B. DES CHOIX D'ORIENTATION SCOLAIRE ET UNIVERSITAIRE CONTRAINTS

Les résultats scolaires en primaire et au collège des jeunes ruraux sont assez proches, voire légèrement supérieurs aux moyennes nationales, selon les enquêtes de l' Observatoire Éducation et territoires (OET) et le rapport de novembre 2019 de la Mission Territoires et réussite menée par Ariane Azéma, inspectrice générale de l'Éducation, du sport et de la recherche, et Pierre Mathiot, professeur des universités, directeur de Sciences Po Lille.

Cependant, les jeunes ruraux font face à des obstacles à chaque étape de leur orientation, et ce dès la fin de la classe de troisième. Une note d'information de la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) d'octobre 2019 intitulée Une mesure d'éloignement des collèges met en avant le fait que les collèges les plus éloignés/ruraux se caractérisent par une orientation plus fréquente dans les lycées agricoles et en apprentissage. Par la suite, les jeunes ruraux sont plus fréquemment orientés vers des parcours courts et professionnalisants, moins prometteurs s'agissant des débouchés professionnels.

L'étude précitée de la DREES montre que les jeunes filles font quant à elles plus d'études que les garçons , et ce qu'elles habitent en zone rurale ou en zone urbaine. Cependant, les jeunes filles en zone rurale étudient moins que celles des zones urbaines et suivent des études plus courtes . 47 % des jeunes filles rurales poursuivant leur scolarité espèrent obtenir au plus un Bac+3, contre 35 % chez les jeunes femmes urbaines.

Caractéristiques scolaires des jeunes de 18-24 ans
selon le sexe et le lieu de vie

Source : DREES

Dans un département rural comme la Dordogne, seules 40 % des femmes de 18-24 sont scolarisées contre 60 % dans le département urbain voisin de la Gironde où l'offre de formation est plus large et diversifiée.

En outre, les filières d'études des jeunes filles rurales sont marquées par des stéréotypes importants .

Comme le soulignait Marie-Pierre Badré, présidente du Centre Hubertine Auclert, devant la délégation lors de son audition le 17 décembre 2020, « les filles sont très souvent orientées vers des filières de soin et d'accompagnement tandis que les garçons se destinent plutôt aux métiers du bâtiment et de la mécanique ».

Au sein des lycées agricoles, les jeunes filles constituent plus de 90 % des effectifs de la spécialité « service aux personnes et aux territoires ».

Lors d'une table ronde organisée par le co-rapporteur de la délégation Jean-Michel Arnaud dans son département des Hautes-Alpes, le 8 mars 2021, Elodie Hoffmann, proviseure du Lycée des Métiers Sévigné, indiquait que dans le département des Hautes-Alpes, comme dans la plupart des départements ruraux, l'offre de formation est assez réduite et les filières professionnelles sont largement genrées, les formations « services à la personne » comptant quasi-exclusivement des jeunes filles.

La délégation identifie aujourd'hui six grands facteurs freinant les ambitions académiques et professionnelles des jeunes ruraux mais plus encore des jeunes filles et jeunes femmes .

1. Une offre de formation faible et peu diversifiée en milieu rural, conjuguée avec des opportunités professionnelles plus limitées

Les formations proposées en zone rurale relèvent essentiellement de l'enseignement technologique et professionnalisant.

Pour reprendre les propos de Laurie Pinel : « Ces formations sont mieux réparties sur l'ensemble du territoire, notamment dans les zones rurales, et permettent ainsi aux jeunes femmes de limiter les coûts de mobilité, mais aussi affectifs et financiers. D'autre part, ce type de formations est généralement considéré comme plus professionnalisant et favorisant une meilleure insertion professionnelle, ce qu'elles recherchent. Sur le marché de l'emploi, nous constatons que les opportunités offertes en territoire rural relèvent souvent d'un travail peu qualifié pour lequel l'investissement dans un diplôme ne serait pas particulièrement rentable, ce qui peut également expliquer le fait que ces jeunes femmes fassent moins d'études que les jeunes femmes urbaines . »

Cette analyse est confirmée par l'association Du Périgord aux grandes écoles qui indique que les jeunes filles rurales optent souvent pour des parcours courts (Bac+3) car ils permettent de suivre une formation assez proche de leur milieu familial et de trouver, par la suite, un emploi en adéquation avec les offres d'emploi de leur territoire, les offres d'emploi à l'issue de longues études étant plus limitées en territoire rural qu'en métropole.

