B. UNE NOUVELLE DOCTRINE D'EMPLOI
1. Une plus-value capacitaire déterminante
Plus généralement, l'Azerbaïdjan a privilégié un emploi combiné des drones en tant que « senseurs » et « effecteurs », c'est-à-dire pour mener des missions de renseignement (ISR), de désignation d'objectifs et de frappes aériennes (drone turcs TB2).
En particulier, les drones ont joué un rôle clef dans la suppression des moyens anti-aériens ( suppression of enemy air defense ) de l'Arménie s'agissant tant des systèmes de défense aérienne mobiles de courte portée, des lanceurs de missiles sol-air à moyenne ou longue portée et des radars de défense aérienne. Une trentaine de lanceurs de missiles antiaériens auraient été détruits pendant le conflit.
Les systèmes anti-aériens anciens, d'origine soviétique, se sont révélés inefficaces face à la menace « drones ». Des batteries de type S-300 et Pantsir S1, de conception plus récente, auraient également été frappées. Pour contrer cette menace nouvelle, la Russie est contrainte de développer de nouvelles défenses anti-aériennes, comportant un volet anti-drones.
Par ailleurs, le drone turc Bayraktar TB2, dont environ 10 exemplaires ont été acquis par l'Azerbaïdjan juste avant la guerre, a joué un rôle particulièrement central. Il a été utilisé tant pour le guidage de frappes d'artillerie que pour l'acquisition de cibles, la localisation et la neutralisation de systèmes anti-aériens, ainsi que pour la mise en oeuvre de frappes de précision.
Les drones ont ainsi rempli les fonctions complètes, classiques, de l'arme aérienne (ISR, coordination, appui-feu, frappes), à un coût bien moindre.
Ils ont par ailleurs très largement contribué à la propagande de guerre, en permettant la diffusion de vidéos, relayées par les autorités azerbaïdjanaises et reprises dans le monde entier via les réseaux sociaux. Ces vidéos ont permis à l'Azerbaïdjan de montrer au monde entier l'emprise de ses forces sur les forces arméniennes et l'ampleur des destructions infligées.
Enfin, l'emploi d'avions Antonov-2 comme cibles volantes, destinées à dévoiler les défenses arméniennes, a également été signalé. La question de savoir s'il s'agissait d'avions « dronisés », commandés à distance, ou bien « simplement » d'engins lancés vers les lignes ennemies après largage du pilote, n'est pas totalement tranchée.
2. Salves et essaims de drones : un train en marche
Ce conflit et d'autres (Syrie, Libye, Ukraine) ont contribué à l'émergence d'une nouvelle doctrine d'emploi des drones.
Depuis trente ans, les drones ont d'abord été utilisés, à titre principal, pour des missions ISR, avant d'être progressivement armés afin de pouvoir faire directement office d'effecteurs. La France a suivi ce mouvement, en 2017, en décidant d'armer ses Reaper, conformément à une préconisation de la commission 24 ( * ) .
L'emploi des drones sur les théâtres d'opérations continue toutefois d'évoluer. Au cours des conflits récents, ils ont progressivement été intégrés à de vastes dispositifs offensifs, en coordination avec l'artillerie et l'usage de munitions maraudeuses.
L'Azerbaïdjan a gagné la guerre du Haut-Karabagh grâce à l'efficacité de son « complexe de reconnaissance-frappe », combinant artillerie et drones avec un gain en termes de précision des frappes et un raccourcissement de la boucle décisionnelle. La combinaison de l'artillerie avec des drones de reconnaissance semble en effet avoir permis d'accélérer les boucles de tir et d'accroître leur précision.
D'après un article récent, le conflit du Haut-Karabagh est symptomatique d'une étape intermédiaire entre la « dronisation des forces », qui s'est imposée depuis 30 ans, et le « combat collaboratif en essaim », qui pourrait devenir une réalité dans 30 ans . Cette étape intermédiaire se caractérise par le développement de « salves manoeuvrantes », soit « un ensemble de machines communicantes non habitées agissant collectivement sous supervision humaine : drones, missiles et munitions dotés de capacités de vols et de manoeuvre automatique de longue durée, tirés contre une zone suspecte et capable de remplir les fonctions d'une flotte d'attaque habitée (mouvement, brouillage, leurrage, reconnaissance et identification de cibles, destruction et évaluation des dommages) » 25 ( * ) .
Les États-Unis sont pionniers dans le développement de ce type de dispositifs avec des programmes précurseurs tels que Golden Horde , pour l'US Air Force, ou Organic Precision Fire (OPF), pour l'US Marine Corps.
Après avoir utilisé ses drones en Syrie et en Libye, la Turquie a été plus loin dans les schémas mis en oeuvre, en intégrant des munitions maraudeuses au dispositif :
« Les forces azerbaïdjanaises ont su progressivement maîtriser un ensemble cohérent de drones et de munitions en appui de leur manoeuvre aéroterrestre : pour la reconnaissance ont été engagés des TB2 turcs, des Hermes 900 et 450, Heron et Orbiter 3 d'origine israélienne ; pour les missions d'interdiction, des missiles LORA ont semble-t-il été tirés contre un pont, point de passage obligé des réserves arméniennes. Les missions de désignation d'objectifs et d'attaque destinées à traiter les moyens de défense sol-air S-300 et les moles défensifs arméniens ont été menées par l'artillerie soutenue par des frappes tactiques d'Orbiter 1-K, Harop II et peut-être de Skystriker (...). Le succès azerbaïdjanais repose indubitablement sur une campagne interarmées patiemment préparée et sur un concept d'opération d'usure du potentiel arménien, dans lequel le binôme drones-artillerie et l'usage des munitions maraudeuses ont pris une part significative. Autant d'enseignements dont la Turquie présente en arrière-plan saura très certainement tirer parti. » 26 ( * )
La France continue, pour sa part, d'avoir un emploi « stratégique » de ses drones armés (le drone MALE 27 ( * ) Reaper et demain, l'Eurodrone) qui ont vocation à être utilisés pour des opérations de haute valeur ajoutée. Le système de drones tactiques (SDT Patroller) devrait commencer à arriver dans les forces, avec retard, en 2022. Il pourra être armé, sans que cela soit, semble-t-il, son objectif premier (voir ci-après). Une partie de notre retard dans le domaine des drones de contact (nano-drones, micro-drones, mini-drones) est en cours de rattrapage. L'objectif est d'avoir plus de 1 000 drones dans les forces d'ici deux ou trois ans, contre quelques dizaines il y a cinq ans.
Mais il reste à tirer tous les enseignements des conflits récents s'agissant des drones et munitions télé-opérées d'emploi « tactique », au profit des unités de première ligne, et de l'usage de matériel moins coûteux, considéré comme « consommable » (au moins sur de courtes périodes).
* 24 Drones d'observation et drones armés : un enjeu de souveraineté, rapport d'information de MM. Cédric PERRIN, co-président, Gilbert ROGER, co-président, Jean-Marie BOCKEL et Raymond VALL, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, n° 559 (2016-2017) - 23 mai 2017.
* 25 La « salve manoeuvrante » : une avancée décisive dans les combats des 20 prochaines années en attendant l'ère des essaims autonomes, Jean-Jacques Patry, FRS, Défense&Industries, n°15, avril 2021.
* 26 Ibid.
* 27 Moyenne altitude longue endurance (MALE).