UN BOULEVERSEMENT QUI SUSCITE
L'INQUIÉTUDE DES PROFESSIONNELS
I. UNE MUTATION DES FILIÈRES GAZ ET FIOUL ET DE CERTAINS RÉSEAUX DE CHALEUR DANS LE SECTEUR DE L'ÉNERGIE
A. UNE FILIÈRE GAZ PÉNALISÉE
1. Le gaz naturel est défavorisé
La RE2020 est globalement peu favorable au gaz naturel qui constitue, il est vrai, une énergie fossile.
Tout d'abord, les représentants de la filière du gaz 53 ( * ) estiment que le gaz est défavorisé par l'abaissement à 2,3 du coefficient de conversion primaire de l'électricité et à 79 grammes de son contenu carbone.
Par ailleurs, ils relèvent que le seuil d'émissions de GES conduit à l'exclusion de facto des chaudières à gaz des logements neufs, individuels comme collectifs.
Or, chaque année, 100 000 chaudières sont installées dans la construction neuve, dont 40 000 en logements individuels et 60 000 en logements collectifs 54 ( * ) . Ce chiffre s'élève à 300 000 dans la rénovation de logements 55 ( * ) .
À la demande du rapporteur, l'association « HabitA+ » 56 ( * ) a précisé que les systèmes hydriques 57 ( * ) ne pourront pas respecter le seuil de 4 kgCO 2 /m 2 /an en logements individuel s ; cela pourrait être davantage le cas pour certains systèmes hybrides 58 ( * ) avec le seuil de 6 kgCO 2 /m 2 /an en logements collectifs 59 ( * ) .
Pour autant, les systèmes hydrides sont peu développés en logements collectifs 60 ( * ) et prennent davantage de surface habitable 61 ( * ) , ce qui nuit à leur compétitivité par rapport à d'autres équipements.
Selon les personnes auditionnées par le rapporteur, cette situation pose au moins trois difficultés majeures.
En premier lieu, une telle mesure fragilise les acteurs de la filière française du gaz, qui regroupe 130 000 emplois directs et indirects 62 ( * ) .
C'est notamment le cas :
- des fabricants de chaudières à gaz , la fabrication de chaudières à gaz et au fioul et de radiateurs à eau concentrant 21 usines et 7 827 emplois en France 63 ( * ) ;
- des installateurs de chaudières à gaz car 15 0000 entreprises bénéficiant du label « Les Professionnels du gaz » vont devoir se réorienter vers des systèmes énergétiques conformes aux nouveaux seuils dans des délais très contraints 64 ( * ) ;
- et des fournisseurs, distributeurs et transporteurs de gaz , une chute d'au moins 80 % des raccordements au réseau gazier, soit 200 000 logements par an, étant anticipée 65 ( * ) .
En second lieu, le remplacement des chaudières à gaz par des systèmes hydrides emporte un risque de surcoûts pour les particuliers.
À titre d'illustration, l'Union sociale pour l'habitat (USH) et la Fédération des promoteurs immobiliers (FPI) ont relevé en ces termes les risques de surcoûts d'abonnement et de maintenance : « l'impact des nouveaux seuils d'émissions conduisent dès 2021 pour la maison individuelle et en 2024 pour le logement collectif à une disparition des solutions gaz dans le logement. Seules les solutions hybrides avec appoint de gaz (gaz + pompes à chaleur - PAC) pourront être maintenues. Il est nécessaire de s'interroger sur le développement de telles solutions qui occasionneront un surcoût d'abonnement [et] de système de maintenance. »
En dernier lieu, la substitution des systèmes hydrides aux chaudières à gaz pose des difficultés pratiques, en particulier dans les logements collectifs où ces dernières représentent les trois quarts du marché.
Ainsi l'Union sociale pour l'habitat (USH) et la Fédération des promoteurs immobiliers (FPI) ont-elles rappelé les difficultés posées par ce tournant dans les équipements de chauffage des logements collectifs : « Alors que les solutions gaz représentent aujourd'hui près des trois quarts du marché dans le logement collectif, il est difficile de croire à la généralisation de la mise en oeuvre d'autres systèmes, dont les pompes à chaleur (PAC), dans un délai aussi contraint. Rappelons que, s'il existe bien des produits développés pour les bâtiments collectifs, ils sont loin d'être généralisables à moyen terme ».
À terme, l'entretien du parc existan t , composé de 13 millions d'installations au gaz domestique 66 ( * ) , commerciales et industrielles, se pose si l'arrêt des chaudières à gaz affecte négativement, en nombre ou en compétences, les entreprises spécialisées dans leur maintenance.
L'étude commandée par le Sénat corrobore pour partie les inquiétudes formulées par les professionnels.
Sur le plan macroéconomique , elle identifie une perte de chiffre d'affaires de 842 millions d'euros annuels et de 2,95 milliards d'euros au total d'ici 2024 , s'agissant de la fabrication, de l'installation et de la maintenance des équipements au gaz.
Dans le détail, ce manque à gagner total se répartit entre 2,25 Mds d'euros, dans les logements collectifs, 427 M d'euros, dans les logements individuels et 273 M d'euros, dans le secteur tertiaire.
