III. LES POLITIQUES DE LA PETITE ENFANCE : UN INVESTISSEMENT À RENFORCER
Un large consensus étayé par de nombreux travaux scientifiques existe aujourd'hui pour considérer que les toutes premières années d'un enfant ont un impact considérable sur sa santé, son bien-être et son développement. Sans pour autant entièrement déterminer le devenir des enfants, les effets de cette période peuvent se ressentir durablement sur le parcours scolaire et bien après l'école.
C'est fort de ce constat que la commission présidée par Boris Cyrulnik 57 ( * ) sur les 1 000 premiers jours de l'enfant préconise des interventions, d'autant plus efficaces qu'elles seront précoces, et dont elle estime qu'elles « pourront contribuer à lutter contre les inégalités ». Sont notamment mentionnés par la commission la détection de facteurs de vulnérabilités et de situations spécifiques nécessitant une prise en charge plus ciblée et graduée, le renforcement des congés de naissance et l'amélioration de la qualité de l'accueil disponible pour les très jeunes enfants.
Les conclusions de la commission Cyrulnik avaient été précédées d'autres travaux, notamment le rapport de Sylviane Giampino sur le développement du jeune enfant 58 ( * ) , remis au printemps 2016. Il soulignait, en particulier, que la réduction des inégalités sociales et le soutien au développement des très jeunes enfants étaient facilités par l' accès des familles les moins favorisées à des modes d'accueil de qualité . Alors que ce sont les enfants les plus exposés à des difficultés sociales qui en tireraient le plus grand profit, le rapport constatait qu'ils avaient proportionnellement moins accès à ces types d'accueil.
La nécessité d'agir en faveur de l'égalité des chances dès l'enfance est également l'un des vingt principes clés du socle européen de droits sociaux de l'Union européenne adopté en novembre 2017 59 ( * ) .
Si un certain nombre de constats sont partagés et de nombreuses propositions attendent d'être mises en oeuvre, les travaux de la mission d'information ont mis en évidence la nécessité d'agir pour qu'en beaucoup plus grand nombre, les enfants auxquels il sera le plus profitable puissent bénéficier d'un accueil de qualité.
A. DES INÉGALITÉS SOCIALES QUI TROUVENT EN PARTIE LEUR ORIGINE DANS LA PETITE ENFANCE
Le développement du jeune enfant et les acquis intervenus au cours des toutes premières années ont des incidences sur ses compétences et sa santé futures. On constate entre enfants, dès ce stade, des inégalités liées à leur milieu familial dont les effets vont se retrouver jusqu'à l'âge adulte.
1. Une forte corrélation entre statut socio-économique des familles et développement cognitif des jeunes enfants
Le développement du jeune enfant comporte des dimensions motrices, cognitives, langagières ou encore socio-comportementales.
De très nombreux travaux ont établi les incidences du statut socio-économique des familles et de leurs conditions de vie sur les inégalités constatées dans le développement d'enfants du même âge.
Dans une publication de 2017 60 ( * ) , la fondation Terra Nova, citant une abondante littérature internationale, souligne que les inégalités de développement cognitif, notamment en ce qui concerne les compétences langagières, sont très fortes dès 3 ans .
Si les études portant spécifiquement sur la France sont peu nombreuses, les données issues du suivi de la cohorte Elfe 61 ( * ) montrent qu' à 2 ans, le développement du langage des enfants varie fortement selon la situation socioéconomique de la famille , que l'on considère le niveau de diplôme de la mère ou le niveau de revenu du ménage 62 ( * ) .
D'autres études internationales constatent une différence de volume et de variété dans le vocabulaire acquis par les enfants dès 18 mois en fonction du niveau socioéconomique, ou encore, à 3 ans et demi, un impact de même nature sur les capacités cognitives de résolution de problèmes et de raisonnement non verbal. Il en va de même pour les capacités socio-comportementales (aptitudes sociales et émotionnelles, traits comportementaux).
La petite enfance est ainsi une période particulièrement sensible à l'environnement familial , où se ressentent les effets du niveau d'éducation des parents et de leur capacité à contribuer à l'éveil de l'enfant par le jeu ou la lecture, mais aussi ceux des facteurs de précarité sociale ou économique entravant ou limitant leur disponibilité et l'accès de l'enfant à des activités, voire à des soins appropriés.
