B. LES CAUSES PRINCIPALES DU DÉSENGAGEMENT DE L'ÉTAT
On peut attribuer le désengagement de l'État à deux causes principales. Dès le début des années 2000, le changement de régime juridique des prestations d'assistance technique a fait entrer l'ingénierie traditionnellement fournie par l'État dans le champ concurrentiel et les règles des marchés publics. Par la suite, les réformes successives tendant à la rationalisation et à la réorganisation des services de l'État à partir de 2007 (la Révision générale des politiques publiques -RGPP) ont conduit l'État à abandonner, entre 2012 et 2016, les prestations de maîtrise d'oeuvre, l'ATESAT et, par exemple, les missions de régulation des services publics d'eau potable et d'assainissement.
1. L'entrée des prestations d'ingénierie publique dans le champ concurrentiel
a) La loi « MURCEF » soumet l'ingénierie aux règles de la commande publique
La loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant Mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier (MURCEF) a modifié le cadre juridique d'emploi de l'ingénierie publique en le soumettant aux règles de mise en concurrence et de la commande publique, obligeant sur le principe, à partir de 2002, les collectivités territoriales à passer par le Code des marchés publics pour effectuer des missions pour lesquelles elles ne disposeraient pas de compétences internes.
Si cette mutation juridique entraînera par la suite une refonte des missions de l'État, dans le sens où celui-ci se retirera des services fournis aux collectivités qui relèvent du secteur concurrentiel ( cf. infra ), les collectivités ont toutefois pu continuer à solliciter des prestations d'ingénierie externe dans le cadre juridique de la jurisprudence européenne dite du « in house ».
b) La jurisprudence européenne dite « in house » ou « quasi-régie » encadre le recours par les collectivités territoriales aux compétences externes d'ingénierie
La jurisprudence européenne dite « in house » (ou quasi-régie) s'applique aux relations contractuelles entre une collectivité territoriale et une entité distincte (autre collectivité, société publique locale, agence technique départementale) qui lui fournirait des prestations d'ingénierie hors du cadre des marchés publics. Cette procédure dérogatoire suppose que plusieurs conditions soient réunies ( cf. encadré ci-dessous) pour que les conditions dans lesquelles le prestataire intervient soient considérées comme proches de l'utilisation d'un service interne à la collectivité.
C'est sur la base de cette jurisprudence que les collectivités peuvent bénéficier de services d'ingénierie fournis en régie par d'autres collectivités, notamment les départements et les intercommunalités, des agences techniques départementales dont elles sont adhérentes ou la Banque des territoires, dans le cadre d'un dispositif d'ingénierie « sur mesure » fourni via des prestataires sélectionnés au préalable par appel d'offres par la banque.
L'ingénierie territoriale au regard des
règles
de la commande publique et de la jurisprudence
«
in house
»
Les règles de la commande publique s'organisent autour de 3 principes : la liberté d'accès à la commande publique, l'égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures.
Ces principes sont issus du droit communautaire, et notamment de la jurisprudence Telaustria (CJCE, 7 décembre 2000, Telaustria, aff. C-324/98) relative au principe de non-discrimination en raison de la nationalité.
Jusqu'en 2001, les conventions passées dans le domaine de l'ingénierie publique n'étaient pas soumises aux règles de la commande publique.
L'article 1 er de la loi MURCEF (loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier) prévoit que les prestations d'ingénierie publique sont réalisées dans le respect des règles de la commande publique. Cependant, dans le cadre particulier du « in house » (ou quasi-régie), les collectivités territoriales peuvent échapper à ces règles.
Le « in house » traduit la situation de relations contractuelles entre un pouvoir adjudicateur (dans le cadre de l'ingénierie territoriale, il s'agit des collectivités territoriales) et une entité distincte mais suffisamment proche pour qu'elle soit considérée comme un service interne à la collectivité.
Le lien entre le pouvoir adjudicateur et l'entité distincte peut être organique, comme par exemple entre une commune et une société publique locale.
Il existe plusieurs types de « in house » mais, dans le cadre de l'ingénierie territoriale, seul le « in house » descendant de l'article L ; 2511-1 du Code la commande publique est opérant.
