VIII. LE TÉLÉTRAVAIL : UNE PERSPECTIVE UNIVERSELLE ?

A. UNE QUESTION PHILOSOPHIQUE : POUR VIVRE HEUREUX, PEUT-ON VIVRE TOTALEMENT À DISTANCE ?

En conclusion de la table ronde du 1 er avril 2021 sur le télétravail, qui s'était tenue au Sénat, le philosophe Pierre-Olivier Monteil avait été sollicité pour apporter son éclairage et prendre de la hauteur devant un phénomène qui risque d'avoir de lourdes conséquences.

Il mettait en garde devant les effets « potentiellement déshumanisants du télétravail ». Les contacts physiques qui se nouent au travail sont en effet absolument indispensables à la construction d'un rapport à autrui qui passe par l'observation, la discussion, la négociation. Craignant que « le télétravail présente le risque de nous inciter à voir le monde de notre propre lucarne, à distance, avec un sentiment de désengagement », il pointait ainsi la possibilité de se trouver en total perte de sens au travail. Or, la valeur travail reste importante dans notre société . Une partie de notre identité dépend de notre engagement professionnel. La place que nous occupons dans la société dépend largement du métier que nous exerçons et de nos relations de travail.

La déshumanisation entraînée par le télétravail est redoutable car elle pourrait ne pas se cantonner au domaine du travail. Le télétravail pourrait ainsi préfigurer une société où domine la relation virtuelle, la mise à distance de l'autre, y compris dans la vie de la cité. La communication à travers les réseaux sociaux et les applications plutôt que par la rencontre directe, que l'on expérimente désormais massivement dès l'enfance, prépare à cette vie « à distance » les uns des autres. Or, ce modèle dessinerait un futur sans possibilité d'appréhender le bien commun, puisqu'on ne ferait plus l'expérience du collectif.

A la préoccupation du philosophe, répond celle du manager : en ne travaillant qu'à distance, on perd la notion de culture commune , on voit disparaître peu à peu le sentiment d'appartenance collective, notamment à l'entreprise. Cette crainte avait amené les chefs d'équipe durant le confinement à organiser des réunions virtuelles destinées uniquement à maintenir le lien, à conserver un esprit d'équipe, à travers des « apéritifs zoom ».

Maintenir le sens du collectif, entretenir un lien social véritable entre les différents acteurs de l'entreprise n'est probablement pas possible à travers un fonctionnement à 100 % en télétravail. Tout ceci plaide pour un modèle hybride, où le télétravail s'appréhende comme un instrument permettant d'alléger les contraintes de présence physique, sans perdre en efficacité, mais ne s'impose pas comme l'unique modalité d'exécution des tâches professionnelles . Au contraire, des plages d'échanges directs semblent rester nécessaires pour ne pas que les télétravailleurs deviennent des robots totalement déshumanisés.

Dans le même sens, le paléoanthropologue Pascal Picq, dans son livre Les chimpanzés et le télétravail , soulignait que, comme les chimpanzés, qui développent une sociabilité forte autour de l'épouillage, les êtres humains ont besoin de parler, d'échanger, d'être ensemble et non pas à distance, pour créer une cohésion de groupe. Il ne condamnait pas pour autant le télétravail, estimant cependant qu'il ne fallait pas le mettre en oeuvre dans une logique verticale et descendante, mais dans une logique souple, en réservant le télétravail aux tâches qui peuvent être effectuées ainsi avec plus de pertinence, dans une perspective évolutionniste.

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