PREMIÈRE PARTIE : HAUTE ET TRÈS HAUTE ADMINISTRATION
« On ne sort jamais de l'ambiguïté qu'à son détriment. »
Cardinal de Retz
Il s'agit donc pour nous de tenter de mieux appréhender l'origine de la paralysie politique progressive de notre système républicain démocratique à partir de l'observation d'un de ses rouages essentiels - la haute fonction publique -, observation de l'évolution de ses rôles et de sa pratique du « pantouflage », intéressante en ce qu'elle permet de mesurer l'attachement des intéressés à ce pour quoi ils ont été recrutés : le service de l'intérêt général. Un exercice dont on mesure vite les difficultés.
Rarement le conseil du Cardinal de Retz - « On ne sort jamais de l'ambiguïté qu'à son détriment.» - n'aura été appliqué avec autant d'application que par la haute administration. S'interroger sur son rôle et son influence politique, sur ses migrations hors de leur institution d'origine, sur ses revenus exacts, sur sa conception de l'intérêt général et sur l'efficacité du système qui lui donne une telle place c'est, en effet, se heurter à une farouche rétention d'informations ainsi qu'à un manque fâcheux d'études sur le sujet 4 ( * ) , à des notions, des catégorisation et des chiffres fluctuants, quand ce n'est pas au soupçon de vouloir instruire un procès en sorcellerie.
La commission a tourné en partie la difficulté en privilégiant l'analyse du fonctionnement d'un échantillon représentatif de la haute administration, les trois corps et institutions les plus prestigieux - Conseil d'État, Cour des comptes, Inspection des finances -, en la complétant par celle des carrières des anciens élèves de l'ENA, objet de plusieurs études précises 5 ( * ) . Une radiographie sectorielle de la haute fonction publique, enrichie des entretiens et des réponses au questionnaire adressé aux responsables des corps concernés.
C'est à partir des conclusions tirées de ce matériau qu'elle essaiera de dessiner les contours de cette élite de l'élite administrative, d'en déterminer la nature, les fonctions, et de tirer les conséquences de cet état de fait sur l'ensemble de la haute administration et sur le fonctionnement des pouvoirs publics.
I. CIRCULEZ, IL N'Y A RIEN À VOIR !
La défense opposée aux curieux et aux impertinents qui doutent des vertus du pantouflage est toujours la même, elle tient d'ailleurs l'essentiel de son efficacité de la répétition, le reste tenant au statut généralement prestigieux des avocats, des incertitudes sur le sens des catégories et des notions utilisées, d'un usage parfaitement maîtrisé des pourcentages. Au final : il ne s'est rien passé de significatif ces quarante dernières années, tout au plus atteint-on les mêmes objectifs, l'intérêt général, de manière différente. Quant au pantouflage, il a toujours existé, d'ailleurs le mot même vient du XIX e siècle. De toute manière, peu de fonctionnaires sont concernés. Rien de mal à ça, d'ailleurs, puisque tout le monde y gagne, l'entreprise un talent nouveau, les fonctionnaires demeurés à leur poste une occasion de promotion, la fonction publique au retour sa revitalisation par les compétences acquises dans le privé, et l'intéressé, accessoirement l'augmentation substantielle de sa rémunération. Les allers-retours public privé font respirer la fonction publique et sont bénéfiques au pays.
Lorsque les faits sont trop coriaces, on glisse alors à leur justification technique ou morale et en désespoir de cause à leur dénégation juridique : de tels faits ne peuvent pas exister puisqu'ils sont juridiquement impossibles.
A. DU BON USAGE DES POURCENTAGES
La méthode la plus simple de banalisation du pantouflage pour gommer la nouveauté de son importance et de ses formes, c'est de noyer le pantouflage de la haute fonction publique dans celui de la fonction publique en général et d'ignorer que les comportements des membres de la haute fonction publique elle-même ne sont pas homogènes, en particulier, comme on le verra, qu'il convient de faire un sort particulier à la « très haute fonction publique », celle qui participe à l'élaboration des politiques publiques, directement ou indirectement à travers ses jurisprudences.
Ainsi, le rapport d'information de l'Assemblée nationale, « sur la déontologie des fonctionnaires et l'encadrement des conflits d'intérêts » 6 ( * ) peut-il titrer : « Le départ vers le secteur privé : un phénomène qui reste marginal », puisqu'« au total, on peut estimer qu'en 2015 environ 850 agents publics ont demandé à rejoindre le secteur privé, soit un volume relativement restreint par rapport aux 5,45 millions d'agents travaillant dans les fonctions publiques » et un pourcentage effectivement infinitésimal.
Il n'en observe pas moins, très justement, que « les « mouvements d'aller-retour - le plus souvent d'aller simple en réalité - avec le privé qui statistiquement concernent peu d'agents, [touchent des agents] à des niveaux de responsabilité qui appellent une vigilance déontologique renforcée. »
La même technique sert aussi à noyer le pantouflage des grands corps dans la masse des élèves et anciens élèves de l'ENA ou des fonctionnaires effectivement présents au Conseil d'État ou à la Cour des comptes, comme on va le voir.
* 4 Aussi étonnant que cela puisse paraître, à l'exception de deux études portant sur les anciens élèves de l'ENA et dont nous nous servirons (Voir plus loin), il n'existe aucune étude universitaire ou autre, du « pantouflage » en tant que phénomène, des fonctionnaires concernés, de leur nombre, de l'évolution du phénomène avec le temps, de ses éventuelles mutations et du suivi des préconisations de la commission de déontologie, question qui reviendra souvent dans les interrogations de la commission d'enquête.
Pas plus qu'il n'existe d'ailleurs d'études approfondies et en continu du fonctionnement réel de la haute administration et de ses rouages essentiels : « ceux qui comptent, ce sont les sous-directeurs, car ce sont eux qui font tourner la maison. Tous ces sujets sont évalués au doigt mouillé. Des études sérieuses sont nécessaires » nous dit Marc-Olivier Baruch, déplorant que nous soyons « le pays dans lequel les mondes du savoir et du pouvoir s'ignorent et se méprisent le plus » et qu'il y ait une telle rupture « entre savoir et pouvoir. On ne sait pas ce qui se fait vraiment et on s'en accommode sauf au Sénat s'agissant de ce qui concerne les Collectivités locales. »
Et souhaitant que le Parlement conduise des missions d'information en ce sens (Audition).
Une observation à laquelle répond, avec beaucoup d'autres, celle de la HATVP reconnaissant que : «l'ampleur du phénomène [d'allers et retours vers le privé] est mal connue » (Contribution écrite au rapport d'information N°611 de l'Assemblée nationale).
* 5 Notamment, parmi les plus récentes, celles de Luc Rouban sur le Conseil d'État et d'Hervé Joly sur l'inspection des finances.
* 6 Rapport N°611 avec pour rapporteurs Fabien Matras et Olivier Marleix.