CONCLUSION
À la lecture de ce rapport, spécifiquement centré sur la question du suicide en agriculture, il pourrait être conclu que ces drames individuels résultent de l'évolution d'un secteur condamné à une forme de déclin.
Les rapporteurs s'opposent radicalement à cette conclusion fataliste.
Tous les jours, des milliers de paysans se lèvent, avec passion, pour nourrir les Français, pour entretenir leurs terres que leurs parents et grands-parents ont su préserver, pour s'occuper de leur élevage avec professionnalisme et affection.
Tous les jours, de nouvelles innovations apparaissent dans un monde agricole en perpétuelle évolution. Ce bouillonnement modifiant quotidiennement les pratiques culturales, agronomiques, mécaniques pour s'adapter au monde qui vient enthousiasmer de nombreux jeunes, qui reprennent les exploitations familiales et attire même au-delà des citoyens désireux de retrouver le contact de la terre.
Ces perspectives positives ne doivent pas être oubliées. Elles sont l'avers d'une réalité complexe et contrastée.
En n'insistant, dans les débats comme dans les médias, que sur les difficultés du monde agricole, le risque peut être de ne donner qu'une vision pessimiste, presque décourageante.
A l'inverse, comme le recommande le rapport, il importe de lancer une vraie communication positive sur le monde agricole. Rappeler ces éléments d'optimisme n'empêche pas, loin de là, d'essayer de répondre en parallèle aux plus graves facteurs de désespoir des agriculteurs.
Pour les rapporteurs, c'est en traitant ensemble les deux faces de la même médaille, à la fois toutes les promesses enthousiasmantes du monde agricole mais aussi les drames les plus terribles qu'il connaît chaque jour, que la France renouera un peu plus avec ses nourriciers.
EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 17 mars 2021, la commission a examiné le rapport d'information de Mme Françoise Férat et M. Henri Cabanel, sur les moyens mis en oeuvre par l'État en matière de prévention, d'identification et d'accompagnement des agriculteurs en situation de détresse.
Mme Sophie Primas , présidente . - En première partie de notre réunion de commission de ce matin, nous allons entendre nos collègues Françoise Férat et Henri Cabanel au nom du groupe de travail sur les agriculteurs en détresse. Je leur laisse le soin de présenter ce rapport et les remercie pour ce long travail. Je sais que le résultat est à la hauteur.
Mme Françoise Férat , rapporteur . - Merci Madame la Présidente, mes chers collègues, ce n'est pas sans émotion qu'Henri Cabanel et moi-même vous présentons ce matin le fruit de nos travaux réalisés depuis un an sur le sujet, douloureux, des agriculteurs en détresse. Un an d'auditions, de déplacements, de rencontres, dont nous souhaitons rendre compte aujourd'hui.
Pour réaliser ce rapport et élaborer nos recommandations, nous avons bien entendu réalisé des auditions, qui nous ont permis d'entendre tout à la fois des chercheurs, des syndicats agricoles, les pouvoirs publics, la MSA, le réseau des chambres d'agriculture et d'autres encore.
Mais la base de nos réflexions, la matière première sur laquelle se fonde ce travail, c'est avant tout le point de vue des premiers concernés, c'est-à-dire le témoignage et le ressenti des agriculteurs ou de leurs proches. Rien n'aurait été possible sans entendre les agriculteurs en activité, qu'ils aient été confrontés à de fortes difficultés ou qu'ils le soient encore ; rien n'aurait été possible sans rencontrer les proches de victimes, femmes, enfants, voisins, etc . Ce sont leurs histoires, leurs remarques, leurs constats, qui nous ont permis d'avancer.
Pour ce faire, nous avons lancé un appel à témoignage sur le site du Sénat en décembre dernier, et je remercie chacun d'entre vous. Vous avez relayé cette initiative dans votre circonscription et nous avons reçu près de 150 témoignages, ce qui illustre et traduit les attentes du monde agricole sur ce sujet. Chaque récit nous a été précieux et a apporté sa pierre à l'édifice. De très nombreux témoignages sont repris dans le rapport.
Je souhaite à ce sujet faire une incise pour vous indiquer combien Henri Cabanel et moi-même avons été admiratifs du courage dont ont fait preuve toutes les personnes, agriculteurs ou familles et amis endeuillés, pour venir nous livrer leur témoignage. Spontanément ou à la suite de nos demandes, des dizaines de personnes, en physique ou via le site internet, ont souhaité raconter leur histoire, leurs malheurs, pour faire avancer la cause. Dans un monde traditionnellement décrit comme un monde de « taiseux », peu habitué à faire part de ses difficultés, cela montre que le tabou commence à se briser, enfin !
Au-delà de l'appel à témoignages, nous nous sommes également rendus sur le terrain, dans cinq départements, pour échanger avec des agriculteurs ou des proches de victimes, et avec les acteurs du monde agricole qui agissent en la matière : le Morbihan, la Vienne, l'Indre-et-Loire, la Saône-et-Loire et l'Ain. Que nos collègues qui nous y ont accueillis en soient vivement remerciés !
Vous l'aurez compris : c'est un sujet de terrain, et nous avons voulu écrire un rapport de terrain.
Abordons maintenant le contenu du rapport.
Nous nous en rendons désormais tous compte : trop longtemps, une forme d'omerta a régné sur ce sujet. Alors qu'un drame sévissait dans nos campagnes, fauchant des pères et mères de famille, des frères et soeurs, des amis, des voisins, la société restait pour l'essentiel sourde à cette souffrance. Pouvoirs publics comme consommateurs et citoyens ont longtemps ignoré voire détourné les yeux, pour ne pas voir, pour ne pas savoir, que certains de ceux qui la nourrissent souffraient de difficultés insurmontables. Aujourd'hui, ces difficultés existent toujours, mais l'indifférence n'est plus de mise.
Quelles que soient les études, quelles que soient les méthodologies, le phénomène est désormais incontesté : il existe une surmortalité par suicide dans le monde agricole.
Et ce phénomène n'est pas nouveau, contrairement à ce que la récente médiatisation du sujet pourrait laisser penser. Il est en effet repéré au moins depuis les années 1970. Les travaux du sociologue Nicolas Deffontaines, que nous avons entendu et qui a consacré sa thèse à ce sujet, l'ont démontré : depuis la fin des années 1960 au moins, les agriculteurs sont proportionnellement plus nombreux à se suicider que la moyenne des Français. Or durant le siècle précédent, ils étaient les moins concernés par cette problématique !
Le phénomène du suicide en agriculture est inséparable du contexte historique de modernisation de ce secteur qui a suivi la fin de la guerre. Il ne s'agit pas seulement de nouvelles méthodes de production : c'est une accumulation de facteurs, c'est à la fois la nature du travail, l'identité professionnelle, le regard social, le rapport personnel à la terre, qui ont drastiquement et soudainement été bouleversés. La combinaison de l'augmentation drastique de la charge de travail et de l'impossibilité de tracer une frontière nette entre les deux sphères, personnelle et professionnelle, est un des éléments causals qui nous a été évoqué de façon répétée lors des entretiens.
Si les études réalisées avant le XXI e siècle ne sont pas légions, l'une d'entre elles a toutefois prouvé qu'entre 1968 et 1999 les hommes agriculteurs présentaient un risque de décès par suicide 1,5 fois plus élevé et les femmes agricultrices un risque 1,9 fois plus élevé que les femmes non agricultrices.
Depuis le début des années 2010, trois études ont cherché à quantifier précisément ce phénomène en France. Si leurs résultats divergent, en raison notamment de méthodologies différentes, elles confirment toutes cette surmortalité, sans exception. La dernière en date, celle de la MSA conduite en 2019 sur des données de 2015, observe deux suicides par jour ! Une autre en 2017 de Santé publique France concluait plutôt à un suicide tous les deux jours. Mais au-delà du chiffrage exact, force est de constater qu'il se passe dans nos campagnes des drames dont toutes les études notent l'ampleur anormale.
Notons par ailleurs que la France n'est pas isolée : s'il est vrai que nos voisins espagnols ou italiens font moins face à cette problématique, nombre de pays industrialisés y sont confrontés dans le monde. Notre rapport passe ainsi en revue la situation des États-Unis, du Canada, de l'Australie, du Royaume-Uni, et bien entendu de l'Inde, qui est certainement le pays où ce phénomène est le plus marqué.
