III. DU PANTOUFLAGE

A. PANTOUFLAGE ET MIGRATIONS : OÙ COMMENCE ET OÙ S'ARRÊTE LE PANTOUFLAGE ?

C'est la première question à se poser car de sa réponse dépend le jugement qu'on pourra porter sur ses éventuelles évolutions quantitatives et qualitatives et au final sur sa signification. Comme l'absence de définition claire de la « haute administration » et de précision sur sa rémunération, les variations sur ce qu'on entend par pantouflage laissent toute latitude aux interprétations derrière lesquelles s'abrite le statu quo . Si la variation des définitions et des références d'une enquête à l'autre n'empêche pas d'en déduire quelques conclusions essentielles, elles n'en fragilisent pas moins les généralisations faites à partir d'elles.

Au sens premier et ancien du terme, le pantouflage s'entend du passage du service de l'État à celui des intérêts privés. Le terme avait donc une claire connotation péjorative sinon réprobatrice.

Si les entreprises nationalisées étaient des prolongements de l'État, tel n'est plus le cas pour les entreprises privatisées qui, quel que soit le niveau de participation de l'État sont soumises aux règles de la concurrence et dans lesquelles la présence de hauts fonctionnaires se justifie moins. Les gestionnaires devenus managers connaissent les mêmes contraintes que toutes les entreprises : interdiction des aides financières d'État et obligation d'équilibrer les bilans, rémunérations déconnectée de la grille des salaires de la fonction publique. Les obligations en matière de modération salariale ou d'obligations de services publics, quand elles existent, viennent certes de l'État, mais celui-ci est désormais partagé entre son rôle d'actionnaire et sa mission de garant de l'égalité des citoyens devant le service public.

Il est donc abusif de considérer la gestion de ces entreprises comme un service de l'État et on ne voit pas d'ailleurs pourquoi maintenir à leur tête de très hauts fonctionnaires si c'est pour y jouer le rôle d'un manager privé.

Abusif parce que ces postes, souvent largement plus lucratifs et valorisant que ceux de l'administration publique ne se distinguent de ceux du privé que par un statut juridique qui assure à ses dirigeants une totale sécurité. Dans son référé relatif à La Poste SA, la Cour des comptes ne manque pas d'ailleurs de signaler un tel avantage : « Ceinture et bretelles » : les hauts revenus des managers privés et la sécurité de la Haute administration ! Dans la comptabilisation du pantouflage, il y a donc aucune raison de les exclure.

Pas de raison non plus d'exclure les sinécures dans les organismes de droit privé associatifs et autres, à faible responsabilité et pour des salaires équivalents et souvent supérieurs à ceux de la fonction publique.

S'agissant des AAI, on baigne en pleine contradiction puisqu'elles relèvent de l'État en tant « qu'administration », dont le budget vient pour beaucoup essentiellement de l'État 14 ( * ) , dont une bonne partie des membres sont désignés par l'Exécutif ainsi que quelques-uns par le Parlement, sans être contrôlées par les pouvoirs publics, puisqu'indépendantes, sans être pour autant des juridictions mêmes si un certain nombre ( cf la Haute autorité pour la transparence de la vie publique) y ressemblent. Selon la formule de Patrice Gélard, on a affaire à des « objets juridiques non identifiés » 15 ( * ) , d'un « État dans l'État » pour reprendre cette fois le titre du rapport de Jacques Mézard. La doctrine répétée avec application par la haute administration voudrait qu'il s'agisse simplement d'une autre manière d'administrer, plus moderne, « l'État régulateur » ayant remplacé « l'État prescripteur ». Mais cette régulation pourrait être faite par le biais de contrôleurs, de défenseurs ou d'agences d'État, certes dotées d'une indépendance statutaire réelle mais relevant toujours et très de clairement de la puissance publique.

Il s'agit, pour les autorités administratives indépendantes associant des fonctionnaires hors de leur administration d'origine et, pour certaines des représentants des intérêts privés, de tout autre chose : non pas d'une nouvelle technique d'administration mais d'un dessaisissement volontaire de ses prérogatives par l'État.

Constatons, en tous cas, que ces AAI offrent désormais de véritables opportunités de carrière pour les membres des grands corps : « de l'observation de la composition des collèges et des commissions de sanctions des autorités administratives indépendantes se dégage l'impression de « carrière » construite dans ces autorités de manière horizontale ou dans le temps... au point que certains membres deviennent de véritables professionnels des autorités administratives indépendantes. » 16 ( * )

La composition de ces autorités indépendantes montre à la fois que les membres des grands corps y sont nombreux et qu'à leur tête se trouvent prioritairement des membres du Conseil d'État, et de la Cour des comptes :

« Parmi les 544 sièges occupés au sein des autorités administratives indépendantes, 167 sièges sont occupés, dans l'ordre décroissant, par des membres du Conseil d'État, de la Cour des comptes et de la Cour de cassation ».

Ensemble, les membres de ces trois corps occupent 30 % des sièges des AAI, 37 % si on retire du périmètre des AAI retenues, la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme et le Comité consultatif d'éthique à la composition originale.

