C. UNE DIVERSIFICATION ANNONCÉE DES MOYENS D'ACTION POUR RENFORCER LE CONTRÔLE DES ACTEURS ET DES LIEUX DE RADICALISATION, QU'IL CONVIENT DE CONCRÉTISER
L'islam radical se révèle, pour la puissance publique, un phénomène d'autant plus difficile à appréhender qu'il ne se traduit pas nécessairement par un trouble à l'ordre public ou par une violation des lois et règlements, ce qui le rend, dès lors, complexe à prendre en compte par le biais des outils administratifs et judiciaires dont dispose actuellement l'État.
Le renforcement de la lutte contre le prosélytisme radical impose, dans ce contexte, que de nouveaux moyens soient confiés à l'État, afin de mieux contrôler les acteurs et les lieux de prosélytisme.
Le plan gouvernemental dont les premiers axes ont été esquissés par le Président de la République lors de son déplacement à Mulhouse le 18 février dernier vise, précisément, à élargir le champ des moyens d'action mobilisés par l'État pour mieux lutter contre de potentielles dérives radicales dans le cadre de l'exercice du culte.
Encore mal définies, les mesures annoncées nécessitent d'être rapidement précisées et concrétisées .
1. La fin des imams détachés : une mise en oeuvre à ce jour incertaine
A été en premier lieu annoncée la fin du système de l'islam consulaire , afin de « réduire ces influences étrangères et, là aussi, permettre de s'assurer que chacune et chacun respecte pleinement les lois de la République dans un cadre qui est connu de tous ».
a) Un imamat caractérisé par une forte influence étrangère
L'imamat en France est assuré majoritairement par des imams étrangers, qui représentent entre 70 et 80 % de l'ensemble des imams. Ceux-ci se répartissent en deux catégories : les imams détachés et les psalmodieurs occasionnels.
• Les imams détachés sont des imams étrangers, financés par leur pays d'origine, sous la forme de détachement de fonctionnaires.
On dénombre, à l'heure actuelle, 290 imams détachés envoyés à temps plein en France, issus de trois pays :
- 140 imams envoyés par la Turquie ;
- 120 imams par l'Algérie ;
- et 30 imams envoyés par le Maroc.
Depuis le début des années 2000, l'envoi d'imams détachés par ces trois pays est encadré par des accords bilatéraux , qui prennent la forme de déclarations d'intentions bilatérales couvrant plusieurs champs de la coopération, en particulier les conditions de formation des imams, les règles applicables au droit d'entrée et de séjour en France des imams concernés, etc . Ainsi que l'indiquait à la commission d'enquête le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur, Thomas Campeaux, « ces accords prévoyaient la fixation de contingents et la délivrance par la France de visas de quatre ans en contrepartie de l'engagement de ne passer que par ce canal-là et de communiquer à l'avance les listes de noms » et « avaient au moins l'avantage de nous offrir une certaine visibilité ».
Comme le rappelaient Nathalie Goulet et André Reichardt dans leur rapport sur l'organisation de l'islam en France 51 ( * ) , ce dispositif reposait sur l'idée qu'il convenait de satisfaire aux besoins en imams des mosquées françaises, tout « en privilégiant le recrutement d'imams sélectionnés et formés dans ces pays selon des canons stricts », afin de « prévenir certains dérives ».
• Parallèlement, la France accueille chaque année, au moment du Ramadan, environ 300 imams psalmodieurs, principalement en provenance du Maroc et d'Algérie, également dans le cadre d'accords bilatéraux. Ces imams ne sont amenés à venir en France que de manière temporaire, et bénéficient, pour ce faire, de visas de court séjour.
b) Un dispositif aux résultats insatisfaisants
L'efficacité de cet islam dit consulaire est, en pratique, largement remise en cause.
La mission d'information du Sénat précitée sur l'organisation de l'islam en France faisait, dès 2016, état des inconvénients de l'islam consulaire, soulignant en particulier le manque de maîtrise, par les imams détachés, de la langue française, leur méconnaissance du contexte social et culturel français et la pérennisation de l'influence sur le culte musulman en France de pays étrangers.
Les témoignages recueillis par la commission d'enquête confirment ces observations et remettent en cause l'existence même de ce dispositif. Ainsi, Olivier Roy a indiqué à la commission d'enquête que « l'islam consulaire ne marche pas . Les nouvelles générations n'en veulent pas. L'islam des chibanis, des anciens combattants, des ouvriers à la retraite, ce n'est pas l'islam du futur. C'est une impasse ».