Or c'est justement parce que l'existence de cette situation est reconnue par tous que le manque de données récentes en France en la matière est incompréhensible. Il est regrettable qu'un phénomène de cette nature ne soit pas suivi sur une base régulière, à partir de données statistiques actualisées chaque année. Rendez-vous compte : l'étude de 2019 se fonde sur l'année 2015, et l'étude de 2017 se fonde sur les années 2007 à 2011. Le délai, de quatre à six ans, entre l'année étudiée et la publication de l'étude, empêche de connaître précisément l'évolution de ce phénomène ; ce qui complexifie, en retour, l'élaboration d'outils de soutien qui soient adaptés et bien calibrés aux réalités des territoires et des filières concernés.
Cela semble un détail. Mais il est important de bien suivre ce phénomène si on veut mettre en place une politique de prévention adaptée ou identifier à temps une multiplication des cas. L'explication majeure de ce délai réside dans le trop long circuit administratif de transmission des certificats de décès, analysé en détail dans le rapport. Nous recommandons donc d'accélérer la dématérialisation de cette transmission afin de gagner en célérité. Il faut que nos chercheurs puissent travailler sur des données contemporaines, si nous voulons améliorer notre connaissance de ce phénomène.
Ces derniers mois, une mobilisation artistique et médiatique pour alerter le grand public sur ce phénomène ancien a permis de libérer progressivement la parole et de jeter une lumière nouvelle sur la situation. L'oeuvre la plus connue aura certainement été le film « Au nom de la terre » d'Édouard Bergeon.
Bien sûr, aucune oeuvre ne permettra d'expliciter en une fois l'ensemble des causes à l'origine des situations de détresse, tant elles sont nombreuses et imbriquées. Tous les acteurs rencontrés l'ont évoqué : chaque suicide s'explique par une combinaison de raisons professionnelles et non professionnelles, dont l'articulation est spécifique à chaque cas individuel. Pour le dire autrement : il y a autant d'explications au suicide d'un agriculteur que de suicides en agriculture.
C'est un sujet multifactoriel. Nous avons choisi de faire un rapport qui s'attache, à partir de nombreux témoignages, à recenser les causes collectives de ces suicides et les moyens de les prévenir. Je n'en mentionnerai ici que quelques-uns, ceux qui reviennent très souvent.
Il y a tout d'abord l'incontournable question du revenu agricole. Bien sûr, certains récits ne le retenaient pas comme un facteur incontournable dans la mesure où des exploitants ont mis fin à leurs jours sans difficultés financières particulières. Toutefois, si la cause n'est ni nécessaire ni suffisante, elle est majeure pour quiconque veut entendre la détresse des agriculteurs aujourd'hui. Il est proprement insupportable que des agriculteurs se couchent parfois plus pauvres qu'ils ne se sont levés, ce qui pose la question de prix rémunérateurs, sujet abordé dans nombre de travaux de notre commission.
La question du revenu dans l'absolu se double de celle de la hausse des charges, imputable bien souvent à des mises aux normes onéreuses et à de lourds investissements. Un agriculteur s'endette parfois fortement pour adapter son exploitation, puis le cahier des charges exigé par son client ou par la réglementation en vigueur implique subitement que de nouvelles adaptations soient réalisées, sous peine de perdre le contrat. Comment voulez-vous éviter dans ces conditions le surendettement ? D'autant que les investissements sont parfois perçus comme une éventuelle porte de sortie afin de dégager davantage de revenus.
En outre, la mise en perspective du faible revenu avec le nombre d'heures de travail effectuées, entre 50 et 70 heures par semaine, est vécue comme une profonde injustice. Pour nombre d'agriculteurs que nous avons entendus, elle symbolise l'absence de reconnaissance que la société leur témoigne.
Au-delà du revenu, les témoignages recueillis ont mis en avant d'autres facteurs : le sentiment d'isolement très marqué de certains agriculteurs, mais également l'importance de l'héritage et de la transmission, qui sont parfois à l'origine de tensions familiales vives lorsque les enfants ne reprennent pas l'exploitation. À cet égard, il convient de noter que l'étude de 2019 de la MSA notait une proportion plus élevée de suicides à partir du moment où la retraite est envisagée. La présence des parents sur l'exploitation peut rajouter également une pression indirecte, tant le métier a changé entre deux générations. Enfin, un autre facteur souvent entendu réside dans le sentiment de la perte de la liberté d'exploiter, du fait de la complexité administrative, de la multiplication des contrôles, autant de contraintes vues comme une défiance envers leur métier.
Enfin, il est un élément particulièrement important, déploré par l'intégralité de nos interlocuteurs : l'agribashing , alimenté par des actions médiatiques dont sont victimes les agriculteurs.
Son spectre est large : il va des tags inscrits sur les murs ou des insultes entendues sur les routes ou dans les champs aux intrusions, vols, menaces... Il faut savoir que 15 000 atteintes aux biens ont par exemple été relevées en 2020. Pas moins de 40 % des exploitants disent avoir vécu une situation de harcèlement lors du dernier mois. L' agribashing est même une réalité si présente que la gendarmerie nationale a mis en place une opération Demeter visant à renforcer la sécurité dans le monde agricole.
Travaillant 70 heures par semaine, pour un faible revenu, croulant sous les tâches administratives et les contrôles, certains agriculteurs ne supportent pas de voir leur engagement, leur rôle dans la société, leur fonction nourricière, être ainsi méprisée, souvent par des personnes ignorantes des réalités du terrain.
M. Henri Cabanel , rapporteur . - Avant d'entamer la présentation plus technique qui m'a été confiée, je souhaite vous dire combien il est primordial pour moi que la commission des affaires économiques nous ait suivis, à la fois dans la méthode qui consistait à donner la parole aux agriculteurs, et dans les objectifs, qui visaient à redonner confiance aux agriculteurs en leur signifiant que nous agissions concrètement en leur faveur.
Nos travaux aboutissent à des constatations claires concernant le manque de revenu comme une des causes du suicide des agriculteurs : c'était l'objectif initial de ma proposition de loi qui citait les causes multiples du mal-être en agriculture, mais pointait comme élément central le manque de revenus. En 2019, tout le monde n'en était pas convaincu, mais cela a été avéré par le terrain. Poser ce postulat est une action qui va rassurer les agriculteurs.
Je ne vous le cache pas, comme vient de vous le dire Françoise Férat, nous sommes aujourd'hui très émus car je suis pour ma part engagé depuis 2019 auprès des agriculteurs à aller jusqu'au bout. J'estime que la soixantaine de préconisations colle à la réalité. Nous avons été bouleversés par les témoignages, à la fois des familles, des amis et des voisins. Je voudrais ici les remercier de leur confiance et du courage qu'ils ont eu ; ce n'était pas simple pour eux de se dévoiler comme ils l'ont fait. Merci également à tous les collègues de vos efforts sur les territoires pour nous permettre de recueillir autant de témoignages.
En tant que paysan moi-même, j'ai ressenti l'esprit de corps de cette filière, l'humilité, le courage, mais aussi la passion qui pousse à se surpasser et qui parfois pousse au bout, à bout. Je veux remercier la présidente Sophie Primas, qui nous a accordé sa confiance, mais qui a aussi suivi notre travail de très près, en participant notamment à notre première visite dans le Morbihan. Mes remerciements vont aussi à Françoise Férat pour son engagement, son écoute et son énergie. J'ai beaucoup apprécié la bonne entente qui a régné entre nous sur ce sujet aussi grave.
Bien entendu, il serait erroné de croire qu'aucun dispositif de soutien ou d'accompagnement des agriculteurs en difficultés n'existait jusqu'à présent. En réalité, il y a même bien plus d'aides en vigueur que ne le savent la majorité des acteurs du monde agricole que nous avons entendus. Seulement, ces aides sont souvent très peu connues, ou alors mal calibrées et inaccessibles. Notre rapport en dresse toutefois la liste et en analyse les points forts et les points faibles ; nous y reviendrons.
Au-delà de la meilleure compréhension du phénomène, nous avons eu un objectif constant lors de nos travaux : améliorer les outils existants, et si besoin en inventer de nouveaux, afin d'identifier le plus tôt possible les agriculteurs en détresse, de mieux les accompagner, et de soutenir leurs familles.
L'acteur principal en la matière est, sans surprise, la Mutualité sociale agricole (MSA). Cette dernière propose différents services afin d'aider un agriculteur à surmonter ses difficultés. Elle a par exemple mis en place un numéro de téléphone, Agri'écoute, pouvant normalement être joignable 24h/24 et 7 jours sur 7, et qui a été appelé près de 4 000 fois en 2020.
