IV. LE RENFORCEMENT DE LA COORDINATION POUR LA GESTION DES CRISES
A. TEXTE DU SÉNAT FRANÇAIS
1. Les crises en Europe et dans le voisinage : Ukraine et conflit gelés
? L'un des dossiers de crise pour lequel une i mplication de la Russie permettant des évolutions constructives est particulièrement attendue est le conflit dans l'est de l'Ukraine . Depuis son déclenchement au printemps 2014, ce conflit au coeur du continent européen a fait, rappelons-le, 13 300 morts, 25 000 blessés et plusieurs millions de déplacés, et déclenché une vaste crise humanitaire.
Incontestablement, des progrès ont été enregistrés au cours de l'année 2019 , en particulier une baisse de la violence, avec une diminution de 44% des violations du cessez-le-feu et de 40 % du nombre de victimes civiles.
Surtout, le Sommet en format Normandie qui s'est tenu à Paris le 9 décembre 2019 , moment particulièrement important puisqu'un tel sommet n'avait pas été organisé depuis 2016, a ouvert l'espoir d'une relance de la dynamique de résolution du conflit et de mise en oeuvre des accords de Minsk, dont l'application est enlisée depuis plusieurs années. Il faut maintenant que les engagements pris à cette occasion soient suivis d'effets : respect complet du cessez-le-feu, extension des zones de désengagement des forces et des équipements, actualisation du plan de déminage, ouverture de nouveaux points de passage le long de la ligne de contact, nouveaux échanges de prisonniers et mise en oeuvre du volet politique des accords de Minsk 7 ( * ) (entrée en vigueur d'une loi d'amnistie et de mesures particulières d'autonomie locale, organisation des élections), y compris de la « formule Steinmeier » sur laquelle un accord a été trouvé.
Il faut saluer, dans la droite ligne du Sommet de Paris, l'échange intervenu dès le 29 décembre 2019 entre Kiev et les autorités séparatistes, portant au total sur 200 prisonniers (76 rendus à l'Ukraine, contre 124 rendus aux séparatistes), qui fait suite à un premier échange en septembre 2019 (35 rendus à la Russie contre 35 rendus à l'Ukraine, dont les 24 marins faits prisonniers lors de l'incident du détroit de Kertch le 25 novembre 2018, et le cinéaste Oleh Sentsov qui était emprisonné depuis 2014).
Un autre signal positif récent - néanmoins déconnecté du processus de Minsk, est la signature, le 30 décembre 2019, d'un accord gazier entre Kiev et Moscou, qui garantit le transit d'une partie du gaz russe vers l'Europe via l'Ukraine, dans le contexte d'une diversification de ses voies d'acheminement (via la Mer Baltique avec les gazoducs Nord Stream I et bientôt II et via la Turquie avec le gazoduc Turkish Stream).
Pour autant, le cessez-le-feu reste précaire . S'il est respecté dans les zones de désengagement, il continue à faire l'objet de violations sur la ligne de contact (de l'ordre de 650 entre début janvier et mi-février 2020) et les flambées de violence, comme celle qui s'est produite le 18 février dernier, restent possibles à tout moment.
Il est nécessaire que la Russie puisse exercer, pour sa part, toute son influence auprès des forces séparatistes en faveur d'une stabilisation de la situation sécuritaire , afin notamment de garantir le retrait effectif par ces dernières des armes lourdes et assurer la liberté de circulation de la mission d'observation de l'OSCE dans les zones de facto sous leur contrôle, ainsi que l'accès du CICR aux personnes détenues.
Il faudrait aussi que cessent les mesures de russification mises en oeuvre dans les régions de Donetsk et de Louhansk (distribution de passeports russes, interdiction des plaques d'immatriculation ukrainiennes...) qui vont à l'encontre de l'objectif des accords de Minsk qui est le rétablissement de la souveraineté ukrainienne dans le Donbass.
Ces avancées sur le terrain apparaissent en effet indispensables pour permettre la mise en oeuvre du volet politique des accords. Le Sénat ne manque pas de rappeler à Kiev ses obligations à ce titre lors de ses contacts avec l'exécutif ou les parlementaires ukrainiens . L'organisation d'élections locales selon les standards internationaux suppose, certes, l'adoption de lois, mais aussi la fin des violences et le désarmement des milices armées. Sur ce dernier point, l'action de la Russie est déterminante .
En outre, la question du rétablissement du contrôle de Kiev sur la frontière russo-ukrainienne - qui, aux termes des accords de Minsk, doit intervenir après l'organisation des élections à l'est - doit également pouvoir avancer.
La question de la Crimée reste par ailleurs non résolue . L'organisation d'élections législatives le 8 septembre 2019, en même temps que les élections locales en Russie, ne fait que conforter la violation de l'intégrité territoriale de l'Ukraine qu'a représentée en 2014 l'annexion de la Crimée par la Russie.
