II. LES QUINZE PROPOSITIONS DE LA MISSION D'INFORMATION

A. METTRE EN PLACE UNE DÉMARCHE SCIENTIFIQUE PÉRENNE

La mission d'information juge essentiel d' aborder le débat autour des restitutions sous un angle scientifique en le faisant reposer sur une contextualisation historique , pour faciliter la formation d'un consensus , faire progresser la connaissance et assurer une véritable postérité aux restitutions auxquelles il pourrait être procédé en garantissant la mise en place de partenariats scientifiques durables à l'occasion de ces restitutions. L'histoire est souvent essentielle pour pacifier les conflits de mémoire qui sont au coeur des demandes de restitution.

1. L'intérêt d'une instance scientifique pour asseoir la pérennité de la réflexion en matière de retour des biens à leur pays d'origine

Rejetant la méthode du Gouvernement de contourner les prérogatives du Parlement en passant par la voie des conventions de dépôt, la mission d'information croit à l'importance de disposer d'une instance scientifique pérenne chargée de réfléchir à la question des restitutions , de manière à garantir une continuité à cette réflexion au gré des changements de majorité politique.

Dans le cadre de l'examen du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal, le Sénat a défendu la création d'un Conseil national de réflexion sur la circulation et le retour des biens culturels extra-européens , dont la rapporteure de ce texte, Catherine Morin-Desailly, avait proposé l'idée.

Cette instance s'inspire de la CSNC, dont les causes des dysfonctionnements ont été corrigées. Son format serait resserré à douze membres réunissant des compétences scientifiques (conservateurs, historiens, historiens de l'art, ethnologues, juristes). Elle aurait pour mission de donner son avis, rendu public, sur les demandes de restitution , sauf celles présentées en application de la convention de l'Unesco de 1970, avant que les autorités françaises n'y aient apporté une réponse . Les pouvoirs publics seraient libres de leur décision, son avis étant un avis simple.

Elle pourrait également prodiguer des conseils sur les questions entrant dans son champ de compétences à la demande des ministres intéressés ou des commissions chargées de la culture et des affaires étrangères du Parlement afin de les accompagner dans leurs éventuels questionnements prospectifs.

Son instauration répondrait à deux objectifs :

- préserver le principe d'inaliénabilité des collections en apportant aux pouvoirs publics un éclairage scientifique dans leur prise de décision , réduisant le risque que ladite décision ne soit le « fait du prince » et ne réponde exclusivement à des considérations diplomatiques ou des revendications mémorielles ou communautaires ;

- éviter que la position de notre pays vis-à-vis des restitutions ne fluctue au gré des alternances politiques en conduisant la France à engager une réflexion de fond en matière de gestion éthique des collections, qui permette aux autorités françaises et au monde muséal de reprendre la main sur le débat en matière de restitutions.

La mission d'information reste convaincue qu'il s'agit d'une procédure indispensable pour éviter des décisions prises sous le coup de l'instant, tout en engageant notre pays sur la voie d'un travail approfondi de connaissance des oeuvres de nos collections, propre à les mettre en lumière dans toute la vérité de leur histoire. Elle laisse davantage de temps à la réflexion et garantit une meilleure prise en compte des intérêts scientifiques et culturels associés aux demandes de restitution.

Proposition n° 1 : Créer un Conseil national de réflexion sur la circulation et le retour des biens culturels extra-européens.

2. La documentation des collections : l'enjeu autour de la recherche de provenance

Les demandes de restitution font apparaître le besoin de mieux connaître les collections. La documentation n'est pas homogène. Pour de nombreux biens culturels, elle se révèle inexistante, incomplète, imprécise ou erronée , en particulier en ce qui concerne les oeuvres acquises de façon ancienne, nécessitant un travail de vérification d'ampleur.

Le ministère de la culture a commencé à sensibiliser les musées à l'enjeu de retracer l'origine et le parcours historique des biens culturels conservés dans les collections publiques. Il a organisé en octobre 2019 une journée d'études, en partenariat avec le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, en pointe sur ces sujets compte tenu de la nature de ses collections, intitulée « Inventaire, documentation, recherche de provenance : quels enjeux pour les collections extra-occidentales des musées de France ? ».

Il s'agit d'un travail central à plusieurs égards.

D'abord, parce qu'une collection non documentée empêche les musées de faire jouer aux biens culturels qui la compose leur rôle de témoins. La documentation permet de mettre en relief l'histoire complexe des oeuvres.

