IV. MME DIVINA FRAU-MEIGS, PROFESSEURE ET SOCIOLOGUE DES MÉDIAS À L'UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE, EXPERTE AUPRÈS DE L'UNESCO, DE LA COMMISSION EUROPÉENNE ET DU CONSEIL DE L'EUROPE
Je vais vous parler en exprimant plusieurs points de vue, dont celui de la recherche, mais aussi en tant que triple experte, puisque je suis membre du groupe d'experts européens sur l'éducation aux médias, ce qui m'a valu de devenir membre du groupe d'experts sur la désinformation, avec Claire Warden et Christophe Lemarchand. Je suis aussi à l'UNESCO, où j'ai contribué à faire revivre la thématique de l'éducation aux médias et à l'information en tant que donnée, mais aussi en tant que document, sous l'angle de la classification, du tri et de la curation dont s'occupent les bibliothèques. Dans ce contexte, nous nous posons des questions sur la radicalisation, le rapprochement entre les discours de haine et la désinformation, une problématique qu'englobe la notion plus générale de « désordre de l'information », en suivant Claire Warden sur le sujet. Je contribue également, depuis très longtemps, aux travaux du Conseil de l'Europe, notamment avec Thomas Schneider, puisque nous nous sommes posés très tôt la question de savoir comment on éduque à l'ère d'Internet.
Si je revendique le fait d'être impliquée dans ces trois entités internationales, c'est parce que la situation complexe dans laquelle nous nous trouvons se caractérise par la mondialisation et une problématique de coopération internationale. Elle implique que nous, les chercheurs, nous sortions de notre université pour irriguer d'autres sphères.
Si chacun reste dans son silo, nous risquons d'aller droit dans le mur. Or, droit dans le mur, nous y allons... Il nous faut nous informer les uns les autres, bousculer un peu et lancer des alertes lorsque des situations risquent de marginaliser la démocratie, ce qui est la situation actuelle : les démocraties étant minoritaires dans le monde, elles perdent dans les institutions où chacune n'a qu'une seule voix. La seule solution est de faire basculer les pays autoritaires dans les démocraties : cela s'appelle l'éducation.
Les droits de l'Homme universels sont tout récents : ils ont 70 ans, sont apparus à la même époque qu'Internet et ils sont encore très mal connus, alors que ceux qui les ont créés meurent, ce qui rend difficile leur transmission. Résultat : tous les jeunes qui arrivent dans le numérique laissent à la porte les droits de l'Homme, créés dans le monde analogique.
Comment éduque-t-on à aimer ces droits de l'Homme qui ont émergé - faut-il le rappeler ? - de deux suicides européens ? Quant à Internet, il a émergé d'une situation de guerre froide et nous sommes encore, sinon dans une situation de guerre froide, dans une situation de cyberguerre de la désinformation.
Nous sommes dans une situation préoccupante, au point que nous pouvons dire merci aux désordres de l'information et aux catastrophes démocratiques qu'ils ont produits car ils ont mis à jour deux processus importants : d'une part, le besoin d'une intégrité de l'information, pour prendre une décision citoyenne de qualité ; d'autre part, la nécessité d'une éducation aux médias, ce qui renvoie au journalisme, à la documentation, aux bibliothèques, aux enseignants, mais aussi aux hommes et aux femmes politiques dont vous êtes.
Jusqu'à présent, l'éducation aux médias est considérée, quand elle existe, comme la dernière roue du carrosse lorsqu'il s'agit de prévenir les dangers d'Internet, d'autant que l'éducation est considérée comme une prérogative relevant de la souveraineté de chaque pays. Nous nous battons d'ailleurs, au Conseil de l'Europe, pour créer une division Éducation et Culture, tout en sachant que ce type de structure ne prend généralement pas en charge l'éducation aux médias. À l'Union européenne, ce sujet relève de la DG Connect, à l'UNESCO de la DDC-SCI (Direction du développement de la Communication - Section Communication et Internet). Il existe donc un très grand malentendu sur ce que nécessite le partage d'une vision commune de la démocratie à l'ère du numérique.
Car, dans le numérique, les droits de l'Homme changent et les articles 10, qui nous sert habituellement de GPS, et 19, sur la liberté d'expression, ne peuvent plus être pris seuls, mais doivent être accompagnés d'autres principes relatifs à la dignité, la sécurité, la vie privée, qui est de plus en plus envahie, la participation, qui est permise par le numérique et en fait la richesse et l'enchantement, et l'éducation, qui est aussi mise en danger par le numérique quand les jeunes disent qu'ils récupèrent 70 % de leurs connaissances et de leur information sur YouTube. Or, en matière de numérique, les processus sont très rapides : Facebook, c'est déjà la décennie d'avant pour les jeunes.
Pour les jeunes, les articles relatifs à la vie privée ou la dignité relèvent de l'abstrait, pour ne pas dire du charabia : ils n'y comprennent rien, cela ne connecte pas. Dès que vous parlez de ces principes, vous n'êtes plus du côté des jeunes, mais vous vous adressez aux personnes éduquées, à l'élite et aux vieux. Pour recréer du lien avec les jeunes, il faut revenir à leurs usages et aller les chercher à partir de là. Nous les perdons définitivement avec un discours majoritaire. Le discours qui prévaut chez les libertaires de la Côte Ouest comme chez Xi Jinping est liberticide pour le collectif.