? Au-delà de l'Ukraine, des avancées sont aussi attendues en ce qui concerne les relations de la Russie avec d'autres pays de l'ex-espace soviétique dans lesquels perdurent des conflits dits « gelés ». La souveraineté pleine et entière de ces pays doit être réaffirmée sans ambiguïté. La présence de minorités russophones ne peut servir de prétexte à des interventions extérieures ou comme moyen de pression sur les Etats.
C'est notamment le cas avec la Géorgie , où des incidents continuent à se produire sur la ligne de démarcation et qui se plaint d'être la cible d'actions hybrides, comme l'importante cyberattaque qui s'est produite à l'automne 2019. Compte tenu de l'influence qu'elle exerce sur les régions séparatistes (l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud), la Russie a la capacité de contribuer à un apaisement des tensions qui apparaît d'autant plus souhaitable que des élections législatives se dérouleront dans le pays à la fin de l'année 2020.
De même, nous pensons que la Russie est en capacité, de par son influence et les relations qu'elle entretient tant avec l'Arménie qu'avec l'Azerbaïdjan, d'obtenir des avancées en ce qui concerne la situation du Haut-Karabagh .
Enfin, si les relations de la Russie avec la Moldavie semblent vouloir s'améliorer, notamment sur le plan économique, les négociations en format « 5+2 » concernant la région séparatiste de Transnistrie, occupée militairement par la Russie, n'enregistrent pas vraiment de progrès.
Il est temps de faire avancer la résolution de ces conflits qui minent depuis plus de vingt ans la stabilité de l'Europe et de son voisinage et empoisonnent la vie quotidienne de leurs populations. Ces pays ne doivent pas être mis face à des choix binaires, mais plutôt être considérés comme des ponts entre l'Union européenne et la Russie.
De la même manière, il faut éviter que les Balkans occidentaux , où la Russie est présente, mais qui sont aussi tournés vers l'Union européenne, deviennent le terrain d'une nouvelle guerre d'influences . Notre intérêt et celui de ces pays est de stabiliser cette région et d'encourager son développement économique, non de réactiver des conflits dont elle n'a que trop souffert dans le passé. La France, qui entend jouer un rôle plus actif pour accompagner ces pays 8 ( * ) , et la Russie ont donc tout intérêt à approfondir leur dialogue sur les Balkans occidentaux .
Le Sénat, quant à lui, met à profit tous les entretiens et les rencontres qu'il peut avoir avec les représentants de ces différents pays pour appeler au règlement des crises et à l'application des accords passés, dans le respect du droit international.
2. Les crises au Moyen-Orient et en Afrique du Nord
? Même s'il est difficile, le dialogue concernant la Syrie demeure une nécessité .
Alors qu'est en cours l'offensive meurtrière du régime syrien et de ses alliés contre Idlib , selon un atroce scénario qui n'est que la triste répétition de celui observé en 2016 à Alep puis en 2018 à la Ghouta, la préoccupation première de la France concerne les populations civiles. Dans cette enclave, 3 millions de personnes, en très grande majorité des femmes et des enfants sont en effet exposés aux attaques et aux bombardements qui n'épargnent pas les infrastructures civiles comme les écoles et les hôpitaux. Il est pour le Sénat français difficilement compréhensible que la Russie puisse encourager de telles atteintes au droit humanitaire international. Entre le 1 er décembre et le 10 février dernier, 700 000 personnes avaient été déplacées dans la région, laissant craindre un nouveau départ de réfugiés dans les pays voisins. Cette situation provoque un regain de tensions avec la Turquie, laissant craindre un embrasement.
Par ailleurs, les opérations militaires accroissent les mouvements forcés de populations et la pression migratoire, qui affecte l'Union européenne et donc les relations entre les Etats membres de l'Union européenne et la Russie.
L'urgence est de faire taire les armes et d'imposer un cessez-le-feu . Il est aussi nécessaire de trouver des solutions pour permettre la délivrance de l'aide humanitaire dans le Nord-Est du pays . Les conditions d'acheminement sont en effet devenues très difficiles depuis l'adoption en janvier dernier, à la suite d'un veto russe et chinois empêchant la reconduction à l'identique du dispositif précédent, d'une résolution au Conseil de sécurité réduisant les points de passage de l'aide transfrontalière.
Il est aussi indispensable de mettre un terme aux déplacements forcés de population et de réfléchir conjointement aux moyens de favoriser la réinstallation en Syrie, en toute sécurité, des Syriens ayant fui le régime actuel.
La Russie dispose de l'influence nécessaire sur le régime de Damas pour que fonctionne le comité constitutionnel , créé à la suite du Sommet quadripartite d'Istanbul (Russie, Turquie, France, Allemagne) du 27 octobre 2018, afin de permettre des avancées sur le volet politique , conformément à la résolution 2254 du Conseil de sécurité. Peu après le lancement de ses travaux, ce comité constitutionnel est déjà paralysé par l'attitude non coopérative du régime syrien qui le bloque sur des questions d'ordre du jour. On ne peut se satisfaire d'une telle situation qui tend à donner raison à la solution militaire. La mise en oeuvre du processus politique conditionne le rétablissement de la stabilité dans la région dans la mesure où il doit permettre l'organisation d'élections libres et la représentation équitable de l'ensemble des composantes de la population syrienne. Il conditionne aussi l'éventuelle participation de l'Union européenne à tout effort de reconstruction en Syrie.
