N° 337
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020
Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 février 2020 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) pour une grande loi Guyane : 52 propositions ,
Par MM. Philippe BAS, Mathieu DARNAUD, Jean-Luc FICHET,
Mme
Sophie JOISSAINS et M. Thani MOHAMED SOILIHI,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. Philippe Bas , président ; MM. François-Noël Buffet, Jean-Pierre Sueur, Mme Catherine Di Folco, MM. Jacques Bigot, André Reichardt, Mme Sophie Joissains, M. Arnaud de Belenet, Mme Nathalie Delattre, MM. Pierre-Yves Collombat, Alain Marc , vice-présidents ; M. Christophe-André Frassa, Mme Laurence Harribey, M. Loïc Hervé, Mme Marie Mercier , secrétaires ; Mme Esther Benbassa, MM. François Bonhomme, Philippe Bonnecarrère, Mmes Agnès Canayer, Maryse Carrère, Josiane Costes, MM. Mathieu Darnaud, Marc-Philippe Daubresse, Mme Jacky Deromedi, MM. Yves Détraigne, Jérôme Durain, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, MM. Jean-Luc Fichet, Pierre Frogier, Mmes Françoise Gatel, Marie-Pierre de la Gontrie, M. François Grosdidier, Mme Muriel Jourda, MM. Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Jean-Yves Leconte, Henri Leroy, Mme Brigitte Lherbier, MM. Didier Marie, Hervé Marseille, Jean Louis Masson, Thani Mohamed Soilihi, Alain Richard, Vincent Segouin, Simon Sutour, Mmes Lana Tetuanui, Claudine Thomas, Catherine Troendlé, M. Dany Wattebled . |
AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT
Ce rapport a pour ambition de proposer le regard croisé de sénateurs appartenant à plusieurs groupes politiques de la majorité comme de l'opposition sénatoriales, issus de départements représentatifs de la diversité de nos territoires, sur quelques-uns des grands enjeux auxquels est confrontée la Guyane.
Nous y exprimons des sentiments et une perception étayés par de nombreuses rencontres avec des personnalités guyanaises, notamment élus et responsables coutumiers, ainsi qu'avec les responsables civils et militaires de l'État et les plus hauts magistrats en fonction dans cette collectivité. Nous sommes toutefois conscients de ce qu'une partie des réalités guyanaises a pu nous échapper malgré la richesse, la variété et même la profondeur de nos échanges et en dépit de notre effort pour apprécier sur place la diversité des situations vécues par nos concitoyens d'Amérique amazonienne en nous rendant dans des parties très différentes du territoire.
Nous tenons à exprimer notre vive reconnaissance aux Guyanais, à leurs élus, aux chefs coutumiers et aux autorités administratives et juridictionnelles pour l'accueil que nous avons partout reçu et pour la confiance qui nous a été faite à travers les témoignages empreints de sincérité et très souvent d'une grande lucidité qui nous ont été apportés. Puisse notre rapport être à la hauteur de cette confiance !
Plutôt que de courir le risque de présenter ici des certitudes, nous voulons restituer des interrogations et proposer des pistes de réflexion pour servir le débat démocratique, en pensant que la Guyane est aujourd'hui à la croisée des chemins.
Nos compatriotes guyanais forment une société très attachante et à certains égards exemplaire. Elle est d'une étonnante richesse humaine, réceptacle de groupes venant d'Amérique, d'Europe, d'Afrique et, plus largement, de toutes les régions du monde : Amérindiens, Créoles, Bushinenges, Hmongs, mais aussi Libanais, et plus récemment, sous le coup d'une immigration massive qui n'est pas seulement illégale mais souvent aussi délinquante et parfois violente, Brésiliens, Surinamais, Haïtiens, Dominicains, auxquels s'ajoutent depuis peu des groupes de Syriens et de Palestiniens, sans oublier les nombreux métropolitains civils et militaires qui, pour être le plus souvent de passage, n'en occupent pas moins des fonctions de premier plan dans l'administration, l'enseignement et l'économie du territoire ainsi qu'au centre spatial de Kourou.
Ces femmes et ces hommes de toute origine sont plus que jamais exposés à la question vitale de leur coexistence durable, question rendue plus aigüe par un dynamisme démographique qui donne le vertige, alimenté par une natalité très élevée, elle-même stimulée par les ressources tirées des allocations familiales et par une très forte immigration que l'on pourrait qualifier d'immigration de voisinage, dans une Amazonie aux frontières fluviales si difficilement contrôlables. Cette immigration trouve dans les écarts énormes entre le revenu moyen de la Guyane et celui des régions limitrophes d'Amérique latine un puissant moteur, encore renforcé par la politique familiale très avantageuse dont les migrantes bénéficient elles aussi quand l'un de leurs enfants est reconnu, souvent frauduleusement, par un Français.
