III. LA RELATION FUTURE DÉPENDRA DES CONDITIONS DE SORTIE DU ROYAUME-UNI, AUJOURD'HUI INCERTAINES
A. LA DIFFICULTÉ À RÉUNIR DE BONNES CONDITIONS DE SORTIE PÈSERA SUR LA RELATION FUTURE
Dans la mesure où la situation politique britannique est totalement déstabilisée par le Brexit, et se double d'une crise constitutionnelle ajoutant à la profonde division du pays et de la société, la future relation politique et commerciale entre le Royaume et l'Union, qui reste à négocier, risque de s'en ressentir, d'autant qu'il existe aussi aujourd'hui un fort antagonisme entre Londres et Bruxelles.
Il convient d'abord de savoir dans quelles conditions le Royaume Uni quitterait l'Union. Rien à ce stade ne permet d'en préjuger. La situation semble dans une impasse, même si le Conseil européen des 17 et 18 octobre prochains peut encore apporter une solution.
À partir de ces données politiques, on peut s'interroger sur les scénarios possibles.
1. La probabilité d'un nouvel accord de sortie est faible mais elle n'est pas nulle
Le gouvernement britannique affirme vouloir pousser les feux pour obtenir un accord renégocié lors du Conseil européen du 17 octobre prochain. La probabilité d'y parvenir est faible. Jusqu'à présent, le gouvernement britannique n'a pas de proposition réellement susceptible de remplacer le « backstop » et de régler ainsi le problème de la frontière irlandaise. L'Union serait prête à accepter un « backstop » insulaire, mais encore faudrait-il le faire accepter au Democratic Unionist Party (DUP) et à l'European Research Group (ERG) .
En outre, en cas d'accord renégocié sur cette base, il conviendrait d'obtenir une majorité au Parlement (320), ce qui signifierait pour Boris Johnson d'avoir le soutien : de l'essentiel des députés conservateurs (278 - or des députés eurosceptiques devraient maintenir leur opposition à tout accord) ; du DUP (10) ; de l'essentiel des 21 rebelles conservateurs exclus le 4 septembre ; d'un appoint d'au moins une dizaine de députés travaillistes.
2. Empêcher une sortie sans accord est devenu le but premier du Parlement
Selon la loi - dite Hilary Benn, du nom de son instigateur principal - qui a été votée le 9 septembre, une sortie sans accord n'est plus possible. Or, Boris Johnson s'est engagé à sortir avant le 31 octobre avec ou sans accord (« do or die »).
En outre, Boris Johnson n'est pas maître de la date des élections anticipées, car il lui faut 2/3 des voix de la Chambre des Communes pour procéder à une dissolution. On ne voit pas quel moyen il lui reste pour esquiver l'obligation que lui fait la loi Benn de demander un report de la date de sortie de l'Union, à défaut d'accord.
3. Y-a-t-il une solution dans les urnes : élections anticipées, nouveau référendum ?
a) Des élections anticipées peuvent-elles débloquer la situation ?
Si aucun accord n'est trouvé à Bruxelles, si pourtant un report de la date de sortie est accordé et si enfin des élections législatives anticipées sont organisées, les Conservateurs affaiblis par cet échec partiront en campagne avec un programme comprenant un « hard Brexit » sans aucun compromis, tout en déclarant que la situation est entièrement le fruit de l'hostilité de Bruxelles et de l'obstruction de la Chambre des Communes. Ils chercheront à se concilier le Brexit Party. Si le Brexit Party, qui soutiendra le même programme de sortie sans accord, gagne quelques sièges, ce seront autant de voix pour le gouvernement s'il sort vainqueur des élections, avec ou sans majorité absolue. C'est le scénario n° 1.
Pour l'instant, les Conservateurs sont donnés en tête : pourtant, on peut aussi imaginer le scénario d'un Parti travailliste arrivant en tête sans majorité absolue et s'appuyant pour gouverner sur les Lib-Dem et le SNP écossais (scénario n° 2).
La probabilité est faible que le Parti travailliste puisse obtenir à lui seul une majorité absolue (scénario n° 3).
Dans le cas du scénario n° 1, le gouvernement conservateur mettrait en oeuvre une sortie sans accord. Dans le scénario n° 2, le Parti travailliste accepterait sans doute un nouveau référendum sous la pression de ses alliés. Dans le scénario n° 3, le Parti travailliste ferait valoir qu'il négociera un nouvel accord et le soumettra à un référendum où il serait possible de choisir entre cet accord ou le maintien dans l'Union.
Aucun de ces scénarios n'apporte de réponse satisfaisante à court terme.
b) La solution d'un second référendum : entre mythe et dissuasion
Si les Conservateurs restent au pouvoir et sont contraints, faute de majorité au Parlement, d'organiser un référendum pour débloquer la situation, la question ne pourra porter que sur l'appartenance ou non à l'Union européenne.