Ensuite, pour éclairer, le cas échéant, le pouvoir politique, dans sa réflexion sur les restitutions, sur les collections, leur provenance, les circonstances de leur acquisition et leur parcours.

Enfin, pour écarter les soupçons qui pèsent aujourd'hui sur les collections des musées et montrer que ces derniers ne cherchent pas à dissimuler l'origine de leurs collections. C'est l'une des raisons pour lesquelles il pourrait être opportun d'associer à la réalisation de ces inventaires des scientifiques des pays demandeurs , afin qu'ils puissent se rendre compte de la réalité de la composition de la collection, des conditions et du soin apporté à sa conservation, ou des travaux de recherche auxquels elle donne lieu. Ce travail permettrait d'identifier les pièces, finalement rares, susceptibles de faire véritablement défaut aux pays demandeurs pour servir le discours de leurs propres musées et d'affiner leurs demandes de restitution dans un objectif scientifique et non simplement activiste. On peut s'interroger, en effet, sur l'intérêt des pays demandeurs de récupérer tout leur patrimoine, la présence d'une partie des pièces dans les musées étrangers favorisant le rayonnement de leur culture et satisfaisant l'attente de leur diaspora d'avoir accès, là où elle se trouve, à son patrimoine d'origine.

Proposition n° 2 : Associer des scientifiques des pays demandeurs à la mission d'inventaire des biens des collections publiques les concernant.

Ces trois arguments justifient, en tout cas, de faire de la recherche de provenance dans les musées français une véritable priorité , ce qui suppose de veiller à ce que les musées disposent des moyens humains et financiers nécessaires à l'accomplissement de cette mission longue et coûteuse. L'Allemagne a ainsi débloqué 1,1 million d'euros, en octobre 2020, pour son troisième programme de financement de recherches en matière de provenance, qui devrait concerner des collections d'art chinois, des collections originaires du Togo, des collections acquises pendant la période coloniale et des collections de restes humains.

Dans un rapport de février 2018 à la ministre de la culture intitulé « Biens culturels spoliés pendant la seconde guerre mondiale : une ambition pour rechercher, retrouver, restituer et expliquer », David Zivie déplorait ainsi le relatif manque d'organisation et la trop faible ambition de l'organisation actuelle en matière de gestion et de restitution des biens spoliés, malgré la priorité affichée. Il serait souhaitable que cette situation ne se reproduise pas, une seconde fois, s'agissant des collections extra-occidentales, faute de ne pas y avoir consacré, dès le départ, les moyens suffisants pour atteindre l'ambition affichée. Même si les musées essayent de prioriser leur travail en identifiant les biens culturels qui, au sein de leurs collections, sont les plus susceptibles de faire l'objet de réclamations, un risque demeure, soit qu'ils ne parviennent pas à achever ce chantier titanesque dans un délai raisonnable, soit qu'ils soient obligés de sacrifier certaines des autres missions qu'ils assument.

Proposition n° 3 : Faire de la recherche de provenance une véritable priorité politique en veillant à ce que les musées disposent des moyens humains et financiers nécessaires pour leur permettre de lancer un vaste travail en la matière sans qu'ils aient à sacrifier leurs autres missions.

Dans son rapport consacré aux biens spoliés, David Zivie pointait du doigt « le faible nombre de personnes travaillant sur ces questions, tout particulièrement dans les musées, où il n'existe aucun poste spécialisé en recherche de provenance, mais aussi au sein de l'administration centrale du ministère de la Culture ». Consciente de cette difficulté, notre ancienne collègue Corinne Bouchoux, avait d'ailleurs recommandé en 2013, à l'occasion de la mission d'information sur les oeuvres d'art spoliées par les Nazis, de proposer aux stagiaires de l'Institut national du patrimoine et des universités de contribuer aux travaux de recherche de provenance des musées. Cette proposition pourrait tout à fait être transposée en matière de recherche de provenance des collections extra-occidentales. L'Institut national d'histoire de l'art a aussi toute sa place à jouer sur ces questions.

Proposition n° 4 : Proposer aux étudiants de l'Institut national du patrimoine et aux étudiants de l'École du Louvre de contribuer aux travaux de recherche de provenance des musées et développer des partenariats entre les musées et le monde universitaire et de la recherche sur ces questions.

