Lot, Angèle Préville et Jean-Claude Requier. D'éminents juristes nous ont également accompagnés : Patrick Lingibé, président de la délégation outre-mer de la Conférence des bâtonniers et Christian Charrière-Bournazel, ancien bâtonnier du Barreau de Paris. Je remercie également Philippe Martial, secrétaire général de la Société des amis du président Gaston Monnerville et ancien directeur de la Bibliothèque du Sénat, connaisseur reconnu de la vie de Gaston Monnerville.
Je veux également remercier Olivier Serva, président de la Délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale, qui nous honore de sa présence sans oublier « la jeune génération » : Laurent Lise-Cabasset, Félix Beppo et Ramachandra Oviode-Siou. Chacun a eu à coeur de nous révéler « le Gaston Monnerville » qu'ils ont connu personnellement ou découvert avec passion.
À l'instar du titre donné à l'exposition inaugurée le 15 septembre dernier (« Monnerville, une fierté de la République »), la délégation que je préside est donc fière d'avoir organisé et permis la tenue de cette table ronde mettant à l'honneur Gaston Monnerville, homme des territoires et grand républicain.
Notre délégation qui fêtera ses 10 ans en novembre de cette année a, depuis sa mise en place en 2011 sous la présidence de Serge Larcher, entretenu une longue tradition de travaux mémoriels, notamment autour de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leur abolition.
Elle a aussi rendu hommage à Aimé Césaire en 2013 avec un colloque sur l'actualité de son oeuvre et de son discours, et a traité dans le cadre de deux colloques remarqués des « chapitres oubliés de l'Histoire de France » et « des champs de bataille aux réécritures de l'histoire coloniale ».
Tous les actes de ces travaux ont été publiés sous l'égide de notre délégation et bien évidemment il en sera de même pour la présente table ronde qui - je le crois - donnera lieu aussi à un document de référence pour les chercheurs et les nouvelles générations.
Je vous précise que notre cycle de commémoration n'est pas complétement achevé. Comme en novembre 2019, lors du prochain Congrès des maires, une Rencontre avec les maires ultramarins sera organisée cette année au Sénat, sous le haut patronage du président Gérard Larcher. Elle mettra à l'honneur la place des outre-mer dans les travaux du Sénat, en particulier à travers les activités de la Délégation sénatoriale aux outre-mer. Cette manifestation sera aussi l'occasion de rendre un nouvel hommage à Gaston Monnerville, un ultramarin qui a présidé le Conseil de la République puis le Sénat au total plus de 20 ans !
Luc Laventure . - Avant de donner la parole au président Georges Patient, je souhaite aussi remercier la direction de la Bibliothèque et des archives, et la direction de la Communication du Sénat ainsi que l'équipe d'Outremers 360.
Georges
Patient,
sénateur de la Guyane,
vice-président du
Sénat,
président de la Société des amis de
Gaston Monnerville (SAPGM)
Je voulais commencer par des remerciements mais le président Stéphane Artano et Luc Laventure m'ont devancé. Je remercie le président Stéphane Artano qui est à l'origine de cette table ronde qui s'inscrit dans le cycle de manifestations que nous organisons pour le 30 ème anniversaire de la mort de Gaston Monnerville. Je veux aussi remercier tous les intervenants, dont certains sont venus de très loin, ainsi que les participants qui nous ont rejoints.
Avant de terminer, je voudrais revenir sur deux points qui me tiennent à coeur.
Le premier peut paraître anecdotique mais il ne l'est pas tout à fait car il nous oblige à ouvrir les yeux et à faire face à des questions qui traversent assez souvent depuis quelques années le débat public.
J'ai été, assez brutalement mis en cause dans la presse, il y a quelques semaines, à propos de deux panneaux de l'exposition « Gaston Monnerville, une fierté de la République ». Ces panneaux donnent à voir un certain nombre de caricatures de presse qui mettent en scène Gaston Monnerville, soit dans ses relations - pas toujours harmonieuses, on en conviendra - avec le général De Gaulle, avec des allusions à une Afrique de caricature - singes, sorciers nus - soit comme une sorte de « petit nègre » sur le modèle d'une ancienne publicité de poudre chocolatée - Y'a bon -. Ces caricatures ont existé. Elles témoignent d'une époque que je pense révolue. Elles témoignent aussi de la liberté de la presse et c'est heureux.