L'enjeu est d'autant plus élevé que les recherches sur la désinformation montrent que certaines populations sont plus exposées que d'autres : les jeunes, certes, mais les séniors aussi, qui sont le plus dangereux au niveau politique, quand ils répercutent certains messages dans leur entourage, ainsi que les migrants, qui seront de plus en plus nombreux, et enfin les exclus de l'accès, car nous en avons toujours en Europe, particulièrement dans l'Europe du Conseil de l'Europe.
Le Conseil de l'Europe a pris le taureau par les cornes dès 2016, en prenant certaines compétences et en créant un groupe de recherche sur l'éducation à la citoyenneté numérique, que j'ai piloté pendant deux ans. Nous développons une approche qui considère désormais l'éducation tout au long de la vie et tout au large de la vie, car l'éducation vous touche désormais non seulement dans le secteur éducatif, mais aussi dans le secteur de la vie politique, de la vie personnelle et de la vie professionnelle : si l'on n'est pas éduqué au numérique, on ne sera pas un bon employé, un bon citoyen ou un bon parent.
Après avoir procédé à un état des lieux de la recherche, nous avons écrit un manuel pour que les enseignants puissent s'emparer de la discipline, avec des formations attenantes. Nous avons élaboré aussi un code de conduite avec les plateformes en vue de leur application - ou pas - dans les écoles. En effet, le service public de l'éducation est aujourd'hui menacé par les plateformes qui prétendent faire de l'éducation, à l'image de Google qui a organisé en septembre 2019 un sommet mondial sur l'éducation aux médias. Par ailleurs, d'aucuns envisagent une loi pour interdire les téléphones portables à l'école. Nous pensons qu'il faut associer les plateformes à la réflexion sur ces enjeux afin qu'il existe quelque chose d'écrit, de régulé, de négocié et de renégociable, et pour éviter le type de traité que l'Éducation nationale française a signé avec Microsoft. Nous émettons aussi des recommandations, comme c'est l'usage au Conseil de l'Europe. Enfin, nous avons publié des ouvrages qui constituent autant de mises en perspective.
Partant du constat que l'éducation numérique n'existe pas de manière autonome, il faut faire exister un deuxième cursus, parallèle au cursus scolaire, qui est sans doute plus urgent et répond aux besoins et au ressenti des jeunes davantage que ce qui se passe à l'école en ce moment. Il est grave, aux yeux de la chercheuse que je suis, de constater que les écoles et les universités ne le font pas. Faut-il confier l'éducation aux médias aux journalistes ? Il est vrai qu'ils le font, en intervenant dans les classes. Est-ce que cela suffit ? Non. Est-ce que cette mission incombe aux bibliothécaires ? Peut-être, et certains d'eux en France le font, alors que des instances internationales comme l'IFLA ( International Federation of Library Associations ) s'interrogent à ce sujet, mais ces professionnels sont formés à l'information et non aux médias. D'où la nécessité de développer une approche extrêmement concertée entre ces différents types de professionnels. Le cadre de l'école est propice, mais le temps des enseignants et des élèves n'est pas extensible.
Il existe en outre ce que l'on appelle un « écart de compétences » : les compétences sont extrêmement mal réparties. Les jeunes pensent qu'ils sont compétents et experts, alors que, pourtant, ce sont des naïfs du numérique. Les enseignants ne se sentent pas compétents, alors qu'ils ont des compétences très utiles dans le numérique, comme celles de s'avoir s'organiser, savoir trier et savoir naviguer sur le Web. La recherche a pour rôle aussi de souligner les limites dans lesquelles chaque groupe s'enferme.
Nous avons remarqué que la plupart des avancées se font par adoption de bonnes pratiques, que notre groupe d'experts présente comme des « pratiques sensées », c'est-à-dire des pratiques qui font sens. Comme une pratique bonne pour les uns n'est pas toujours bonne pour les autres, il faut s'autoriser à les adapter à chaque culture. Il est à noter que les pratiques sensées constituent aussi un plafond de verre : combien de fois allez-vous recommander une pratique sensée ? Quand une pratique sensée va-t-elle être adoptée à une échelle nationale, voire transnationale ? Les politiques qui se bornent à préconiser des pratiques sensées sont des politiques du pauvre : n'ayant rien d'autre à dire ou à faire, elles veulent pouvoir dire « on a fait », cocher la case et passer à autre chose. L'adoption de pratiques sensées au plan national ou transnational requiert des politiques publiques, et les budgets qui vont avec. Car la recherche constate que les deux points faibles sont l'évaluation et les financements. Il y a là un enjeu éminemment politique, dont les enseignants ne sont que tributaires. Ils sont en aval du processus, et vous êtes en amont, sachant que les bénéfices d'une politique d'éducation ne s'observent que vingt ans plus tard. C'est peu motivant, mais c'est indispensable pour construire une société dont les citoyens sont capables de se motiver pour les droits, et mobiliser, par exemple, 5 millions de personnes dans les rues avec « Je suis Charlie », sans parler de la situation à Hong Kong et ailleurs.
