B. UN SOUS-INVESTISSEMENT CHRONIQUE DANS L'ENTRETIEN DES PONTS

1. Des moyens insuffisants pour l'entretien des ponts de l'État
a) Des budgets très en-deçà des valeurs de référence

Tout comme les routes, les ponts ont pâti d'un sous-investissement chronique , la dégradation observée des ponts du réseau routier national en étant une conséquence directe .

Entre 2011 et 2018, les moyens consacrés à l'entretien des ouvrages d'art se sont élevés en moyenne à 45 millions d'euros par an 43 ( * ) .

Les crédits dédiés à l'entretien courant des ouvrages ont été fluctuants ces dernières années puisqu'ils ont baissé de 2011 à 2013 avant de retrouver en 2017 leur niveau de 2011. Ceux dédiés à l'entretien spécialisé et aux réparations des ouvrages ont pour leur part augmenté de manière continue sur cette période . D'après les informations communiquées à la mission, cette augmentation est liée à la dégradation constatée de l'état du parc , qui a nécessité la mise en place de programmes de réparation plus structurés et systématiques.

Ainsi, l'insuffisance des moyens consacrés à l'entretien se traduit par une dégradation de l'état du parc qui nécessite en aval des moyens plus importants consacrés à leur réparation, problématique qualifiée de « dette grise » 44 ( * ) . La hausse des crédits constatée correspond au traitement des ponts les plus dégradés et ne permet pas d'enrayer la dégradation des autres ouvrages.

ÉVOLUTION DES MOYENS CONSACRÉS AUX OUVRAGES D'ARTS
DU RÉSEAU ROUTIER NATIONAL NON CONCÉDÉ

(en millions d'euros)

2011

2012

2013

2014

2015

2016

2017

2018

Entretien des ouvrages 45 ( * )

15,4

17,2

10,2

14,7

15,4

16,4

15,4

20,8

Programmes d'entretien spécialisé
et de réparation des ouvrages 46 ( * )

17,5

24,4

24,9

26,5

31,8

35,3

43,5

44,5

Total

32,9

41,6

35,1

41,2

47,2

51,7

58,9

65,3

Source : DGITM

D'après l'audit externe réalisé à la demande de l'État, les budgets alloués aux ouvrages d'art sont très en-deçà des valeurs de références 47 ( * ) . L'OCDE recommande en effet de consacrer annuellement 1,5 % de la valeur à neuf des ouvrages en maintenance 48 ( * ) . Des études plus récentes estiment que cette part devrait se situer entre 0,5 % et 0,8 %. Or, en moyenne, les budgets consacrés aux ouvrages du réseau routier national ont représenté entre 0,15 et 0,2 % de la valeur à neuf des ouvrages .

POURCENTAGE ANNUEL DE LA VALEUR À NEUF DU PATRIMOINE DÉDIÉ
À L'ENTRETIEN DES OUVRAGES D'ART DU RÉSEAU ROUTIER NATIONAL NON CONCÉDÉ

2011

2012

2013

2014

2015

2016

2017

2018

0,14

0,18

0,16

0,18

0,2

0,22

0,27

0,3

Source : audit externe du réseau routier national non concédé, avril 2018.

b) Le maintien d'un budget au niveau actuel conduirait à un doublement du nombre de ponts en mauvais état d'ici dix ans

Comme le relève l'audit externe précité, si le budget de 45 millions d'euros par an actuellement alloué en moyenne aux ouvrages d'art était maintenu, le nombre d'ouvrages en mauvais état classés 3 et 3U devrait doubler dans les dix prochaines années, et tripler voire quadrupler en vingt ans .

Cette évolution entraînerait des risques en matière de sécurité, comme l'a souligné un audit interne mené en 2017 par le ministère chargé des transports 49 ( * ) : « si le budget alloué ces dernières années à cette politique était reconduit de manière tendancielle, un entretien spécialisé insuffisant se traduirait par une accélération de la dégradation des structures des ouvrages d'art et des risques pour la sécurité des usagers , notamment en cas de circulation sur des joints de chaussées dégradés ou sur des ponts équipés de dispositifs de retenue qui ne seraient plus en capacité de remplir leur fonction ».