Pour Bernard Rougier, l'islam consulaire aurait non seulement démontré son inefficacité, mais ne serait en outre pas étranger à la propagation d'idées radicales sur le territoire français. Il soulignait en effet « le rôle de relais joué, dans la diffusion de ce type d'islam, auprès des communautés maghrébines, notamment des ressortissants franco-marocains, des imams envoyés en France et payés par l'État. Ils ont eu un rôle majeur dans la diffusion de ce référentiel salafiste, qui a été adopté par tous les courants de l'islam en France ».
Aussi la commission d'enquête ne peut-elle qu'approuver l'annonce faite par le Président de la République de mettre un terme à ce dispositif .
Selon les informations qui lui ont été communiquées, des négociations auraient d'ores et déjà été initiées, auprès des pays d'origine, afin de réduire progressivement le nombre d'imams détachés. La fin du dispositif serait programmée pour 2024.
c) La problématique irrésolue de la formation des imams en France
Si elle est souhaitable, la fin de l'islam consulaire suppose toutefois que se structure, en France, un dispositif de formation des imams.
Or, à cet égard, le chemin à parcourir apparaît encore long, ce qui ne peut que susciter des doutes quant au caractère réaliste des annonces présidentielles .
L' offre de formation pour les imams se révèle en effet restreinte . Seuls deux principaux organismes proposent des cursus de formation, l'institut de formation des imams et des aumôniers Al-Ghazali, fondé en 1993 et rattaché à la Grande Mosquée de Paris, et l'institut européen de sciences humaines, qui comporte deux antennes, l'une à Château-Chinon et l'autre, plus récente, à Saint-Denis, dont le public ne se limite d'ailleurs pas aux imams 52 ( * ) .
Au surplus, ainsi qu'un représentant du ministère de l'intérieur l'a indiqué à la commission d'enquête, deux de ces organismes, à savoir les deux instituts européens de sciences humaines, « sont clairement d'obédience frériste », ce qui complexifie l'émergence d'une offre de formation harmonisée, au contenu et aux programmes partagés.
À l'occasion de la présentation du plan contre le séparatisme islamiste, le chef de l'État a indiqué qu'un dialogue avait été engagé avec le Conseil français du culte musulman (CFCM) afin qu'il formule des propositions « pour assurer l'exercice en France d'un islam dont toutes les pratiques doivent se conformer aux lois de la République ».
Force est toutefois de constater que cette initiative, aussi louable soit-elle, ne fait que s'ajouter aux tentatives déjà engagées, au cours des dernières années, par les gouvernements successifs, dont les résultats demeurent encore, à ce jour, mitigés.
Dans ce domaine, la commission d'enquête ne peut que partager les orientations formulées par la mission d'information du Sénat précitée sur l'organisation de l'islam, qui appelait d'une part, à la définition d'un programme commun partagé entre les différents instituts de formation et, d'autre part, à la généralisation de la formule consistant à adosser, à la formation théologique des imams, des formations universitaires laïques, de de nature à « développer l'ouverture de cette formation à d'autres disciplines contextualisantes pour les jeunes imams ».
Le développement récent des formations laïques pour les imams Parallèlement aux instituts dédiés à la formation théologique des imams se sont développées, au cours des dernières années, des formations universitaires laïques, destinées à préparer les futurs imams et aumôniers à l'exercice d'une activité cultuelle dans le contexte français, par l'enseignement des valeurs républicains, du droit, de l'histoire et de la sociologie du fait religieux. Le premier parcours de formation de ce type a été ouvert en 2008 par l'Institut catholique de Paris. Depuis, le nombre de diplômes universitaires de formation civile et civique a fortement progressé et s'élevait à 29 au début de l'année 2020. Ces parcours sont financés par le ministère de l'intérieur, dès lors qu'ils respectent les principes contenus dans une charte élaborée par ce dernier. Le rapport de la mission de réflexion sur la formation des imams et des cadres religieux remis aux ministres de l'intérieur et de l'éducation nationale en mars 2017 concluait à la réussite de ces initiatives, observant que les expériences conduites avaient « montré l'importance du mélange des publics, de la formation préalable en français, et en culture française en plus de la formation aux valeurs de la République » et recommandait de continuer la politique engagée par le ministère de l'intérieur. |
Proposition n° 14 : Ne pas renouveler les conventions signées avec des pays étrangers portant sur la formation des imams destinés à prêcher en France. |
2. Le nécessaire renforcement du contrôle des financements étrangers
a) Le constat : des projets séparatistes financés sur fonds étrangers
Au cours de ses travaux, la commission d'enquête a été alertée à de multiples reprises sur l'importance des financements étrangers dans le développement et la structuration des mouvements de séparatisme sur le territoire national.