Si l'initiative est louable, elle présente aujourd'hui de nombreuses limites : les interlocuteurs d'Agri'écoute ne peuvent pas prendre ni relayer les témoignages des tiers, qui sont pourtant les premiers lanceurs d'alerte ; aucune analyse de sa notoriété auprès des agriculteurs n'est réalisée ; les appelants ne se voient pas assez souvent proposer un accompagnement, ou des entretiens de suivi ; les délais d'attente sont parfois anormalement longs. Nous formulons donc 6 recommandations très concrètes afin de muscler ce dispositif et de le rendre réellement efficace.
La MSA agit également au travers de ses cellules de prévention pluridisciplinaires, qui mêlent des travailleurs sociaux et des médecins et qui interviennent lorsque des cas leur sont signalés par les acteurs du monde agricole. N'oublions pas non plus les ateliers de prise de parole que la MSA organise et, bien sûr, le fait qu'elle peut agir pour échelonner le paiement des cotisations sociales en cas de difficultés financières. Plusieurs propositions d'amélioration sont mentionnées dans le rapport qui visent à pallier les limites de ces dispositifs que nous avons constatées, et qui peuvent être rapidement mises en oeuvre.
Pour n'en citer que quelques-unes : nous proposons que soit instauré un seuil d'impayé de cotisations au-delà duquel le service recouvrement de la MSA doit transmettre automatiquement le dossier au service de santé. Nous recommandons également une hausse de la durée maximale des échéanciers de paiement de la MSA, afin d'amoindrir le poids des difficultés financières.
De façon générale, force est de constater que l'action de la MSA souffre d'un handicap majeur, compte tenu de sa position de créancière. Malgré l'engagement réel des travailleurs sociaux et des médecins de la MSA, nous avons pu sentir un réel sentiment de défiance, quand ce n'était pas de la colère vive, de la part des agriculteurs ayant rencontré d'importantes difficultés financières... En cas de détresse, un agriculteur, comme tout un chacun, ne demande pas de l'aide à l'organisme qu'il juge responsable, à tort ou à raison, de sa situation !
Face à ce constat, l'État a mis en place depuis 2018 des cellules départementales d'identification et d'accompagnement des agriculteurs en difficultés, sous l'égide du préfet mais bien souvent gérées par la chambre d'agriculture locale. Ces cellules présentent un grand mérite. Elles réunissent autour de la table l'ensemble des acteurs du monde agricole : les institutionnels, comme la MSA ou la direction départementale des territoires (DDT), mais aussi les banques, mais pas toujours, les coopératives, les centres de gestion, etc ., pour étudier les cas qui leur sont signalés d'exploitants en difficultés financières.
Ces cellules sont fort utiles, notamment car elles inspirent confiance et réunissent les différents créanciers. Elles gagneraient donc à devenir les véritables clefs de voûte du soutien aux agriculteurs en détresse, sous réserve qu'elles ne soient pas compétentes uniquement pour les problématiques économiques. Nous formulons plusieurs recommandations opérationnelles en ce sens, visant à renforcer la formation de leurs membres à la détection des symptômes de détresse, à élargir le champ de compétence des cellules, à accroître leur notoriété. Un travail de coordination entre la MSA et ces cellules doit par ailleurs être réalisé ; les deux cellules existent aujourd'hui mais ne se parlent pas systématiquement ! Plusieurs pistes sont esquissées dans le rapport.
Surtout, nous avons pu constater que les situations difficiles se résolvaient de façon plus fluide et plus rapide lorsqu'un référent « difficultés » était clairement identifié dans le département. Qu'elle appartienne à la chambre d'agriculture ou à une autre structure, « une tête doit émerger », si j'ose dire, d'entre ces acteurs.
Nous proposons donc une évolution du fonctionnement des cellules départementales : elles doivent regrouper un maximum de professions en contact avec les agriculteurs et nommer en leur sein un référent unique, bien identifié, qui pourra être par exemple un membre de la chambre d'agriculture ou un vétérinaire.
Parmi les acteurs institutionnels incontournables figurent également, bien entendu, les chambres d'agriculture. Ces dernières multiplient les initiatives de soutien, allant des formations aux visites sur place en cas de difficultés, en passant par l'accompagnement à la reconversion professionnelle.
Les acteurs institutionnels ont agi, à leur niveau. L'État commence seulement à le faire. Mais certaines associations du milieu agricole n'ont en revanche pas attendu l'action de l'État pour agir. Je pense bien entendu à Solidarité Paysans, dont les bénévoles réalisent un impressionnant travail de soutien et d'accompagnement des exploitants, notamment face à leurs créanciers ou pour les aiguiller dans le maquis des aides. Je pense également à d'autres structures, plus confidentielles, comme une association que nous avons rencontrée réunissant les agricultrices et conjointes d'agriculteurs afin de permettre la prise de parole et de favoriser l'écoute et l'entraide.
Je pense aussi aux autres initiatives qui ne sont pas à proprement parler des associations. En Saône-et-Loire, par exemple, l'observatoire Amarok mesure régulièrement la santé au travail des agriculteurs et a créé un ensemble d'indicateurs devant permettre d'identifier le plus tôt possible des symptômes d'épuisement professionnel. Nous pensons que cet outil devrait être expérimenté dans les départements les plus affectés par le suicide d'agriculteurs.
Vous le voyez, la cause ne manque pas de volontaires.
S'ajoute à ces actions de soutien menées par des acteurs agricoles bien identifiés un maquis d'aides et de dispositifs qui coexistent, souvent dans l'attente de leur public...
Il serait en effet injuste de considérer que rien n'existe pour venir en aide à un agriculteur affrontant des difficultés, notamment financières. Seulement, de l'aveu même des acteurs agricoles que nous avons interrogés, ces outils restent trop peu connus. C'est le cas par exemple du RSA : si cette aide ne peut évidemment représenter une source pérenne de revenus, il est frappant de constater que seuls 3,7 % des exploitants agricoles y avaient recours en 2017 alors que 19 % des agriculteurs n'avaient aucun revenu, voire ont été déficitaires... Ces chiffres peuvent s'expliquer par le choix délibéré de ne pas demander le RSA ; mais aussi et surtout par le fait que très peu de nos interlocuteurs savaient qu'ils y étaient éligibles.
D'autres aides, par ailleurs, si elles sont plutôt bien identifiées par les organismes agricoles, présentent des limites trop importantes pour être utiles aux agriculteurs. C'est le cas de l'aide à la relance de l'exploitation agricole, l'AREA, anciennement dénommée Agridiff. Alors qu'elle doit permettre de financer un audit de l'exploitation puis de mettre en place un plan de restructuration des engagements de l'exploitant, ses conditions d'accès sont trop strictes pour être efficaces. Elle repose par exemple sur des critères comptables ; or les exploitants en grandes difficultés ne tiennent bien souvent plus de comptabilité ; ces critères sont en outre fixés à des niveaux jugés trop élevés, donc trop restrictifs. Et quand une exploitation remplit les critères, comme par exemple celui de l'endettement, elle n'est bien souvent plus viable et est donc exclue de l'aide, ce qui est le monde à l'envers ! Dans certains départements, deux tiers des demandes sont ainsi rejetées en raison de la rigidité de ces critères. Résultat : chaque année ses crédits sont redéployés pour financer d'autres actions... Nous formulons dans le rapport plusieurs recommandations concrètes afin d'assurer la montée en charge de cette aide.
Nous venons de le voir, il existe des aides à l'efficacité encore trop limitée, que nous proposons de réformer. Il existe aussi des initiatives locales que nous proposons de consolider et de généraliser.
Mais nous avons également identifié plusieurs angles morts de la politique de soutien au monde agricole ; plusieurs aspects qui ne sont pas encore traités, et qui sont pourtant revenus avec constance dans les témoignages. À chaque fois, nous avons souhaité émettre des propositions opérationnelles, afin que ces aspects soient pris en compte sans plus tarder. Trop de temps a déjà été perdu.
Premièrement, nous proposons plusieurs mesures afin de mieux anticiper les difficultés et de mieux les résoudre. Figurent ainsi dans le rapport des propositions pour améliorer concrètement les conditions de travail des agriculteurs, en réduisant notamment la pénibilité de certaines tâches agricoles en favorisant des investissements anodins mais concrets et utiles comme des caméras pour surveiller les vêlages à distances, par exemple, ou en les libérant d'une partie du fardeau administratif. La simplification est un impératif !