Cela s'illustre dans l'hypothèse des Sociétés publiques locales (SPL) où on retrouve les trois conditions :
- la collectivité (pouvoir adjudicateur) exerce sur la personne morale un contrôle analogue à celui qu'il exerce sur ses propres services ;
- la personne morale contrôlée réalise plus de 80% de son activité dans le cadre des tâches qui lui sont confiées par le pouvoir adjudicateur qui la contrôle ;
- la personne morale contrôlée ne comporte pas de participation directe de capitaux privés au capital, à l'exception des formes de participation de capitaux privés sans capacité de contrôle ou de blocage requise par la loi qui ne permettent pas d'exercer une influence décisive sur la personne morale contrôlée.
2. Les réformes successives de l'administration territoriale
a) La réorganisation des services déconcentrés
L'ingénierie dite de proximité mise à disposition par l'État aux collectivités territoriales a été réorganisée à plusieurs reprises, à partir de 2007, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques puis 2012 au titre de la modernisation de l'action publique.
Les Directions départementales de l'équipement (DDE) et les Directions départementales de l'agriculture et de la forêt (DDAF) ont d'abord fusionné en 2008 pour devenir les Directions départementales de l'équipement de l'agriculture (DDEA).
Dans le cadre de la Réforme de l'administration territoriale (RéATE), celles-ci ont par la suite été remplacées en 2010 par les Directions départementales des territoires (DDT) et par les Directions départementales des territoires et de la mer (DDTM) dans les départements côtiers.
Si l'organisation des directions départementales interministérielles s'est depuis lors stabilisée, on peut en revanche souligner que les effectifs des DDT(M) ont subi une réduction de 30 % de leur effectifs entre 2012 et 2018 , le plafond d'emplois 12 ( * ) passant de 22 365 à 15 596 équivalents temps plein annuel travaillé (ETPT), à la fois du fait du processus de rationalisation des effectifs mais aussi de l'abandon, à partir de 2014, de plusieurs missions en matière d'urbanisme et d'assistance technique auprès des collectivités territoriales.
b) L'année 2014 instaure la suppression « inattendue et rapide » de l'assistance technique pour raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (ATESAT) et la réforme de l'application du droit des sols (ADS)
L'ATESAT a remplacé en 2001 l'Assistance technique à la gestion communale (ATGC) (décret du 13 avril 1961), avec un objectif d'adaptation plus précise aux besoins des collectivités. Pour pallier les effets de la loi MURCEF du 11 décembre 2001 précitée, l'ATESAT visait à apporter une aide, auprès des collectivités et EPCI de petite taille, à l'exercice des compétences des communes par la fourniture de conseil et d'assistance dans le respect du droit de la concurrence pour les prestations d'ingénierie publique 13 ( * ) .
C'est pourquoi les interventions de l'État au titre de l'ATESAT devaient en principe être financées par les collectivités elles-mêmes, seules les communes et intercommunalités de moins de 10 000 habitants 14 ( * ) pouvant en bénéficier gratuitement.
Mais en 2014, c'était au tour de l'ATESAT d'être supprimée dans le cadre de la loi de finances pour 2014 (article 123), l'appui des services de l'État restant possible jusqu'au 31 décembre 2015 au plus tard pour l'achèvement des missions engagées avant la fin 2013.
Une seconde vague de désengagement de l'État allait aussi concerner l'administration de l'Application du droit des sols (ADS), transférée aux collectivités en application de l'article 134 de la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'Accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR).
Sur le bilan de cette réforme, la mission d'évaluation des réformes de l'ATESAT et de l'ADS 15 ( * ) avait estimé que les conséquences sur les territoires ruraux n'avaient « pas été anticipées » ajoutant que « si le retrait de l'État en matière d'ADS s'était effectué progressivement, la suppression de l'ATESAT était intervenue de façon plus inattendue » .
Instruction du Gouvernement du 3 septembre 2014
relative aux missions
de la filière Application du droit des sols
(ADS) dans les services de l'État
et aux mesures d'accompagnement des
collectivités locales pour l'instruction autonome
des autorisations
d'urbanisme en application de l'article 134 de la loi ALUR
n° 2014-366 du 24 mars 2014
L'objectif de la présente instruction est, d'une part, de présenter la filière ADS et son projet - qui sont pour l'État un outil essentiel d'ancrage dans les territoires - et, d'autre part, de proposer les mesures d'accompagnement en faveur des collectivités locales en vue de leur prise d'autonomie à compter du 1 er juillet 2015.
La compétence générale en urbanisme a été transférée il y a trente ans par les premières lois de décentralisation. L'instruction des autorisations d'urbanisme pour le compte des collectivités locales est une prestation exercée par l'État, les DDT(M) en l'occurrence, pour le compte des communes ou de leurs groupements, à des conditions précises et sur une base conventionnelle qui trouve son origine dans un texte législatif.