Je tiens à répéter ici que nous n'avions pas de raisons de passer sous silence cette vision satirique de Gaston Monnerville, et de ne pas évoquer les vexations qui lui ont été infligées en raison de la couleur de sa peau (et donc d'une « africanité » fantasmée). Gaston Monnerville avait sur ce point un regard distancié, dont nous pourrions encore nous inspirer et donc éviter de donner à ces caricatures, vieilles de soixante ans, plus d'importance qu'elles ne peuvent en avoir...
Je ne veux pas, en disant cela, minimiser les manifestations, y compris très actuelles, d'un racisme assumé, mais je pense sincèrement que ce ne sont pas les caricatures de Gaston Monnerville qui risquent de nourrir ce racisme.
Il était important pour nous de ne pas présenter Gaston Monnerville de façon édulcorée, de ne pas construire une espèce d'hagiographie désincarnée ; il était important de situer sa vie et son action dans le contexte social et politique qui a été le sien ; il était important de donner à cette exposition une profondeur historique. Quel objectif aurions-nous servi en laissant « sous le tapis » cette image que la presse satirique - amie ou ennemie de Gaston Monnerville, d'ailleurs - donnait de lui ? Quel objectif servirions-nous en ne mentionnant pas que les origines antillo-guyanaises de Gaston Monnerville et la couleur de sa peau ont pu parfois lui porter préjudice ? Et que pourrait-on penser de nous si nous n'étions pas aussi capables de dire que jamais, nulle part, personne ne peut être réduit à la couleur de sa peau ?
J'entendais il y a peu l'ancien ministre Robert Badinter, à propos des persécutions antisémites du régime de Vichy, dire : « La vérité, il faut toujours la rappeler ». Bien entendu. Il faut s'en souvenir et ne pas avoir peur. S'en souvenir pour ne pas avoir peur.
Je crois pour ma part que l'exposition de ces dessins satiriques racistes - disons-le - devrait avoir pour rôle de nous pousser à réfléchir, à comprendre, à manifester notre esprit critique.
Bref, on nous fait un mauvais procès... Et si la stature de Gaston Monnerville n'a pas été entamée il y a soixante ans par des dessins satiriques, elle ne le sera pas non plus aujourd'hui. Nous tous qui avons à coeur de rendre définitivement justice à Gaston Monnerville dans cette République qui nous rassemble, essayons donc, chacun pour notre part, à tous niveaux, à tous moments, d'inciter nos concitoyens à savoir et à comprendre pour mieux débattre, plutôt qu'à l'oubli et à l'invective. Relisons Aimé Césaire : « Nous sommes de ceux qui refusent d'oublier, nous sommes de ceux qui refusent l'amnésie même comme méthode. Nous sommes tout simplement du parti de la dignité et du parti de la fidélité. »
Le deuxième point que je voudrais évoquer est qu'il convient de rendre définitivement justice à Gaston Monnerville.
C'est en effet ce que je souhaite depuis au moins quatre ans, depuis qu'on m'a fait l'honneur de me nommer président de la Société des amis du président Gaston Monnerville. C'est ce que je demande encore ici et aujourd'hui et vous êtes nombreux maintenant à soutenir cet espoir : je demande qu'on ouvre à Gaston Monnerville la porte du Panthéon, ce temple laïc de la République française.
Lorsqu'en 1991 le sénateur Roger Lise et l'ancien député Gabriel Lisette (qui fit graver en 1988 sur les murs du Panthéon les noms de Toussaint Louverture et de Louis Delgrès) ont créé la société des amis du président Gaston Monnerville pour honorer sa mémoire et son héritage, ils étaient bien conscients de la nécessité de le faire pour contrer l'oubli programmé de ce président du Sénat.