Nous pensons par ailleurs que la possibilité de souffler ou de s'arrêter pour des raisons de santé, ou à la suite d'un accident, doit être au coeur des préoccupations des pouvoirs publics, alors que le volume horaire de travail des agriculteurs est supérieur de 65 % à la moyenne en France. Les services de remplacement remplissent cette fonction et 33 000 exploitants en ont bénéficié l'an dernier. Pour autant leur coût peut être un frein important lorsque les difficultés se sont accumulées. Faute de solution, l'exploitation poursuit son activité, même en cas de gros « coup dur ». Il conviendrait donc qu'en cas d'arrêt maladie, le remplacement de l'agriculteur puisse être davantage garanti, notamment par une meilleure prise en charge de la MSA. De même, le crédit d'impôt pour l'aide au remplacement, menacé de disparition, doit être consolidé.
Il nous semble également nécessaire d'intégrer aux programmes de la formation initiale agricole des modules sur l'importance, le contenu et la fréquence des tâches administratives. Trop souvent en effet, nos jeunes se lancent dans l'aventure agricole en n'ayant qu'une connaissance très limitée de cet aspect du métier, pourtant de plus en plus chronophage.
Dans l'optique, cette fois-ci, de mieux accompagner les agriculteurs identifiés en difficultés, nous recommandons de renforcer la communication autour des aides existantes ; plusieurs propositions dans le rapport proposent une déclinaison opérationnelle de cet objectif. Nous avons par ailleurs constaté qu'il existait encore un fort tabou autour de la question de la reconversion professionnelle. Dans bien des cas, la décision d'arrêter est inenvisageable. Cette situation est vécue comme un drame ou un échec personnel. Pourtant, elle peut, parfois, être la solution. Plusieurs témoins nous ont fait part de leur contentement après avoir su tourner la page. Nous avons acquis la conviction que cette reconversion doit être dédramatisée et que cela passera par un travail de communication et de pédagogie, réalisé par exemple par les sentinelles qui sont au contact des agriculteurs quotidiennement, et par un renforcement de l'accompagnement de l'agriculteur dans la construction de son nouveau projet professionnel, tout en lui garantissant une sécurité financière.
Nous avons également fait le choix de consacrer une partie du rapport à l'accompagnement des familles endeuillées, souvent laissées seules dans leur chagrin. Un accompagnement psychologique devrait ainsi être systématisé, des formations à la gestion d'une exploitation pour le conjoint survivant devraient être prévues, et le coût des services de remplacement gagnerait à être revu à la baisse. Ces différents outils pourraient être pilotés par la cellule préfectorale dont nous avons parlé plus haut.
Nous souhaitons terminer notre propos par un appel qui nous semble central, fondamental. Il est le fruit d'une unanimité des témoignages que nous avons reçus : il est urgent de ré-humaniser les procédures et les démarches qui touchent le monde agricole. Nous avons entendu tant de récits faisant état d'appels non décrochés, de courriers laissés sans réponse, de courriers de rappel ou de mises en demeure sans aucun contact humain, aucun échange, durant des mois ! La machine administrative, parfois froide et implacable, peut contribuer à broyer l'individu qui souffre déjà d'une grande détresse... Nous avons donc souhaité proposer des mesures afin de replacer l'humain au coeur de ces procédures et de multiplier les contacts. Toute porte de sortie, toute main tendue, commence par un échange entre personnes. Lorsque l'agriculteur a face à lui un mur technico-administratif froid et distant, comment voulez-vous qu'il reprenne confiance, qu'il signale ses difficultés ? Comment peut-il faire autrement que s'enfermer dans un cercle vicieux ?
Nous pensons par exemple qu'après une deuxième relance pour impayés de cotisations et en cas d'absence persistante de réponse de l'exploitant, une visite sur place d'un agent de la MSA devrait être organisée ; nous proposons également qu'un contact direct figure dans les courriers de la MSA et que celle-ci tende vers un objectif de réponse aux demandes sous 48 heures.
Nous recommandons également de dédramatiser les enjeux des procédures collectives, en délocalisant par exemple les réunions et audiences en dehors des murs du tribunal judiciaire. Patienter aux côtés d'individus soupçonnés de crimes et délits participe en effet au sentiment de culpabilité et d'échec que ressentent déjà bien souvent les agriculteurs en procédure collective. Il nous semble également nécessaire que l'accès à la formation professionnelle ne soit pas coupé dès lors qu'un agriculteur est en redressement ou en sauvegarde judiciaire, puisque cette formation est précisément un moyen pour lui d'accroître encore ses compétences, voire de se former à un nouveau métier.
Nous espérons que ces pistes, et les autres développées dans le rapport, permettront de réinjecter du contact humain dans des rouages administratifs aujourd'hui trop froids. Plus largement, nous formulons le voeu, modeste, que ce rapport contribue à améliorer le quotidien de tous ceux qui exercent le métier dévoué et engagé de nous nourrir.
Cela passe par une véritable bataille de communication sur l'avenir de notre agriculture. Sur la chance que nous avons d'avoir des agriculteurs engagés sur nos territoires pour nous nourrir. À cet égard, le rapport propose également que l'avenir de l'agriculture française soit faite grande cause nationale. Cela serait un symbole de reconnaissance très fort et permettrait surtout d'avoir accès à des spots pour mieux communiquer auprès du grand public sur la réalité de notre agriculture.
Mme Sophie Primas , présidente . - Je vous remercie pour ce rapport. Il s'agit d'un sujet sensible qui, s'il ne représente pas l'agriculture dans son ensemble, touche les agriculteurs plus que toutes les autres forces vives de notre Nation. Vous l'avez traité avec humanité et efficacité. Vos 63 recommandations pragmatiques et précises prônent un rassemblement des moyens, aujourd'hui nombreux mais dispersés. Ce travail prend sa source dans l'initiative législative d'Henri Cabanel il y a plus d'un an. En parallèle, le ministre de l'agriculture a demandé à notre collègue député Olivier Damaisin un travail de nature différente sur cette question. Nos deux rapporteurs remettront leur rapport au ministre de l'agriculture la semaine prochaine, qui l'attend pour présenter son plan d'action.
M. Laurent Duplomb . - Je souhaite adresser mes félicitations à Françoise Férat et Henri Cabanel pour la qualité de leurs travaux. Depuis un an, j'ai eu l'occasion de suivre quelques auditions et de faire apporter des témoignages. Je salue la très grande qualité de ce travail. J'y vois une vraie consonance avec la réalité de notre agriculture, autour d'un maître-mot qu'est la reconnaissance. Un peu d'histoire est nécessaire pour le comprendre : en 1890, Gambetta veut faire chausser les sabots de la République aux paysans, ce qui va les conduire à se faire tuer en masse en 1914-1918. Par la nature même de son travail, l'agriculteur est décalé, dans une société où le principe de précaution prévaut et où le risque n'est plus accepté. L'agriculteur accepte de semer sans avoir la certitude de récolter, puisqu'un épisode de grêle ou un aléa climatique peut engendrer un échec considérable. Il sème pourtant encore l'année suivante. L'agriculteur est à la croisée des paradoxes de la société : selon les sondages, la majeure partie de la population aime ses agriculteurs, mais cette même population leur en demande toujours plus, et les condamne. N'oublions pas que l'agriculture française a été au rendez-vous pour nourrir les Français, tant en quantité qu'en qualité, alors que la part de l'alimentation dans le budget des ménages est passée de 36 % à 12 % en une dizaine d'années. Les agriculteurs méritent leur reconnaissance. Nous avons fait un pas de plus cette nuit en adoptant mon amendement lors de l'examen de la proposition de loi relative à la sécurité globale qui limitera - et je l'espère arrêtera - les intrusions intempestives dans les exploitations, que les agriculteurs ressentent comme de véritables agressions envers leur travail et leur passion pour leurs animaux, et qui peuvent laisser penser que toutes les exploitations sont identiques. Enfin je salue en ce rapport la place qu'il fait au contact humain et à la fraternité, qui sont essentiels pour les paysans. Si Gambetta a, dans le passé, fait chausser les sabots de la République aux paysans, il faut aujourd'hui que la République comprenne que ce qui compte le plus pour eux, c'est la fraternité.
