II. RADIOGRAPHIE DE TROIS GRANDS CORPS - CONSEIL D'ÉTAT, COUR DES COMPTES, INSPECTION DES FINANCES - ET DES ÉNARQUES
A. CONSEIL D'ÉTAT, COUR DES COMPTES ET INSPECTION DES FINANCES
Faute des moyens de conduire une analyse globale des modes de fonctionnement de la haute fonction publique, la commission a contourné la difficulté en reprenant la question à partir d'un échantillon représentatif de celle-ci : le Conseil d'État, la Cour des comptes et l'Inspection des finances, tous trois particulièrement représentatifs, quelles que soient les objections que l'on peut faire à ce choix.
Le total des membres de ces trois « grands corps » s'élève à 923 personnes. Il s'agit donc d'une minorité parmi la minorité, mais la plus susceptibles de migrer temporairement ou durablement vers le secteur privé : quand c'est le parcours de 12 % de l'ensemble des énarques, le phénomène concerne un tiers des énarques ayant rejoint le conseil d'État, 45 % de ceux ayant rejoint la Cour des comptes, et près de 75 % des inspecteurs des finances. (Voir tableau page 29)
1. Les effectifs des corps et plus encore ceux des institutions Conseil d'État, Cour des comptes, etc. ne sont pas tous issus de l'ENA, loin de là. Ils sont d'origines diverses
a) Conseil d'État
Selon le Vice-président du Conseil d'État auditionné par la commission, M. Bruno Lasserre, «la maison absorbe beaucoup de l'extérieur... Les membres du Conseil d'État qui ont fait la filière de bout en bout, c'est-à-dire qui sont sortis au Conseil d'État directement à l'issue de l'ENA, sont un gros tiers, disons autour de 40 %... Une majorité de nos collègues ne vient pas de cette voie, mais a exercé des fonctions très variées, avant de nous rejoindre. »
Rappelons que l'accès direct aux grands corps après l'ENA dépend d'un classement de sortie « dans la botte », c'est-à-dire dans les quinze premiers, le Conseil d'État disposant de 4 à 6 places selon les années.
Rappelons aussi que ces accès extérieurs sont le « tour extérieur » qui permet aussi d'intégrer des énarques qui ne sont pas sortis dans la « botte », à la discrétion du gouvernement, le détachement ou la mise à disposition (maîtres des requêtes en service extraordinaire, voire quelques conseillers d'État nommés pour 5 ans).
Un maître des requêtes sur quatre et un conseiller d'État sur trois sont nommés au tour extérieur par le Gouvernement (après avis du Vice-président du Conseil d'État).
« L'entrée au Conseil d'État, juge suprême dans l'ordre administratif et conseiller du gouvernement , observe Luc Rouban, est marquée par une très forte part du recrutement au « tour extérieur » puisque plus du tiers des membres (36,7 %) en proviennent en moyenne tout au long de la V e République. » 9 ( * ) Et l'auteur en tire la conclusion que : « Le Conseil d'État, qui se présente au travers du discours de ses membres, comme un corps unitaire, partageant la même culture et la même conception du travail contentieux ou du travail de consultant, est en réalité un corps hétérogène ou cohabitent des filières professionnelles très différentes. » .
b) Cour des comptes
Sur les 395 membres du corps, 241 sont en fonction à la cour, soit 61 % ;
12 exercent des fonctions accessoires au sein d'une AAI et 3 y sont à temps plein (fonctions de directions générale ou de secrétariat général) ;
29 sont en fonction dans un ministère ;
29 sont en fonction dans une entreprise publique ;
10 sont en poste dans un cabinet ministériel ;
30 exercent dans le privé (7,6 %), chiffre en baisse de 40 % en 10 ans ; 9 exercent des activités accessoires dans le privé.
D'où la question du rapporteur : « Comment suppléer l'absence d'un tiers des magistrats ? »
Réponse du Premier président : « Nous accueillons des rapporteurs extérieurs A+, qui apportent leur concours à la Cour des comptes dans le cadre des mobilités entre les différents ministères. On compense ceux qui partent exercer des fonctions ailleurs par d'autres fonctionnaires. »
Question du rapporteur : « Ont-ils les compétences nécessaires ? »
Réponse du Premier président : « Bien sûr. Ils ne sont pas magistrats en tant que tels, mais rapporteurs extérieurs et peuvent remplir toutes les missions d'un magistrat, sauf les fonctions juridictionnelles, mais notre effectif reste à peu près constant.