Une enquête effectuée par deux chercheures auprès d'élèves de terminale des Pays de la Loire 11 ( * ) voit aussi dans l'orientation des jeunes femmes vers des filières de la santé et du social, considérées comme féminines, la conséquence de l'offre pléthorique de places dans ces filières au sein des territoires ruraux : la filière sciences et technologies de la santé et du social (ST2S) représentait, en 2016, 15 % des effectifs de terminale dans le Sud Vendée, alors qu'elle ne représentait que 3,5 % des effectifs de terminale en France et 5 % dans les Pays de la Loire.

A contrario , l'offre de formations longues, ou pouvant déboucher sur des formations longues, est limitée en milieu rural. Ainsi, le manque d'offres de préparation aux concours d'entrée en école ou dans des filières sélectives freine l'ambition des jeunes rurales qui sont d'autant plus éloignées de ces écoles.

Salomé Berlioux a aussi mis en avant le manque d'opportunités émancipatrices au sein des territoires ruraux pour les jeunes filles, notamment en matière d'offres de stages, d'engagements associatifs ou de possibilités de rencontres avec des professionnels ou des étudiants.

2. Un manque d'accompagnement dans certains choix d'orientation

Selon l'enquête précitée Jeunes des villes, jeunes des champs , 42 % de jeunes de zones rurales ont le sentiment de ne pas avoir suffisamment d'informations pour s'orienter, contre 32 % pour les jeunes d'agglomération parisienne.

Les conseils à l'orientation, tant en classe de troisième qu'au lycée, apparaissent encore insuffisants. Les jeunes ruraux découvrent souvent très tardivement, voire ignorent, l'existence de filières spécifiques et sélectives, limitant leurs choix et leurs chances de les intégrer car ils disposent de moins de temps pour s'y préparer.

Le sociologue Benoit Coquard montre aussi que la culture « anti-études » reste très prégnante dans certains milieux ruraux.

En outre, les représentants des Territoires aux grandes écoles ont mis en avant devant la délégation, lors de leur audition du 14 janvier 2021, le fait que certains stéréotypes de genre associés à des filières de formation sont perpétués, parfois inconsciemment, par le corps enseignant.

3. Des difficultés à quitter le territoire pour suivre une formation dans un lieu éloigné

Salomé Berlioux dénonce une forme « d'assignation à résidence » liée à des difficultés de mobilité mais aussi à une injonction à rester sur le territoire.

Alors que les catégories populaires et le bas de la classe moyenne sont majoritaires dans les territoires ruraux, l'aspect financier est un frein notable à la poursuite des études supérieures lorsqu'elles nécessitent le départ du foyer parental. Le logement est plus coûteux dans les métropoles et le nombre de places d'internat, en classes préparatoires et dans les établissements d'enseignement supérieur, est insuffisant, tout particulièrement pour les filles.

Les représentants des Territoires aux grandes écoles ont également mis en avant des considérations parentales tenant notamment à la sécurité des jeunes filles : « leur famille peut avoir tendance à préconiser certaines villes moyennes, où elles supposent que leurs filles seront protégées des difficultés que l'on associe aux grandes villes... ».

4. Un manque de confiance en soi et un manque de confiance en l'avenir

Selon l'enquête Jeunes des villes, jeunes des champs , le degré d'ambition varie fortement en fonction du lieu de résidence : 48 % des jeunes des villes de moins de 20 000 habitants indiquent qu'ils ont fait ou vont faire des études supérieures « ambitieuses », contre 67 % des jeunes d'agglomération parisienne. Les auteurs précisent que « les origines géographiques et sociales continuent d'influer fortement sur la projection de ces jeunes vers l'avenir, sur leur degré d'ambition et sur l'autocensure qu'ils développent, de manière plus ou moins consciente, en fonction de leur milieu d'origine et de leur lieu de résidence ».

Les représentants des Territoires aux grandes écoles ont relevé le fait que les jeunes filles « sont souvent plus hésitantes dans l'affirmation de leurs propres choix auprès de l'équipe pédagogique ou de leur entourage et dans l'identification de leur propre voie. Elles font également preuve d'une appréhension plus marquée que les jeunes hommes face à certaines démarches logistiques ou à l'éloignement géographique. »