Elle se traduirait également par des mesures de restriction de circulation inacceptables : « de nombreuses mesures palliatives et des fermetures de plus d'un mois sont prévisibles, ce qui amène à considérer les risques de disponibilité sur les ponts comme inacceptables » 50 ( * ) .

PROJECTION DE L'ÉTAT DU PATRIMOINE DES PONTS DU RÉSEAU ROUTIER NATIONAL NON CONCÉDÉ SUR 25 ANS À BUDGET CONSTANT

Source : audit externe du réseau routier national non concédé, avril 2018.

c) La nécessité de doubler les financements dédiés aux ponts

L'audit interne réalisé par la DGITM a évalué à 110 millions d'euros par an le budget nécessaire pour améliorer leur état dès 2018 et atteindre une situation normale en 2027 51 ( * ) - soit deux fois plus que le budget actuel - réparti en :

- 60 millions d'euros au titre de l'entretien spécialisé pour prévenir les dégradations structurelles ;

- 50 millions d'euros au titre des réparations et de la régénération des ouvrages d'art.

Ces estimations ne prennent de surcroît pas en compte les effets de la loi n° 2014-774 du 7 juillet 2014 sur les ponts de rétablissement, puisqu'une partie de l'entretien des passages supérieurs du réseau routier national non concédé passera progressivement à la charge de l'État. L'audit estime ainsi à 2 700 le nombre d'ouvrages de rétablissement (60 % supportant des routes départementales, 40 % des voies communales) concernés par la loi, ce qui représenterait une charge d'entretien de l'ordre de 25 millions d'euros par an .

L'audit externe du réseau routier national non concédé publié en avril 2018 52 ( * ) , montre également que, pour arrêter la dégradation du réseau, un effort budgétaire substantiel doit être consenti . Le scénario permettant d'enrayer la spirale de dégradation des ponts , tout en tenant compte de la tension sur les ressources des services de l'État que susciterait l'augmentation du volume des travaux, nécessiterait de consacrer en moyenne 115 millions d'euros par an pour l'entretien des ouvrages ces prochaines années .

Ainsi, l'État, qui a consacré en moyenne 45 millions d'euros par an à son patrimoine d'ouvrages d'art depuis dix ans, doit en consacrer plus du double dans les dix prochaines années pour enrayer sa dégradation.

2. Un recul des investissements des collectivités territoriales consacrés à la voirie

Les collectivités territoriales consacrent une part importante de leurs budgets à leurs dépenses de voirie , estimée à 9 % pour les communes et les intercommunalités et 8 % pour les départements en 2017. Par ailleurs les investissements de voirie représentent 26 % de l'ensemble des investissements des départements 53 ( * ) .

Toutefois, l'évolution des budgets consacrés par les collectivités à l'entretien de leurs réseaux routiers est fluctuante. Après une croissance régulière entre 2006 et 2013, la période récente est marquée par une chute des dépenses de voirie de 19 % entre 2013 et 2015 pour atteindre 13,3 milliards d'euros , baisse qui a concerné aussi bien les départements que les communes et les intercommunalités 54 ( * ) . En outre, ces dépenses ont continué à baisser pour atteindre 11,7 milliards d'euros en 2017 55 ( * ) (ce qui représente une baisse de 30 % au total entre 2013 et 2017).

M. Charles-Éric Lemaignen, premier vice-président de l'Assemblée des communautés de France, a ainsi déclaré devant la commission : « Nous avons attiré l'attention sur l'effondrement de l'investissement des collectivités locales à compter de 2014, et en particulier sur ce qui ne se voit pas. L'entretien des routes, des ouvrages d'art et des réseaux fait partie des thématiques qui ont été les plus « zappées », à la suite de la baisse brutale des dotations de nos collectivités locales due à la crise financière. »

Dans son rapport de 2018 consacré aux finances publiques locales, la Cour des comptes constatait que « la baisse des concours financiers de l'État s'est traduite par une retournement immédiat de l'évolution des investissements locaux . Conjointement à l'effet du cycle électoral, il s'est matérialisé par un recul de 10,9 milliards d'euros (- 17,4 %) entre 2013 et 2016 avant de remonter à 55,8 milliards d'euros en 2017, soit un niveau encore inférieur de 10,8 % à celui du début de période » 56 ( * ) .