Il est grand temps en effet que la République soit un peu moins timide pour intégrer à sa « légende des siècles » sa diversité native. Félix Éboué et Victor Schoelcher sont au Panthéon. Aimé Césaire s'y trouve aussi symboliquement. Joséphine Baker, résistante et très engagée dans le combat contre le racisme, y sera le mois prochain. Tant mieux, mais c'est encore bien peu pour signifier ce que la France doit aux grands hommes et femmes issus de ses territoires ultramarins. C'est encore bien peu, si l'on considère qu'un de ces grands hommes est aussi une des plus grandes figures politiques de la deuxième moitié du XX e siècle, et une référence majeure pour la société contemporaine.
Il est bien évident qu'on n'accueille pas au Panthéon un homme, ou une femme, pour la seule couleur de sa peau ou pour son lieu de naissance... Mais on peut pourtant considérer ces éléments, dans la mesure où ils ont pu lui donner, dans sa vie, ses décisions, ses épreuves, ses accomplissements, un caractère particulier, une dimension supplémentaire.
Je veux donc ici porter témoignage de la nécessité de rendre l'honneur suprême à un homme dont la trajectoire fut à tous points de vue exceptionnelle, à un homme, tout entier et toute sa vie, dévoué au service de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, à un homme qui fit honneur à la République, et auquel celle-ci peut et doit manifester sa reconnaissance.
Je demande donc solennellement à Monsieur le Président de la République de prendre la décision d'ouvrir les portes du Panthéon à Gaston Monnerville.
ANNEXES
Commémoration du
30ème anniversaire de la disparition
de Gaston Monnerville
14 au 28 septembre 2021 : Exposition de photos proposée par la Société des Amis du Président Gaston Monnerville dans le Jardin du Luxembourg, sous le préau Saint-Michel, retraçant la vie de Gaston Monnerville et son engagement politique.
14 septembre 2021 : Inauguration de l'exposition « Gaston Monnerville, une fierté de la République » par le Président du Sénat
18 et 19 septembre 2021 : Journées européennes du Patrimoine.
4 octobre 2021 : « Nuit du droit » - lecture d'un texte sur Gaston Monnerville.
7 octobre 2021 : Organisation d'une Table ronde par la Délégation sénatoriale aux outre-mer (DSOM) sur « L'héritage de Gaston Monnerville », retransmise en direct et en VOD sur le site du Sénat.
15 octobre 2021 : Hommage à Gaston Monnerville, à l'initiative d'Olivier Serva, président de la Délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale.
15 novembre 2021 : Lors de la Journée du Congrès des maires dédiée aux outre-mer, échanges au Sénat avec les élus locaux à l'occasion de la publication des Actes de la Table ronde du 7 octobre 2021.
Éléments biographiques sur les intervenants
Gérard Larcher, président du Sénat Président du Sénat de 2008 à 2011, Gérard Larcher est réélu en 2014. Auparavant maire de Rambouillet, il est élu sénateur des Yvelines en 1986. Vice-président du Sénat de 1997 à 2001 et président de la commission des affaires économiques de 2001 à 2004, il a également occupé les fonctions de ministre délégué au travail entre 2004 et 2007. Stéphane Artano, sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon et président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer Sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon depuis septembre 2017, Stéphane Artano préside la Délégation sénatoriale aux outre-mer depuis décembre 2020. Au niveau local, il a occupé le mandat de président du conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon de 2006 à 2017. Georges Patient , sénateur de la Guyane et vice-président du Sénat Élu sénateur de la Guyane en 2008, Georges Patient est réélu en 2014 puis en 2020. Il a occupé plusieurs mandats au niveau local, dont celui de maire de la commune de Mana de 1989 à 2017 ou encore de vice-président du conseil général de la Guyane. Depuis 2017, il est aussi président de la Société des amis du président Gaston Monnerville. Luc Laventure , journaliste, président d'Outremers 360 Travaillant dans le domaine de l'audiovisuel public depuis 1967, Luc Laventure a notamment été directeur des antennes de France Ô, chaîne qu'il crée en 2005, et d'Outre-Mer 1 ère de 1998 à 2011. Réalisateur de plusieurs films documentaires, il est depuis 2013, le président du groupe média Outremers 360. Rodolphe Alexandre , docteur en histoire et auteur d'une thèse sur Gaston Monnerville Diplômé d'histoire et de géographie, Rodolphe Alexandre est l'auteur d'une thèse sur « Gaston Monnerville et la Guyane ». Il a également exercé plusieurs mandats politiques au niveau local dont celui de maire de Cayenne en 2008, puis de Président du conseil régional de la Guyane de 2010 à 2015 et de l'Assemblée de Guyane de 2015 à 2021. |