M. Daniel Gremillet . - Ce rapport nous rappelle la place centrale de l'humain dans les travaux de la commission des affaires économiques. La place de l'homme par rapport à la finance est un débat très politique, et ce débat nous honore. J'en suis fier, parce que nous considérons l'Homme, dans ses problématiques, ses réussites et ses échecs. Ce travail a, me semble-t-il, trois incidences significatives. La première est la question de la norme. Vous l'avez rappelé, les situations hors normes se heurtent à un mur de silence. La deuxième est le temps passé au travail dans l'exploitation, qui éloigne de la famille, des amis, des voisins, privant ainsi l'agriculteur de précieux moments d'échange qui pourraient lui permettre de confier ses difficultés. Le troisième point consiste à savoir sortir de la norme. La détresse des agriculteurs n'est pas un phénomène nouveau, et vous avez souligné que nombre d'entre eux n'accèdent pas à certaines aides. Aux débuts du RMI, j'ai connu le cas de certaines familles avec enfants sans ressources et criblées de dettes - non par manque de travail, mais peut-être en raison d'erreurs de gestion, toutefois l'erreur ne doit pas condamner l'homme. À cette époque, un préfet courageux avait décidé que les exploitants pouvaient bénéficier du RMI en restant paysans, conservant ainsi leur dignité et leur place dans la société. C'est le message que vous transmettez dans ce rapport : rien n'est plus important que l'Homme et j'espère que ce 17 mars 2021 sera un moment fort d'initiatives en faveur de la place de l'Homme en agriculture.
M. Franck Menonville . - Je vous remercie pour ce travail attendu, amorcé en décembre 2019 par un débat fort à l'initiative du groupe RDSE. Si ce rapport a permis d'objectiver une situation presque taboue et jusqu'alors insuffisamment connue, il montre que chaque difficulté est singulière et les causes du suicide multifactorielles. Comme vous l'avez souligné, il est extrêmement important de remettre du contact, de l'humanité, de la souplesse et de la proximité dans les dispositifs existants, qui doivent être rassemblés et coordonnés. En particulier, le recours à un interlocuteur identifié au sein d'une structure de référence me semble primordial. Dans mon département, l'AREA n'est pas satisfaisante. Elle doit être transformée pour devenir un levier d'accompagnement efficace. L'amendement voté hier, qu'a évoqué Laurent Duplomb, est important car l' agribashing est un mal qui gangrène l'identité agricole de notre pays. Il faut demander la plus grande sévérité à l'égard de ces attaques permanentes qui sèment le doute parmi les agriculteurs quant au sens de leur métier. L' agribashing est parfois mené par des idéologues, mais le plus souvent il l'est par ignorance. Porter l'agriculture comme grande cause nationale serait un moyen de retisser des liens entre l'agriculture et la société.
M. Joël Labbé . - Il me semble important de ré-humaniser les rapports, en particulier par la désignation au sein de la Mutualité sociale agricole d'un interlocuteur dédié au suivi de chaque dossier. Pour ce qui concerne le remplacement, nous avons déjà eu des débats en séance sur la question du congé des agriculteurs. Si le congé pour maladie ou accident est prévu, il faut aller plus loin et donner aux exploitants les moyens de bénéficier d'au moins une semaine de vacances par an, avec un service de remplacement. De plus, une formation plus large doit être mise en place. Bien sûr, il est bon de prévoir une cellule départementale pour coordonner les différentes aides. Mais un relais par une cellule ou un référent à l'échelle communale serait-il pertinent ? Enfin, je souhaite souligner la qualité de l'engagement des structures locales fondées sur le bénévolat, comme Solidarités Paysans. Dans le Morbihan, le maintien en activité de 70 % des exploitations suivies est possible grâce à leur intervention, alors même que beaucoup de ces dossiers sont mis « hors-jeu » par les pouvoirs publics. Je souhaite que ce type de structures puisse bénéficier de véritables moyens.
M. Jean-Claude Tissot . - Les agriculteurs savent que ce métier est difficile, que les rendements ne sont pas garantis. Toutefois, je souhaite revenir sur les dispositifs d'accompagnement, en particulier Solidarités Paysans. Ces structures ont besoin de moyens autres que des « mercis ». Comment accompagne-t-on de façon pérenne ces structures qui elles-mêmes accompagnent les agriculteurs en difficultés ? Les départements contribuent-ils à leur budget, en leur permettant d'inscrire leur action dans un nécessaire temps long ? D'autre part, nous avons évoqué les services de remplacement : existe-t-il un service de remplacement pour la partie administrative du travail d'agriculteur ?
Mme Micheline Jacques . - Je vous remercie pour cette découverte d'un sujet qui m'est peu familier. À ma connaissance, les prix sont fixés par l'acheteur, ce qui est injurieux et irrespectueux au regard du travail accompli, donc démoralisant. Est-il possible de déterminer un prix plancher ?
Mme Sophie Primas , présidente . - Nous touchons ici à un sujet sur lequel nous travaillons depuis longtemps, le chapitre I de la loi Egalim sur la rémunération des agriculteurs. Je rappelle qu'on a fait de cette loi une question de négociation avant d'en faire une question de revenu des agriculteurs, ce qui était pourtant l'objectif. Nous reviendrons longuement sur ce sujet.
M. Pierre Louault . - Je salue le travail des rapporteurs qui ont pris le temps d'aller voir et écouter pour cerner les multiples causes de ces drames. Certaines d'entre elles sont difficiles à accepter, comme le broyage par l'administration qui induit tant de travail supplémentaire, ou l' agribashing très présent à la télévision. Il est inacceptable que la télévision, le dimanche soir durant des années, ait dénigré l'agriculture française en allant chercher des exemples à l'autre bout du monde. Aujourd'hui, il nous faut dénoncer les causes de l' agribashing et rendre aux agriculteurs le respect et la reconnaissance auxquels ils ont droit. Peu de professions ont accompli une telle évolution à la demande des services de l'État. Aujourd'hui l'agriculture française offre sans doute la meilleure qualité alimentaire et le meilleur respect de l'environnement. Cela est reconnu partout dans le monde, sauf en France ! Si nous n'arrêtons pas cela, il n'y aura plus d'agriculteurs. Nous voyons déjà que les jeunes ne souhaitent pas continuer.
M. Bernard Buis . - Nous avons à présent un bel outil avec ces 63 recommandations. À nous de relayer à présent ce travail pour le partager et le faire connaître. Il nous faut communiquer à ce sujet pour que chaque personne concernée se l'approprie dans les territoires.
Mme Marie-Christine Chauvin . - Il est difficile de faire appel à la solidarité quand on est soi-même en difficulté sur un territoire où la grande majorité des agriculteurs vont bien. L'enfermement dans un sentiment de honte rend la situation doublement compliquée. C'est pourquoi la désignation d'un référent au sein de la cellule de veille est indispensable. Dernièrement, un agriculteur du Jura s'est fait retirer son troupeau, bien que son frère et le maire du village aient tiré la sonnette d'alarme depuis deux ans ! Il faut impérativement accompagner ces agriculteurs et éviter le retrait du troupeau pour maltraitance animale après deux ans de silence de l'administration ! D'autre part, nous devons en faire plus concernant la formation : être agriculteur c'est aimer les bêtes, savoir travailler le terrain mais aussi savoir gérer l'exploitation car une ferme, c'est aussi une entreprise.
M. Serge Mérillou . - C'est un rapport très juste, qui prend aux tripes. Dans les années 1990, j'ai été pendant quinze ans référent pour les agriculteurs en difficulté au sein de la chambre d'agriculture. À l'époque, les agriculteurs qui échouaient étaient les vilains petits canards qu'on regardait de très loin. Je pense qu'il est bon de ne pas revenir à des référents communaux car il est encore très difficile pour un agriculteur de s'ouvrir à ses voisins. Le fait de dépayser les difficultés permet d'avoir une écoute plus rationnelle.
Les agriculteurs les plus fragiles ont payé une modernisation à marche forcée de l'agriculture ces vingt ou trente dernières années, accompagnée de la volonté politique quasi obsessionnelle d'avoir le panier de la ménagère le moins cher possible. La variable d'ajustement, c'était l'agriculteur.
Je ne vais pas revenir sur la nécessité de ré-humaniser, mais il est incroyable de constater que malgré les drames vécus, seules les logiques financières et économiques ont continué de primer. Quel signal donne-t-on à un agriculteur en difficulté lorsqu'il est menacé d'une prise d'hypothèque judiciaire ?
Vous avez indiqué qu'il convenait de rassembler les moyens dispersés. Je souhaite à cet égard saluer le travail remarquable accompli par l'association Solidarité Paysans.