Cette perte de chiffre d'affaires pourrait conduire à terme à des suppressions d'emplois, à hauteur de 8 280 équivalents temps plein (ETP).
D'un point de vue microéconomique, l'étude a identifié 36 entreprises intervenant dans la fabrication de radiateurs et de chaudières - avec 1,1 Md d'euros de chiffre d'affaires - et 12 053 entreprises dans le génie climatique - avec 9,4 Mds d'euros de chiffre d'affaires.
Si l'étude considère que « l'industrie du chauffage semble en capacité de faire face aux nouvelles contraintes » , notamment parce que le marché du neuf représente 22 % du chiffre d'affaires des premiers et 33 % de celui des seconds 67 ( * ) , le rapporteur juge que l'exclusion des chaudières à gaz constitue un « choc de demande » qu'il est crucial d'atténuer et d'accompagner.
À ce stade , la ministre du logement a annoncé un report de l'interdiction de facto des chaudières à gaz de six mois pour les logements individuels et d'un an pour les logements collectifs ; elle a aussi indiqué le relèvement à 6,5 kgCO 2 /m 2 /an du seuil de GES dans ce second cas 68 ( * ) .
S'il salue ces ajustements, le rapporteur appelle à leur application effective dans les projets de décret et d'arrêté.
En outre, il relève que le CSCEE, dans son avis du 26 janvier dernier, appelle le Gouvernement à « laisser plus de temps pour atteindre les objectifs fixés par le Gouvernement » 69 ( * ) .
Pour ce faire, le CSCEE suggère des seuils d'émissions de GES de :
- 7 à 8 kgCO 2 /m 2 /an en 2021 puis 4 kgCO 2 /m 2 /an en 2024 , pour les logements individuels ;
- 14 kgCO 2 /m 2 /an en 2021 puis 10 kgCO 2 /m 2 /an en 2024 et 6 kgCO 2 /m 2 /an en 2027 , pour les logements collectifs ;
De son côté, le rapporteur estime nécessaire d'introduire de la progressivité dans l'application des seuils d'émissions de GES, à l'image des ajustements proposés par le CSCEE, afin de préserver la pluralité des énergies de chauffage ; cela lui semble particulièrement nécessaire dans les logements collectifs , où les difficultés posées par l'application de la RE2020 sont les plus nombreuses.
Soucieux de ne surtout pas négliger l'impact microéconomique que pourrait avoir la RE2020 sur certaines PME ou TPE, déjà fragilisées par la crise, il souhaite l'institution par le Gouvernement d'un plan d'urgence pour les 36 usines fabriquant des chaudières à gaz et des radiateurs à eau et d'un plan de formation pour les 15 000 entreprises installant des chaudières à gaz.
6. Introduire de la progressivité dans l'application des seuils d'émission de gaz à effet de serre (GES), à l'image des ajustements proposés par le Conseil supérieur de la construction et de l'efficacité énergétique (CSCEE), dans les logements individuels comme collectifs, afin de préserver la pluralité des énergies de chauffage. 7. Instituer un plan d'urgence pour les 36 usines fabriquant des chaudières à gaz et à fioul et des radiateurs à eau. 8. Instaurer un plan de formation pour les 15 000 entreprises installant des chaudières à gaz. |
2. Le gaz renouvelable n'est pas pris en compte
Les professionnels de la filière gaz 70 ( * ) regrettent que le biogaz ne soit pas distingué du gaz naturel dans l'application de la RE2020.
L'exclusion de cette source d'énergie renouvelable est en effet peu compréhensible , dans la mesure où les lois de « Transition énergétique » de 2015 et « Énergie-Climat » de 2019 ont fixé un objectif d'au moins 10 % de gaz renouvelable d'ici 2030 (Article L. 100-4 du code de l'énergie - 4° du I).
À cet égard, le rapporteur rappelle que cet objectif législatif, fixé d'un commun d'accord entre le Sénat et l'Assemblée nationale, n'est pas respecté sur le plan règlementaire par le Gouvernement , qui lui a préféré des cibles de 7 à 10 %, assorties de baisses de coûts, dans la nouvelle PPE 71 ( * ) .
Or, le biogaz est une filière particulièrement intéressante, sur le plan économique mais aussi environnemental :
- tout d'abord, les émissions de GES du biogaz injecté dans les réseaux sont de 23,4 gCO 2 eq/kWh PCI 72 ( * ) , soit dix fois moins que le gaz naturel 73 ( * ) ;
- générant 410 M d'euros de chiffre d'affaires, la filière concentre en outre 2 430 emplois 74 ( * ) ;
- enfin, c'est une filière porteuse d' « externalités positives » pour le secteur agricole , la méthanisation constituant un complément d'activité pour les agriculteurs ainsi qu'un moyen de valorisation des déchets agricoles et de substitution aux engrais chimiques.
Afin de favoriser le recours au biogaz dans les bâtiments neufs, GrDF, le gestionnaire du réseau public de distribution de gaz, a proposé le dispositif « Méthaneuf » , qui vise à permettre aux promoteurs de verser une subvention à un organisme public pour préfinancer la production de biogaz.