De même l'Observatoire des finances et de la gestion publique locale relevait en 2018 que, pour la huitième année consécutive, les départements ont continué de diminuer leurs investissements (- 1,1 % en 2017, soit - 100 millions d'euros) mais à un rythme plus modéré qu'en 2016 (- 5,7 %). S'agissant du bloc communal et après trois années consécutives de baisse , les dépenses d'investissement ont progressé en 2017 (+ 8,2 %, à 29,6 milliards d'euros).

Outre la baisse des concours financiers de l'État depuis 2014, les départements ont eu à faire face à l'augmentation de leurs dépenses notamment celles relatives aux allocations individuelles de solidarité, qui ne sont qu'insuffisamment compensées par l'État 57 ( * ) , et à la prise en charge de dépenses nouvelles (par exemple le développement des réseaux numériques).

Ces différents facteurs contribuent à expliquer le recul de leurs investissements de voirie.

3. Des difficultés particulièrement marquées pour les départements les plus pauvres

Les dépenses d'investissement varient fortement d'un département à l'autre : la part des budgets de grosses réparations des départements consacrée aux ouvrages d'art se situe dans une fourchette de 15 à 20 % pour les grands ou très grands départements et de 12 à 14 % pour les petits et moyens départements 58 ( * ) .

DÉPENSES D'INVESTISSEMENT CONSACRÉES AUX GROSSES RÉPARATIONS
SUR OUVRAGES D'ART ENTRE 2013 ET 2018

(en euros par kilomètre)

Source : Observatoire national de la route

NB : les petits départements sont ceux dont la population est inférieure à 250 000 habitants, les départements « moyens » ceux dont la population est comprise entre 250 000 et 500 000 habitants, les grands départements ceux dont la population est comprise entre 500 000 et 1 million d'habitants et les très grands départements ceux dont la population est supérieure à 1 million d'habitants.

En outre, certains départements sont confrontés à des difficultés particulières dans l'entretien de leur patrimoine routier . Le rapport conjoint IGF-IGA-CGEDD précité met ainsi en évidence que le niveau des dépenses de voirie peut varier fortement d'un département à l'autre, avec des écarts de dépenses au kilomètre pouvant aller de un à huit . Ces écarts s'expliquent principalement en fonction de la population - plus la population est nombreuse, plus les dépenses de voirie sont élevées - et du relief des départements, mais les ressources financières ont également un impact. Ainsi, les départements dont la situation financière est la plus dégradée sont aussi ceux qui investissent le moins en voirie, relativement à leur population .

CORRÉLATION ENTRE LES DÉPENSES D'INVESTISSEMENT EN VOIRIE
PAR HABITANT ET L'ÉPARGNE BRUTE PAR HABITANT DES DÉPARTEMENTS

(en euro par habitant)

Source : Revue des dépenses de voirie des collectivités territoriales, août 2017

Les départements peu riches mais qui disposent d'un linéaire important de voirie ou qui se situent en zone de montagne, et gèrent par conséquent un nombre important d'ouvrages d'art, cumulent ainsi les difficultés.

Lors de son audition au Sénat, l'Assemblée des départements de France a ainsi indiqué que les départements interrogés quant à l'impact financier que représente la gestion des ponts « estiment que l'entretien et la reconstruction éventuelle posent des problèmes financiers très importants pour 13 % d'entre eux, importants pour 53 % , peu importants pour 28 %, 6 % ne se prononçant pas » 59 ( * ) . L'ADF a en outre relevé que « les tensions financières et budgétaires sont importantes si l'on mesure l'écart entre les besoins de renouvellement du parc et les moyens disponibles. Ces tensions sont évidemment bien plus importantes quand on a la responsabilité de grands ouvrages d'art et lorsqu'ils sont anciens ».