Notre plafond s'élève à 1 840 emplois - 1 843 si l'on intègre le Haut Conseil des finances publiques. Nous sommes en deçà de notre plafond d'emplois et essayons de maintenir notre force de travail, sans quoi nous ne serions plus capables de remplir nos missions ni de répondre aux demandes de contrôle que le Parlement lui-même peut formuler à l'endroit de la Cour des comptes. » (Audition).
Le site de la Cour des Comptes donne un « effectif moyen » de 746 soit presque le double du nombre de magistrats annoncé (395). Une question qui reste à élucider.
c) Inspection des finances
« L'Inspection des finances, ce sont en réalité deux choses assez différentes : un service, placé sous la tutelle du ministre chargé de l'économie et des finances (en l'occurrence de deux ministres dans la configuration gouvernementale présente), et un corps au sens du droit de la fonction publique, c'est-à-dire un ensemble de personnes régies par un statut particulier qui crée des droits et des devoirs. Il existe parfois une certaine confusion entre ces deux aspects» précise, à la commission, Mme Marie-Christine Lepetit, cheffe du service de l'Inspection générale des finances.
L'Inspection en tant que service, c'est une centaine de personnes dont 75 inspecteurs et inspecteurs généraux, appartenant à divers corps dont 59 du corps des inspecteurs généraux des finances.
La fonction du service est de procéder à des missions de vérification, d'audit, de contrôle, d'évaluation, de conseil, etc.
À noter que l'effectif du corps c'est environ 205 personnes, ce qui montre bien que l'essentiel est ailleurs que dans le service alors même qu'il est minoritaire dans le dit service !
Pour faciliter la compréhension de cette organisation, les dénominations « inspecteur » et « inspecteur général » peuvent désigner soit des fonctions (quand on parle du service) soit des grades (quand on parle du corps) !
4 ou 5 par an viennent directement de l'ENA.
Impossible de savoir sur les 100 combien appartiennent au corps de l'Inspection générale des finances. Apparemment 18, jeunes, qui participent à la Tournée avec le grade d'inspecteur. Cependant il semble qu'il y ait aussi des Inspecteurs généraux des finances en fin de carrière chargés de mission.
« Globalement, les sorties d'ENA sont minoritaires dans le service »
« L'effectif global du corps est d'environ 205 personnes »
Lieu d'exercice de l'activité professionnelle des membres des trois grands corps en 2017
(en %)
Source : Sénat, d'après les réponses fournies par les chefs de corps au questionnaire de la commission des finances
2. Un nombre significatif des membres de l'effectif de ces institutions exercent des activités autres que celles pour lesquelles ils ont été initialement recrutés
a) Conseil d'État
Selon les chiffres communiqués à la commission par M. Bruno Lasserre, 64 % des effectifs totaux du Conseil d'État actuellement exercent leurs fonctions au Palais royal dont 13,6 % exercent au sein d'une AAI à temps partiel ou sous forme de vacation, soit de l'ordre de 6 ETP sur la base de 1/8 de temps au service des AAI. Ce qui signifie que moins de deux tiers du temps de travail des membres du Conseil d'État sont consacrés aux tâches pour lesquelles l'institution a été officiellement créée.
Parmi les activités extérieures : temps complets dans une AAI, dans un cabinet ministériel ou élyséen, dans des entreprises publiques et des organismes publics, dans le privé 8 % et 8,9 % si l'on tient compte de deux démissions qui renvoient probablement à un départ pour le privé, portant ainsi le pourcentage de pantoufleurs stricts à 8,9 % du nouvel effectif total 10 ( * ) .
Parmi ceux-ci 8 avocats seulement, effectif en baisse par rapport aux chiffres tirés par Pierre France et Antoine Vauchez 11 ( * ) de leur échantillon de 207 transfuges d'une fonction publique (contractuels, hauts fonctionnaires, parlementaires, ministres) à l'avocature ; 32,5 % viendraient d'une activité juridique dont 16,5 % du Conseil d'État, 5,5 % de la Cour des comptes et 3 de l'Inspection des finances.