? Le conflit libyen constitue une préoccupation de premier ordre pour la France , compte tenu de ses conséquences sécuritaires, migratoires et humanitaires. L'implication croissante de la Russie dans cette crise justifie qu'elle fasse l'objet d'un dialogue entre nos deux pays. La tenue du premier comité bilatéral franco-russe sur la Libye, le 12 février dernier, témoigne de la robustesse de ce dialogue.
La situation en Libye ne cesse en effet de se complexifier. Le renforcement ces derniers mois du soutien militaire apporté par les puissances extérieures aux autorités concurrentes (Turquie au Gouvernement d'entente nationale de Fayaz al Sarraj et Egypte, Emirats arabes unis et Russie à l'Armée nationale libyenne du général Khalifa Haftar) contrevient à l'embargo sur les armes décidé par l'ONU en 2011 et alimente la conflictualité, alors que la solution militaire est un leurre . La conférence internationale qui s'est tenue à Berlin le 19 janvier 2020 a appelé à la fin de ces interférences étrangères, au respect de l'embargo, au cessez-le-feu et à la reprise du dialogue politique.
Tout en étant impliquées dans le conflit, la Russie et la Turquie ont semblé vouloir se poser en arbitres en appelant début janvier les protagonistes à une trêve et en organisant leur propre dialogue entre parties libyennes . Si une accalmie s'en est suivie, un cessez-le feu durable et crédible n'a pu être obtenu jusqu'à présent. Il est à craindre que cette trêve ne soit qu'un répit permettant à chaque camp de reconstituer ses forces sur le terrain. La multiplication des livraisons d'armes et de matériels observée depuis le début de l'année plaide en ce sens.
De par l'influence croissante qu'elle a acquise dans la région, la Russie a la capacité de peser positivement dans la résolution du conflit libyen, en soutenant le processus de dialogue politique mis en place dans le cadre des Nations Unies. Concernant la Libye - et la Syrie -, la Russie devrait, en outre, éviter l'écueil d'une gestion exclusivement bilatérale avec la Turquie , qui ne peut conduire qu'à l'échec du fait de la complexité de la situation libyenne et de la multiplicité des parties prenantes. Seule une approche inclusive, avec notamment les pays de l'Union européenne, mais aussi d'autres partenaires régionaux, est susceptible d'apaiser la situation en Libye.
? La France partage avec la Russie certaines préoccupations sur le dossier nucléaire iranien, en particulier le souhait de préserver le cadre de l'accord de Vienne . Nous n'avons cessé de mettre en garde les Etats-Unis, y compris au Sénat, sur les dangers encourus en cas de retrait de l'accord de Vienne et avons beaucoup regretté qu'ils décident finalement de le faire. Le désengagement progressif de l'Iran vis-à-vis de ses obligations au titre de l'accord - à la signature duquel la Russie avait positivement contribué - préoccupe beaucoup la France qui tente , avec ses partenaires du E3 (Royaume-Uni, Allemagne), de sauvegarder le JCPoA par tous les moyens, y compris par l'activation du mécanisme de règlements des différends. Alliée de l'Iran et partenaire de ce pays en matière de nucléaire civil, la Russie n'en partage pas moins nos préoccupations de sécurité.
La France et la Russie doivent donc s'efforcer de maintenir une approche commune sur ce dossier et de préserver cet instrument essentiel du régime de non-prolifération. C'est, en effet, la stabilité de l'ensemble du Moyen-Orient qui est en jeu.
? Nos deux pays ont aussi des convergences de vue sur le dossier israélo-palestinien , structurant pour la situation régionale. La Russie lui accorde traditionnellement une grande attention et entretient de bonnes relations tant avec Israël qu'avec les Palestiniens. Comme la France, elle soutient la solution à deux États viables, dans le respect des résolutions adoptées par l'Organisation des Nations unies. Elle a par ailleurs émis des réserves sur l'orientation de la politique américaine (reconnaissance unilatérale de Jérusalem comme capitale d'Israël, reconnaissance de l'annexion du Golan et des colonies, en contradiction avec le droit international et les résolutions du Conseil de sécurité). Alors que la présentation le 28 janvier dernier du plan américain replace la question du processus de paix au coeur de l'actualité, il paraît tout à fait opportun que la France et la Russie approfondissent leurs échanges sur ce dossier. Pour la France, la solution au conflit palestinien ne saurait en tous cas provenir d'une décision unilatérale mais doit procéder de la négociation.
* 7 Protocole de Minsk du 5 septembre 2014, Mémorandum de Minsk du 19 septembre 2014 et Paquet de mesures de Minsk du 12 février 2015.
* 8 Comme le montre sa Stratégie pour les Balkans occidentaux.