B. L'ÈRE DU « MANAGEMENT »
Si le modèle du « New Public Management » est l'objet de débat en France depuis au moins les années 1970, force est de constater que les rapports officiels préfèrent plutôt employer ceux de « réforme », « modernisation », « gestion de la performance » 78 ( * ) correspondant à des tentatives qui reviendront de manière récurrente.
Selon Annie Bartoli et Hervé Chomienne ( Ibidem ), trois axes de réformes sont principalement envisagés, sans qu'apparaisse vraiment un projet de long terme : meilleur prise en compte de l'usager (conception, mise en oeuvre des politiques publiques, qualité du service.) ; redéfinition des compétences entre acteurs publics centraux et territoriaux, une problématique liée à la décentralisation et à la déconcentration des services de l'État (rapports entre fonction publique de l'État et les collectivités locales, rapports entre services de l'État ; nouvelle gouvernance financière). Initiée sous des formes diverses, cette évolution connait une étape majeure avec la Lolf, votée le 1 er août 2001 et entrée en application depuis janvier 2006. Depuis cette date, réduire les dépenses étant devenu l'alfa et l'oméga du management public, les multiples réformes de l'organisation publique - même la dématérialisation des procédures dont l'intérêt serait en soi suffisant- on s'impose des restrictions budgétaires, comme c'est particulièrement le cas des réformes de la fonction publique territoriale de l'État.
Au final donc pour ces auteurs, « loin de constituer des ruptures, les changements dans ce domaine s'apparentent à des processus itératifs et prudents, souvent engagés à l'occasion d'opportunités offertes aux décideurs politiques ou créées volontairement par eux. »
En fait, c'est avec la multiplication relativement récente des agences et autres structures autonomes qu'entrera dans les moeurs administratifs le modèle du « New Public Management », au point d'être le thème du rapport 2012 du Conseil d'État : « Les agences : une nouvelle gestion publique ? »
« Traiter de cette question était une nécessité, car les agences demeuraient un « impensé de la réforme de l'État » expliquent les rédacteurs. « La diffusion de cette forme particulière d'administration imposait un état des lieux, une réflexion, des clarifications et des propositions...Il apparaît en effet que les agences qui, paradoxalement, restent une catégorie juridico-administrative à construire 79 ( * ) malgré leur multiplication, participent d'un renouveau des modes de gestion publique. Il faut penser ce renouvellement de l'action publique pour mesurer le besoin d'encadrement des agences, qu'il s'agisse de leur mode de création ou de leur fonctionnement, afin de progresser vers des modes de gestion publique plus rationnels et plus efficaces » .
Pour le Conseil d'État « les agences, même si elles apparaissent très souvent comme soustrayant un pouvoir à l'État, sont en réalité une autre façon pour l'État d'agir. Ce n'est pas l'État central tel qu'il est traditionnellement représenté, certes, mais cela reste l'État. » Et, accessoirement, un lieu accueillant pour le pantouflage tout en restant dans la très haute fonction publique !
103 en 2012, le nombre des Agences n'a cessé de progresser : « Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances », « Agence publique pour l'immobilier de la justice », « Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), « Agence Nationale de la Rénovation Urbaine » (ANRU), « Agence nationale de l'habitat » (ANAH) et tout récemment « Agence nationale de la cohésion des territoires »....Autant d'institutions qui permettent d'échapper aux contraintes du droit administratif, au contraintes budgétaires, au statut de la fonction publique, ce qui n'est pas politiquement neutre.
Selon Antoine Vauchez, ce tournant managérial de l'État de la fin des années 1990 peut s'analyser comme un volet « de la néolibéralisation de l'État. », « l'agencification » venant s'ajouter à la création des AAI, le recours exponentiel à l'expertise privée etc.
Rien d'étonnant donc que l'idéologie managériale soit de plus en plus présente dès la formation des candidats du premier concours de l'ENA. Un nombre de plus en plus grand d'entre eux, en effet, est passée par une école de commerce ou des études d'économie :
« Les étudiants ayant suivi des études d'économie représentaient 6 % de la promotion diplômée de l'ENA en 1985 » , nous dit Sylvain Laurens, ils représentaient 28 % en 1998 pour se stabiliser autour de 20 % dans la décennie 2000. A l'inverse le droit qui était auparavant la filière initiale de base des élèves (35 % de la promotion 1985 avaient fait du droit avant l'ENA) a décliné. Il n'est aujourd'hui un premier pas dans les études supérieures que pour 13 % des élèves. Le point notable est aussi que les années 1990 ont vu la part des élèves passés par une grande école de commerce dépasser les 60 % dans une logique de multi diplôme visant le passage à Sciences Po et par une école de commerce. Beaucoup d'énarques PDG sont ainsi en réalité des « énarques/HEC » . (Audition).
Moderniser le mode de gestion de l'administration publique en s'inspirant des pratiques et méthodes managériales est présenté comme un choix technique de bon sens, sans aucune trace d'idéologie.
Sauf que c'est passer un peu vite sur leur efficacité réelle, s'agissant non plus d'une entreprise dont la finalité est de faire des bénéfices mais d'une démocratie républicaine qu'il faut non seulement gérer, mais aux valeurs de laquelle il faut faire adhérer (Voir, par exemple le témoignage de Marylise Lebranchu dans la première partie III)
Sauf, que ces choix techniques censés éclairer la gestion et améliorer son efficacité masquent aussi des enjeux de pouvoir qui pour être discrets n'en sont pas moins réels. Ainsi en va-t-il par exemple de la normalisation comptable européenne (représentation comptable des échanges économiques) déléguée à un organisme privé. La richesse, le développement, les échanges pris en compte seront évalués sous le seul angle mercantile selon des conventions et des approximations tout à fait contestables. 80 ( * )
* 78 « Le développement du management dans les services publics : évolution ou révolution ? » Annie Bartoli (Professeure des universités en sciences de gestion) et Hervé Chomienne (Maître de conférences en sciences de gestion) .2011
* 79 Après les AAI « objet juridique non identifié », les Agences « catégorie juridico-administrative à construire » ! Le rapport reconnaît que les agences mettent « à l'épreuve les catégories juridiques usuelles » et donc qu'elles « ne se laissent donc pas aisément appréhender ni, a fortiori, définir. » Ainsi va le rajeunissement du droit administratif.
* 80 Ce que montrent les débats actuels sur la pertinence de l'utilisation du PIB comme indicateur de développement.