15 (nombre stable depuis 10 ans) ont regagné le Conseil d'État après un pantouflage temporaire ce qui porterait à 12,7 % ceux qui pantouflent ou ont pantouflé.
Les chiffres de l'étude de Luc Rouban sont un peu plus élevés, mais nettement plus anciens que ceux du Vice-président :
« En moyenne, un peu moins du cinquième des membres du Conseil (18 %) partent en pantouflage dans le secteur économique durant leur carrière. » , une moitié définitivement, une autre qui mène une carrière en alternance selon des périodes limitées avec des passages fréquents en cabinet.
Selon lui, les carrières extérieures au Conseil de ses membres sont beaucoup plus diversifiées que ne peuvent l'être celles des membres de l'Inspection générale des finances qui n'ont souvent que le choix entre des fins de carrière assez ternes en interne et prestigieuses à l'extérieur.
Pour Luc Rouban, ce tableau montre que les carrières qui s'effectuent entièrement au Conseil sont minoritaires :
« Si l'on examine les quatre décennies que couvre notre période de référence, on voit que la proportion de membres du Conseil qui ont réellement fait leur carrière au sein du Conseil n'a cessé de baisser, passant de 33 % pour ceux qui sont partis dans la décennie 1958-1970 à 17 % pour ceux qui sont partis entre 1991 et 2002 »
« Autrement dit, le Conseil est de moins en moins un point d'arrivée pour des carrières d'administrateur et de plus en plus un point de départ pour des carrières de conseiller politique ou d'entrepreneur. »
b) Inspection des finances
Selon les chiffres fournis par Mme Lepetit lors de son audition, à ce jour, « 38 % des 205 membres du corps sont dits « dans les cadres » (c'est-à-dire exerçant au sein du service de l'inspection ou mis à disposition d'une administration). Les autres sont en service détaché et hors cadre, ou en disponibilité. Les ordres de grandeur sont de trois tiers. »
Selon Agnès Rousseaux 12 ( * ) actuellement sur les 333 inspecteurs des finances et inspecteurs généraux des finances recensés, seuls 83 (un petit quart) travaillent à l'Inspection générale des finances (IGF). Les autres sont « détachés » dans des administrations publiques, « en mobilité » dans d'autres secteurs professionnels, ou démissionnaires.
Les chiffres fournis par Ghislaine Ottenheimer dans l'annexe de son enquête - Les intouchables- sont comparables :
65 sont en poste à l'IGF ;
20 au ministère des finances, ce qui signifie qu'un tiers seulement des inspecteurs des finances exercent la fonction pour laquelle ils ont été recrutés ;
16 sont en poste dans d'autres ministères ou en mission à l'étranger
13 exercent dans le cadre du service public (dont la Cour des comptes), ce qui signifie que seulement 44,7 % des inspecteurs des finances exercent une fonction au sein de ce qui peut être considéré comme le périmètre strict de l'État. Si on ajoute les 13 fonctionnaires exerçant en cabinet, on considèrera que 49,8 % des inspecteurs des finances exercent une fonction dans le périmètre large de l'État
21 inspecteurs des finances exerçant dans les collectivités locales, à la Banque de France et dans le secteur public -privé ou des entreprises publiques soumises au droit de la concurrence, on peut considérer qu'au sens très large 58 % des inspecteurs des finances exercent une fonction dans le périmètre de l'État.
Les 42 % restant exercent, soit dans le secteur financier (64 fonctionnaires soit autant qu'en fonction dans le service), soit dans l'industrie ou les services (43 fonctionnaires).
3. Les membres des corps qui exercent à l'extérieur de l'institution (pantouflage au sens large ou au sens strict) viennent significativement de l'ENA (directement ou par le tour extérieur)
a) Conseil d'État
Dans l'enquête ENA 13 ( * ) , les chiffres sont plus élevés puisque 37,7 % des auditeurs au Conseil d'État rejoignent une entreprise publique ou privée durant leur carrière, 11,5 % y passant plus de la moitié de celle-ci.
Le nombre de départs d'abord très faible s'accélère à partir de 1981 pour se maintenir jusqu'en 1992 en conservant un niveau moyen supérieur à 1981.