Quelle suite donner à ce rapport ? Sur le constat et les 63 propositions, nous sommes d'accord, mais beaucoup de gens attendent une réelle mise en oeuvre de ces mesures, car il y a des situations familiales qui sont en jeu. Encore merci pour la qualité du travail que vous avez accompli.
M. Jean-Marc Boyer . - Nous menons actuellement une mission d'information sur l'enseignement agricole : j'ai le sentiment, pleinement confirmé par ce que vous venez de dire, qu'il existe une fracture énorme entre la détresse, la souffrance et la solitude des agriculteurs face à leurs difficultés et la froideur administrative impressionnante des interlocuteurs que nous auditionnons - directeurs de l'enseignement agricole, inspecteurs et autres responsables.
Ces personnes théorisent, jugent, norment, imposent, contraignent, orientent même, alors qu'il faudrait à travers la formation des jeunes essayer d'avoir une autre vision de l'agriculture, qui anticipe les difficultés futures. Il faut certes accompagner, mais surtout éviter que des agriculteurs entrent dans cette spirale dont ils ne pourront pas ressortir. Je suis inquiet de la froideur de l'administration face aux difficultés et à l'émotion.
Par ailleurs, cela ne m'étonne pas qu'il y ait de l' agribashing , qui risque malheureusement de continuer sans un véritable coup d'arrêt aux émissions télévisées et autres reportages quotidiens qui tapent sur l'agriculture. J'insiste sur la formation, qui doit permettre de réduire cette fracture et d'anticiper ces difficultés.
M. Laurent Somon . - À mon tour de rebondir sur les félicitations adressées aux rapporteurs, je m'y associe parce que j'ai été à la fois touché personnellement et professionnellement. Les agriculteurs ont certes besoin de reconnaissance, mais surtout de confiance et ils ont hélas aujourd'hui ce sentiment d'avoir perdu la confiance de la Nation. La formation des jeunes avant d'entrer en agriculture est extrêmement importante afin d'appréhender l'environnement économique, social et environnemental qui s'impose à eux.
Je veux donner un exemple sur le besoin d'humanisation. Quand des agriculteurs, confrontés à un contexte météorologique très compliqué pendant deux mois, profitent de conditions plus favorables le week-end pour aller épandre leur lisier ou leur fumier, ils se font verbaliser par des agents de l'Office français de la biodiversité (OFB). On peut s'interroger sur l'humanité de ces comportements... On a l'impression de générer plus d'idéologie faute de connaissance du métier : il serait bon que nos administrations comprennent - c'est un message à faire passer fermement au ministre - que le meilleur moyen de redonner confiance aux agriculteurs devant ce ras-le-bol réglementaire serait de travailler à une administration qui soit plus compréhensive et humaine, avec un interlocuteur qui connaisse le sujet.
La mobilisation de la société importe également, il y a des sentinelles qui existent : les médecins et les vétérinaires devraient être davantage associés ou en tout cas écoutés pour que l'on puisse, à travers une cellule départementale et la MSA, mieux identifier les difficultés. Je félicite à nouveau les rapporteurs pour ce travail remarquable.
M. Olivier Rietmann . - Je remercie nos deux collègues pour l'excellent travail qui nous a été fourni, dans ce domaine très sensible et qui génère beaucoup d'émotion. On parle de l'humain et parfois dans des situations catastrophiques, qui peuvent le pousser à bout, et même au bout. Je voudrais appuyer sur le côté économique. Ayant travaillé dans le monde de l'entreprise avant d'être agriculteur, j'ai remarqué que c'est un métier dans lequel on ne fait que subir en règle générale : la météorologie, l'économie, les cours de ce qu'on achète ou de ce qui se vend, les décisions administratives. En même temps, c'est un métier qui est prenant, 7 jours sur 7 pour la plupart, parfois 24 heures sur 24 en période de vêlage, avec un impact psychologique puissant.
Le monde agricole n'est aujourd'hui quasiment composé que de passionnés ; ce métier ne peut s'exercer bien sans passion ni investissement total. Mais quand vous subissez tous ces aléas et qu'en plus vous ne gagnez pas votre vie, vous vous retrouvez dans un cercle vicieux et une solitude de tous les jours parce que c'est aussi un métier où l'on est souvent seul avec ses vaches, dans son tracteur, à la maison parce que l'épouse travaille ailleurs. Un certain nombre d'agriculteurs ne trouvent pas de solutions à leurs problèmes et on en arrive à des situations dramatiques.
J'insiste énormément sur le côté économique, car nous sommes un certain nombre à monter au créneau pour que les agriculteurs gagnent leur vie. Se battre quand il y a quelque chose au bout, que vous gagnez votre vie et que vous avez une exploitation qui peut être transmise à ses enfants, ça vaut le coup ; mais quand on se bat tous les jours et même la nuit pour ne pas gagner sa vie et voir son outil de travail qui perd de sa valeur, il y a de quoi baisser les bras. Je me rappelle de la réflexion d'un président de chambre d'agriculture, en Haute-Saône, qui avec son franc parler, m'a dit : « la première des choses à faire, c'est que les agriculteurs gagnent leur vie, la filière allaitante est en train de crever dans l'indifférence générale, ça va provoquer des drames ».
Un dernier point pour préciser qu'il n'existe pas de service de remplacement au niveau administratif, mais dans certains départements il y a eu des groupements d'employeurs qui embauchent des administratifs pour pouvoir les mettre à disposition des exploitants agricoles, pour les accompagner et les remplacer un peu dans ce domaine.
M. Daniel Salmon . - Merci également pour ce rapport fort intéressant, qui amène de l'émotion. Nous sommes face à une détresse qui est le symptôme d'un système agricole qui ne fonctionne pas bien et d'une société qui sans doute condamne sans trop chercher à comprendre.
Vous avez mis en évidence cinq thématiques qui conduisent à cette détresse : le revenu, l'endettement, l'héritage et la transmission, la complexité administrative et l' agribashing . Je pense que cet ordre ne tient pas du hasard, mais est le fruit des témoignages que vous avez recueillis. Je rejoins tout à fait l'idée selon laquelle la question du revenu est essentielle : lorsque l'on travaille dur, 70 heures par semaine, pour ne rien dégager à la fin du mois, c'est dramatique. Cette situation résulte aussi d'une concurrence effrénée, de traités internationaux qui ont amené cette concurrence déloyale et faussée.
Il a été question de l'humain et force est de constater que nos campagnes aujourd'hui sont souvent des déserts, en raison d'un exode rural extrême. Le premier agriculteur voisin se situe à deux ou trois kilomètres, les gens se rencontrent peu. Le terme d' agribashing est employé à tour de bras, on en parle sans arrêt. Je ne nie pas les difficultés - loin de moi cette idée -, mais il y a simplement des gens qui réinterrogent un modèle, afin de mieux tenir compte des problématiques environnementales. Il faut que ce système évolue, la dénonciation de l' agribashing apparaît parfois comme un raccourci dramatique, car il faut avant tout réinterroger un système qui ne nourrit plus, qui n'apporte plus de revenu correct aux agriculteurs.
Mme Patricia Schillinger . - Il s'agit d'un rapport émouvant et je voudrais savoir si la détresse est subie de la même façon chez les femmes que chez les hommes. J'avais fait partie de l'Observatoire national du suicide : l'avez-vous auditionné ? Des préconisations sur la prévention avaient été formulées car on sait que la solitude pousse aussi à l'extrême. Certains territoires sont-ils beaucoup plus touchés par cette détresse ? Concernant les services de remplacement, cela fonctionne très bien dans mon département : mon fils qui a exercé ce métier y a participé et cela apporte une aide substantielle aux exploitants.
Mme Martine Berthet . - Je souhaite bien sûr m'associer à mes collègues pour féliciter nos deux rapporteurs pour ce travail complet et indispensable, qui permet de poser enfin le sujet et, surtout, formule des propositions concrètes. Parmi celles-ci, je trouve très intéressant de prévoir une intervention systématique dès la détection d'impayés de cotisations, car il y a encore beaucoup de pudeur chez les agriculteurs. Je voudrais en profiter pour indiquer que dans le département de la Savoie il y a beaucoup d' agribashing , qui blesse et contribue à cette détresse grandissante de nos agriculteurs. La question de la prédation sur les troupeaux est également prégnante : des agriculteurs passent des nuits entières à surveiller leurs troupeaux, pour les ovins et de plus en plus pour les bovins. Il s'agit d'une source de détresse grandissante pour nos agriculteurs.