Les informations communiquées par les services de l'État confirment l'existence d'un « phénomène de soft power financier » se traduisant par le financement, par des États étrangers, non seulement d'associations cultuelles, dans le cadre de projets de construction de lieux de culte ou d'écoles notamment, mais également de tout un écosystème d'associations gravitant autour, qu'il s'agisse d'associations de soutien scolaire, de formation religieuse ou encore de santé.
Les financements identifiés proviendraient, en grande majorité, de quatre pays : le Qatar, par le biais de fondations, le Koweït, par l'intermédiaire des représentations diplomatiques, l'Arabie Saoudite et la Turquie.
Deux interprétations différentes de ces financements ont été portées à la connaissance de la commission.
Il a tout d'abord été fait état de la recherche, par certains États, d'une emprise politique sur le territoire national . C'est ainsi que sont notamment interprétés les divers financements réalisés par la Turquie « avec la construction de la grande mosquée, l'installation de la très puissante Ditib et de l'école Yunus Emre, le projet d'ouverture d'une faculté de théologie islamique dépendante de l'université de Marmara ».
Dans d'autres cas, il a été indiqué à la commission d'enquête que les financements étrangers constatés résulteraient moins d'une volonté d'influence de la part des pays étrangers concernés que « d'une demande proactive de financement, de fund-raising, qui émane de personnes physiques ou d'associations implantées depuis longtemps en France [...] et qui a trait au séparatisme ».
Pour illustrer ce phénomène, il a été donné à la commission d'enquête l'exemple d'un flux financier de plusieurs millions d'euros ayant servi, outre à financer la construction d'un lieu de culte, « à segmenter des quartiers entiers, bien souvent en rénovation urbaine, par le biais de cabinets paramédicaux, d'établissements d'alimentation communautaires, d'établissements sportifs dont les horaires sont à géométrie variable ». En moyenne, il a été indiqué à la commission qu'au moins un million d'euros par mois provenant de pays étrangers se dirige vers ce type de structures.
b) Un large consensus pour renforcer la transparence du financement associatif
• La nécessité de mieux contrôler les financements étrangers du culte musulman a fait l'objet d'un large consensus parmi les acteurs entendus par la commission d'enquête.
Il s'agit également de l'une des mesures fortes du plan de lutte contre le séparatisme islamiste annoncé par le Président de la République, qui déclarait, à cet égard : « Nous avons besoin de transparence sur les origines et les finalités. Il ne faut pas dire qu'il faut tout interdire dans toutes les circonstances. On a besoin de savoir d'où vient l'argent, qui le touche, pour quoi faire. »
En l'état du droit, les possibilités, pour les pouvoirs publics, de contrôler l'origine de ces financements étrangers et leurs destinations réelles demeurent en effet limitées.
Cette difficulté s'explique notamment par les spécificités de l'organisation du culte musulman en France, qui repose majoritairement sur des associations créées sur le fondement de la loi de 1901, dont l'objet est généralement mixte, c'est-à-dire à la fois cultuel et non-cultuel, plus que sur le fondement de la loi de 1905.
Or, les règles financières et comptables diffèrent entre ces deux catégories d'associations.
Les associations cultuelles bénéficient, en vertu de la loi de 1905, d'avantages spécifiques, qui tiennent notamment à la possibilité de recevoir d'une part, des libéralités, d'autre part, des dons éligibles à une réduction fiscale. En contrepartie, elles sont soumises à des obligations de transparence , précisées par l'article 21 de la loi de 1905, en particulier l'établissement de leurs comptes annuels et de l'état inventorié de leurs biens meubles et immeubles. Elles sont au demeurant soumises à un contrôle financier par l'administration fiscale .
Les associations ayant un objet cultuel mais constituées en association loi de 1901 sont quant à elles soumises à des obligations comptables minimales . Seules les associations recevant plus de 153 000 euros de dons par an sont tenues à faire certifier leurs comptes par un commissaire au compte et à les publier.
