L'ENJEU DE LA SYMBOLIQUE ET DE LA STATISTIQUE : RECONNAÎTRE L'EXISTENCE DES TERRITOIRES RURAUX

Vouloir résumer la politique de l'aménagement du territoire consacrée aux ruralités à une question institutionnelle, budgétaire ou administrative serait extrêmement réducteur.

Il s'agit en effet, avant toute chose, d'une question ontologique. Car, avant les crédits, avant les investissements ou les effectifs d'agents publics, c'est de reconnaissance dont les acteurs ruraux ont besoin en premier lieu.

Cette demande est d'autant plus vive que le langage de trop nombreux commentateurs, tout comme le vocabulaire récent de la statistique tendent à dévaloriser, voire à effacer la ruralité. Alors même qu'elle est bien vivante, et le plus souvent dynamique, et qu'elle constitue une part essentielle de la nation.

I. UNE FORTE DEMANDE DE RECONNAISSANCE

Cette exigence de reconnaissance, naturelle, en particulier dans un pays dont la culture et l'histoire ont été très largement fondées sur la ruralité, recouvre d'abord une simple demande de reconnaissance de l'existence et de la place des territoires ruraux dans la nation. Elle porte par ailleurs une demande d'équité par rapport à l'ensemble des territoires français. La stigmatisation symbolique et statistique univoque dont souffrent les territoires ruraux est d'autant plus inacceptable que ceux-ci sont divers et le plus souvent très dynamiques.

1. Une demande d'existence

De nombreux observateurs ont pu noter, avant ou pendant la « crise des gilets jaunes », une forme d'amertume des populations installées dans les territoires ruraux et périurbains, caractérisée par le sentiment de n'être ni compris ni entendus. Christophe Guilluy a ainsi insisté sur la prégnance des grandes villes dans le débat politique et dans la conception des politiques publiques : « Ce qui fait le discours des partis politiques aujourd'hui, ce sont les discours métropolitains, ceux des grandes villes » 2 ( * ) .

À l'importance que revêt la ville, tant dans les imaginaires que dans les agendas politiques, correspond un effacement des territoires ruraux, dont la représentation ne permet plus une existence suffisante sur les plans politique et médiatique.

À la question « Quel pourrait être le cadre politique global permettant de valoriser les atouts des territoires ruraux ? », Christophe Guilluy répond : « Ça nécessite un point essentiel : c'est du pouvoir politique. Et justement, ce cadre politique n'existe pas, la France périphérique que je décris actuellement ne pèse rien » 3 ( * ) .

Entendu par le groupe de travail et la délégation, le représentant de l'Association des maires ruraux de France (AMRF), Dominique Dhumeaux, président de l'Association des maires ruraux de la Sarthe, a illustré ce sentiment en évoquant une mention portée sur le cahier de doléances d'un village du département : « Le TGV passe à plus de 300 km/h dans notre village. Il est fait pour les urbains qui vont du centre de Paris jusqu'au centre des métropoles. Il a été dessiné par ceux qui l'empruntent (députés, élus de grosses métropoles, chefs d'entreprise...) et qui, souvent, ne paient pas de leur poche les frais de représentation. Nous les ruraux, nous regardons passer ces trains qui nous cassent les oreilles, déprécient nos maisons et gâchent notre quiétude. Des gens ont le droit d'aller à 300 km/h mais nous, on nous dit de rouler à 80. Voilà le plus bel exemple de la France à deux vitesses. »

Ce sentiment d'abandon parmi les ruraux n'est pas limité à une frange réduite d'observateurs ou de manifestants, mais est malheureusement partagé par un grand nombre de nos concitoyens : d'après une récente étude réalisée par l'Ifop pour Familles Rurales 4 ( * ) , 51% des ruraux... et 62% des Français estiment que le monde rural est « abandonné ». De même, 67% des Français et 47% des ruraux placent la « France des campagnes » en tête des territoires délaissés, devant la « France des banlieues » ou la « France périurbaine ».

2. Une demande d'équité

Le sentiment d'abandon est fortement généré par ce qui est vécu comme une injustice ou une iniquité, à savoir le fait que les habitants des territoires ruraux ne disposent pas des services équivalents à ceux des villes et ne bénéficieraient pas de la même attention des pouvoirs publics que les habitants d'autres territoires.

L'étude de l'Ifop montre ainsi que 57% des ruraux estiment que leur commune ne bénéficie pas de l'action des pouvoirs publics, contre une moyenne de 36% pour les Français pris dans leur ensemble.

Ils jugent aussi que la situation se dégrade depuis ces dernières années :

- à 57% pour l'accès à la santé ;

- à 58% pour les services ;

- à 59% pour les commerces de proximité, l'état des routes et la possibilité pour les jeunes de rester en milieu rural ;

- à 60% pour l'emploi.

Seuls l'accès à internet et aux communications, ainsi que l'aide à domicile des personnes âgées, se seraient améliorés, ce qui est peut-être vrai pour la moyenne des territoires ruraux, mais paraît bien plus discutable pour certains territoires, en particulier ceux de l'hyper-ruralité.

Contrairement au dernier rapport de la Cour des comptes, qui semblait se satisfaire de l'accès aux services publics dans les territoires ruraux, les enquêtes montrent qu'il y a bien « un "effet territoire" sur l'accès aux services, effet qui n'est pas compensé par les ressources économiques ou culturelles individuelles » 5 ( * ) . Selon le Baromètre des territoires 2019 d'ELABE, intitulé « La France en morceaux », de 15 à 25% 6 ( * ) des répondants des communes rurales estiment bénéficier d'un accès facile et rapide à une série de huit services : formation, culture, divertissement, soins, transports, information, courses alimentaires et démarches administratives. Ces pourcentages montent respectivement à 42 et 56% dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants.

Enfin, les élus ruraux peuvent à bon droit relever que, face à une politique de la ville très médiatisée et très institutionnalisée, les politiques publiques en direction des territoires ruraux paraissent plus discrètes, manquent de constance et mobilisent de moindres financements.


* 2 Entretien paru dans NM, le Magazine de la Nièvre, n° 4, mai 2014.

* 3 Entretien paru dans NM, le Magazine de la Nièvre, n° 4, mai 2014.

* 4 Ifop, Territoires ruraux : perceptions et réalités de vie , étude réalisée pour Familles Rurales, avec le soutien de la MSA, de RTE et de l'ADEME, octobre 2018.

* 5 ELABE, La France en morceaux , Baromètre des Territoires 2019.

* 6 15% pour les répondants dont le niveau de vie est inférieur à 1 000 € par mois et 25% pour les répondants dont le niveau de vie est supérieur à 2 000 € par mois.

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