M. Fabien Gay . - Je suis évidemment très ému et très touché par ce rapport et je tiens à féliciter nos rapporteurs. Nous sommes extrêmement attachés à nos agriculteurs et nous avons besoin dans la période que nous traversons de replacer l'humain au coeur des décisions politiques. Le suicide, c'est un faisceau de raisons, cela touche toutes les catégories sociales et tous les âges mais encore plus le métier d'agriculteur et d'agricultrice, car ce n'est pas un métier comme un autre. C'est un métier difficile, où il n'y a pas de repos, c'est 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. C'est un métier dans lequel on est soumis aux aléas climatiques et où on ne choisit pas sa rémunération : on produit mais sans être maître de son destin et du prix.
L' agribashing correspond à une incompréhension totale envers des gens qui nous nourrissent, qui font de leur mieux et donnent tout. Le métier d'agriculteur s'est considérablement transformé depuis cinquante ans, comme l'a montré un très beau reportage consacré au monde paysan et diffusé récemment sur France 2. Les agriculteurs nous nourrissent depuis plus d'un siècle - même depuis toujours en réalité -, ils sont toutefois de moins en moins nombreux et pourtant produisent toujours plus, tout en assurant une très bonne qualité. De l'autre côté, les consommateurs leur en sont reconnaissants, mais en veulent toujours plus. Le monde agricole est en réalité à la croisée de cette transition climatique et énergétique, qui est nécessaire. L'incompréhension entre agriculteurs et consommateurs provient selon moi d'un manque de dialogue, qui permettrait de se comprendre et de trouver des solutions ensemble.
C'est la même chose dans le monde de l'énergie, où on ne fera pas la transition énergétique sans les salariés de l'énergie. On ne recréera pas non plus du lien entre la population et sa police sans remettre tous les acteurs autour d'une table. Du manque de dialogue naît l'incompréhension. Je partage aussi le constat de la froideur de la machine administrative. Il n'y aura pas de transition agricole sans ou même contre les agriculteurs, elle se fera nécessairement avec les agriculteurs. Replacer l'humain au centre doit être au coeur de toutes nos décisions politiques, sans quoi nous continuerons de nourrir la défiance et nous ne réussirons pas cette transition. Je suis très touché ce rapport et l'adopterai avec le coeur et la raison, d'une façon numérique comme je suis en visioconférence.
Mme Sylviane Noël . - À mon tour de remercier et de féliciter nos deux rapporteurs pour la qualité de leur travail et le pragmatisme de leurs propositions. Je salue également le fait que notre commission se saisisse d'un sujet si humain, si essentiel. Je partage la préoccupation sur le sujet de la prédation, qui est une source de stress, de fatigue, de tensions extrêmement fortes pour nos agriculteurs. Il faut trouver des solutions pour les aider. Je voulais savoir si vous aviez identifié des classes d'âge et des filières qui seraient davantage concernées par le phénomène du suicide.
M. Sebastien Pla . - Je tenais à remercier les rapporteurs pour l'excellent travail qu'ils ont réalisé, j'y suis très sensible étant viticulteur et vigneron dans l'Aude. Je voudrais effectuer une remarque sur le fait que nous sommes au XXIe siècle et que nous évoquons la détresse des agriculteurs et tous les problèmes qu'ils rencontrent, alors qu'il y a trente ou quarante ans en arrière, ces gens-là étaient adulés et tout le monde voulait être agriculteur. C'était une fierté pour la France et malheureusement il s'est passé quelque chose qui nous a échappé.
La suradministration, la difficulté du remplacement, le fait que les agriculteurs n'ont plus de loisirs ou de sociabilité sont autant de problématiques. Ce secteur de notre économie n'a pas été considéré d'un point de vue social et humain à sa juste valeur. Un agriculteur, ce n'est pas un comptable, ni un juriste ou un spécialiste du commerce, c'est d'abord un paysan, quelqu'un qui travaille la terre, qui s'occupe de ses bêtes et qui produit des produits agricoles pour nourrir la population.
Le plus important à mon sens c'est la question de la valeur travail et de la juste rémunération de nos agriculteurs. Il s'agit d'un secteur primordial, au même titre que l'industrie, que l'énergie ou n'importe quel secteur de l'économie française. Les agriculteurs nourrissent la population et on s'aperçoit qu'en quelques dizaines d'années nous avons perdu les trois-quarts des exploitations. On n'exporte quasiment plus, on ne rémunère plus nos agriculteurs : il ne faut pas s'étonner si le désespoir de nos agriculteurs est si grand.
Je pense qu'il est important de ré-enchanter ces métiers, de les remettre en avant et de couper court au maximum à l' agribashing . Il est malheureux que ce soit le cinéma, à travers le film « Au nom de la terre », qui vienne témoigner de ces problèmes et les rendre publics. Nous gagnerons cette guerre pour les agriculteurs si nous arrivons à convaincre le consommateur de la difficulté et de la qualité du travail que font nos agriculteurs, ainsi que du juste prix auquel ils doivent être rémunérés. C'est la seule solution si nous voulons qu'il y ait un avenir pour l'agriculture et que nos enfants puissent avoir envie à un moment donné de revenir dans nos campagnes et non l'inverse.
M. Franck Montaugé . - Je salue la qualité du travail qui a été réalisé par les rapporteurs et je voudrais les remercier. Sur ce sujet très douloureux, ne faut-il pas rapprocher les démarches susceptibles d'aider ? J'ai constaté que la culture, via le cinéma, avait aidé de façon non négligeable à la reconnaissance du problème par la société dans son ensemble. Dans le prolongement de ce constat, l'économie sociale et solidaire, dont la coopération agricole fait partie, ne pourrait-elle pas apporter une contribution au problème qui est soulevé aujourd'hui ? Nous avons souvent tendance dans notre pays à raisonner en silos, alors qu'il y a parfois des formes d'action qui peuvent être utiles.
Je reste convaincu que les déterminants économiques sont primordiaux dans cette situation, même si le problème est complexe et que plusieurs facteurs interviennent. Nous sommes aujourd'hui dans un système économique qui a ses travers, car le revenu primaire de l'agriculteur tend vers zéro ou devient négatif. L'agriculteur, en dehors des organisations collectives comme les coopératives, n'a pas de pouvoir de marché. Il me paraît difficile de s'en sortir sans prendre en compte dans les prix payés au producteur ses coûts de production, qu'il faudra probablement normer. Replacer l'humain au centre de nos réflexions et de nos démarches doit passer par la prise en compte des coûts de production pour les agriculteurs.
Je sais que des idées germent sur le sujet, notamment à travers une modification de la loi de modernisation de l'économie (LME). Cela est absolument indispensable et le plus tôt sera le mieux. Peut-être qu'au bout du compte les Français devront payer un petit peu plus ce qu'ils achètent, mais je pense que l'effort en vaut la peine par rapport à ce que la société dans son ensemble doit à ses agriculteurs à ses producteurs. Sans eux, rien n'est possible, il nous faut donc avancer sur la question de la prise en compte des facteurs de production.
Mme Sophie Primas , présidente . - Je voudrais qu'on reste dans le cadre de ce rapport qui porte sur la prévention du suicide. On sait bien sûr que les facteurs économiques sont importants comme l'ont indiqué les rapporteurs, mais il ne s'agit pas ce matin d'évoquer la loi Egalim ou la refonte du système agricole.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Je trouve rassurant que ce rapport, à travers ses plus de 60 préconisations et le travail acharné qui a été mené, permette de proposer des solutions. J'avais plutôt une question technique : vous avez eu recours à un appel à témoignages avec une consultation en ligne, cette méthode vous a-t-elle paru pertinente et pourrait-on l'utiliser sur d'autres sujets ?
Mme Françoise Férat , rapporteur . - Ce que je ressens à vous écouter les uns et les autres à travers vos questions, c'est que vous avez parfaitement appréhendé l'esprit de nos travaux avec Henri Cabanel. Je dois dire que c'est tout à fait important et rassurant.
Je m'arrêterai sur le sujet de l' agribashing , dont ma vision a évolué à la faveur des déplacements sur le terrain, des auditions et de l'attention portée à cette problématique dans mon département. Je me suis rendu compte que c'était quelque chose d'extravagant et de tellement fort que j'en suis tout à fait touchée. Je n'avais peut-être pas pris cette précaution d'écouter suffisamment les témoignages des personnes victimes de menaces et d'insultes. J'ai le cas d'un viticulteur en bio installé dans ma commune, qui s'est fait insulter parce qu'il avait traité ses vignes alors qu'on sait que le traitement des vignes en bio ne mérite pas du tout cette réaction excessive. L' agribashing a donc une place très importante et je crois qu'il ne faut pas l'oublier.