5. L'absence de références ou « rôles modèles » féminins

L'enquête Jeunes des villes, jeunes des champs révèle un déficit général de « rôles modèles » dans les zones rurales : 42 % des jeunes des villes-centres indiquent avoir des modèles qui les inspirent dans leurs choix de formation ou de carrières, contre 27 % seulement dans les villes isolées et 28 % dans les territoires ruraux. Les rédacteurs ajoutent cette analyse : « Quand on sait que le mimétisme familial concerne plus d'un jeune sur quatre (27 % des jeunes de 17 à 23 ans indiquent qu'ils vont suivre la même formation ou la même orientation professionnelle qu'au moins un de leurs parents, frères ou soeurs ou membre de leur famille proche), on perçoit bien à quel point les biais d'information, l'absence de modèles ou l'autocensure peuvent limiter les opportunités des uns, quand la maîtrise des codes et la connaissance des filières et enjeux en matière d'enseignement supérieur ouvrent largement le champ des possibles des autres. »

Le manque de « rôles modèles » féminins est encore plus prégnant. Or comme l'a souligné Salomé Berlioux, fondatrice de l'association Chemins d'Avenirs , « les jeunes femmes ont très souvent besoin de ces “ rôles modèles ” pour s'autoriser à s'émanciper, à être ambitieuses et mobiles ». Elle a ainsi évoqué devant la délégation un exemple marquant, rencontré au cours des interventions de son association dans les collèges très ruraux : « Lorsque nous demandons aux jeunes collégiennes de quatrième ou de troisième à quel métier elles pensent pour l'avenir, sept sur dix parlent de travailler “avec les animaux ou avec les enfants”, et jamais pour être vétérinaires ou universitaires. Cela correspond généralement aux métiers qui existent autour de chez elles et auxquelles elles se sentent autorisées à prétendre, parce qu'ils ont été exercés par un grand frère, une grande soeur ou les voisins . »

6. Des stéréotypes et discriminations conjugués à une appréhension des discriminations potentielles

Les représentants des Territoires aux grandes écoles auditionnés par la délégation indiquent qu'« avant même qu'une jeune femme soit confrontée à ces discriminations, le sentiment qu'elles existent vient aggraver le phénomène d'autocensure. Ainsi, la crainte d'arriver dans une filière scientifique, un univers réputé uniquement masculin, d'y être mal accueillie ou d'y trouver difficilement sa place, freine les ambitions de certaines jeunes femmes vers les cursus scientifiques . »

Ainsi que l'a indiqué Salomé Berlioux, fondatrice de l'association Chemins d'Avenirs , devant la délégation, « les jeunes filles rurales peuvent faire face à un triple déterminisme : géographique, social et de genre . » Elle a tenu à souligner que : « tout n'est pas qu'une question de moyens et de contexte social. La fille d'un avocat et d'une institutrice à Nevers ou Moulins ne s'autorisera pas à aller aussi loin dans la réalisation de son potentiel et dans ses ambitions académiques et professionnelles que la fille d'un avocat et d'une institutrice dans le coeur de Paris ou de Lyon, ce qui nous pose autant problème que le cas d'une jeune fille d'origine modeste en milieu rural qui n'aurait pas accès à des études supérieures. Chez Chemins d'Avenirs , nous avons conçu notre dispositif sans critère de résultats scolaires et sans critères sociaux, partant du principe que nous allions bien sûr accompagner beaucoup de jeunes boursières et boursiers, nombreux dans ces territoires, mais que la fille d'un garagiste installé dans la campagne nivernaise, dont les parents gagnent très bien leur vie car leur garage est le seul à des kilomètres à la ronde, n'aura peut-être pas de difficulté à s'acheter ce qu'elle souhaite ou à sortir avec ses amis, mais pourra pour autant faire face à une puissante autocensure et mérite elle aussi d'être accompagnée. La dimension sociale peut ainsi être très lourde, mais elle n'est pas le seul critère. La dimension géographique est presque une question à part entière. Les deux dimensions sont, en outre, très souvent liées . »

Laurie Pinel rejoint cette analyse : « Concernant les jeunes filles qui partent, nous avons montré que la trajectoire scolaire n'était pas influencée par le milieu social. Les différences persistent même pour celles issues de milieux plus favorisés. Ce n'est pas une simple question de milieu, mais également de territoire, d'ancrage territorial et de stéréotypes . »

Interrogée par la délégation sur ces sujets, Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l'égalité des chances, a confirmé : « Nous avons bien identifié ce manque d'ambition des jeunes dans les zones rurales, qui est lié non à une absence de potentiel ou de capacités, mais au fait qu'ils ne voient pas ce qu'ils peuvent faire . »


* 11 Claire Lemêtre et Sophie Orange , Les ambitions scolaires et sociales des lycéens ruraux , Savoir/Agir , 37, septembre 2016.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page