Se pose également la question de la formation des conservateurs aux enjeux en matière de recherche de provenance . Cette question, dont l'acuité est relativement nouvelle, ne paraît pas véritablement abordée dans la formation de base : seuls des séminaires thématiques et d'approfondissement permettent aujourd'hui aux futurs conservateurs de musées de se familiariser avec la problématique de la recherche de provenance et ils l'abordent exclusivement sous l'angle des biens spoliés. Pour la première fois en 2021, une formation sur les « objets africains : méthode et ressources pour la connaissance et la présentation des collections » est proposée dans le catalogue de formation continue de l'Institut national du patrimoine. Elle ne répond toutefois que partiellement à la problématique, dans la mesure où elle se concentre exclusivement sur les biens culturels d'origine africaine.

Proposition n° 5 : Intégrer les questions de recherche de provenance (enjeu, méthodologie) dans la formation initiale de base des futurs conservateurs de musées.

3. Valorisation : la mobilisation des collections dans une perspective historique

Une autre question soulevée par les demandes de restitution est celle de la meilleure valorisation des collections extra-occidentales de nos musées, avec pour point de départ l'idée qu'aucune pièce n'est un « objet mort » mais qu'elle est porteuse d'une histoire, d'une mémoire et de valeurs. En ouverture de la journée d'études consacrée aux collections extra-occidentales en octobre 2019, le ministre de la culture, Franck Riester, avait ainsi évoqué la nécessité pour les musées de rendre compte de la complexité de l'histoire des biens culturels composant ces collections par le biais d'une muséographie et d'une médiation adaptées .

Dans le rapport de la mission « Musées du XXI e siècle », présenté en 2017, les auteurs observaient que « si [...] des tentatives de relecture des collections ont lieu sur notre territoire (au Mucem, au musée du Quai Branly ou à Rennes), nombre de collections mais aussi d'expositions semblent surtout renforcer une vision parfois très monolithique de l'histoire et des connaissances » répondant mal à l'attente de plus en plus pressante du public de voir le musée se transformer véritablement en un lieu d'information, de questionnement et de débat. Ils soulignaient ainsi que « les collections doivent être ouvertes à l'interprétation et à l'appropriation par tous. L'ouverture aux publics et aux communautés passe aussi, d'abord, par l'ouverture à l'interprétation, la relecture des collections, la création de ponts entre les cultures ». Ils ajoutent : « la collection n'est plus simplement définie à partir des objets qui la constituent mais par tous les témoignages, les sources et les liens qui lui sont associés : un ensemble aussi bien matériel qu'immatériel, organisé de manière cohérente et mobilisé par des conservateurs et des chercheurs ».

Les collections extra-occidentales pourraient être ciblées en priorité dans cette perspective de renforcement des approches historique et sociale dans les parcours muséographiques , y compris dans les musées qui n'ont pas une vocation historique. Les publics ne se contentent plus de découvrir des objets : ils attendent désormais au travers des oeuvres qu'ils découvrent, d'en apprendre plus sur l'histoire de l'humanité, même s'il doit s'agir d'épisodes violents. D'où l'importance de cette mise en perspective historique des pièces dans la présentation des collections et la médiation . Lors de son audition devant la commission de la culture, de l'éducation et de la communication le 22 juillet 2020, Emmanuel Kasarhérou, président du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, a mis en avant l'intérêt de collaborations avec les pays dont les oeuvres sont originaires, afin de permettre de raconter, à deux voix, l'histoire des oeuvres présentées au public dans les musées.

Proposition n° 6 : Inciter les musées à contextualiser davantage les collections extra-occidentales en collaborant avec les pays dont les oeuvres sont originaires pour raconter leur histoire.

Il serait d'ailleurs dommage, si certaines pièces devaient sortir des collections publiques pour retourner définitivement dans leur pays d'origine, qu'il n'en soit pas conservé de trace (numérisation, copie) dans le but de documenter les archives, de poursuivre le travail de recherche scientifique, mais aussi de pouvoir continuer à utiliser la pièce dans les parcours muséographiques. Il pourrait s'agir d'une base intéressante pour amener le visiteur à réfléchir sur l'histoire passée et sur la démarche des restitutions. Le muséum d'histoire naturelle de Rouen a ainsi procédé à la modélisation numérique de la tête maorie avant sa restitution.

Proposition n° 7 : Conserver une trace des pièces restituées dans les musées français dans lesquels elles étaient conservées.

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