2. Des écarts entre jeunes enfants qui influent sur leur parcours futur
Comme le souligne Terra Nova dans la publication précitée, il existe un consensus scientifique pour considérer que « le niveau de développement cognitif des jeunes enfants est très prédictif de leur réussite scolaire ultérieure ».
Ainsi, les inégalités d'acquisition de certaines compétences dès la petite enfance expliqueraient une large part des inégalités de diplôme - et donc d'insertion professionnelle - entre les enfants de familles favorisées et défavorisées.
Ce consensus a été confirmé par les personnalités entendues par la rapporteure, notamment par les professeurs Jaqueline Wendland 63 ( * ) et Agnès Florin 64 ( * ) . Les familles les plus modestes disposent souvent de moins de jeux et de livres, qui sont des supports importants des interactions et du développement, alors que les parents ayant un plus faible niveau d'études sont moins en mesure de lire et d'exposer les enfants à un vocabulaire riche et varié. Les enfants issus de ces familles apparaissent donc pénalisés alors qu'entrer à l'école avec des compétences cognitives et socio-émotionnelles élevées devrait favoriser les apprentissages scolaires tout en renforçant la confiance en soi et les compétences sociales, qui sont également des facteurs de la réussite scolaire.
Pour autant, il convient d'y insister, tout ne se joue pas avant trois ans et il faut écarter tout déterminisme qui enfermerait l'avenir des enfants dans une trajectoire totalement préétablie. Les études n'indiquent pas que ces différences de développement cognitif ou socio-comportemental durant la petite enfance provoqueraient des effets irréversibles. Il reste fort heureusement possible d'y remédier après trois ans.
On doit retenir de ces éléments qu'il est nécessaire d'agir sur les inégalités de développement entre enfants dès la période de la petite enfance car plus les interventions sont précoces, plus élevées sont les chances de réduire ces inégalités et d'éviter que leurs effets négatifs se cumulent et qu'elles s'accentuent à l'âge scolaire.
Le rapport Cyrulnik a particulièrement souligné, de ce point de vue, l' enjeu de la détection et de l'accompagnement précoce des enfants présentant des troubles du neuro-développement . Alors que le diagnostic du trouble du spectre autistique est fiable vers l'âge de 24 mois, celui-ci n'intervient en France, en moyenne, qu'à l'âge de six ans et des retards semblables sont constatés, dans notre pays, pour l'ensemble des autres troubles du neuro-développement. La mission d'information souscrit pleinement, de ce point de vue, aux préconisations du rapport sur les 1 000 premiers jours.
Au-delà de ces situations particulières, un investissement plus important paraît nécessaire sur le développement de modes d'accueil de qualité.
* 57 Les 1 000 premiers jours, Là où tout commence , rapport de la commission des 1 000 premiers jours, Septembre 2020.
* 58 Développement du jeune enfant, modes d'accueil, formation des professionnels , rapport remis à la ministre des familles, de l'enfance et des droits des femmes par Mme Sylviane Giampino.
* 59 Principe n° 11 : « a. Les enfants ont droit à des services d'éducation et d'accueil de la petite enfance abordables et de qualité.
« b. Les enfants ont droit à la protection contre la pauvreté. Les enfants de milieux défavorisés ont le droit de bénéficier de mesures spécifiques visant à renforcer l'égalité des chances. »
* 60 Terra Nova, Investissons dans la petite enfance, L'égalité des chances se joue avant la maternelle , 31 mai 2017.
* 61 L'enquête Elfe (Étude longitudinale française depuis l'enfance) est une cohorte nationale de 18 000 enfants nés en 2011 et suivis de la naissance à l'âge adulte afin d'étudier les facteurs familiaux, économiques et socioculturels susceptibles d'influencer le développement des enfants à différents âges et dans différents domaines.
* 62 Sébastien Grobon, Lidia Panico, Anne Solaz, Inégalités socioéconomiques dans le développement langagier et moteur des enfants à 2 ans , Santé publique France, bulletin épidémiologique hebdomadaire du 8 janvier 2019.
* 63 Institut de Psychologie, Laboratoire de psychopathologie et processus de santé.
* 64 Professeur émérite en psychologie de l'enfant et de l'éducation, Université de Nantes.