N° 562
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020
Enregistré à la Présidence du Sénat le 25 juin 2020
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires européennes
(1)
sur l'
adhésion
de l'
Union
européenne
à la
convention
européenne
des
droits
de
l'
Homme
,
Par MM. Philippe BONNECARRÈRE et Jean-Yves LECONTE,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet , président ; MM. Philippe Bonnecarrère, André Gattolin, Didier Marie, Mme Colette Mélot, MM. Cyril Pellevat, André Reichardt, Simon Sutour, Mme Véronique Guillotin, MM. Pierre Ouzoulias, Jean-François Rapin , vice-présidents ; M. Benoît Huré, Mme Gisèle Jourda, MM. Pierre Médevielle, René Danesi , secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jacques Bigot, Yannick Botrel, Pierre Cuypers, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Laurence Harribey, MM. Claude Haut, Olivier Henno, Mmes Sophie Joissains, Mireille Jouve, Claudine Kauffmann, MM. Guy-Dominique Kennel, Claude Kern, Pierre Laurent, Jean-Yves Leconte, Jean-Pierre Leleux, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Franck Menonville, Jean-Jacques Panunzi, Michel Raison, Claude Raynal, Mme Sylvie Robert .
L'ESSENTIEL
Plus de dix ans après l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le 1 er décembre 2009, certaines des dispositions qu'il prévoit ne sont toujours pas effectives. Tel est le cas de l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'Homme.
Le traité de Lisbonne devait permettre d'atteindre enfin cet objectif, après plus de trente ans de débats, en le consacrant politiquement et en lui donnant un fondement juridique. Toutefois, un avis de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) de décembre 2014 en a reporté la réalisation.
Pour autant, l'Union européenne n'est pas restée inactive sur ce dossier au cours des dernières années.
Celui-ci retrouve d'ailleurs une actualité certaine . D'abord sur le plan politique, comme l'a montré le discours que le président de la République, M. Emmanuel Macron, a prononcé, le 1 er octobre 2019, à Strasbourg, devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, à l'occasion de la Présidence française du Comité des ministres du Conseil de l'Europe. Sur ce sujet, le chef de l'État a ainsi déclaré qu'il convient de « reconstruire ici l'unité de notre continent sur le socle de nos valeurs communes. [Le projet de souveraineté porté par la France au sein de l'Union européenne] passe par le renforcement de l'État de droit au sein de l'Union européenne et, donc, par la prise en compte du travail réalisé par le Conseil de l'Europe et par l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH. Nulle incompatibilité, nulle concurrence entre les projets et les organisations, au contraire. Je suis profondément convaincu que cette souveraineté européenne sera d'autant mieux portée que nous saurons poser les bases, à l'échelle continentale, d'une confiance fondée sur les valeurs qui nous réunissent au sein du Conseil de l'Europe ». Ensuite, le processus de négociations en vue de cette adhésion a repris entre l'Union européenne et le Conseil de l'Europe .
Lorsque la Cour de justice de l'Union européenne avait rendu son avis, la doctrine avait pu parler d'un positionnement de la Cour « délibérément politique » 1 ( * ) , et le concept de gouvernement par les juges de Luxembourg avait pu de nouveau être utilisé.
Néanmoins, les deux Cours, la CJUE à Luxembourg et la Cour européenne des droits de l'Homme (Cour EDH) à Strasbourg, entretiennent de bonnes relations. Les visites de travail sont fréquentes et les magistrats luxembourgeois et strasbourgeois se tiennent informés de près de leur jurisprudence respective. L'opinion selon laquelle une rivalité existerait entre les deux Cours est régulièrement émise, mais elle recouvre une réalité désormais très marginale. Néanmoins, et l'avis de décembre 2014 sur l'accord d'adhésion ou sa récente réaction à l'arrêt du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe du 5 mai dernier l'a montré, la CJUE est très attachée à assurer l'autonomie du droit de l'Union européenne .
