B. LES BÉNÉFICES ATTENDUS D'UNE OBLIGATION DE SIGNALEMENT
Parmi les promoteurs d'une obligation de signalement, vos rapporteures ont en particulier entendu les Dr Catherine Bonnet et Jean-Louis Chabernaud qui militent depuis plusieurs années en faveur de la création d'une obligation de signalement pour les médecins. Les arguments qu'ils ont développés sont valables pour les autres catégories de professionnels soumis au secret.
1. Poser une règle claire favoriserait les signalements
Leur objectif est d'augmenter le nombre de signalements, dans l'intérêt de la protection des enfants, en posant une obligation qui lèverait les hésitations et les doutes qui peuvent aujourd'hui freiner les professionnels.
Ils estiment qu'une obligation apporterait une plus grande sécurité juridique aux professionnels , en les mettant à l'abri des poursuites pénales, civiles ou disciplinaires auxquelles ils sont aujourd'hui exposés. L'obligation placerait ainsi le professionnel dans une position plus solide face à la famille du mineur : comme l'indique Catherine Bonnet dans les réponses écrites qu'elle a adressées à vos rapporteures, « le médecin pourra expliquer à l'enfant et à sa famille qu'il applique la loi. Il ne sera plus possible que lui soit reproché un signalement précipité, de ne pas avoir attendu plus d'éléments de conviction pour signaler ».
Face à une situation incertaine, face aux hésitations des professionnels, une obligation clairement posée dans la loi ferait pencher la balance du côté du signalement .
L'accroissement du nombre de signalements apporterait une plus grande sécurité aux mineurs : vulnérables, les enfants maltraités ou négligés ont besoin qu'un adulte intervienne pour mettre fin aux violences qu'ils subissent. En entraînant une hausse du nombre de signalements, l'obligation contribuerait à mettre à l'abri rapidement un plus grand nombre d'enfants. Comme le souligne Catherine Bonnet dans ses réponses écrites, « sans signalement, les coups, humiliations et agressions sexuelles continuent et les thérapies sont inefficaces ».
Les données statistiques publiées par le Snated à partir des appels au 119 montrent qu'un très faible nombre - seulement 6 % - des appels proviennent de professionnels. La très grande majorité provient de membres de la famille, de voisins ou du mineur lui-même. Cette faible part des professionnels interroge, alors qu'ils sont a priori en situation de repérer beaucoup de cas de maltraitance.
Les exemples étrangers paraissent indiquer qu'une obligation de signalement s'accompagne effectivement d'une hausse significative du nombre de signalements.
2. Les enseignements du droit comparé
La démonstration du Dr Catherine Bonnet repose largement sur l'analyse des législations en vigueur en Amérique du Nord et en Australie.
Aux États-Unis et au Canada, l'obligation de signalement (appelée mandatory reporting ) s'est mise en place progressivement, à partir des années 1960.
Dès 1967, 49 États américains s'étaient dotés d'une telle législation, avant qu'une loi fédérale, le Child Abuse Prevention and Treatment Act , n'impose en 1974 à tous les États l'adoption de législations obligeant certains professionnels à signaler les cas constatés ou suspectés de violence ou de négligence sur les enfants. De même, au Canada, les différents États ont adopté des législations à partir de 1965 (Ontario) jusqu'en 1974 (Québec). Sous l'influence des États-Unis, les États australiens ont adopté des législations similaires dans les années 1970 (la Nouvelle-Galles-du-Sud et le Queensland fermant la marche en 1977 et en 1980). Plus récemment, l'Irlande a adopté une législation sur l'obligation de signalement en 2015 ( Children First Act ), entrée en vigueur en 2017.
Les règles applicables sont d'une grande variété. La plupart du temps, les personnes qui exercent certaines professions au contact des mineurs (travailleurs sociaux, enseignants, professionnels de santé, membres des forces de l'ordre...) sont visées par l'obligation de signalement. Dans vingt-huit États des États-Unis, les ministres du culte sont également concernés. Dans certains territoires (dix-huit États aux États-Unis) s'applique une obligation générale de signalement ( universal mandatory reporting ), qui concerne non seulement les professionnels mais tous les citoyens, et qui n'est pas sans rappeler l'obligation figurant à l'article 434-3 de notre code pénal.
La démarche retenue dans ces pays anglo-saxons apparaît ainsi inverse de celle qui a prévalu en France : ils ont d'abord édicté une obligation limitée à certains professionnels, sans faire de distinction entre les professions soumises à un secret et les autres, avant de l'étendre, parfois, à l'ensemble du public.
Les sanctions prévues consistent en des peines d'emprisonnement et des amendes, avec un quantum très variable : aux États-Unis, certains États prévoient trente jours de prison, d'autres cinq ans d'emprisonnement ; les amendes varient entre 300 et 10 000 dollars.