L'État est amené à revoir la configuration de la filière « Application du droit des sols » pour deux raisons :
- le constat de la montée en puissance de l'intercommunalité ;
- la nécessité de priorisation de l'intervention de l'État tout en assurant un appui aux collectivités locales dont la taille ne permet pas la création d'un service instruction ADS.
La réforme trouve sa transcription dans l'article 134 de la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové « ALUR » publiée le 26 mars 2014. Cet article réserve la mise à disposition des moyens de l'État pour l'ADS aux seules communes compétentes appartenant à des Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) qui comptent moins de 10 000 habitants ou, s'ils en ont la compétence, aux EPCI de moins de 10 000 habitants. Le seuil de 10 000 habitants doit être apprécié en fonction des données statistiques de population totale publiées par l'INSEE.
Ces dispositions entreront en vigueur le 1 er juillet 2015.
La question posée était celle de la continuité de la mise à la disposition des agents de l'État auprès des collectivités locales pour les accompagner dans les projets « complexes ».
« La mise en oeuvre des réformes a permis d'atteindre les objectifs de diminution d'effectifs grâce à un pilotage et des dispositifs globalement adaptés, mais elle induit aussi une fragilisation des DDT(M). »
« Les administrations centrales ont mis en place une stratégie d'accompagnement et de communication plus orientée vers les services que vers les collectivités. »
L'accompagnement des communes et des EPCI s'est en conséquence effectué de façon très variable et plutôt tardive
Dans la filière ADS, les communes ou les intercommunalités ont dû recruter des personnels de leur côté, limitant ainsi l'économie globale en termes de finances publiques.
En matière d'ATESAT, les communes se sont tournées vers les conseils départementaux lorsque ceux-ci mettaient à leur disposition des outils tels que les ATD ou les SPL. Il demeure toutefois un certain nombre de départements dans lesquels l'offre de service, publique ou privée, est inexistante, laissant les communes démunies quand leurs groupements ne prennent pas le relais de l'ingénierie publique, faute de moyens ou par choix.
c) L'exemple de la suppression de l'ingénierie de l'État dans le domaine de l'eau
Avant d'être définitivement arrêtées au 1 er janvier 2016, les missions de régulation des services publics d'eau potable et d'assainissement par l'État représentaient encore une part de marché de près de 90 % du nombre de prestations d'assistance à la passation des marchés en eau et assainissement au début des années 2000.
La disparition de ces missions a laissé les collectivités plus isolées face aux responsabilités de gestion des services d'eau qui leur incombaient et a mis en évidence la rapide érosion de l'appui de l'État dans l'assistance à la passation des délégations de service public depuis 2008 ( cf . graphique ci-dessous).
Évolution de la part de marché de
l'ingénierie publique en % du nombre
de prestations d'assistance
à la passation de Délégation de service public (DSP) en
eau et assainissement
Source : Observatoire Loi Sapin, AgroParisTech
Les effets de cette réforme sont mesurables sur la réduction des recrutements d'ingénieurs fonctionnaires à l'École nationale de l'eau et de l'environnement de Strasbourg (ENGEES), principal vivier des services d'ingénierie publique de l'État des DDAF avant leur fusion. Encore relativement stable de 1991 à 2007 (20 diplômés par an en moyenne), l'effectif diminue pour tomber à 10,5 diplômés par an en moyenne de 2008 à 2017 (dont un seul ingénieur fonctionnaire diplômé en 2013), illustrant la perte progressive des compétences techniques spécialisées dans le giron de l'État.
* 12 Source : Secrétariat général du ministère de l'Intérieur, Bilan social des Directions départementales interministérielles (2011 et 2018).
* 13 Dans le cadre de la directive européenne sur les services (1995), l'ATESAT a été définie comme un Service d'intérêt économique général (SIEG) par la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 (MURCEF). Le décret d'application n° 2002-1209 du 27 septembre 2002 a précisé quelles collectivités pouvaient en bénéficier : les communes entre 2 000 et 10 000 habitants (en fonction de leur potentiel fiscal) et leurs groupements (lorsqu'ils totalisent moins de 15 000 habitants et que leur potentiel fiscal est inférieur à un montant figurant dans le décret).
* 14 Ce seuil a été abaissé par la loi ALUR de 2014.
* 15 Rapport du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) n° 010538-01 établi par Françoise Gadbin (coordonnatrice), Pascaline Tardivon et Charles Helbronner (novembre 2016).