III. DES INQUIÉTUDES ACCRUES POUR LES PONTS GÉRÉS PAR LES COMMUNES ET LES INTERCOMMUNALITÉS

A. UNE MÉCONNAISSANCE PAR CERTAINES COMMUNES DE LEURS PONTS

1. Un nombre de ponts communaux méconnu

Il ressort de la consultation des élus locaux que 16 % des élus des communes et de leurs groupements ayant répondu au questionnaire du Sénat ne connaissent pas le nombre de ponts dont leurs collectivités sont propriétaires .

RÉPONSE À LA QUESTION :
« CONNAISSEZ-VOUS LE NOMBRE DE PONTS
DONT VOTRE COLLECTIVITÉ EST PROPRIÉTAIRE ? »

Source : commission de l'aménagement du territoire et du développement durable - réponses à la consultation des élus locaux.

De même, 73 % des élus ayant répondu au questionnaire de la mission affirment ne disposer d'aucune base de données de recensement de leurs ouvrages d'art.

Les difficultés rencontrées par les intercommunalités pour avoir une connaissance précise du nombre de ponts dont elles ont la gestion semblent avoir été amplifiées par la réforme de la carte territoriale et le regroupement des intercommunalités opérés par la loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) 75 ( * ) .

Lors de son audition au Sénat, Christophe Ferrari, président de la métropole de Grenoble, a témoigné de la difficulté qu'a rencontrée la métropole pour connaître le patrimoine de ponts suite à leur transfert par les communes, et pour évaluer leur état : « La compétence relative à la voirie a été transférée des communes vers la métropole en 2015, puis en 2017 pour les voiries départementales. Or nous détectons aujourd'hui des ouvrages orphelins qui n'apparaissent nulle part, et nos inventaires ne font que s'accroître d'année en année. Nous avions recensé à l'origine 1 200 ouvrages d'art sur le territoire métropolitain. À peine deux ans plus tard, à la suite des inventaires complémentaires, nous en comptabilisons 1 500 . La question de la domanialité n'est toujours pas résolue pour nombre d'entre eux. La grande majorité se situe dans les communes rurales, montagnardes, périurbaines. Il s'agit là d'un sujet de bloc communal et de solidarité intercommunale.

Pour l'essentiel, ces ouvrages n'ont pas fait l'objet d'un suivi conforme aux obligations réglementaires. Ce n'est évidemment pas la faute des maires successifs.

La métropole a décidé, dès 2017, d'investir à l'horizon 2020 près de 3 millions d'euros pour leur surveillance et leur entretien, et 20 millions d'euros pour les opérations de réparations et de renouvellement d'ouvrages en péril identifié.

Parallèlement, plus d'une centaine d'inspections détaillées sont réalisées chaque année pour rattraper le retard accumulé. Elles révèlent chaque année de nouveaux ouvrages en péril nécessitant des mesures immédiates de mise en sécurité . Cette mise en oeuvre est réalisée en lien étroit avec les communes concernées, et se traduit généralement par une limitation voire une interdiction de circulation sur lesdits ouvrages. »(...) « Nous avons également fait appel à des renforts externes. Cette réalité n'est pas propre au territoire grenoblois. »

Aussi, bien que leur nombre soit difficile à quantifier, il est notoire que certains ponts du réseau routier ne font l'objet d'aucune surveillance ni d'aucun entretien , faute d'avoir été recensés par les gestionnaires de voirie.

2. Des ponts « orphelins »

À cette méconnaissance du nombre de ponts s'ajoutent des difficultés à déterminer la domanialité de certains ponts, ou à déterminer la responsabilité de leur entretien : il s'agit des « ponts orphelins » .

Cette situation concerne, de manière schématique, des ouvrages anciens construits par des maîtres d'ouvrages publics ou privés qui ont disparu sans que le transfert à un gestionnaire de voirie n'ait été acté . Le nombre de ces ponts dont la domanialité est incertaine est toutefois difficilement quantifiable .

Comme l'a indiqué Christophe Ferrari, président de la métropole de Grenoble lors de son audition : « Plusieurs ouvrages orphelins en état de péril ne sont pas pris en charge à ce jour, bien que les moyens humains dédiés aient été notablement augmentés par les services métropolitains.»