Selon les réponses concrètes qui seront apportées aux enjeux du développement guyanais et à la prise en compte des attentes de chaque groupe humain dans le respect de nos principes républicains, notamment l'indivisibilité du Peuple français, le rêve d'une société arc-en-ciel débouchera sur le renouveau d'un modèle harmonieux comportant une part importante de métissage, comme le veut la tradition de cette magnifique terre française d'Amérique, ou se brisera au contraire sur une fragmentation entre communautés qui menace de faire éclater le vivre ensemble exemplaire qu'ont forgé les Guyanais tout au long de leur histoire commune.
Comment faire pour, tout à la fois, assurer le développement économique et social de la Guyane en privilégiant les revenus du travail sur des transferts sociaux aujourd'hui massifs, prendre en compte les attentes identitaires et culturelles des uns et des autres, répondre aux besoins des populations des régions les plus périphériques, sans cesser pour autant de veiller aussi à l'unité, à l'équilibre, à la solidarité et au fonctionnement équilibré d'une société guyanaise déstabilisée par les évolutions sociales, l'immigration, l'insécurité, le chômage et l'essor des activités illégales (trafics de drogue et orpaillage) ?
Il serait présomptueux et même hasardeux que notre délégation prétende apporter une réponse définitive à cette question si complexe, et pourtant essentielle, qui semble tarauder tous nos interlocuteurs guyanais. Du moins pouvons-nous affirmer qu'il s'agit de la question matricielle à laquelle peuvent se rattacher toutes les problématiques rencontrées en Guyane.
L'État et les collectivités de Guyane perçoivent clairement l'ampleur, la difficulté et la gravité de ces défis. Saurons- nous leur donner les moyens de les relever en adaptant nos instruments et nos formes d'intervention à des réalités éloignées des réalités métropolitaines et même des autres réalités ultramarines ?
Il nous semble que des changements radicaux, de nouvelles approches, sont non seulement nécessaires mais aussi urgents si la France veut se montrer à la hauteur de ces défis extraordinaires que des moyens ordinaires ne permettront pas de relever.
La France s'épuise aujourd'hui à absorber un choc démographique et migratoire sans précédent dans l'histoire de la Guyane. Elle y consacre des moyens considérables, qu'il s'agisse des transferts sociaux ou des équipements scolaires et sanitaires. Mais c'est une course contre la montre qui est engagée et l'action publique semble constamment débordée, en dépit d'une forte mobilisation des acteurs. La France n'a pas le droit de laisser cette situation en l'état. Une prise de conscience est nécessaire. Elle doit se traduire par la mise en oeuvre de moyens exceptionnels, tant financiers que matériels, humains, juridiques et institutionnels. Il faut donner au préfet les pouvoirs nécessaires, y compris en dérogeant aux règles et procédures qui entravent l'action publique. Il faut donner au procureur de la République et aux forces de sécurité les moyens de faire respecter la loi et l'ordre.
La loi Guyane que nous appelons de nos voeux doit être une loi de programmation quinquennale des moyens que l'État doit mobiliser pour sortir de l'impasse guyanaise. Elle doit aussi être une loi de réforme des modes d'action de l'État et des collectivités locales en Guyane.
La crainte de créer des précédents, de faire tache d'huile, de déroger à nos principes, de sortir des sentiers battus serait mauvaise conseillère face à l'urgence de réponses adaptées. C'est toute l'action publique en Guyane qu'il faut revisiter pour pouvoir l'adapter, l'amplifier et trouver les voies de l'efficacité.
À l'issue de notre plongée dans les réalités guyanaises, nous ressentons le poids de la responsabilité qui pèse sur nous, parlementaires, pour contribuer à donner à la Guyane toutes ses chances d'avenir en lui permettant de jouer ses propres atouts.
Nous pensons que l'heure est d'abord à l'élargissement des pouvoirs d'action de l'État, au recentrage de ses missions sur les priorités de l'action publique, à l'adaptation des procédures qu'il applique pour mettre en oeuvre ces priorités. Il est nécessaire que l'État local puisse s'affranchir de rigidités qui résultent de l'application aux réalités guyanaises d'un logiciel administratif et normatif trop hexagonal. Bien des modes d'action hérités de notre tradition administrative n'ont pas de sens dans le contexte amazonien, même s'il faut veiller à maintenir et à observer les principes et les règles de base d'un État de droit impartial et incorruptible dont nous voyons bien qu'il est plongé à ses frontières dans un environnement international propice à la propagation de tous les dérèglements.