La mission constate donc que les départements rencontrent, comme l'État, des difficultés pour financer l'entretien de leurs ponts, au regard des besoins et de l'état de leur parc.


* 43 Hors dépenses de mise en sécurité des tunnels.

* 44 À l'occasion de la table ronde organisée par le Sénat en 2017sur l'état des infrastructures de transport, Pierre Calvin, représentant de l'Union des syndicats de l'industrie routière française avait souligné : « Quand on n'a pas les moyens d'investir un euro pour l'entretien, il faudra, pour atteindre le même résultat, en dépenser dix, dix ans plus tard ».

* 45 Cette catégorie concerne l'entretien courant des ouvrages d'art.

* 46 Cette catégorie comprend les opérations de réparation structurelles des ponts ainsi que les opérations d'entretien spécialisé des ponts. L'entretien spécialisé porte, pour l'essentiel, sur les équipements et les éléments de protection ainsi que sur les défauts mineurs de la structure qui ne remettent pas en cause la capacité portante de l'ouvrage.

* 47 IMDM, Nibuxs, Audit externe sur l'état du réseau routier national non concédé et la politique d'entretien de ce réseau, avril 2018

* 48 0,2 % pour la surveillance et l'entretien courant et 1,3 % pour l'entretien lourd.

* 49 Audit interne de l'état du réseau routier national non concédé et évaluation des besoins d'entretien et d'exploitation, 15 septembre 2017.

* 50 Audit interne.

* 51 La cible recherchée est d'atteindre 58 % d'ouvrages en bon état (classés 1 et 2), c'est-à-dire sans risque de dégradation structurelle et sans problème de sécurité, et d'avoir moins de 30 % des ouvrages classés 2E, moins de 11 % des ouvrages classés 3 et moins de 1 % des ouvrages classés 3U.

* 52 IMDM, Nibuxs, Audit externe sur l'état du réseau routier national non concédé et la politique d'entretien de ce réseau, avril 2018

* 53 Observatoire national de la route, Rapport 2018.

* 54 Inspection générale des finances, Inspection générale de l'administration, Conseil général de l'environnement et du développement durable, Revue de dépenses de voirie des collectivités territoriales, août 2017.

* 55 D'après les données de la commission des comptes de transports de 2017.

* 56 Cour des comptes, Les finances locales, 2018 : « Après une première diminution de 1,5 milliard d'euro des dotations de l'État en 2014, l'article 14 de la loi du 29 décembre 2014 de programmation des finances publiques pour 2014-2019 a fixé à 10,75 milliards d'euros le montant de la baisse des concours financiers de l'État pour la période 2015-2017, montant ensuite ramené à 9,71 milliards d'euros du fait de la moindre baisse appliquée au bloc communal en 2017. En application de ces dispositions, la part forfaitaire de la dotation globale de fonctionnement (DGF) a été réduite de 11,2 milliards entre 2013 et 2017. Le total des concours financiers de l'État a été abaissé d'un montant équivalent, de 58,2 milliards d'euros en 2013 à 47,1 milliards d'euros en 2017, soit un recul de 19 % ».

* 57 En 2017 les dépenses des allocations individuelles de solidarité (revenu de solidarité active, allocation personnalisée d'autonomie et prestation de compensation du handicap) ont représenté 18,6 milliards d'euros et ont été compensées à hauteur de 8,9 milliards d'euros, ce qui représente un reste à charge de 9,7 milliards d'euros pour les départements (soit plus de 15 % de leurs budgets de fonctionnement). Malgré les fonds d'urgence ponctuels mis en place en 2011, 2013, 2015, 2016 et 2017, la situation financière des départements demeure dégradée.

* 58 Rapport précité de l'ONR.

* 59 Voir le compte rendu de la table ronde du 30 janvier 2019 (Chapitre- Travaux en commission).

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