Par ailleurs, sur les 40 personnes assurant, au 1 er septembre 2015, la présidence d'une autorité ou les fonctions d'une autorité (médiateur ou contrôleur général), 21 sont issues de deux ou trois institutions : 14 du Conseil d'État, 7 de la Cour des comptes auxquels ajouter un inspecteur général des finances... Or, ajoute le rapport, « une fois qu'un membre de ces institutions siège, souvent comme président, au sein de cette autorité, l'habitude est généralement prise de recourir à des membres de ces instituts comme collaborateurs de cette autorité. »

Difficulté du même type s'agissant de la migration des hauts fonctionnaires vers les collectivités territoriales qui, limitées dans le passé, se développent.

Ce mouvement s'explique par les problèmes internes à la gestion de la fonction publique de l'État, aux restrictions budgétaires, à la rétraction de l'ingénierie publique à tous les niveaux et parallèlement aux réformes territoriales multipliant les grandes structures locales (Grandes régions, Intercommunalités XXL). D'où cet appel d'air pour la haute fonction publique, tout particulièrement le corps préfectoral, les corps des ingénieurs des mines et des ponts. Un mouvement s'ajoutant au mouvement migratoire ancien vers l'administration parisienne. D'où très logiquement les projets visant, à terme, à « la création d'un grand cadre d'emploi des administrateurs publics, regroupant les hauts fonctionnaires des trois fonctions publiques. », comme l'a dit Fabien Tastet, Président de l'association des administrateurs territoriaux de France, à la commission, en commençant par le rapprochement des modes de recrutement de de gestion et la facilitation de la circulation entre les fonctions.

Plaident en faveur de ce mouvement la qualité de la formation à l'Institut national des Études territoriales (INET) et l'incontestable avantage qu'apporterait le concours, y compris à des postes de responsabilité, de fonctionnaires territoriaux aguerris à l'exercice de certaines missions de l'État, tout particulièrement celles qui touchent directement les collectivités territoriales. « Jamais aucun fonctionnaire territorial n'a accédé à la direction de la Direction générale des collectivités locales (DGCL) ou de la Direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) déplore M. Tastet, à juste raison. Ces deux directions ne perdraient guère en efficacité si elles accueillaient des fonctionnaires territoriaux ! »

Ceci posé, il n'en demeure pas moins que l'organisation de la France est « décentralisée » (Article 1 de la Constitution), que les collectivités territoriales « s'administrent librement » (Article 72) et que transformer la fonction territoriale en un corps de fonctionnaires nationaux mis à disposition changerait la nature des rapports de celle-ci avec les élus, accentuant ainsi la dérive technocratique de la gestion des collectivités induite par la tendance au gigantisme des régions et des intercommunalités. Il est clair que le pouvoir s'y concentre de plus en plus entre les mains du président, de sa garde rapprochée et des hauts fonctionnaires de son entourage. Un mouvement qui, à terme, sera fatal aux communes, à la démocratie locale et à la démocratie tout court dont elles sont le terreau. Si tout le monde gagnerait à une meilleur circulation entre fonction publique territoriale et fonction publique d'État, leur fusion ne ferait qu'augmenter la confusion entre politique et administratif et les occasions de conflits d'intérêts, question qui se pose aussi pour les administrateurs territoriaux.

Comme on voit, difficile de trancher ici, en l'absence d'études plus fines, mais à partir de l'estimation au doigt mouillée faite à partir du cas des Inspecteurs des finances (II-A-2) 17 ( * ) où l'on a tenté de séparer « pantouflage au sens strict », « pantouflage au sens large » et « pantouflage au sens très large », on voit que selon les choix, les résultats statistiques ne sont pas les mêmes :

33,3 % des inspecteurs des finances exercent au ministère des finances et 44,7 % dans ce qui peut être tenu pour le périmètre strict de l'État, 49,8 % dans le périmètre large de l'État, 58 % dans le périmètre très large.

Selon la dernière estimation, le taux de pantouflage est de 42 % et si on inclut ceux en poste hors du périmètre strict de l'État à 55,3 %.

Pris en eux-mêmes, ces chiffres sont certes tout à fait critiquables, ils n'en montrent pas moins deux choses :

- le taux de pantouflage dépend non seulement de l'échantillon de référence mais de la définition du pantouflage adoptée ;

- tout autant que le pantouflage, quelle que soit la définition qu'on en donne, du point de vue du fonctionnement de la haute administration, ce qui importe c'est le nombre de hauts fonctionnaires qui occupent le poste pour lequel ils ont postulé et ont été formés, aux frais du contribuable. Et là aussi, les chiffres montrent qu'il y a comme un problème.


* 14 En 2014, le coût budgétaire des 42 AAI recensées par la commission d'enquête sénatoriale (Rapport de Jacques Mézard, « Un État dans l'État ») était d'environ 600 millions d'euros.

* 15 « Autorités administratives indépendantes 2006-2014 : un bilan », rapport d'information du Sénat n°616 (2013-2014) du 11 juin 2014.

* 16 « Autorités administratives indépendantes 2006-2014 : un bilan » Rapport d'information du Sénat N°616.

* 17 Annexe aux « Intouchables » de Ghislaine Ottenheimer

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