Annie Robinson Chocho , 2 ème vice-présidente de la collectivité territoriale de Guyane Annie Robinson Chocho a occupé les mandats locaux de conseillère municipale, conseillère communautaire et elle est depuis 2021 2 ème vice-présidente de la collectivité territoriale de Guyane. Angèle Préville , sénatrice du Lot Professeure de physique-chimie, Angèle Préville est élue sénatrice du Lot en 2017 devenant la première femme de l'histoire du département à occuper cette fonction. Elle a également été conseillère départementale du Lot de 2015 à 2017 et adjointe au maire de Biars-sur-Cère de 2014 à 2017. Jean-Claude Requier , sénateur du Lot et président du groupe RDSE Sénateur du Lot depuis septembre 2011, Jean-Claude Requier est également président du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. Enseignant d'histoire-géographie de profession, il a également exercé les mandats de maire de Martel de 1986 à 2014 et de 1 er vice-président du conseil général du Lot. Patrick Lingibé , président de la délégation outre-mer de la Conférence des bâtonniers Avocat au Barreau de la Guyane depuis 1996 et membre de l'association des juristes en droit des outre-mer, Patrick Lingibé a été bâtonnier de l'Ordre des avocats du Barreau de la Guyane en 2008-2009 avant d'être réélu pour les années 2020-2021. Il est actuellement vice-président de la Conférence des bâtonniers et président de la délégation outre-mer. Philippe Martial , secrétaire général de la Société des amis du président Gaston Monnerville (SAPGM) Philippe Martial est l'auteur d'une biographie de Gaston Monnerville. Il a également été directeur du service de la bibliothèque, des archives et de la documentation étrangère du Sénat. Christian Charrière-Bournazel , ancien président du Conseil national des barreaux, ancien bâtonnier du Barreau de Paris Avocat depuis 1973, Christian Charrière-Bournazel a été bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris de 2008 à 2010 puis président du Conseil national des barreaux de 2012 à 2014. Il est également président de l'association le Palais littéraire et musical. |
Olivier Serva , député de la Guadeloupe et président de la Délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale Député de la 1 ère circonscription de la Guadeloupe depuis 2017, Olivier Serva est président de la Délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale. Il a aussi exercé le mandat local de 3 ème vice-président de la Région Guadeloupe et de conseiller municipal de la ville des Abymes. Ramachandra Oviode-Siou , président de l'Institut Gaston Monnerville Étudiant en droit à l'Université Paris Dauphine, Ramachandra Oviode-Siou a notamment été vice-président de l'association Sciences Ô de 2017 à 2018. En 2019 il devient président de l'Institut Gaston Monnerville. Laurent Lise-Cabasset , trésorier de la Société des amis du président Gaston Monnerville Architecte de profession, Laurent Lise-Cabasset est le petit-fils du sénateur de la Martinique Roger Lise. Il occupe également la fonction de trésorier de la Société des amis du président Gaston Monnerville depuis décembre 2018. Félix Beppo , ancien adjoint au maire du XVIII ème arrondissement de Paris Cadre dans le secteur privé, Félix Beppo a notamment été adjoint au maire du XVIII ème arrondissement de Paris de 2008 à 2014 et directeur de cabinet de la maire de Montpellier entre 2004 et 2008. André Bendjebbar , historien et commissaire de l'exposition « Gaston Monnerville, une fierté de la République » Agrégé de l'Université, docteur en histoire et diplômé de Sciences Po Paris, André Bendjebbar est aussi lauréat de l'Académie française. Spécialiste de l'histoire coloniale, il a publié de nombreux ouvrages dont une réédition des mémoires de Gaston Monnerville et a réalisé en 2010 un film « Gaston Monnerville, la mémoire retrouvée ». |