Les deux Cours ne sont pas en concurrence, mais en recherche de complémentarité et de convergence. D'ailleurs, l'article 52, paragraphe 3 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne prévoit un mécanisme de coordination des deux ordres juridiques : « Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l'Union accorde une protection plus étendue ». L'arrêt Bosphorus 2 ( * ) , adopté en Grande chambre, est une illustration de cette recherche de convergence : la Cour européenne des droits de l'Homme a accepté pour la première fois d'examiner au fond un grief concernant des mesures nationales d'application d'un règlement communautaire prises sans marge d'appréciation par un État. Quant à la CJUE, elle est également appelée à prendre des décisions en matière de droits fondamentaux, par exemple concernant le respect de l'État de droit en Pologne, alors que cet État membre est sous procédure dite de « l'article 7 » - qui peut aller jusqu'à suspendre le droit de vote au Conseil d'un État membre s'il est constaté que celui-ci viole de façon « grave et persistante » les valeurs européennes - depuis plusieurs années.
Les jurisprudences des deux Cours participent au phénomène de judiciarisation grandissante des sociétés européennes , observable depuis de nombreuses années désormais, ainsi qu'à l' importance croissante accordée à la question des droits fondamentaux . Les droits fondamentaux forment en effet une partie de l'identité européenne, même si le projet européen ne saurait se réduire à leur protection.
Cependant, les connaissances des citoyens européens sur les droits fondamentaux sont relativement limitées. Ainsi, dans son dernier rapport annuel sur l'application de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne 3 ( * ) , la Commission note que « la Charte n'est pas encore exploitée autant qu'elle le pourrait et reste mal connue ». Selon l'Eurobaromètre sur la connaissance de la Charte 4 ( * ) , la situation s'est certes améliorée depuis 2012, mais seuls 42 % des répondants ont entendu parler de la Charte, et seulement 12 % savent vraiment de quoi il s'agit. Autrement dit, 88 % en ignorent le contenu... Pour autant, les dispositions de la Charte sont de plus en plus appliquées par la justice des États membres. Selon le même rapport de la Commission, en 2018, la CJUE a fait référence à la Charte dans 356 affaires, contre 27 en 2010. Lorsqu'elles adressent des questions à la CJUE au titre de la procédure de renvoi préjudiciel, les juridictions nationales évoquent la Charte de manière croissante, soit à 84 reprises en 2018, contre 19 en 2010.
Aussi l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'Homme viendrait-elle parachever cette consécration de la promotion et de la protection des droits fondamentaux en Europe, en acceptant ce contrôle externe de la Cour de Strasbourg . S'il convient de ne pas négliger le risque qu'un État puisse trouver un intérêt politique à voir l'Union européenne condamnée par la Cour de Strasbourg pour non-respect des droits de l'Homme, ce risque est pris par l'ensemble des signataires de la CEDH et constitue son utilité.
Ce rapport vise à présenter l'état des lieux du projet d'adhésion cinq ans après l'avis de la CJUE : les travaux menés alors, les solutions envisageables pour répondre aux objections de la Cour, les prochaines échéances, les obstacles éventuels qui demeurent, à commencer par celui de la longue procédure de ratification de l'accord d'adhésion, y compris par des États hors de l'Union européenne.
I. L'ADHÉSION DE L'UNION EUROPÉENNE À LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME : UN OBJECTIF ANCIEN
A. UN PROJET ÉLABORÉ DÈS LES ANNÉES 1970
1. Une préoccupation croissante pour la protection des droits fondamentaux
Les Communautés européennes ayant une nature essentiellement économique, les traités fondateurs n'évoquaient pas la protection des droits fondamentaux.
Cette préoccupation a d'abord été une construction jurisprudentielle de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) qui, en 1970, a reconnu que les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit des Communautés 5 ( * ) . La Cour s'est alors engagée dans un processus de rapprochement avec les instruments internationaux de protection des droits de l'Homme. Les principes généraux du droit peuvent avoir pour source d'inspiration , outre les traditions constitutionnelles communes aux États membres, des instruments internationaux de protection des droits de l'Homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré 6 ( * ) , dont la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (CEDH), qui revêt une signification particulière 7 ( * ) .
Parallèlement, les États membres et les institutions des Communautés ont pris position en faveur d'une meilleure prise en compte de la protection des droits de l'Homme.
