C. LE CARACTÈRE INSATISFAISANT DES SOLUTIONS MISES EN oeUVRE POUR TRAITER DES DEMANDES
1. Le bilan mitigé de la Commission scientifique nationale des collections
Dans l'esprit du législateur au moment du vote de la loi sur les têtes maories en 2010, la CSNC devait être la gardienne éclairée du principe d'inaliénabilité des collections , en disposant à la fois d'un rôle de réflexion doctrinale, de conseil et de vigie.
En matière de restitutions, le législateur entendait qu'elle exerce un contrôle sur les demandes, pour garantir que les décisions de restitution se justifient de manière indiscutable et ne relèvent pas exclusivement du pouvoir politique, compte tenu du caractère passionnel et médiatique de ces questions et du risque de revirements permanents de position au gré des alternances politiques. Elle devait également permettre d'initier une réflexion prospective sur la formalisation de voies possibles de restitution qui n'alourdissent pas le travail parlementaire, afin d'éviter que la France ne se retrouve rapidement au pied du mur, au risque de faire voler en éclats le principe d'inaliénabilité.
C'est l'une des raisons qui avait conduit le législateur à souhaiter que cette instance soit composée de sensibilités suffisamment diverses (professionnels de la conservation, représentants de l'État et des collectivités territoriales, personnalités qualifiées représentant diverses disciplines scientifiques) afin, d'une part, qu'elle ne fasse pas preuve d'un trop grand conservatisme et s'oppose systématiquement à toute possibilité de déclassement et, d'autre part, qu'elle comporte des spécialistes des questions sensibles sur lesquelles elle pourrait être amenée à se pencher.
Le bilan de la CSNC est néanmoins mitigé.
Sa gestation fut longue . Après avoir attendu près d'un an la publication du décret fixant son organisation 9 ( * ) , la nomination de ses membres a requis plus de deux années supplémentaires, la commission n'ayant finalement été convoquée et officiellement installée que le 21 novembre 2013. Sa composition pléthorique a rendu son fonctionnement difficile , compte tenu des difficultés qu'elle a rencontrées pour réunir le quorum.
La CSNC s'est par ailleurs déclarée incompétente pour juger des demandes de restitution , quand bien même elle avait été créée à l'occasion d'un débat parlementaire portant sur la restitution de biens réclamés par un pays étrangers. Elle a en effet estimé qu'elle était exclusivement autorisée à prononcer le déclassement ou la cession de biens culturels qui auraient perdu leur intérêt public du point de vue de l'histoire, de l'art, de l'archéologie, de la science ou de la technique, ce qui n'est pas le cas des biens qui font l'objet d'une demande de restitution. Le code du patrimoine interdisant le déclassement des biens entrés dans les collections publiques par dons ou legs, une grande partie des biens susceptibles d'être revendiqués aux fins de restitution était, de toute façon, exclue de son champ de compétences depuis l'origine.
Au regard de son maigre bilan (moins d'une dizaine d'avis rendus en matière de déclassement) et des difficultés de fonctionnement qu'elle a rencontrées, la CSNC a été supprimée à l'initiative du Gouvernement par la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique. Il est cependant regrettable que le Gouvernement ait décidé d'emblée sa suppression, sans même s'interroger au préalable sur la responsabilité que portait l'administration dans ses difficultés de fonctionnement et sur les possibilités à sa disposition pour les corriger. Le ministre chargé de la culture n'a en effet jamais procédé à la nomination d'un nouveau président après sa vacance en janvier 2019, alors même que la CSNC ne pouvait pas fonctionner sans celui-ci, puisqu'il est chargé de la convoquer en application des textes réglementaires. Le pouvoir réglementaire aurait pu également réduire le nombre des membres de la CSNC et supprimer ses différents collèges pour faciliter l'atteinte du quorum. Aucun moyen financier n'a par ailleurs été octroyé pour son fonctionnement.
La CSNC a sans doute manqué de temps pour pleinement produire ses effets. Son bilan ne peut pas être totalement balayé au regard de la réflexion significative à laquelle elle a contribué sur la question des restes humains patrimonialisés conservés dans les collections, comme le lui avait demandé le Parlement à l'initiative du Sénat dans le cadre de la loi du 18 mai 2010 de restitution des têtes maories. Le travail mené au sein de la CSNC a mis en lumière la nécessité de ne pas uniquement traiter la question des restes humains sous l'angle de leur seul déclassement éventuel, mais de lancer une réflexion sur la gestion et la valorisation de ces collections, débouchant sur la mise en place d'un groupe de travail pluridisciplinaire, sous l'égide du ministère de la culture et du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, qui a depuis rendu deux rapports.
2. Le caractère contestable de la méthode retenue par le Gouvernement
Si la CSNC n'a pas pu constituer l'outil imaginé par le législateur pour traiter des questions de restitution, le procédé utilisé à l'heure actuelle par le Gouvernement pour traiter des demandes n'est pas davantage satisfaisant. Soucieux de montrer que la France est désormais à la fois consciente de cette problématique et déterminée à répondre rapidement aux demandes, le Gouvernement agit aujourd'hui dans la précipitation, prenant seul les décisions sur les demandes, sur la base de considérations exclusivement diplomatiques, sans que la communauté scientifique n'ait pu faire entendre sa position sur l'opportunité et la pertinence de ces restitutions, au risque de fausser totalement l'authenticité de la démarche.