Joël Labbé a parfaitement raison lorsqu'il parle de formation et je m'exprime là sous couvert du président de la mission sur l'enseignement agricole, Jean-Marc Boyer. Nous avons pour notre première audition entendu la directrice générale de l'enseignement et de la recherche. Malgré ses propos tout à fait rassurants, nous avons insisté sur ce qui se passe réellement dans les établissements et je veux croire que cette mission aussi aura des résultats tout à fait satisfaisants, nous permettant de bousculer ce qui doit l'être, c'est le sens du travail parlementaire.
Jean-Claude Tissot a évoqué le sujet des normes. Cela peut devenir totalement injuste quand elles reviennent les unes après les autres. Avant même qu'on ait fini d'évacuer le premier prêt, voilà un autre qui doit arriver sous peine que le contrat avec la laiterie ou le marchand ne soit rompu. Les causes sont certes multiples, mais lorsqu'elles s'additionnent, on arrive au moment où la goutte d'eau fait déborder le vase.
Micheline Jacques s'est émue à juste titre que les acheteurs décident et que cela ne soit pas l'inverse. C'est le consommateur qui décide du prix : lorsqu'on se rend dans une grande surface, où on se vante d'avoir les prix les plus bas de France et de Navarre, c'est le prix le plus bas qui est déterminant et ensuite se répercute sur toute la chaîne. On se retrouve avec le prix le plus serré en bas et c'est l'agriculteur qui l'assume, alors que c'est bien l'inverse qu'il faudrait mettre en oeuvre. La loi Egalim, dont parlait la présidente, doit nous aider à régler ce problème.
Pierre Louault a parlé de la suradministration, nous avons bien ressenti ce phénomène et il fait l'objet d'une préconisation dans le rapport qui doit nous aider à faire bouger les choses.
Bernard Buis se demandait comment allait se poursuivre notre rapport. Nous allons dès la semaine prochaine le remettre au ministre de l'agriculture et de l'alimentation. À cet instant, je dois vous dire que nous avons apprécié que le ministre ait attendu la fin de nos travaux pour pouvoir s'appuyer sur le rapport du député Olivier Damaisin et sur le nôtre. C'était tout à fait élégant de sa part et je crois beaucoup à la sincérité du ministre dans l'approche de ces travaux. Si nous sentions ensuite - mais laissons-lui d'abord le temps de travailler et de mettre en place un certain nombre d'actions - des absences sur tel ou tel point, le rôle du Parlement sera de d'assurer du bon suivi de nos travaux et de leur avancée.
Marie-Christine Chauvin a souligné des difficultés liées à repérer et mieux prévenir ces situations. La lecture du rapport apportera des réponses précises sur ce point, car cela constitue l'un de nos axes de travail majeur.
Je rejoins tout à fait les remarques de Jean-Marc Boyer sur l'enseignement agricole et l'importance d'anticiper. On a conscience de ce qui va bien et de ce qui va moins bien, mais il faut anticiper sur la suite.
J'apprécie également le mot fort de « confiance » prononcé par Laurent Somon, cette notion doit revenir dans la réflexion et dans le jeu de ce qui se passe entre les agriculteurs et nous. Quant au fait de combattre l'ignorance, l'axe de notre rapport qui propose de faire de l'agriculture une grande cause nationale rappelle que la culture pourrait aider l'agriculture. Il importe de favoriser l'échange, l'écoute et la proposition, en tout cas de communiquer - ce qui pour l'instant manque énormément.
Olivier Rietmann parlait du fait de subir, nous l'avons également dit à maintes reprises à travers nos propos. Le revenu constitue bien le socle de toutes les dispositions et de toutes les discussions qui doivent venir après.
Je partage une partie du propos de Daniel Salmon et la tentation qui a été la nôtre à certains moments de dévier vers une étude du modèle agricole parce que les deux sont étroitement liés. Cependant, pour mener à bien le travail que nous avions imaginé, il nous était nécessaire de rester sur le sujet de la détresse des agriculteurs, même si nous savons bien que l'un est évidemment lié à l'autre.
Patricia Schillinger m'a posé des questions précises qui concernent la détresse et le suicide chez les femmes, qui sont évidemment touchées à double titre : elles peuvent être elles-mêmes des victimes et elles sont souvent les conjointes des victimes. Des statistiques figurent dans le rapport sur ce sujet.
La question a été posée par Sylviane Noël sur les classes d'âge : la plus touchée pour les chiffres que nous connaissons est celle des personnes de 45 à 55 ans, qui apparaît la période la plus difficile. En ce qui concerne les filières, ce sont souvent les bovins, mais pas uniquement, il y a tellement de causes au suicide, qu'elles soient professionnelles ou non-professionnelles.
Martine Berthet a prononcé le mot fort de pudeur, il est vrai que le déclic de la proposition de loi d'Henri Cabanel nous a vraiment permis de nous engager sur ce sujet.
J'apprécie l'analyse de Fabien Gay, qui a pointé le manque de dialogue. On essaiera d'y répondre à travers la proposition de création d'une grande cause nationale. Je le remercie pour les mots qu'il a eus, voter avec le coeur prend tout son sens dans cette affaire.
Pour répondre à Évelyne Renaud-Garabedian, la plateforme de consultation a été extrêmement intéressante. Je ne vous cache pas avoir eu des doutes au départ, mais nous avons reçu plus de 150 réponses. Le fait de demander un témoignage anonyme a beaucoup aidé pour que les gens s'expriment, mais a permis aussi de montrer que l'on se penchait vraiment sur ce problème. Tous les participants n'ayant pas répondu d'une manière anonyme, nous avons pris le temps avec Henri Cabanel de rappeler ceux qui avaient laissé leurs coordonnées. Des relations se sont parfois même nouées avec certains interlocuteurs.
M. Henri Cabanel , rapporteur . - Je voudrais d'abord vous remercier de la hauteur des débats et de votre intérêt. Pour les plus anciens comme les nouveaux, vous êtes imprégnés de ce phénomène et je ne doutais pas un instant que dans cette Haute Assemblée nous puissions atteindre l'unanimité sur le sujet. Je vous remercie et souhaite saluer le travail du Sénat, car nous démontrons que nous sommes des élus des territoires - il n'y a pas des élus des villes et des élus des champs.
En ce qui concerne le revenu de solidarité active (RSA), nous y avions effectivement pensé. Nous avons des recommandations qui permettront de lancer un travail avec les parties prenantes afin d'évaluer les moyens de faciliter ce dispositif.
Je ne vais pas revenir en détail sur l'Aide à la relance des exploitations agricoles (AREA), mais nous voulons l'assouplir et la dé-complexifier afin de permettre au plus grand nombre d'y prétendre.
S'agissant des référents, pourquoi pas une cellule communale, mais nous avons préféré l'échelle départementale qui nous semble beaucoup plus pertinente, notamment par rapport aux cellules d'accompagnement. L'humain, c'est important et à un moment donné, dans les territoires, il faut qu'il y ait un référent avec un nom, un numéro de téléphone et un visage.
Les associations sont nombreuses, Solidarité Paysans a été évoquée mais beaucoup d'autres sont citées dans le rapport. Nous savons pertinemment les efforts qu'elles déploient, le courage qui est le leur, et nous demandons donc à l'État de les aider afin qu'elles puissent continuer ce travail.
Sur la problématique du travail difficile de l'agriculteur, il s'agit du seul métier dans lequel on travaille un an avant d'avoir le moindre pécule. On subit les marchés, on subit le climat et on subit même les décisions politiques.
Je veux juste vous dire que si nous n'avons pas répondu totalement à vos interrogations, nous nous tenons bien entendu à votre disposition pour vous apporter tous les compléments nécessaires.
Mme Françoise Férat , rapporteur . - Je voudrais vous remercier sincèrement pour l'intérêt que vous portez à nos travaux, c'est une belle récompense pour nous. Merci également à la présidente pour sa confiance.
Mme Sophie Primas , présidente . - Je vous propose donc l'adoption de ce rapport, intitulé « Suicides en agriculture : mieux prévenir, identifier et accompagner les situations de détresse ».
Le rapport est adopté à l'unanimité.