V. ÉCHANGES AVEC LA SALLE
M. Bastien Le Querrec, doctorant en droit public à Grenoble . - La CNIL a émis plusieurs avis très forts en matière de protection des libertés, notamment à l'égard du projet de reconnaissance faciale ALICEM, une application des pouvoirs publics permettant aux usagers d'accéder à des services publics en ligne importants (aide sociale, allocations familiales...) et utilisant la reconnaissance faciale à des fins d'authentification de leur identité, ou des projets de reconnaissance faciale vidéo de la Ville de Nice ou de lycées dans la Région Sud. Or j'ai le sentiment que le rôle historique de la CNIL, qui consistait à s'opposer à l'État et aux pouvoirs publics plutôt qu'à les aider, n'existe plus. En effet, dans le cas du projet de Nice, un décret d'installation du dispositif a été pris malgré l'avis de la CNIL, alors que l'on a assisté à une levée de boucliers dans la région PACA.
Mme Marie-Laure Denis . - Le rôle de la CNIL n'est pas de s'opposer à l'État, mais d'être la garante de l'application de textes. Pour ce faire, elle a, d'une part, un rôle d'accompagnement des pouvoirs publics, des entreprises et des professionnels, ce qui a donné lieu à 120 avis sur des projets de textes ou de lois en 2018, ainsi qu'à 30 auditions par le Parlement, et, d'autre part, un rôle de contrôle. L'avis rendu sur ALICEM a porté sur un texte, alors que l'avis sur les dispositifs de reconnaissance faciale de deux lycées, à Marseille et Nice, ou de la Ville de Nice porte sur des dispositifs - aucune autorisation n'est plus donnée par la CNIL depuis l'entré e en vigueur du RGPD -, l'autorité de régulation étant sollicitée au titre de son rôle d'accompagnement par les collectivités territoriales concernées.
L'avis rendu sur ALICEM n'a pas été négatif, étant entendu qu'il repose sur un dispositif hautement sécurisé et qu'il s'intègre dans un processus européen. La CNIL a seulement imposé le recueil du consentement libre et éclairé de l'utilisateur au principe de la reconnaissance faciale, ce qui suppose l'existence d'une alternative à celle-ci pour accéder à l'application. La réaction des pouvoirs publics à cet avis semble indiquer qu'ils vont tenir compte de cette réserve.
Quant au projet de reconnaissance faciale des deux lycées, la CNIL a fortement déconseillé l'expérimentation envisagée parce qu'elle ne répondait pas au principe de proportionnalité qu'a exposé le Juge Potocki, et celle-ci n'a pas été mise en oeuvre. L'utilisation de badges ou le recours à des surveillants ont en effet été jugés suffisants pour assurer la sécurité à l'entrée d'un établissement scolaire. De plus, on ne peut pas banaliser l'utilisation de la reconnaissance faciale à l'égard d'une population de mineurs considérés comme vulnérables dans le cadre du RGPD.
Enfin, il est faux de laisser entendre que les avis de la CNIL seraient de moins en moins suivis, comme l'illustre le fait que l'article 57 du projet de loi de finances sur la lutte contre la fraude fiscale prévoyant une traque systématique des fraudeurs sur les réseaux sociaux est actuellement réétudié dans le cadre du débat parlementaire, en raison également du non-respect du principe de proportionnalité. La Commission rend ainsi couramment des avis au gouvernement, au législateur ou au Conseil d'État, en amont de de l'adoption de textes de droit. C'est un travail interactif qui se déroule en général dans un climat serein, mais qui peut évidemment susciter des réactions hostiles au cas par cas.
M. André Gattolin . - Le surgissement des questions liées au numérique, dont le RGPD, a-t-il impacté le niveau d'activité de la CNIL ?
Mme Marie-Laure Denis . - Le RGPD a entraîné un regain d'activité dont on aurait pu penser qu'il serait conjoncturel, mais s'avère devenir une tendance lourde. Entre mai 2018, date de son application, et mai 2019, nous avons enregistré un bond de 42 % des plaintes en un an, pour atteindre un total de 12 000. On enregistre par ailleurs 8 millions de connexions sur notre site Internet, soit une hausse de 60 %, et le nombre d'appels téléphoniques connaît une évolution du même ordre. Si la loi « informatique et libertés » avait déjà instauré en France beaucoup des droits qui ont été repris par le RGPD, celui-ci a eu un effet de projecteur qui a amené les individus à prendre conscience de ces droits. Quant aux entreprises, elles se sont inquiétées d'encourir des amendes allant jusqu'à 4 % de leur chiffre d'affaires mondial. Le domaine de la diplomatie de la donnée et le traitement des plaintes transfrontalières conduisent également à une sollicitation plus fréquente de la CNIL et de ses homologues européens. Enfin, nous sommes présents tous les mois à Bruxelles pour préparer, de manière concertée, la « deuxième brique » du travail des autorités de régulation, qui consiste à mettre en cohérence leurs doctrines.
M. Gilbert Flam, responsable des affaires européennes et internationales de la LICRA . - Quelle est la position de la CNIL en matière de croisement des fichiers, sachant que la justice utilise désormais la reconnaissance faciale, dont la fiabilité est loin d'être totale, comme moyen de preuve ?
Mme Marie-Laure Denis . - Nous appliquons les textes avec une attention particulière à la question du croisement des fichiers, dont nous vérifions par ailleurs régulièrement le contenu. Je vous remercie d'appeler mon attention sur l'importance de la reconnaissance faciale à cet égard.
M. Franck Julien, président de la commission pour le développement du numérique au Conseil national de la Principauté de Monaco . - Pouvez-vous expliquer le fondement de la recommandation de la CNIL sur le projet de dispositif de signature sonore de la Ville de Saint-Étienne ?
Mme Marie-Laure Denis . - Ce projet, qui n'a pas été mis en oeuvre, visait à coupler un système d'enregistrement sonore de bruits atypiques (klaxon, coups de feu...) avec un système de vidéosurveillance. La CNIL a estimé que, compte tenu du risque d'enregistrement de conversations privées, il nécessitait une disposition législative préalable. Le maire de Saint-Étienne n'a pas contesté notre analyse juridique. En matière de dispositifs technologiques, il y a le possible et le souhaitable. Notre approche consiste à ce que l'on débatte démocratiquement d'abord de ce qui est souhaitable pour nos concitoyens. En l'occurrence, on analyse où peut conduire l'utilisation de moyens de surveillance généralisée par des États qui n'ont pas le même système que le nôtre. On pense notamment au fait qu'un système de notation sociale, appuyé sur la vidéo-surveillance, a été mis en place en Chine, alors que cela semblait jusque-là relever de la science-fiction...