Le choix du Gouvernement, depuis un an, de recourir à la formule des conventions de dépôt dans la perspective d'un retour définitif des biens culturels revendiqués, avec une simple validation a posteriori par le Parlement, en est l'évidente manifestation. À trois reprises au cours de l'année écoulée, le Gouvernement a utilisé cette procédure, pourtant déjà dénoncée lorsqu'elle avait été utilisée pour les manuscrits coréens :
- une première fois en novembre 2019 pour le sabre dit d'El Hadj Omar Tall, revendiqué par le Sénégal dans le cadre d'une demande en date du 8 août 2019 ;
- une deuxième fois pour les vingt-quatre crânes algériens, remis le 3 juillet 2020 à l'Algérie et inhumés dès le surlendemain ;
- une troisième fois pour l'objet décoratif en forme de couronne qui surplombait le dais de la Reine Ranavalona III, remis à Madagascar le 5 novembre 2020, suite à sa demande de restitution en date du 20 février.
Il s'agit d'une véritable instrumentalisation de la procédure de dépôt , conçue exclusivement pour permettre une sortie temporaire du territoire douanier de trésors nationaux, avec pour conséquences :
- d' empêcher tout débat scientifique, historique, philosophique et juridique sur l'opportunité et le bien-fondé de ces restitutions ;
- de transformer le Parlement en une simple chambre d'enregistrement , au mépris de ses prérogatives exclusives pour autoriser la sortie définitive des biens des collections et donc, de la séparation des pouvoirs, dans la mesure où, en raison à la fois du fait majoritaire et du risque d'apparaître comme conservateur s'il s'y opposait, le législateur n'a guère d'autre choix que d'approuver les décisions déjà prises et annoncées par l'exécutif ;
- de créer des précédents en matière de restitutions, sans avoir obtenu à leur sujet la garantie préalable qu'elles faisaient consensus ;
- de retirer à la communauté nationale la possibilité de participer à ces gestes , qui pourraient être l'occasion de véritables réconciliations bilatérales si elles ne donnaient pas lieu à des remises en catimini ;
- de priver les musées du temps nécessaire pour l'étude, la numérisation ou la copie du bien ainsi remis de manière à pouvoir poursuivre leur travail scientifique, compte tenu de la rapidité avec laquelle ces conventions sont conclues et des délais serrés entre la signature desdites conventions et la remise des biens au pays demandeur, et de restreindre l'opportunité pour la communauté scientifique de développer des échanges avec leurs homologues étrangers à l'occasion de ces restitutions.
L' intérêt des restitutions n'est pas seulement diplomatique . Il ne se résume pas à une question de « paraître » , qui n'aurait des effets qu'à très court terme. Il s'agit de gestes forts, qui peuvent être bénéfiques pour les deux parties, à condition qu'elles soient l'occasion de développer de véritables échanges scientifiques et culturels avec d'autres pays , à la fois en amont et en aval de la remise, afin de faire progresser la connaissance, la science et la compréhension mutuelle. La restitution des têtes maories a ainsi donné lieu à l'accueil de cinq stagiaires d'institutions universitaires françaises entre 2008 et 2014 au musée Te Papa et à une intensification des échanges entre celui-ci et les institutions muséales françaises. Elle a également occasionné un travail de recherche en sciences sociales commun entre la France, le Québec et la Nouvelle-Zélande consacré à la restitution des restes humains indigènes et à leur perception par le public.
La précipitation dont fait aujourd'hui preuve l'exécutif pour répondre aux demandes de restitution constitue une stratégie qui n'apparaît pas optimale à long terme. Ce ne sont pas des questions qui revêtent un caractère d'urgence tel qu'il justifie d'y donner suite en six mois , en passant par le biais d'une convention de dépôt simplement pour garantir que la remise coïncide avec une date symbolique pour le pays demandeur, sauf à accréditer la thèse du fait du prince. Compte tenu du caractère sensible de ces dossiers et du travail de préparation et de construction de la coopération qu'il requiert, il apparaît important que la France se donne le temps :
- pour effectuer des recherches approfondies sur la provenance des biens revendiqués, évaluées au minimum à six mois par objet ;
- pour vérifier, le cas échéant, l'existence d'éventuels ayants droit du donateur et recueillir leur assentiment sur ce transfert ;
- pour faciliter la formation d'un consensus autour de la restitution envisagée ;
- et pour initier un travail de coopération entre les scientifiques français et ceux du pays demandeur.
Il semble également étonnant que le débat reste jusqu'ici limité au seul patrimoine africain . Même si une proportion très substantielle du patrimoine de l'Afrique subsaharienne est aujourd'hui détenue hors de ce continent, cette situation ne paraît pas de nature à justifier un traitement juridique différencié au profit des États africains par rapport aux pays d'autres continents, comme le préconisait le rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy. Sans doute le fait que ses auteurs aient d'emblée rejeté la possibilité de recourir à d'autres options que les restitutions en est-il à l'origine, mais il apparaît tout aussi regrettable que d'autres pistes destinées à améliorer la circulation des oeuvres, pourtant mentionnées dans le discours du Président de la République, n'aient pas, semble-t-il, jusqu'ici été véritablement explorées, le dépôt aux fins de retour définitif étant une restitution qui ne dit pas son nom.
* 9 Décret n° 1011-160 du 8 février 2011 relatif à la commission scientifique nationale des collections.