Au cours de ses travaux, la mission a eu l'occasion d'étudier le cas emblématique d'un pont en Moselle dont la compétence fait l'objet d'un désaccord entre la commune et l'État 76 ( * ) . Ce pont, situé dans la commune de Petite-Rosselle, a été construit par les Houillères du Bassin de Lorraine, devenues Charbonnages de France en 2004. En très mauvais état, ce pont nécessite des réparations d'un montant évalué à 500 000 euros, qui dépassent largement les capacités budgétaires de la commune. La commune estime que le rétablissement de ce pont doit être pris en charge par l'État, qui s'est substitué aux obligations de Charbonnages de France.

Interrogée sur ce sujet par le président Hervé Maurey en séance publique au Sénat, la ministre des transports Élisabeth Borne a confirmé ce constat, indiquant : « le pont de Rosselmont appartient sans ambiguïté à l'État, eu égard à la reprise par celui-ci du patrimoine des houillères, que vous avez évoquée. Nous avons eu l'occasion de faire le point avec le préfet. Je confirme qu'il appartient à l'État, dans le cadre de sa mission de gestionnaire de l'ancien patrimoine des houillères, de remettre ce pont en état. Les travaux à cette fin vont être programmés » 77 ( * ) .

À la suite de ses déclarations, la ministre des transports a toutefois écrit dans un courrier du 6 mai que l'État ne prendrait pas en charge les travaux de démolition et reconstruction, qui incomberaient à la commune, celle-ci pouvant bénéficier d'un soutien financier à hauteur de 35 % du coût estimé à travers la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), un montant largement insuffisant au regard du budget de la commune.

Le président Hervé Maurey a adressé un courrier à la ministre le 22 mai pour s'en étonner et lui demander de revoir cette position .

3. Le casse-tête des ponts de rétablissement des voies

Un autre cas problématique concerne les ponts de rétablissement des voies qui surplombent des voies routières ou ferrées, ou des canaux de navigation. Ces ouvrages, construits pour rétablir les voies de communication interrompues par une nouvelle infrastructure de transport, font fréquemment l'objet de conflits entre les collectivités qui en ont la charge et le gestionnaire de l'infrastructure, sur la question du partage des dépenses de surveillance et d'entretien .

LES PONTS DE RÉTABLISSEMENT

Les ponts de rétablissement sont des ouvrages construits pour rétablir des voies de communication interrompues par une nouvelle infrastructure de transport (route et autoroute, voie ferrée, canal).

En vertu d'une jurisprudence constante du Conseil d'État, dite « jurisprudence de la voie portée », ce sont les propriétaires de la voie portée qui sont tenus d'entretenir l'ouvrage 78 ( * ) .

Toutefois, face aux difficultés rencontrées par les collectivités pour entretenir ce patrimoine, et aux conflits relatifs à leur entretien, le législateur est intervenu pour clarifier les modalités de prise en charge des frais de surveillance et d'entretien de ces ouvrages .

Ainsi, la loi n° 2014-774 du 7 juillet 2014 79 ( * ) , dite « loi Didier », prévoit que les charges financières liées à ces ouvrages doivent être réparties entre le gestionnaire de l'infrastructure de transport et le propriétaire de la voie de communication préexistante . Elle pose un principe de référence qui est la prise en charge par le gestionnaire de la nouvelle infrastructure de l'ensemble des charges relatives à la structure de l'ouvrage d'art de rétablissement (charges de surveillance, d'entretien courant et spécialisé, de réfection, de réparation et de reconstruction). Ce principe s'applique, sauf accord contraire des parties, lorsque la personne publique propriétaire de la voie rétablie ou l'EPCI concerné dispose d'un potentiel fiscal inférieur à 10 millions d'euros .

Dans les autres cas, ce principe de référence doit être adapté en fonction des spécificités des parties en présence, notamment leur capacité financière et technique, et de l'intérêt retiré par la réalisation de la nouvelle infrastructure de transport.

Une convention conclue entre le gestionnaire de la nouvelle infrastructure de transport et le propriétaire de la voie rétablie doit alors prévoir les modalités de répartition des charges entre eux. En cas d'échec de la négociation relative à la signature de la convention, les parties peuvent demander la médiation du préfet de département .