Dans le cas où les Travaillistes auraient la main, alors, la question deviendrait plus complexe et trois possibilités seraient envisagées : sortir sans accord, rester ou accepter un « soft Brexit » (avec accord). Après la convention annuelle du Parti travailliste, il semblerait que le choix ne soit plus qu'entre un accord de sortie et le maintien, mais Jeremy Corbyn refuse toujours de laisser le Parti travailliste soutenir ouvertement le maintien dans l'Union. C'est en cela qu'il pourrait se couper de sa base et même d'une partie de son cabinet-fantôme qui dénonce publiquement cette stratégie.
Plusieurs personnes auditionnées par le groupe de suivi assurent que les sondages donneraient maintenant une légère majorité au maintien dans l'Union européenne, mais cette majorité n'est pas substantielle et s'amenuise selon la formulation de la question proposée. Il n'est pas possible de s'appuyer sur ces sondages dont la marge d'erreur est grande. Seul le paramètre démographique peut changer la donne, surtout si la loi référendaire autorise le vote dès 16 ans, comme on l'entend dire. On suppute que les électeurs jeunes sont plus favorables au maintien dans l'UE que les plus âgés. Encore faudra-t-il qu'ils aillent massivement jusqu'aux urnes, ce qui ne fut pas le cas en 2016.
En attendant si la situation de blocage se poursuit faute d'accord entre le gouvernement et le Parlement, le report de la sortie s'imposera et se répètera, mais l'Union européenne ne pourra accorder le report que si la perspective de nouvelles élections ou d'un nouveau référendum se précise.
Enfin, il faut garder en mémoire, à propos d'un éventuel nouveau référendum, qu'une loi référendaire serait nécessaire pour l'organiser et que son adoption provoquerait des débats au moins aussi longs et aussi animés que pour celle de 2016.
En définitive, l'idée d'un nouveau référendum apparaît politiquement difficilement acceptable dans l'absolu, le Parlement y voyant plus que jamais une atteinte à sa souveraineté. Cette idée n'est pas non plus facile à défendre à ce stade - et d'ailleurs le Lib-Dem semble y avoir renoncé et le Parti travailliste reste imprécis -, car elle serait considérée par beaucoup comme une tentative de remise en cause de celui de 2016. Enfin c'est une idée qui fait peur dans les deux camps parce que l'incertitude du résultat est trop grande et surtout parce que ce résultat, quel qu'il soit, ne changera rien au noeud du problème. Ce nouveau référendum reste donc un mythe pour les uns et une arme de dissuasion pour les autres.
4. La loi du 9 septembre 2019 dite Hilary Benn vise à éviter une sortie sans accord : Boris Johnson peut-il s'y soustraire sans tomber dans l'illégalité ?
Comme il a déjà été dit, Boris Johnson n'a pas pu empêcher le vote d'une loi qui lui fait obligation de demander un report de la date de sortie de l'Union au plus tard le 19 octobre prochain si un accord n'a pas été trouvé avec l'Union européenne et déposé au Parlement, ou si le Parlement n'a pas expressément autorisé une sortie sans accord. Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer que Boris Johnson puisse tenir sa promesse.
Pourtant, certains spéculent sur la possibilité pour le gouvernement de tirer parti des failles de la loi Benn. En effet, si un accord de sortie est conclu avant le 19 octobre, l'obligation de demander une extension tombe, mais l'accord ne sera pas pour autant ratifié. Pour ce faire, une autre loi est nécessaire et il faudrait encore que cette ratification ait lieu avant le 31 octobre pour être certain que la sortie le 31 octobre se fasse bien avec un accord. Il se pourrait donc que la ratification reste bloquée aux Communes et que la sortie se fasse sans accord le 31 octobre, sans que l'obligation de demander une extension s'impose. C'est pourquoi les députés britanniques qui se sont rendus maîtres de l'ordre du jour veulent, aussitôt que possible, retoucher la loi Benn.
L'idée serait maintenant de n'organiser aucun vote sur l'éventuel accord avant que l'extension n'ait été demandée à Bruxelles. C'est une nouvelle tentative imaginée par ceux qui ne veulent pas sortir de l'Union européenne et on peut donc craindre qu'ils refusent tout nouvel accord de sortie quel qu'il soit. C'est en tout cas la position du Parti travailliste depuis la semaine dernière, lequel a déclaré qu'il voulait négocier son propre accord.
5. La Cour suprême entre dans la querelle politique
La Cour suprême est devenue aujourd'hui un des acteurs du Brexit dans la mesure où elle a été amenée à se prononcer, ce qui est sans précédent, sur la légalité - en français, on dirait sans doute la constitutionnalité - des intentions qui ont présidé à la suspension du Parlement pour cinq semaines et plus particulièrement la constitutionnalité du conseil donné à la Reine de suspendre le Parlement.