Le désespoir de nos jeunes, en France, est récent, mais il est réel parce qu'ils se sentent en décrochage. Ils sentent bien que ce sont les compétences dans le numérique qui vont leur permettre de trouver de l'emploi, donc de la dignité, donc le pouvoir d'exercer les droits inhérents à la citoyenneté. Il ne faut plus distinguer la citoyenneté de l'employabilité. C'est le même combat. Une jeune femme éduquée en Tunisie me l'a d'ailleurs dit : « Cela ne sert à rien pour moi d'être éduquée et d'avoir des diplômes, parce ce que si je n'obtiens pas d'emploi, je devrai retourner au foyer ».
Les emplois de demain font appel à des compétences « douces », soit celles que ne pourront pas prendre les robots. On peut les envisager comme une opportunité d'être encore plus humains. Nous ne pouvons qu'y être favorables en tant que démocrates.
Parmi les compétences démocratiques de citoyenneté, nous mettons en avant celle de l'empathie, et cela bien que l'on ne voit pas le plus souvent l'expression du visage de nos interlocuteurs en ligne. Et les émoticônes sont loin de résoudre le problème. Être capable d'entrer en empathie va devenir une compétence fondamentale pour les ressources humaines. La question de l'émotion devient clé, bien qu'elle soit bannie du vocabulaire des enseignements de l'École française.
Afin que ces considérations ne restent pas abstraites, nous avons publié le Manuel d'éducation à la citoyenneté numérique . Il couvre trois grands domaines :
- être en ligne, ce qui implique :
• l'accès et l'inclusion, en réponse aux désordres de l'information et aux discours de haine ;
• la créativité, qui suppose l'acquisition de compétences douces et d'une capacité d'empathie ;
• l'éducation aux médias et à l'information.
- être bien en ligne (c'est loin d'être évident avec la désinformation, mais aussi face au spectacle de ses amis qui paraissent sur les réseaux sociaux toujours heureux et ne cessent de faire la fête), au travers de l'éthique, de la santé et de la présence, qui ne se résume pas à l'identité numérique, qui relève d'un buzz de marketing, mais se maîtrise, alors que le design des plateformes vous conduit à être toujours connecté dans le flux ;
- les droits en ligne, au travers de :
• la participation, sachant que celle qui consiste à liker est le degré moins que zéro de la participation celle-ci devant prendre la forme de la coopération et surtout la contribution au savoir et à la connaissance ;
• la connaissance des droits et devoirs en ligne et hors ligne : un jeune qui se fait « flammer » en ligne comprend tout de suite le respect et se trouve en mesure d'adopter des pratiques sensées relevant de la dignité, en lien avec l'article 1 er de la Déclaration des droits de l'Homme ; c'est par la pratique que l'on peut transmettre les principes ;
• apprendre à consommer.
Nous avons aussi rédigé un code de conduite intitulé Guidelines to developing partnerships beetween the education institutions and private industry. En effet, le secteur privé porte beaucoup d'applications, de liens, de plateformes et de systèmes promouvant l'éducation et la connaissance, qui vont bien au-delà des tutoriels d'aide à l'utilisation de YouTube, à l'image de Wikipédia . Encore faut-il ne pas en laisser la gestion aux acteurs privés, notamment s'ils veulent entrer dans les écoles. Si les écoles souhaitent passer un contrat pour apprendre le structuralisme des moteurs de recherche, elles doivent pouvoir en sortir et faire appel à des intervenants comme Qwuant, DuckDuckGo, Lilo ou Ecosia, et non par seulement à Google, comme c'est le cas actuellement, ce dont vous êtes responsables en faisant installer Google par défaut dans vos institutions. Cela montre que vous devez aussi être éduqués aux médias et à l'information. C'est pourquoi nous avons créé, en France, au ministère de la culture, le programme EMILE (Éducation aux Médias, à l'Information et à la Liberté d'Expression), pour former les cadres de la culture afin qu'ils puissent ensuite aller porter la bonne parole et ouvrir le champ des possibles.
J'ajoute que notre code de conduite a été négocié avec le secteur privé, dont Google et Facebook. Ces derniers ont peur de ce qui leur arrive : ils sont pointés du doigt par le journalisme à l'occasion des élections et sentent bien qu'ils vont devoir recréer de la confiance. Ces plateformes ont en outre signé une convention avec le Conseil de l'Europe. Pour mémoire, la directive de l'Union européenne sur les services et médias audiovisuels fait de l'éducation aux médias une obligation non seulement pour les États, mais aussi pour les plateformes.
Enfin, une recommandation vient d'être adoptée par le Comité des Ministres hier, portée par la présidence française, avant de faire partie des contributions à la conférence ministérielle sur la citoyenneté, organisée par le Conseil de l'Europe, à Paris, le 27 novembre, ce dont je ne suis pas peu fière.