Ce recours au biogaz suscite l'intérêt du Syndicat des énergies renouvelables (SER), qui a indiqué au rapporteur que « dans un souci de cohérence globale des politiques publiques actuellement mises en oeuvre par le Gouvernement [...] , il [lui] paraît fondamental que les efforts portés sur la production de gaz renouvelable trouvent leur prolongement dans la RE2020 et que le gaz renouvelable, qui présente des niveaux d'émissions de CO 2 très bas, puisse permettre à un bâtiment de respecter les seuils d'émissions de gaz à effet de serre et de consommation d'énergie non-renouvelable » .
De son côté, la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) s'est également exprimée en faveur du biogaz : « la FNCCR, déjà fortement engagée pour l'élaboration de la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), se mobilise afin que la RE2020 puisse bien laisser au gaz, notamment renouvelable, sa place méritée dans les futurs projets de construction, à l'instar de l'initiative Méthaneuf » 75 ( * ) .
Dans le même ordre d'idées, dans son avis du 26 janvier dernier, le CSCEE a adopté le principe de « donner sa place au biogaz dans la règlementation afin que cette source d'énergie puisse être utilisée dans les bâtiments neufs, comme proposé par le dispositif Méthaneuf » .
À ce stade, la ministre du logement a annoncé le lancement d'une réflexion sur la prise en compte du biogaz, le 18 février dernier.
Le rapporteur juge fondamental de passer rapidement du stade de la réflexion à celui de l'action , en reconnaissant pleinement les spécificités du biogaz dans le cadre de la RE2020.
Si l'étude commandée par le Sénat estime que la RE2020 « ne devrait pas avoir d'effet significatif sur la filière du biogaz » d'ici 2024 dans la mesure où le chauffage en est un débouché à hauteur de 10 % 76 ( * ) , le rapporteur regrette l'« effet de signal » négatif de cette exclusion et appelle à la plus grande vigilance sur ses conséquences de long terme.
Surtout, le rapporteur estime malvenu de mettre le biogaz sur le même plan que le gaz naturel dans l'application de la RE2020 ; il rappelle, s'il en était besoin, que le biogaz constitue une énergie renouvelable à part entière , tant dans la législation 77 ( * ) et la règlementation nationales 78 ( * ) qu'au sens de la directive européenne du 11 décembre 2018, dite « Énergies renouvelables II » 79 ( * ),80 ( * ) .
9. Promouvoir pleinement le biogaz dans le cadre de la RE2020. |
* 53 Coénove, Énergies & Avenir (E&A), Engie.
* 54 Uniclima.
* 55 GrDF.
* 56 Qui réunit les installateurs de chaudières à gaz disposant du label « Les Professionnels du gaz ».
* 57 Mêlant chaudière à très haute performance énergétique (THPE) avec le solaire thermique, la pompe à chaleur ou le chauffe-eau thermodynamique (CET).
* 58 Mêlant chaudière à très haute performance énergétique (THPE) avec la pompe à chaleur à double usage ou le chauffe-eau thermodynamique (CET).
* 59 Ce qui a conduit EDF a indiqué au rapporteur que « le gaz associé à des solutions bas-carbone restera une énergie éligible pour chauffer les appartements après 2024 ».
* 60 Coénove, Fédération des promoteurs immobiliers (FPI), Union sociale pour l'habitat (USH).
* 61 Les Professionnels du gaz.
* 62 Association française du gaz (AFG).
* 63 Uniclima.
* 64 Les Professionnels du gaz.
* 65 Engie.
* 66 Énergies & Avenir (E&A).
* 67 Et que la diversification et la formation de ces acteurs est engagée.
* 68 Comme précisé plus haut, la ministre a également présenté une possibilité de dérogation pour la délivrance de certains permis.
* 69 A contrario , EDF a indiqué au rapporteur que « pour EDF, le calendrier progressif et les seuils annoncés pour l'exigence carbone en exploitation en décembre 2010 pour la maison individuelle et le logement collectif sont à maintenir en l'état ».
* 70 Association française du gaz (AFG), France Gaz renouvelables (FGR), Engie, Coénove, Gaz réseau distribution France (GrDF), Les Professionnels du gaz, Uniclima.
* 71 Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) 2019-2023 et 2024-2028, p. 104.
* 72 Grammes de dioxyde de carbone par kilowattheure en pouvoir calorifique inférieur.
* 73 Gaz réseau distribution France (GrDF).
* 74 Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME).
* 75 Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), Communiqué de presse « Notre avenir énergétique se fera aussi avec le gaz renouvelable », 21 décembre 2020.
* 76 Et où le marché du chauffage au gaz dans les logements existants est important, avec 170 TWh, en comparaison avec l'injection de biogaz, de 11 TWh.
* 77 Articles L. 100-1 A et L. 100-4 du code de l'énergie.
* 78 Décret n° 2020-456 du 21 avril 2020 relatif à la programmation pluriannuelle de l'énergie (Article 5).
* 79 En anglais, « Renewable Energy Directive II ».
* 80 Directive (UE) 2018/2001 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables (Article 29 notamment).