La Cour suprême se trouvait en face de trois possibilités :
- soit confirmer le jugement en appel de la Haute Cour de Londres et décider que toute suspension est toujours politique et ne saurait entrer dans le domaine de compétence des juges ;
- soit confirmer le jugement en appel de la Cour d'Ecosse et du Pays de Galles et se reconnaître compétente pour juger d'une prérogative gouvernementale et décider que le Premier ministre a commis un abus de pouvoir ou n'a pas agi en conformité avec la tradition constitutionnelle du Royaume;
- soit choisir une tierce option entre les deux précédentes : se reconnaître compétente pour se prononcer sur cette prérogative gouvernementale et déclarer qu'en l'espèce, la prérogative a été exercée de manière parfaitement satisfaisante du point de vue du droit.
Le 24 septembre 2019, la Cour a opté à l'unanimité pour la seconde solution et le Parlement a pu se réunir dès le lendemain, le 25 septembre.
L'arrêt de la Cour Suprême du 24 septembre 2019 La Cour s'est reconnue compétente pour juger de la constitutionnalité du conseil donné par le Premier ministre à la Reine de suspendre le Parlement. Comme c'est la première fois que la Cour, qui a dix ans d'âge, se prononce sur une prérogative royale, elle invoque la jurisprudence et rappelle que le souverain (l'exécutif) n'a de prérogative que celle que lui donne la loi ; elle a conclu que le juge vérifie que la prérogative existe légalement et qu'elle est exercée dans les limites légales. Ce jugement, qui indiscutablement fera date, ne doit pas conduire pour autant à méconnaître la longue histoire juridique britannique dont la tendance de fond reste la même aux cours des siècles : il s'agit toujours d'encadrer plus clairement les pouvoirs propres de l'exécutif par des principes constitutionnels généraux, faute de constitution écrite. La Cour rappelle que les deux principes généraux qui limitent le pouvoir de suspendre le Parlement sont : premièrement, le libre exercice du pouvoir législatif par le Parlement et deuxièmement, le libre exercice du contrôle de l'exécutif par le Parlement. Ces deux principes sont qualifiés de « constitutionnels » par la Cour Suprême. La suspension du Parlement ne doit pas entraver l'exercice de ces deux fonctions essentielles du législatif ou, si la suspension les entrave, elle doit le faire pour un motif raisonnable. La Cour a jugé qu'il n'y avait pas de motif raisonnable suffisant et qu'en conséquence la suspension n'était pas légale, qu'elle était nulle et non avenue. L'argument de la nécessaire préparation du Discours de la Reine avancé par le Premier ministre n'a pas été reçu. La Cour Suprême a considéré en outre que la préparation du Brexit et la proximité du délai du 31 octobre constituaient des circonstances exceptionnelles qui imposaient par elles-mêmes que le Parlement continue à siéger. Enfin la Cour Suprême insiste sur le fait que ce jugement est en conséquence exceptionnel : il en résulte en l'espèce un point de faiblesse, malgré une construction juridique sans faille. C'est une des raisons pour lesquelles ce jugement a été reçu comme une prise de position politique et comme le signe que deux nouveaux acteurs du Brexit entraient désormais en scène : la Cour Suprême, ce qui est acceptable, et la Reine, ce qui ne l'est pas, car elle n'a fait que faire droit à une demande dont elle ne peut juger le bien-fondé sauf à entrer dans une démarche politique qui lui est interdite. Par conséquent, le Premier ministre a cru bon, à tort, de se servir et d'abuser d'une prérogative jamais remise en cause par un juge pour obtenir un peu de répit au conflit qui l'oppose au Parlement. Le jugement de la Cour suprême, généralement bien accueilli parmi les constitutionnalistes britanniques, a aussi fait l'objet de vives critiques. Certains observateurs y ont vu le risque d'un « gouvernement des juges », ou ont jugé singulier que la Cour intervienne pour mettre des garde-fous à la pratique constitutionnelle servant de constitution au Royaume, faute de constitution écrite. Ces mêmes personnes y ont vu, d'une part, un affaiblissement de l'exécutif et, d'autre part, le signe inquiétant que cette constitution non-écrite ne pourrait plus fonctionner sans en appeler aux juges. La Cour Suprême est une nouveauté, créée en 2009 à l'initiative du Premier ministre Tony Blair en partie pour satisfaire aux obligations découlant de la Convention sur les Droits de l'Homme, en partie pour rapprocher le système judiciaire britannique, très complexe, des systèmes continentaux. Or, la démocratisation des rouages institutionnels opérée par des siècles de jurisprudence et de pratique n'a pas attendu la création de cette Cour suprême qui, par ce dernier arrêt, prend aussi le risque d'introduire une judiciarisation du droit constitutionnel britannique laquelle est historiquement contraire à l'esprit du système britannique reposant sur une pratique sage des pouvoirs dont on dispose. Enfin, l'arrêt de la Cour suprême prive l'exécutif du pouvoir de librement suspendre le Parlement. Désormais toute suspension du Parlement courra le risque d'être déférée devant le juge. Plus ponctuellement, cet arrêt place la Reine dans une position inconfortable, car elle apparaît s'être laissée abuser et avoir toléré une illégalité. |