Cette obligation de conventionnement prévue par la loi n° 2014-774 ne concerne que les nouveaux ouvrages. S'agissant des ouvrages de rétablissement anciens , la loi prévoit un recensement dans un délai de quatre ans (soit avant le 1 er juin 2018) des ponts qui ne font pas l'objet d'une convention - certains ponts faisant l'objet de conventions historiques entre les collectivités territoriales et l'État 80 ( * ) ou les opérateurs SNCF Réseau et Voies navigables de France (VNF).

Le recensement des ponts de rétablissement ne faisant pas l'objet d'une convention, prévu par la loi « Didier », a permis d'identifier 81 ( * ) :

- 1 870 ponts de rétablissement (passages supérieurs) surplombant le réseau routier géré par l'État , dont 58 % concernent des départements et des EPCI et 42 % des communes. Ces ponts représenteraient une charge de maintenance de l'ordre de 24 millions d'euros par an ;

- 7 964 ponts de rétablissement appartenant au réseau routier concédé ;

- 5 000 ponts de rétablissement surplombant des voies ferrées pour lesquels aucune convention de financement n'est en vigueur et 1 650 ouvrages dont le statut est indéterminé. La charge de maintenance qui pourrait être transférée à SNCF Réseau est évaluée entre 54 et 167 millions d'euros ;

- 2 679 ponts de rétablissement surplombant des voies d'eau .

Un arrêté en cours de préparation doit fixer la liste de l'ensemble des ouvrages de rétablissement ainsi que les critères permettant de prioriser la mise sous convention des ouvrages. Un deuxième arrêté fixera la liste définitive des ouvrages de rétablissement à conventionner.

Dans l'attente de la publication de ces arrêtés, la jurisprudence actuelle continue de s'appliquer et pose des problèmes pour les collectivités. Même lorsque des conventions existent, elles peuvent faire l'objet de dissensus quant à leur application et au partage des charges retenu .

Lors de son audition au Sénat, l'Assemblée des départements de France a ainsi indiqué que 35 % des départements interrogés considèrent que les opérateurs SNCF Réseau et VNF n'entretiennent pas les ouvrages à la hauteur de ce qui était prévu dans le cadre de la convention.

L'ADF a souligné que « certains départements constatent une absence ou une insuffisance d'entretien aboutissant, in fine , à une dégradation de l'infrastructure et à l'obligation de renouveler le pont, parfois une mauvaise volonté ou un manque de réactivité de la part des opérateurs pour transmettre les conventions et les dossiers techniques relatifs aux ouvrages ou les conclusions de visites d'inspection ».

Par ailleurs, la mise en application de la loi « Didier » peut susciter des « effets pervers » . Ainsi, SNCF Réseau a indiqué à la mission qu'il assurait jusqu'à présent la surveillance de l'ensemble des ponts surplombant le réseau ferré, qu'ils fassent l'objet d'une convention ou non. Suite à la promulgation de la loi « Didier », l'opérateur attend que la répartition des charges d'entretien de ces ponts soit clarifiée et tend à ne s'occuper que des ponts qui font l'objet d'une convention avec les collectivités territoriales.


* 75 Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République.

* 76 Voir annexe 3.

* 77 Séance du 19 mars 2019 : https://www.senat.fr/seances/s201903/s20190319/s20190319020.html

* 78 CE, 19 décembre 1906, Préfet de l'Hérault ; CE, 26 septembre 2001, Département de la Somme. Le Conseil d'État considère en effet que « les ponts sont au nombre des éléments des voies dont ils relient les parties séparées de façon à assurer la continuité du passage ».

* 79 Loi n° 2014-774 du 7 juillet 2014 visant à répartir les responsabilités et les charges financières concernant les ouvrages d'art de rétablissement des voies.

* 80 Il s'agit le plus souvent de ponts de type « passages supérieurs » construits par l'État dans le cadre de grands projets d'infrastructures routières pour rétablir des routes départementales ou communales.

* 81 Interrogée par la mission, le ministère des transports souligne que « le travail de recensement est en cours d'achèvement et comporte une marge d'incertitude qu'il apparaît difficile d'éliminer entièrement, pour plusieurs motifs : recensement effectué sur des ouvrages, qui ne sont pas, par hypothèse, la propriété de l'État ou de ses établissements publics ; ancienneté d'un grand nombre de ces ouvrages ; difficulté dans certains cas à identifier les propriétaires ou les gestionnaires des voies rétablies, etc . ».

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page