Adoptée à Copenhague, en 1973, la déclaration des Neuf sur l'identité européenne énonçait notamment qu'ils « entendent sauvegarder les principes de la démocratie représentative, du règne de la loi, de la justice sociale - finalité du progrès économique - et du respect des droits de l'Homme, qui constituent des éléments fondamentaux de l'identité européenne ». Ces éléments sont devenus des critères déterminants pour l'adhésion. Ainsi, lors du Conseil européen du 8 avril 1978, les chefs d'État et de gouvernement ont déclaré que « le respect et le maintien de la démocratie représentative et des droits de l'Homme dans chacun des États membres constituent des éléments essentiels de l'appartenance aux Communautés européennes ».
De leur côté, le Parlement européen, le Conseil et la Commission ont pris position, le 5 avril 1977, dans une déclaration commune sur la nécessité d'assurer le respect des droits fondamentaux : après avoir réaffirmé que les traités communautaires sont fondés sur le principe du respect du droit, cette déclaration soulignait l'importance capitale du respect des droits fondamentaux, sanctionnés en particulier par les constitutions des États membres et par la CEDH, ratifiée par tous les États membres.
Cependant, l'absence de catalogue écrit des droits fondamentaux a conduit les cours constitutionnelles nationales, en particulier allemande et italienne, à puiser dans leurs constitutions, remettant ainsi en cause le monopole du contrôle exercé par la CJCE sur le droit européen et le principe de primauté du droit communautaire. Dans une décision du 29 mai 1974 8 ( * ) , le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe avait ainsi indiqué se réserver la possibilité de mesurer à l'aune des droits fondamentaux inscrits dans la Loi fondamentale allemande les actes de la Communauté que la Cour de justice aurait déclarés licites. Cet arrêt constituait une réponse à l'arrêt de la CJCE précité de 1970, qui avait confirmé que la primauté du droit communautaire s'exerçait même à l'égard des règles constitutionnelles des États membres 9 ( * ) .
Dès lors que la primauté du droit était conditionnée par l'Allemagne au respect par l'Union européenne des bases constitutionnelles de la République fédérale d'Allemagne, et notamment à la garantie des droits fondamentaux, il fallait que l'ordre juridique communautaire garantisse une protection des droits fondamentaux équivalente à celle assurée par la Constitution allemande pour que la saisine du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe n'ait plus lieu d'être : « aussi longtemps que » cette condition ne serait pas remplie, des recours contre une disposition de droit communautaire invoquant la violation d'un droit fondamental reconnu par la Constitution allemande resteraient recevables.
Dans ce contexte, l'idée de faire adhérer la Communauté européenne à la CEDH a été lancée à divers niveaux, notamment par le Parlement européen, à l'occasion d'une table ronde organisée par celui-ci, à Florence, en 1978, ainsi que dans une résolution du 27 avril 1979, dans laquelle il se prononçait en faveur de cette adhésion et invitait le Conseil et la Commission, en étroite coopération avec le Parlement européen, à préparer sans plus attendre cette adhésion.
Dès lors, le 2 mai 1979, la Commission a adressé au Conseil un mémorandum pour proposer l'adhésion à la CEDH. Selon elle, cette adhésion n'impliquait pas un élargissement de la compétence de la Communauté dans le domaine de la protection des droits fondamentaux. Elle a par la suite réitéré sa proposition en vue d'une adhésion en 1990, puis en 1993.
2. L'avis de la CJCE du 28 mars 1996 : la Communauté européenne dépourvue de compétences pour adhérer à la CEDH
Le 28 mars 1996, la CJCE a rendu un avis défavorable à l'adhésion de la Communauté à la CEDH 10 ( * ) .
La Cour avait été saisie par le Conseil de deux questions, la première sur la compétence de la Communauté pour conclure l'accord d'adhésion, et la seconde sur la compatibilité de l'accord d'adhésion envisagé avec les dispositions du traité, en particulier celles relatives aux compétences de la Cour. Cependant, en l'absence d'un projet d'accord d'adhésion et d'éléments suffisants sur les modalités en vertu desquelles la Communauté envisageait de se soumettre aux mécanismes de contrôle juridictionnel institués par la CEDH, la Cour a considéré qu'elle n'était pas en mesure de rendre un avis sur la seconde question. Son avis 2/94 n'a donc porté que sur la compétence de la Communauté pour adhérer à la CEDH.