« Le changement qu'introduisent les années 1980 est l'institutionnalisation du véritable pantouflage »
Luc Rouban : « Une lecture par type de recrutement montre que les anciens du concours externe de l'ENA partent bien plus souvent en pantouflage dans le secteur privé (18 %) alors que ceux du concours interne ou du troisième concours investissent beaucoup plus les postes administratifs de gestion (32 %) mais également les réseaux politisés (24 %) ».
Toujours selon Luc Rouban : « Les pantoufleurs les plus nombreux se recrutent parmi les énarques : 63 % de l'effectif. »
Pour les pantoufleurs de seconde génération, le départ vers le secteur privé devient une alternative à une carrière politisée. La cible de prédilection est le secteur financier (Banque et assurances) et à un moindre niveau la Presse.
« Les pantoufleurs les plus récents partent plus tôt, s'investissent beaucoup moins en politique et affichent leur volonté de mener de véritables carrières dans le secteur privé avec une propension marquée pour le secteur de la banque d'affaires ou les compagnies d'assurances. Ces départs sont bien plus souvent liés à des démissions »
b) Inspection des finances
Sur les 333 inspecteurs recensés dans l'enquête de Bastamag, plus de 55% travaillent ou ont travaillé dans le secteur privé. Et 34 % (soit 115 d'entre eux) sont passés par le secteur bancaire à un moment donné de leur carrière !
Près de la moitié reviennent dans le secteur public après avoir travaillé dans le secteur privé. Nombreux sont ceux qui multiplient les allers-retours. Ils sont également plus de 130 à avoir fait un passage dans un cabinet ministériel ou à exercer un mandat politique.
Selon l'étude « Que sont les énarques devenus », comme le montre le tableau ci-dessous, 75,5 % des énarques inspecteurs des finances rejoignent une entreprise (publique ou privée au cours de leur carrière. 34 % des inspecteurs des finances ont passé plus de la moitié de leur carrière hors de l'administration.
c) Cour des comptes
Enquête ENA : 45,3 % des énarques auditeurs de la Cour des comptes ont rejoint une entreprise publique ou privée au cours de leur carrière et 34 % y ont passé plus de 50 % de leur temps.
Chiffres comparables fournis par la Cour : 14,9 % sont actuellement dans une entreprise publique ou privé (7,6 %). Les différences d'appréciation et la contestation qui en est résultée lors de l'audition viennent de la différence entre stock et flux et le fait qu'il s'agit d'un pourcentage par rapport à l'ensemble des personnels de la Cour et pas seulement des énarques appartenant au corps de la Cour des comptes.
« D'après le profil des magistrats que je côtoie, je n'ai pas le sentiment qu'une proportion de 50 % soit passée dans le privé. Ces chiffres méritent d'être contredits par rapport à la réalité. C'est facilement vérifiable. Notre direction des ressources humaines dispose d'éléments sur la situation de nos magistrats. Je ne suis pas sûr que l'ENA ait accès à ce type d'information. » a objecté Didier Migaud lors de son audition, précisant que « les 7 % à 8 % ne représentent pas la banque, les affaires et le CAC 40. Il y a aussi le secteur associatif. »
Ce qui montre, une fois de plus que le pantouflage des grandes institutions est d'abord celui de ses énarques, qui, comme pour le Conseil d'État ou l'Inspection des Finances ne représentent pas la totalité des effectifs, ici 59 % (audition), 40 % venant de Hauts fonctionnaires de diverses origines (tour extérieur) et de l'armée.
* 9 « Le Conseil d'État : Sociologie d'un grand corps 1958- 2008 »
* 10 Ceci dit, c'est considérer que les 18,5% de l'effectif en position dans une AAI, dans un cabinet, une entreprise publique, des organismes publics exercent une mission d'administration publique, ce qui ne va pas de soi. (Voir III-A)
* 11 Pierre France, Antoine Vauchez : « Sphère publique, intérêts privés ».
* 12 Enquête Bastamag/ Alternatives économiques- Juin 2017.
* 13 « Que sont les énarques devenus » François Denord et Sylvain Thine, Etude ENA/EHESS, étude inédite portant sur la carrière de 1 215 anciens passés par les bancs de l'École nationale d'administration (ENA) durant les trois dernières décennies. (1985/2015).