Dans la littérature juridique et scientifique traitant du mandatory reporting , la question du secret professionnel est généralement absente, ce qui ne manque pas de surprendre l'observateur français. Il faut sans doute y voir la conséquence d'une conception différente du secret professionnel, perçu davantage comme une protection de la vie privée que comme une règle d'ordre public, qu'il serait donc plus facile de transgresser dans l'intérêt de la protection du mineur.
La controverse sur les bienfaits du mandatory reporting reste vivace: en 2005, l'universitaire Gary Melton a évoqué, s'agissant des États-Unis, une « politique en faillite » 65 ( * ) (« a bankrupt policy »). Les partisans de l'obligation de signalement mettent cependant en avant plusieurs études récentes qui suggèrent que la mise en place du mandatory reporting a entraîné une hausse importante du nombre de signalements, notamment lorsqu'elle concerne l'ensemble de la population.
Un article 66 ( * ) publié en 2018 à partir de données canadiennes a évalué les effets de l'introduction d'une telle obligation en 1965 dans la province canadienne de l'Ontario. Le diagramme suivant montre que le nombre d'enfants en contact avec les services de protection de l'enfance a nettement augmenté pour les générations nées après 1965, sans que l'effet puisse être qualifié de transitoire puisqu'il se prolonge jusqu'aux générations nées après 1985.
Un article publié en 2016 à partir de données australiennes 67 ( * ) a également mis en évidence une augmentation du nombre de signalements : l'Etat d'Australie-Occidentale a adopté une disposition imposant à un certain nombre de professionnels de signaler les cas de violences sexuelles sur mineurs ; le nombre de signalements a été multiplié par 3,7 entre les années qui ont précédé l'adoption de la loi (2006-2008) et celles qui l'ont suivie (2009-2012).
Toutefois, l'augmentation du nombre de signalements n'est pas nécessairement synonyme d'une meilleure protection de l'enfance si elle se traduit par un afflux de signalements injustifiés, qui encombrent les services de protection de l'enfance et les empêchent de suivre correctement les mineurs qui ont réellement besoin d'être protégés.
Même les partisans de l'obligation de signalement conviennent qu'elle s'accompagne d'une augmentation du nombre de signalements infondés.
Le Dr Catherine Bonnet l'admet dans un article 68 ( * ) de 2009, dans lequel elle estime cependant qu'il appartient aux gouvernements de doter les services de protection de l'enfance des moyens adéquats pour traiter toutes les informations qu'ils reçoivent. À partir de données américaines, Gary Melton estimait en 2005 que les deux tiers des signalements ayant donné lieu à investigation n'étaient finalement pas étayés.
Il convient donc d'examiner si l'obligation de signalement permet de repérer un plus grand nombre de violences sur mineurs qui se révèlent fondées après investigation. L'article publié en 2009 compare le nombre de signalements pour 1 000 enfants aux États-Unis, au Canada et en Australie, où il existe une obligation de signalement, avec l'Angleterre, où elle est absente.
Nombre de signalements de violence ou de
négligence
qui se révèlent fondés après
investigation pour 1 000 enfants
Pays |
Année |
Taux pour 1 000 enfants |
Angleterre |
2007-2008 |
3 |
Australie |
2006-2007 |
7 |
États-Unis |
2006 |
12.1 |
Canada |
2003 |
13.89 |
Le nombre de cas de maltraitance ou de négligence qui se révèlent fondés apparaît ainsi quatre fois plus élevé en Amérique du Nord qu'il ne l'est en Angleterre, ce qui conduit les partisans de l'obligation de signalement à la considérer comme un outil efficace pour porter à la connaissance des services de protection de l'enfance ou de la justice un plus grand nombre d'affaires. La proportion de signalements non fondés apparaît en outre plus importante quand les signalements proviennent de citoyens ordinaires que lorsqu'ils proviennent de professionnels, ces derniers étant par définition mieux formés au repérage des signes de maltraitance.
Ces arguments n'ont cependant pas convaincu tous les acteurs de la protection de l'enfance : en 2014, la National Society for the Prevention of Cruelty to Children (NSPCC), organisation britannique de protection de l'enfance, s'est par exemple prononcée contre l'obligation de signalement après avoir organisé un débat avec toutes les parties prenantes 69 ( * ) .
* 65 “Mandated reporting : a policy without reason”, par Gary B. Melton, Child Abuse and Neglect 29 (2005).
* 66 “Does mandatory reporting legislation increase contact with child protection ? - a legal doctrinal review and an analytical examination”, Tonmyr et al., BMC Public Health (2018) 18/1021.
* 67 “Impact of a new mandatory reporting law on reporting and identification of child sexual abuse : a seven year time trend analysis”, Ben Mathews et al., Child Abuse and Neglect, volume 56, juin 2016.
* 68 “A Way to Restore British Paediatricians' Engagement with Child Protection”, par Ben Mathews, Heather Payne, Catherine Bonnet et David Chadwick, Archives of Disease in Childhood, février 2009.
* 69 “Exploring the case for mandatory reporting : a summary of a roundtable hosted by the NSPCC”, juillet 2014.