En premier lieu, la Cour a rappelé que l'ordre juridique communautaire repose sur le principe des compétences d'attribution , l'action internationale de la Communauté ne pouvant résulter que de dispositions spécifiques du traité ou se déduire de façon implicite de ces dispositions. Aussi a-t-elle constaté qu' aucune disposition du traité ne conférait aux institutions communautaires le pouvoir d'édicter des règles en matière de droits de l'Homme ou de conclure des conventions internationales en ce domaine . En deuxième lieu, elle a précisé que l'article 235 du traité instituant la Communauté européenne, qui permettait de suppléer l'absence de pouvoirs d'action explicites ou implicites des institutions communautaires si de tels pouvoirs apparaissent néanmoins nécessaires pour que la Communauté puisse exercer ses fonctions en vue d'atteindre un des objectifs fixés par le traité, ne permettait pas d'élargir le domaine des compétences de la Communauté au-delà du cadre général défini par le traité, en particulier pour les missions et actions de la Communauté. Enfin, la Cour a constaté que, si le respect des droits de l'Homme constitue une condition de la légalité des actes communautaires, l'adhésion à la CEDH entraînerait un changement substantiel d'envergure constitutionnelle du régime communautaire de protection des droits de l'Homme , au travers notamment de l'insertion de la Communauté dans un système institutionnel international distinct et l'intégration de l'ensemble des dispositions de la Convention dans l'ordre juridique communautaire. Par conséquent, la Cour en a déduit que seule une modification du traité permettrait une adhésion de la Communauté à la CEDH .
Quatre ans après, l'adoption de la Charte des droits fondamentaux, le 7 décembre 2000, lors du Conseil européen de Nice, a constitué une étape déterminante : elle consacre pour la première fois les droits fondamentaux dans les textes européens. Sa valeur contraignante n'a toutefois été affirmée que par le traité de Lisbonne qui prévoit par ailleurs l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH.
Enfin, le mémorandum d'accord entre le Conseil de l'Europe et l'Union européenne , adopté le 10 mai 2007 en réponse à la demande formulée lors du Sommet des États membres du Conseil de l'Europe de 2005, à Varsovie, dispose que « l'Union européenne considère le Conseil de l'Europe comme la source paneuropéenne de référence en matière de droits de l'Homme . Dans ce contexte, les normes pertinentes du Conseil de l'Europe seront citées comme référence dans les documents de l'Union européenne. Les décisions et conclusions de ses mécanismes de suivi seront prises en compte par les institutions de l'Union européenne lorsque cela est pertinent ». Sur l'adhésion, ce mémorandum indique qu'« une adhésion rapide de l'Union européenne à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales favoriserait considérablement la cohérence dans le domaine des droits de l'Homme en Europe . Le Conseil de l'Europe et l'Union européenne examineront cette question plus avant ». C'est dans ce cadre que le Conseil de l'Europe et ses différents organes, en particulier la Commission de Venise ou le GRECO 11 ( * ) , apportent une expertise juridique, que l'Union européenne met à profit dans ses travaux, par exemple sur le respect des droits fondamentaux en Pologne et en Hongrie. Il convient par ailleurs de rappeler le traité de Lisbonne a donné la personnalité juridique à l'Union européenne, lui permettant ainsi d'envisager son adhésion.
* 1 Henri Labayle, La guerre des juges n'aura pas lieu. Tant mieux ? Libres propos sur l'avis 2/13 de la Cour de justice relatif à l'adhésion de l'Union à la CEDH , 22 décembre 2014, Groupe de recherche ELSJ.
* 2 Cour EDH, arrêt Bosphorus Airways c. Irlande (n° 45036/98) du 30 juin 2005 .
* 3 Texte COM (2019) 257 final du 5 juin 2019.
* 4 Eurobaromètre spécial 487b , mars 2019.
* 5 Voir en particulier l'arrêt du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft , C-11/70.
* 6 Arrêt du 14 mai 1974, Nold KG / Commission, C-4/73.
* 7 Voir, notamment, les arrêts du 15 mai 1986, Johnston, C-222/84, et du 18 juin 1991, ERT, C-260/89.
* 8 Arrêt dit So lange I.
* 9 Cet arrêt faisant lui-même suite à l'important arrêt Costa c/Enel du 15 juillet 1964 par lequel la CJCE a posé le principe de primauté absolue du droit communautaire sur le droit national.
* 10 Avis 2/94 du 28 mars 1996.
* 11 Groupe d'États contre la corruption du Conseil de l'Europe.