C'est pourquoi, au vu de ce constat, la présidente de la commission d'enquête soutient que la difficulté ne relève pas tant de la loi de 1905, dont l'équilibre ne saurait être remis en cause, que de la loi de 1901, qui n'offre, en l'état du droit, que peu de moyens aux autorités administratives pour exercer un contrôle.
• Pour l'heure, les voies envisagées par le Gouvernement pour poursuivre l'objectif de contrôle annoncé par le chef de l'État n'ont pas été précisées.
À la lumière de ses travaux, la commission d'enquête a, quant à elle, pu identifier, au cours de ses auditions, deux pistes d'évolution pour y parvenir.
La première consisterait à aligner les obligations comptables imposées aux associations cultuelles aux associations loi de 1901, en ce qui concerne la part cultuelle de leur activité .
Proposée à plusieurs reprises par le Sénat, une telle mesure a été adoptée par le Parlement dans la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, mais a été censurée par le Conseil constitutionnel 53 ( * ) , car sans lien avec l'objet du projet de loi. Si elle peut se heurter, en pratique, à la difficulté, dans certains cas, d'identifier ce qui relève ou non du cultuel, il n'en demeure pas moins qu'une telle évolution permettrait d'offrir une meilleure transparence sur les financements de l'ensemble des associations à objet cultuel et de supprimer, ainsi que l'indiquait un représentant du ministère de l'intérieur, à « l'échappatoire extrêmement commode que représente le statut des associations relevant de la loi de 1901 ».
Une seconde option, portée notamment par Tracfin, aurait pour objet d'introduire une obligation, pour les associations loi de 1901 comme loi de 1905, d'une part, de déclarer les ressources qu'elles reçoivent de l'étranger , au-delà d'un certain seuil, que le service de renseignement financier propose de fixer à 10 000 euros, et, d'autre part, lorsqu'elles sont destinataires de fonds étrangers, de publier les comptes de toutes les entités qui en bénéficient et de les faire certifier par un commissaire aux comptes . Outre un renforcement important de la transparence, ce régime présente l'avantage de permettre à Tracfin d'être destinataires de déclarations de soupçons en cas de financement suspect, auxquels les commissaires aux comptes sont assujettis par la loi.
Ces deux propositions d'évolution législative ne sont pas nécessairement exclusives l'une de l'autre, dès lors qu'elles ne poursuivent pas exactement le même objectif.
A la lumière des travaux antérieurs du Sénat et de ses propres investigations, la commission d'enquête souhaite donc un alignement des obligations pesant sur les associations ayant un objet au moins partiellement cultuel relevant de la loi de 1901 sur celles des associations relevant de la loi de 1905 qu'il soit procédé à la mise en place d'un régime de déclaration des financements étrangers.
En tout état de cause, en garantissant une plus grande transparence financière, cette proposition d'évolution législative a vocation à améliorer la connaissance, par les pouvoirs publics, des circuits de financement des associations gestionnaires de lieux de culte et, le cas échéant, des structures gravitant autour, en vue, le cas échéant, de mettre en oeuvre des mesures d'entrave, soit de nature financière, lorsque seront détectées des fraudes dans les montages financiers, soit de nature administrative, lorsque les informations collectées permettront d'identifier des activités non conformes aux valeurs de la République.
Proposition n° 15 : Aligner les statuts légaux et fiscaux découlant de la loi de 1901 et ceux de la loi 1905 et mettre en place un régime de déclaration des apports de ressources étrangères pour l'ensemble des associations ayant une activité au moins partiellement cultuelle. Proposition n° 16 : Établir à l'intention des ambassades étrangères en France et des ambassades de France à l'étranger un guide des bonnes pratiques sur le financement des associations françaises par des États étrangers de façon à assurer cohérence et transparence dans le respect de la règle de l'égalité devant la loi. |
* 51 Rapport n° 757 (2015-2016) de Mme Nathalie Goulet et M. André Reichardt, fait au nom de la mission d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'Islam en France et de ses lieux de culte. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/rap/r15-757/r15-7571.pdf
* 52 Le rapport de la mission de réflexion sur la formation des imams et des cadres religieux musulmans, remis en mars 2017 à la ministre de l'Éducation nationale et au ministre de l'intérieur, indique, à cet égard, que les instituts de formation d'imams « sont bien loin de former seulement, ni même principalement, des imams », mais « s'adressent plus largement à des personnes désirant approfondir leur foi musulmane ».
* 53 Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017.