L'heure est encore à la formation et au recrutement de jeunes Guyanais, notamment par la voie contractuelle, pour renforcer le service de l'État dans leur propre collectivité. Le besoin se fait aussi sentir d'un fort développement de l'investissement public dans les infrastructures routières pour relier les communes de la forêt amazonienne au littoral. Enfin, une attente forte s'exprime en ce qui concerne l'intensification de la lutte contre l'immigration illégale. Pour répondre à cette dernière attente, des évolutions profondes des règles applicables aux étrangers, que ce soit en matière de droit au séjour, de droits sociaux ou d'acquisition de la nationalité française devront être examinées, même si un grand nombre de Guyanais, par fidélité à ce qui a fait l'histoire du peuplement de la Guyane, demeurent attachés à une tradition d'accueil dont leurs aïeux ont bénéficié. Mais c'est peut-être à ce prix que nous pourrons réorienter l'action publique pour surmonter l'embolie des services publics, rendre la santé, l'éducation et la sécurité accessibles à tous les habitants de la collectivité, maîtriser les coûts sociaux et les dépenses d'équipement qui submergent l'État et la collectivité territoriale, redéployer nos ressources financières afin de permettre le développement social et l'insertion dans les échanges des populations du fleuve en créant les infrastructures et les services nécessaires.
Notre délégation a par ailleurs pris la mesure des arguments développés par de nombreux élus sur les avantages attendus d'évolutions statutaires. Nous avons été sensibles aux raisons d'ordre économique, qui portent en grande partie sur la capacité de mieux mettre en valeur les ressources naturelles en dérogeant à la législation nationale par une législation du territoire. On pense à la forêt, dont l'exploitation appelle une meilleure mobilisation du foncier, actuellement détenu très majoritairement par l'État et géré par l'Office national des forêts. On pense aussi, bien sûr, aux gisements miniers, en particulier aurifères, et aux gisements d'hydrocarbures off shore . Dans tous ces cas, l'application de la législation nationale, souvent imprégnée des seules réalités métropolitaines, n'est pas sans soulever des obstacles que beaucoup de nos interlocuteurs voudraient voir atténués. Nous rappelons cependant qu'au-delà de la législation française, et cela quel que soit le statut de la Guyane dans la République, celle-ci ne saurait être exonérée ni des impératifs supérieurs du développement durable ni des obligations induites par nos engagements européens, notamment en matière de protection de l'environnement. La marge de manoeuvre existe certainement mais elle est étroite et, de ce point de vue, le changement de statut pourrait bien être un « miroir aux alouettes ». Chacun sait aussi en Guyane, pour avoir déjà eu à se prononcer par un vote lors d'une récente consultation, dont le résultat fut d'ailleurs négatif, que le changement de statut constitutionnel n'est possible qu'à la suite d'une décision de la population prise par referendum.
Beaucoup de changements peuvent cependant entrer en vigueur sans passer par une évolution du statut constitutionnel. La Constitution prévoit en effet que les lois et règlements peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières des collectivités ultramarines relevant comme la Guyane de l'article 73. En outre, les travaux engagés au Sénat sur l'extension des possibilités de différenciation et l'intérêt manifesté par le Gouvernement pour une réflexion allant dans le même sens ouvrent de nouvelles perspectives.
L'élaboration d'une grande « loi Guyane » concertée avec les élus de la collectivité et son adoption rapide permettraient donc sans aucun doute de lever une grande partie des obstacles qui peuvent l'être pour que soient apportées des réponses plus efficaces aux problématiques régaliennes comme aux défis éducatifs, économiques, sanitaires et sociaux du territoire.
L'intervention du législateur suppose que soit réalisé rapidement avec les élus, les forces vives et les chefs coutumiers de la Guyane un inventaire aussi complet que possible des facteurs de blocage ou d'inefficacité qui entravent l'action publique et donnent le sentiment d'une certaine impuissance de l'État comme des collectivités face aux problèmes qui submergent la Guyane, malgré les progrès accomplis ainsi que les efforts et l'engagement de tous, dont nous pouvons témoigner.
L'espoir repose dorénavant sur la capacité d'innovation des uns et des autres au service d'un avenir commun. Il appartient au Gouvernement de prendre les initiatives nécessaires après avoir réuni tous les partenaires du développement guyanais. Ce rapport et les propositions d'évolutions législatives qui pourront y faire suite constituent notre contribution à la préparation de cet avenir commun, dans une République française qui reste garante de l'unité du territoire guyanais.